Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
XV
En faveur de M. Freysse, Marceline eût failli. Tant la possédait le dégoût des choses, des gens, de soi. Tant la navrait cette honte. La déchéance d'Henriette, si prompte, lui ôtait toute foi en sa propre vertu. Une personne élevée comme elle, asservie d'intelligence aux mêmes principes, pouvait donc choir au rang des prostituées par un coup imprévu de démence. Certainement leur sort d'ouvrières pauvres les destinait à paraître entretenues et à le devenir.
Rien ne la put dégager de cette hantise. Les brodeuses, elle les voyait, le soir, rejoindre des amants, au bout du trottoir. Elle en vint à se traiter d'imbécile : pourquoi au courant de la vie résister seule ; maintenant surtout : qui l'épouserait, sœur de fille?
M. Freysse s'efforça davantage à lui convenir. Il eut même des familiarités que, d'instinct elle repoussa. Ensuite elle couvait le repentir de ses rebuffades, car la bienveillance patronale semblait avant tout précieuse : au premier effarement de son chagrin, elle avait craint de la perdre. Remerciée alors au moindre prétexte, l'atroce misère lui serait échue. Mieux valait, au prix de son corps, conquérir l'association certaine, la richesse. Et puis quelque chose d'inexplicable l'attirait vers cet homme. Elle lui sut grâces de sa mansuétude qui excusait Henriette. Muettement elle se répétait les sordides reproches exprimables avec justice. Vers elle aurait rejailli la honte. Mme Freysse, moins bonne, ne taisait pas ses rancunes pour la « vilaine fille. » Mais la voix de son mari s'émouvait tout de suite, et, triste, murmurait de vagues accusations contre le séducteur. Puis :
— Au reste, peut-être l'aime-t-il sincèrement. Ils pourraient s'épouser un jour. Cela s'est vu. La petite est distinguée, instruite. L'amour, voyez-vous, c'est encore une des meilleures choses de la vie. Une bêtise d'enfant ce qu'ils font là.
Bientôt, par discrétion, on n'évoqua plus cette aventure devant Marceline. Elle-même se surprit à rêver des heures entières sans que son esprit y courût. Les projets d'association lui furent à nouveau confirmés, tout le secret des affaires produit. La maison prospérait. On ajouta au traitement de la caissière celui de sa sœur. Léontine, devenue surveillante, ne retira de cette haute situation qu'un titre honorifique, le droit de gourmander les ouvrières, et le prétexte de rejoindre souvent le patron pour requérir des conseils. Comme il énervait Marceline de voir cette grosse fille tendre sa joue poudrerizée sous la figure de M. Freysse, avec la mine de vouloir connaître exactement le grain de l'étoffe qu'il examinait. Comme une taquinerie tenace que la jeune fille se jura de vaincre. Elle accepta mieux les avances et les compliments.
Mme Freysse s'occupait entièrement de ses petites filles malades. Pour l'automne, elle dut les emmener en Algérie où leurs oncles dirigeaient une plantation d'alfa. Il fut convenu que, vers cette époque, Marceline aurait une chambre au magasin, puis que, définitivement, elle s'installerait avenue de l'Opéra. Elle dirigerait le ménage pendant cette absence peut-être fort longue.
— Comme ça, vous seriez notre fille tout à fait, ajouta Mme Freysse un soir à la fin du dîner.
La conclusion de ce speech intimida le mari. Ses regards, après s'être fixés un instant sur la jeune fille, se détournèrent vite.
Mme Freysse embrassa Marceline. Lui :
— Je vous aime beaucoup, voyez-vous, et je vous estime autant. Je ferai tout mon possible pour que vous soyez heureuse, que vous épousiez un brave garçon qui vous rende la vie facile.
Il dit cela tout blême d'une pâleur subite. Marceline s'en troubla. Elle sentit qu'il faisait un effort terrible pour parler de telles choses. Sa voix basse et tremblante l'avouait jaloux par avance de ce futur qu'il proposait.
Sa femme lui demanda s'il n'était point malade.
— Je ne me sens pas bien. Je vais fumer un cigare dehors.
Il sortit.
Sur la nappe jaunie de gaz les verres à liqueur et les tasses avaient un miroitement doux. Le tapage bruyait infiniment dans l'avenue.
