Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
XII
Le lendemain fut un dimanche pluvieux. Maurice et Henriette s'attardèrent au lit pour causer.
Il lui fit dire sa vie. De ce récit qui la montrait anciennement riche, il parut attristé.
— Pauvre petite, tu as dû bien souffrir de travailler.
De même il dépeignit sa vie d'enfance et ses jeux ; puis la longue torture au bagne universitaire, les pions lâches et cruels, les professeurs imbéciles toujours punissants, soigneux de s'éviter la besogne d'instruire. Dix ans vécus entre des murs noirs de prison, derrière grilles et barreaux ; et le malheureux battu par les plus robustes, abruti de pensums et d'incompréhensibles devoirs, sortait enfin ignorant et bête.
De ces temps lugubres il parlait avec une haine. Henriette s'apitoya. Elle ne pouvait croire.
La jeunesse d'Albarel : des joies. Un héritage mangé au quartier latin ; un temps où il possédait des chevaux. Des folies, des séjours dans les villes d'eaux, le trente et quarante. Et un beau jour des dettes. La famille les soldait à condition qu'il habitât près elle. On l'associait au commerce paternel ; une des plus solides maisons de Béziers. Là il triomphait, coq de petite ville. Il organisait un tir aux pigeons, des bals par souscriptions, un cercle, une société de gymnastique, une fanfare, la Lyre Commerciale. Les affaires lui plaisant, aux bureaux paternels il joignit une banque. On donnait des galas. Des aventures scandaleuses avec la femme d'un hobereau lui faisaient rompre un mariage. De retour à Paris, il hantait la Bourse pour le compte de son père ; sa mère, une pieuse, ne le voulant plus revoir.
A mesure qu'il narrait, Henriette se sentait prise d'une croissante affection. Elle s'attachait au conte de ses infortunes, elle s'exaltait au chic de sa prime jeunesse, elle se moquait de cette petite ville où il régna.
Le connaissant ainsi, dans son passé, il lui parut tout autre, avec un attrait plus intime, familial presque, distinct de ses qualités de mâle et d'élégant. Elle souhaita une existence calme à deux, dans cet appartement, vers un but de repos bourgeois. — Il eût ainsi remplacé Marceline. — Ses habitudes d'autrefois, elle les reprendrait, avec plus de bien-être, plus de brillant.
Elle se leva, elle se mit à ranger des choses. Lui déplia un journal anglais glissé sous la porte par la concierge, et, s'emparant d'un dictionnaire, il s'astreignit, péniblement, à traduire des articles.
Elle étouffa les bruits, en garde de le distraire. Dans le petit salon, alla s'asseoir pour coudre d'autres boutons à son corsage.
La pluie tombait doucement et fine vers les parapluies et la chaussée boueuse.
L'impériale du tramway glissait contre les plus basses vitres de la fenêtre, avec le cocher enfoui dans ses carricks, et, debout contre la balustrade, un garçon de café, la tête protégée d'une serviette blanche.
— Nous allons à Auteuil, proclama Maurice qui entrait, la figure savonneuse, un rasoir à la main.
— Par ce temps?
— Je suis obligé, vois-tu ; Palmarsa court dans la troisième. Et je viens de lire des renseignements sur elle. C'est peut-être une affaire de mille francs.
— Comment?
— Oui.
— Tu es sûr? hein! Ça te passionne fort les chevaux?
— Il faut bien : c'est la galette, cela.
Comment, pensa-t-elle, le sport ne lui était pas un simple amusement?
De lui-même, il expliqua : ses parents, en somme, l'abandonnaient. Il ne retirait qu'une maigre commission sur les trafics de la bourse. Au pays, le phylloxera avait tué le commerce. D'ailleurs, tout le monde se trouvait dans le même cas. Les deux cents francs que Sicard recevait chaque mois de son père, et les quinze cents francs d'appointements perçus comme clerc de notaire n'eussent point suffi à payer ses repas, son loyer, son tailleur et la couturière de Clémence. Les paris heureux comblaient le déficit.
Il acheva de s'habiller.
Ses aveux surprirent Henriette. Sûrement s'atténueraient les dépenses ainsi qu'elle avait craint. Sicard et Clémence les vinrent prendre.