Les petites un peu endormies, avec des sourires mous de leurs lèvres rosâtres, s'allongeaient sur les genoux, sur les bras de leur amie. Les longs cheveux si pâles et si clairs et les robes blanches faisaient une grande tache de linceul parmi la pièce sombre aux tentures de draps verts.
Mme Freysse compta les petites cuillers de vermeil et ferma le tiroir. Puis, assise, elle se mit à réciter ses malheurs, non sans avoir rempli de curaçao deux minuscules hanaps.
— Oui, elles tiennent de moi, les pauvres chéries. J'ai toujours été palotte comme ça et souffrante, au couvent on me traitait par le fer. Ce ne m'a point guéri. Cependant j'étais devenue assez forte quand je me suis mariée. Mais ma première couche me rendit fort malade et longtemps. Depuis la seconde j'ai, au ventre, un mal qu'il faut opérer deux fois l'an.
Elle louangea son mari. Avec une sollicitude admirable il la soignait. Et pourtant ce ne devait pas le ravir, si jeune encore, de posséder une femme maladive. Elle avoua trente-cinq ans. Marceline l'avait crue vieille. Elle continua.
— Nous avons eu nos enfants très tard. Emile voulait un garçon. Je ne lui ai donné que ces pauvres chétives.
Perdue en ses rêveries, Marceline cessa d'écouter. Cet éloge de M. Freysse l'émut à l'extrême. Il lui occupait l'esprit de son geste propre et vite, de sa barbe pointue à la manière des seigneurs d'autrefois, de ses yeux gris où elle lisait pour elle une passion franche. Voici que son cœur de femme se pinçait à la faire souffrir. Ensuite le désir de vaincre en influence cette grosse Léontine, de triompher, d'assurer son avenir riche ; prévues aussi de très tendres caresses d'âme, d'épidermes lisses où ils se mêleraient… et une lacune ; son ignorance de chaste l'arrêta. Mais tout n'annonçait-il pas un mystère plus heureux encore qui, une fois connu, liait avec le charme de délices nouvelles et suaves?
Le prochain départ de Mme Freysse lui apparut comme une espérance. Elle, s'en gourmanda. Et cependant parmi les diverses conjectures les plus raisonnablement édifiables en but de bonheur, elle revint toujours à la persuasion de se donner pour acquérir l'indispensable pouvoir. Au moins fardait-elle de ce motif pratique la grande envie d'amour qui l'ardait. Puis, s'apercevant qu'elle se mentait à elle-même, des rages pleurantes la terrassèrent. Elle ne se consolait point de sa faiblesse d'âme, cette faiblesse qui avait perdu Henriette, cette faiblesse qui la perdait aussi.
La famille partie, M. Freysse ne s'empressa point davantage auprès de Marceline. Plutôt il semblait la fuir. A table, il maintint la conversation sur les affaires, même il pria la caissière de prendre cette heure pour lui expliquer les événements commerciaux survenus.
De Jacques Plowert, son voyageur en Orient, il lui parla, non sans insistance, et lut ses lettres éloquemment descriptives des pays levantins où cet homme colligeait des tapis anciens et des soies lamées.
Jacques Plowert, engagé fort jeune dans l'artillerie, était parvenu rapidement au grade de sous-officier ; un malheur, la culasse d'un canon éclatant à l'essai de la pièce, l'avait rendu manchot du bras gauche. M. Freysse montra sa photographie : une figure ovale, de grands yeux, des cheveux drus, un col rabattu, une barbe jolie et frisée. Il laissa entendre qu'un intérêt dans la maison était acquis au voyageur depuis trois ans déjà. De même Marceline possédait une part. On la doterait en doublant cette part, si elle voulait l'alliance de cet intelligent garçon. Calculés les bénéfices probables en la proportion de leur apport, on transformerait la raison sociale sous deux ans au plus. Tous ensemble alors travailleraient à parfaire la fortune commune, qui, vu l'actuel mouvement des idées et du luxe, ne tarderait pas à devenir très importante.
Toujours enthousiaste le marchand explique et jette les chiffres en l'air d'un geste hardi. Il sourit, marche, s'avance et se recule. De temps à autre il se passe le mouchoir sur les lèvres et rajuste son binocle.
— Encore il faudrait savoir si M. Plowert… objecte Marceline interloquée.
Elle hait M. Freysse pour cette persistance à lui offrir la vie d'un autre. Alors il la dédaigne. Comme elle voudrait lui dire qu'il cesse cette feinte, et qu'il la torture. Elle n'ose. Et son cœur tressaute sous la griffure de la douleur. Les empressements, les attentions, cela n'était que leurre. Un fou désir de tomber dans l'étreinte de cet amant et de laisser fuir ces pleurs qui lacèrent ses paupières, ces pleurs qui avoueraient.
Pourtant elle mime une froideur. Lui continue ses explications. Elle regarde la lumière blanchâtre de l'avenue où clignote le défilé rapide des équipages. Elle répète :
— Lui plairai-je au moins? Qu'en savez-vous?
— Mais vous plairez à qui vous voudrez plaire, Marceline ; moi, un homme marié, un père de famille, j'ai failli commettre des sottises pour vous. Vous ne vous en doutiez pas, hein, avec votre mine froide et simple. Oui, oui, riez ; je me suis traité de vieux fou. C'est passé. Je me suis dompté moi-même. Je ne vous aime plus que comme on doit aimer sa propre fille. Je voudrais vous rendre heureuse ; vous ôter de l'esprit la vilaine tristesse qu'y a mise cette galopine d'Henriette. Croyez-moi, épousez Plowert. Sapristi, je comprends que vous n'avez jamais eu l'air de vous émouvoir pour moi, mais que diable! pour un beau garçon comme Jacques.
— Il a un bras en moins votre beau garçon.
— Oh! que vous êtes méchante.
Et il partit. Elle le suivit du regard dans le lacis des promeneurs. Un instant il s'arrêta sous un réverbère, et, tirant un carnet de sa poche, le consulta. Puis sa tête fine apparut en pleine lumière avec des lueurs dans les verres du binocle. Il héla un fiacre, monta. Et le fiacre disparut par la brume violette.
Des jours et des nuits, Marceline songea. Elle revécut tout son amour si fatalement méconnu, à cause de cette froideur. Des regrets, des souvenances. Si, telle heure, elle eût souri à telle parole, peut-être tout s'en fût suivi. Quand donc lui naquit la prime idée de cette passion? Elle fouilla sa mémoire. Navrée, elle découvrit de viles origines : l'avarice, la vanité, la lassitude. Insensiblement l'idée s'était promue maîtresse. Les mérites évidents de M. Freysse l'avaient conquise ; et puis, au moment où les reproches d'Henriette lui dénoncèrent les racontars des brodeuses ; cet amour, brusquement, elle l'avait su.
Tant que, obstinée, en son austère vertu, elle s'était prémunie contre les tentatives, M. Freysse avait ourdi des tendresses pour la séduire. Au contraire, à l'instant où elle eût enfreint l'honneur, de subits scrupules le retenaient, lui.
Car elle comprend la délicatesse de l'homme qui, la voyant seule, sans protection, chez lui, après le départ de Mme Freysse, ne l'a voulu flétrir.
Puis, en elle, la douleur s'habitue et s'assoupit. Elle s'estime de n'avoir point laissé connaître les arcanes misérables de son âme, d'avoir souffert en soi et triomphé.
Acquise la certitude que Léontine va atteindre ou peut-être atteint déjà les intimités charnelles du marchand, ses regrets et ses désespoirs amoureux succombent. Elle se remercie de sa prudence. Au même titre que cette grossière, elle eût servi de jouet et M. Freysse lui semble un futile débauché inexcusable s'il ne possédait cet art du commerce.
Elle attendit Jacques Plowert.
Comme une échéance favorable, une date commerciale qui changerait la routine de la maison et donnerait aux affaires une direction neuve. Le parti convenable.
Pour l'intelligence elle le savait bachelier, écrivain habile, descripteur éloquent, homme de goût, — ses envois charmaient toujours les clients et ne restaient pas en magasin. — Pour le physique, ses photographies montraient un garçon robuste, aux traits féminins, où se devinait une peau lisse, où s'arrondissaient des yeux clairs. L'idée martiale de sa blessure palliait l'odieux de la difformité. Un mâle plastique, en définitive grand et tel, disait M. Freysse, que les dieux en pierre du Louvre. Le parti convenable.
Même elle ne goûta point la curiosité des étreintes suprêmes. De là elle détournait son esprit, très calme, se disant qu'elle saurait à date fixe, que cela d'ailleurs ne devait apprendre rien de bien étrange, puisque toute femme, sans peine, s'y conformait.