Après déjeuner, ils montèrent dans une grande voiture de courses. La pluie cessait par instants ; par instants le vent la poussait sous la bâche protectrice et Albarel ouvrait son parapluie de côté pour en garantir leur banquette. A Auteuil, les jeunes gens placèrent leurs maîtresses dans les tribunes, puis, revêtus de longs paletots anglais qui couvraient leurs talons, ils coururent aux drapeaux des bookmakers. Entre les averses, les courses se succédaient, sans intérêt pour elles.
Clémence parla d'amour. Elle cita les aventures de toutes les ouvrières travaillant chez Freysse. A deux, elles étaient encore les mieux partagées. Le ciel violâtre roulait au-dessus des bois sombres.
Elles ne virent plus les jeunes gens avant la fin de l'après-midi. Ils revinrent furieux et trempés. Au dernier moment Palmarsa révélée était montée à des cotes invraisemblables. A peine gagnaient-ils quatre cents francs.
— C'est déplorable, s'écria Sicard ; la seule affaire du mois ratée ainsi! jusqu'au 20 il ne courra plus que de vieilles biques archi-connues.
— Peut-être pourra-t-on tenter quelque chose avec Chrysanthème, le 17 : je verrai Delwart.
— En tous cas, nous voici avec quatre cents francs jusque-là. Mesdames, il va falloir faire des économies.
Ce mot resta dans l'esprit d'Henriette tout le trajet.
A nouveau elle retombait dans les préoccupations d'argent. La gêne bourgeoise la pourchassait, même en cette vie folle. « Economie, » cela lui sonnait comme une injure, un rappel constant de misère.
Au Boulant, il y avait la foule du dimanche. Des lycéens et des Saint-Cyriens, des calicots gesticulants.
Ils hâtèrent le repas autour de la table étroite, les hanches percées par des coudes voisins. Dans le café c'était la même cohue augmentée encore par les flâneurs, dégoûtés de la pluie, et qui s'abritaient devant un éternel bock.
Une grosse dame fit des réflexions déplaisantes sur elles — des filles! — et interrogea son mari pour savoir comment des jeunes gens bien élevés pouvaient se perdre avec ces petites pestes.
Dehors, la pluie tombait à flots. Toute brune, la cité, d'un brun vide où seules paraissaient les éclaboussures d'or des lampadaires : et l'or coulait sur les trottoirs en longs fuseaux perdus.
— Allons chez toi, dit Sicard à Albarel, j'ai plein le dos des épiciers et des potaches.
Le temps se passa à jouer aux cartes et à boire du thé. Henriette s'ennuya beaucoup plus que les soirs de dimanche passés chez les Freysse. Et la nouvelle existence coula, monotone bientôt.
Des théâtres, elle n'aima que les drôleries. On sortait de là très joyeux, un peu lascifs ; on s'amusait huit jours à refaire les intonations de Lassouche et de Baron. Malheureusement la même pièce se jouait trois cents fois de suite. De même les opérettes. Quant au reste, des choses ennuyeuses pleines de démonstrations, ainsi que des cours d'institutrices.
Ce devint la routine grise de chaque jour. Des levers à dix heures dans la chambre en désordre, parmi les cuvettes traînant. Tout un ménage à faire avant la toilette. La concierge nettoie le petit salon. On entend les heurts de son balai contre les plinthes et les frôlements secs du plumeau. Et la femme apporte l'eau chaude et les bottines cirées, avec une mine discrète, grave de vertueuse offensée par l'appareil du vice.
Cette première ablution délasse Henriette de sa courbature amoureuse. Elle lui débride les paupières et les commissures des lèvres. Oh! s'oindre longtemps de cette eau ruisselante, odorante de vétyver.
— Vite, vite, petite, crie Maurice ; midi moins le quart! tu n'en finis pas.
Lui, en une minute, se trouve prêt. A peine hors le lit, déjà il a son pantalon et ses chaussures. Deux coups de rasoir sur la joue droite, deux coups sur la joue gauche, deux autres sous le menton et il frotte sa figure avec sa main blanche de savon. Sa tête entière disparaît sous la mousse floconneuse. Henriette ne peut se défendre de le regarder faire. Les bras musculeux et lisses du sportsman se contractent en bosses tandis qu'il se frotte vigoureusement ; et, sous la flanelle étroite, percent les pointes dures de ses mamelles.
Plus vite encore il s'essuie. Les brosses virent dans ses cheveux noirs avec un bruit de mécanique. Soudain il les jette sur le lavabo, et apparaît sa face rectiligne cadrée de cheveux aplatis, de favoris courts et ras.