Mais l'étude des hautes spéculations commerciales l'accapara. Elle lut des traités économiques, elle compléta ses connaissances sur la banque et les systèmes de crédit. Ce mariage lui promet l'essor d'une richesse sûre, richesse où elle vivra, au balancement des luxueux équipages, en vénération parmi les financiers et les ingénieurs. Par l'argent elle forcera un ruiné quelconque à épouser cette misérable Henriette. Ensuite rien ne sera plus à souhaiter.
Jacques Plowert vint.
Il vint, une après-midi. Elle le reconnut tout de suite avant qu'il entrât et bien qu'il n'offrît d'abord à la vue que son côté droit. Plus maigre seulement que le représentaient les photographies. Le son de sa voix, elle l'avait prévu. Il dit des choses particulières et intéressantes. A table on parla commerce. Aussitôt les fiancés se plurent. Elle se sentit à l'aise comme s'ils étaient unis depuis des ans.
Très habilement, de sa main unique, il coupait les morceaux avec un couteau de poche à lame courbe. Soudain il éclata de rire. Alors son moignon sautilla dans la manche trop large : une chose pointue qui plissa l'étoffe de la redingote. Pour la première fois, Marceline subit une répulsion, l'envie de voir frissonner à nu ce bout de membre, de s'en dégoûter et de fuir.
Et l'obséda cette pensée : quelle attitude prendre afin que son regard, jamais n'y heurtât. Elle n'osa plus lever les yeux par crainte de voir cette chose pointue qui frissonnait de rire. Comme une bête vivante, distincte de la personne, et nantie d'une existence à part, alanguie parfois, immobile en des torpeurs tristes, ou frétillante d'une horrible danse.
De la fantastique vision elle ne se put distraire. Toutes les paroles lui furent muettes jusqu'au départ de Jacques. Lui absent, elle garda dans la mémoire l'aspect remuant et immonde.
Ce l'empêcha du sommeil, pendant des heures. Lorsqu'elle s'endormit, elle rêva que ce moignon la poursuivait, mettait à ses lèvres un baiser visqueux et chaud, tandis que Jacques éclatait d'un rire atroce, de ses blanches dents. La terreur. Elle n'osait plus demeurer seule. L'hallucination grandissait, lui suggérant les mille ridicules des manchots, l'horreur des chaires découpées et saigneuses. Si Jacques arrivait, cette horreur diminuait un peu. A ne point découvrir les affreuses apparences prévues par ses cauchemars, elle se rassurait et son esprit se reposait en une aise relative.
Le drap soyeux et neuf du vêtement drapait de noir la chose.
Pour fuir la hantise ridicule, elle tenta de concevoir le jeune homme tel qu'il devait paraître avant l'accident. Jamais elle ne put rétablir l'allure martiale de l'artilleur en son uniforme, toujours s'imposait la manche vide et flottante, la manche noire.
Elle ne put se résoudre à consentir ce mariage. La seule appréhension que cela frôlerait sa chair, que cela elle le verrait un jour à nu lui donnait épouvantes et frissons. Comme M. Freysse la questionnait, elle répondit non fermement. Puis elle avoua ses dégoûts, l'insupportable malaise que cet homme lui boutait.
— Je sais bien que c'est imbécile, que c'est fou, mais c'est plus fort que moi : je ne puis.
M. Freysse se dit très malheureux de ce refus. Toutefois il ne renouvela point sa demande.
A quelques jours de là, Jacques Plowert partit pour l'Inde. Il ne paraissait point autrement triste. A Marceline il présenta des adieux très aimables.
Au fond, la jeune fille le regretta. Il eût si bien rempli ses espoirs. Longtemps elle s'en voulut de la bête imagination qui l'avait prise. Cependant, à de nouvelles instances, sa réponse n'eût point varié.
Par l'avenue les pluies d'automne s'éplorent. Aux balcons luit l'éternel rire des enseignes d'or. Les fiacres louvoient vers les trottoirs laqués. Le ciel cendreux s'effiloque aux toitures glauques.
Marceline guette les blanches poussières d'eau qui volent au ras de l'asphalte, et fuient, et meurent ; les blancheurs d'eau qui passent dans les interstices des gens sombres, qui sèchent aux soies des parapluies, qui s'effilent en minces luisures sur les vitres des lampadaires.
Assise derrière la caisse d'ébène, elle guette les blanches poussières d'eau, tandis que ses doigts caressent le doux vélin du registre.
Dijon. Imp. Darantiere, rue Chabot-Charny, 65.