Henriette le contemple, le cœur battant. A la lime il se polit les ongles et le soleil glisse rose à travers sa main fine.
Alors ils veulent s'étreindre dans la bonne odeur de leurs dermes propres et parfumés. La roulant sur le lit, il lui découvre les seins et les chauffe de ses lèvres. Sonne la demie. Henriette saute. Elle a peine à sauver sa poitrine des mains luxurieuses pendant qu'elle boucle son corset.
Habillés enfin, ils passent au salon se mirer à la psyché grande. Elle lui met la main sur son bras. Longtemps ils s'admirent et s'embrassent, heureux de se voir.
— Nous sommes très chic, hein?
— Oh oui, nous sommes très chic, tu sais.
Chaque matin ce jugement les éjouit. Ils descendent gaîment.
Cependant que la servante du restaurant étale devant eux la serviette et les couverts, ils discutent la carte.
Jamais l'appétit n'invite Henriette à choisir un plat plutôt qu'un autre. Les choses dont elle goûta peu l'attirent. Elle recherche la surprise. Des passions pour le caviar, les crevettes, les huîtres et les écrevisses. Elle déjeûne surtout par cause d'habitude. Et puis l'attraye la joie de cette grande pièce verte et or où luisent les cristaux et les faïences, où se filtre le soleil ; les servantes vont, viennent avec leurs tabliers à bavette, leurs manches de toile, le petit bonnet de gaze juché tout en haut des cheveux sur le faîte de la torsade où il semble ne pas tenir.
Des étudiants et des femmes. Parfois un jeune homme vient serrer la main d'Albarel.
— Venez-vous au cours?
— Cet après-midi?
— Oui.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— La leçon de Bejard. Il parlera sur les fouilles d'Assur et il fera la reconstitution. Une explication des cunéiformes sur barillet.
— Bon ; j'irai.
— Ah, vous savez, le cours d'arabe ferme le 15.
— Pas possible, et l'examen?
— Le premier septembre.
— Il va falloir que je bûche. L'examen fera concours, n'est-ce pas, pour l'expédition Dutramel.
— Je crois que oui. Au revoir.
— Au revoir.
Un léger coup de chapeau du monsieur à l'adresse d'Henriette, et il va s'asseoir plus loin.
Que tristes ces après-midi passés seule, pendant les heures de cours.
Le petit salon, son divan de velours bleu, l'osier des fauteuils-bascule grenus de pompons rouges, allure de médiocre aisance, qui, au soleil, s'alanguit. Sur la table entassés, les livres, les brochures d'archéologie. Si Henriette les ouvre, ce n'est que planches architecturales pour elle insignifiantes ; quelquefois une reproduction de terre cuite cypriote, bonshommes rosés à barbes en boucles, à mitres pointues, chevauchant de fantastiques montures. Vite fermés ces ennuyeux volumes.
De ce travail Albarel espère pour le plus tard une mission du gouvernement en Asie. On le décorerait ensuite. Vers cela son ambition halète.
D'un bleu jauni les rideaux en reps ouverts sur le balcon où Henriette monte et s'accoude ; le regard vers la rue. Passent les filles de brasserie en tabliers brodés, la sacoche au flanc, et la chevelure chrômée. Des polytechniciens peinent à mettre leurs gants ; et leurs épées, ils les rejettent d'un ingracieux mouvement de jambe. Vers elle ils lèvent leurs figures imberbes et rieuses. Un geste, si elle voulait, et ils seraient heureux. Avec des si jeunes quelles parties drôles! Mais elle détourne la tête. Elle ne doit.
Tout à coup, parmi la foule, elle reconnaît Albarel, qui lui montre un gros bouquet de camélias pour elle acheté. Et le voici à la porte où elle a couru, et la voici à ses lèvres où il la lève.
Au soir, dans l'entresol du café, distraitement, Henriette butine du regard parmi les images des périodiques.
Des femmes pénètrent dans la salle, et leurs toilettes. A l'entour des tables, des groupes se tassent et s'emboivent en la fumée des cigares.
Claires les figures des jeunes femmes qui se dressent contre la tapisserie où des licornes rampent, écarlates. Claires sous le faîte aigu des chapeaux dentellés. Et des épaules effacées, gracieusement tombent leurs bras minces, leurs bras minces et ronds, contre les orbes des poitrines grasses. Vers ci, vers là, se dardent leurs yeux d'acier ; vers ci, vers là sourient leurs bouches flories.
Aux carcans blancs superposées les brunes faces des orientaux fumèlent. Sans paroles. Et des traits immobiles sous les cheveux bleus. Chamoisée la tapisserie où rampent les licornes écarlates.
Dans les froides et profondes mirances des glaces, se glauquent les femmes, les orientaux, les licornes écarlates, parmi le poudroiement du gaz éparpillé.
Des orientaux les teints lisses et les gestes graves de maîtres, extasient Henriette.
— Ecoute un peu, dit Albarel en la poussant vers un coin et se disposant à lui parler très bas. A voix douce il lui reproche ses regards attentifs aux hommes. Souvent déjà il lui découvrit cette tendance à les examiner. Pourquoi? Si elle ne les aime on ne l'en croira pas moins fille facile ; suivront des désagréments pour elle et pour lui.
Elle se regimbe et se froisse avec des paroles aigres, des moues boudeuses. Une colère d'être surprise et devinée au moment même de la faute. Là se révèle une supériorité de son amant qu'elle ne pardonne point. Il la domine, l'espionne et la sait jusque dans ses pensées muettes. Ainsi qu'une lâche indiscrétion, un viol de conscience, elle lui reprocherait cette trop perspicace surveillance.
— Pour qui me prenez-vous? Oh! mais ça ne durera pas ainsi.
Alors la voix de l'amant se transforme et devient dure. Il ne se laissera point jouer. Du jour où il la prit, une responsabilité morale lui incomba. Il a le droit et le devoir de réprimander. Pour lui d'ailleurs, il ne souffrira jamais le ridicule. Si leur commune liaison lui pèse, qu'elle dise un seul mot et il lui rend sa liberté avec de l'argent…
Puis il se prend les tempes dans les poings. Sans faire attention aux dédaigneuses mines d'Henriette, il s'accoude au-dessus d'une revue.
Comme la souffleta cette promesse d'argent. Catin, elle était catin. Albarel parlait comme Marceline et plus brutalement encore.
Tout devant elle tremblotait et fluctuait à travers ses larmes, retenues par un suprême effort de fierté au bord des cils.
— Pourquoi es-tu triste comme ça, Henriette?
A cette bonne Clémence elle confie ses chagrins. L'autre aussi énumère les siens. Elles subissent les mêmes hontes, la même gêne, la même envie d'être et non de vivoter, de ramper parmi la foule des entretenues vagues. Clémence voudrait une belle boutique, des ouvrières, des clientes, une belle boutique rue de la Paix ou boulevard Malesherbes. Tout en se moquant de ces appétits modestes, Henriette l'approuve. Elles causent et se communiquent des désirs dans la navrance de les craindre à jamais irréalisables. Albarel et Sicard parlent politique ; Castelan d'un mot jeté, pendant qu'il écrit, les réfute.
Et subitement Henriette et Clémence entament l'éloge du journaliste tout bas. Il est si intelligent. Un garçon d'avenir. Celle qu'il aimera sera heureuse.
— Oui, mais il ne se collera jamais, reprend la rousse ; il est trop ambitieux. Une femme le gênerait.
— Et Hortense pourtant.
— Oh! une fille de brasserie. Elle va avec trente-six autres. Il s'en moque.
Survint Hortense. Aussitôt Castelan abandonna ses écritures. A paraître affables les hommes s'efforcèrent. De ses lèvres peintes elle riait aux galantises. Par gestes brefs elle ordonnait l'édifice de sa chevelure teinte en jaune ; et des mines vers les glaces. Très proches d'Hortense, Albarel et Sicard commencent à jouer des mains avec elle, une envie luxurieuse aux yeux, aux doigts.
A l'écart demeurent Clémence et Henriette. Loin de leurs amants qui affectent ne les point voir, elles reprennent leurs récriminations. La fillette sent battre son cœur, des larmes lui poindre, à mesure que s'affirme plus voulue l'indifférence de Maurice. Mais son amie :
— Va, ils reviennent toujours à nous. Au fond ils y tiennent. Il ne faut pas te désoler comme ça.
A Henriette il semble qu'une vengeance complète de la honte subie s'accomplirait, si, quittant Albarel qui la néglige, elle parvenait à jouir d'un luxe spécial et grandiose, d'une joie publique au bras d'un autre plus beau, plus riche et qu'il jalouserait. Ce serait l'abaissement de sa morgue d'homme, l'affirmation d'une infériorité : il a pu plaire quelques instants par erreur et parce qu'on était très jeune.
Castelan récite à Hortense un sonnet pour elle écrit. Les rimes sonnent hors sa bouche diserte, aimable et souriante. Ses doigts blancs scandent les vers avec un mouvement mol et rhythmique. Henriette l'admire encore. Elle aimerait fort que ces vers lui fussent adressés.
Le poète sans doute s'aperçut de cette contemplation : maintenant, à chaque fin de vers, il la fixe.
Henriette rougit et se tourne vers Clémence.
Sur les murs du cabaret à filles. — En les tentures vertes de haute lice s'embranchent des arbres touffus ; les plats bleus réfléchissent la lumière en orbes ; les tambourins rutilent, illustrés par les peintures écolières d'habitués ; les naïades en plâtre nu sourient sur les murs du cabaret à filles. Et des hommes de guerre à la mode d'antan chevauchent emmi les vitraux entre des colonnes à devises. Du lustre en fer le gaz diffus fuit, et ses lueurs chaudes plongent dans les mirances des tables cirées. La fumée des cigares stagne.
Et l'ivresse gagne, l'ivresse de gens qui se vautrent sur les femmes.
Henriette lape le champagne. Hortense l'embrasse. Castelan lui lit dans la main, et ses ongles soignés la chatouillent, la chatouillent jusqu'aux épaules.
Le gaz diffus, et ses lueurs chaudes, et la fumée stagnante où des dentures de femmes miroitent, s'éteignent.
Cette nuit-là, la réconciliation des deux amants se fit.
Il eut des prières et des protestations très tendres ; il la supplia de ne le point faire souffrir. S'il lui disait des reproches, c'est qu'il l'adorait entière, c'est que tout entière il la voulait sienne. A ces délicatesses de passion, elle, très bonne, n'est-ce pas, saurait compatir.
Dans le lacis de ses bras doux, elle pleure repentante, s'avouant à elle-même plus coupable qu'il ne la croit. Une fatalité la pousse, lui semble-t-il, vers les caresses illicites. Inéluctablement elle se prévoit dans les dentelles et les perles par sa chair payées.
Une fois, en passant devant la brasserie où servait Hortense, elle la trouva sur la porte.
— Entrez donc : il n'y a personne ; si vous saviez ce que je m'embête!
Elles causèrent.
Henriette, incitée à la confiance par des aveux francs, émit ses désirs de vie plus officielle, plus luxueuse surtout. Alors l'autre donna des conseils, traça un mode de conduite suivant l'âge et l'allure des hommes.
Souvent revint Henriette.
Albarel subissait sur le turf une déveine noire. Hortense proposa de la mettre en rapport avec un monsieur sûr. La chose peut-être se fût faite. A l'heure décisive quelle folle peur la surprit, une larmoyante crainte de quitter Maurice et de ne plus goûter à ses lèvres. Un repentir par avance de la honte et du désespoir qu'elle eût causés.
Une après-midi la blanchisseuse ayant rapporté les peignoirs, elle se vêt de dentelles blanches, le seul luxe qu'elle possède encore. Longtemps, longtemps elle se coiffe, et sur le balcon, elle s'installe, un livre aux mains.
Dans la rue, Castelan, de son fiacre, salue ; et, par signes, interroge s'il peut la rejoindre. Un instant elle hésite, rougissante. Elle acquiesce enfin. Et le temps qu'il monte, elle soupçonne un viol, une faute, Hortense et Albarel trompés, toutes les émotions d'un crime passionnel.
— Vous ne savez pas, Henriette, lui crie-t-il ; Albarel est reçu. Je viens de l'entendre répondre très bien aux trois parties de l'examen. Vite habillez-vous. Nous allons le chercher. Son père est arrivé. Il lui donne deux mille francs et il repart ce soir. Quelle noce!
A se munir de toilettes neuves, les primes joies de sa liaison renaquirent.
Le surlendemain, Maurice et Henriette partirent pour Dieppe avec trois malles.
Galets bleuis qui, sous les pas, s'effondrent. Ourlet blanc de la mer ; il croît, se cave, bave et puis croule.
Plaine d'eaux intensément bleue, et qui, dans le ciel, se perpétue, dans le ciel couleur d'eau pâlie. Et le ciel s'infléchit, revient s'effranger aux pavillons du casino, au grouillement de la foule, aux cabanes blanches.