← Retour

Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris

16px
100%

XI

Sous les hauts chapeaux mirant le fauve crépuscule, leurs visages mats et sertis de barbes rases culminaient le dur col à écrou d'or, les sombres costumes britanniques qui sanglent.

Les jeunes filles ralentirent l'allure inconsciemment afin de les mieux voir : pour quelque explication, les joncs à pommes précieuses tranchaient l'air au bout de leurs mains gantées brique. Fixes au sourcil, les monocles dardaient des lueurs de métal, et sur l'asphalte grise, glissaient les bottines à la poulaine minces, et noires, et longues.

La double file des demeures à balcon s'angulait vers les touffes vertes des Tuileries jusque la silhouette équestre de la Pucelle élevant son oriflamme de bronze. Dans le vent doux, dans la lumière fauve, bruissaient les fiacres et leurs toits luisants comme de convexes glaces, et leurs lanternes nettes. De là se dressait un ciel de satin vert fané, piqué de l'astre unique et minuscule qui devance.

Soudain des sourires blancs illuminèrent les faces des amoureux. Elles répondirent du geste et des lèvres avec des salutations affectées. Ils se rejoignirent. Tout de suite Sicard héla :

— Sapin!

Un cocher dirigea vers eux sa victoria qui vint raser le trottoir.

— A l'Horloge, commanda Maurice.


Ils suivent les quais. Les moirures scintillantes du fleuve bercent le pers du ciel. Les bateaux massifs y pèsent avec leurs fanaux ronds semblables à de gros rubis. Bruns sur les pourpres de l'extrême horizon, se groupent les monuments et les toits des faubourgs. Les minarets du Trocadéro gardent encore une goutte d'or à leurs cimes. Plus loin le quadrige de l'Arc triomphal galope tumultueusement dans les dégradations citrines du couchant éteint.

Ils ne parlent pas. Dans le cadre de ses cheveux roux Clémence semble une figure de sépia. Henriette réfléchit gravement. De gestes menus et distraits elle défripe les plis de sa jupe.

C'était en somme une sérieuse détermination que celle prise de rester complètement avec Albarel. Ce joli garçon, brun et gommeux, sera-t-il sien toujours? Sa richesse l'écartera peut-être d'une trop grande union. Alors Henriette seule. Ou non. Adroite, elle saura, par de savantes prévenances, lui devenir tout à fait indispensable ; elle finira par tenir une part de lui, de son intelligence, de ses espoirs. Longtemps ils resteront amants jusque le jour où, persuadé de ne pouvoir conquérir meilleure fiancée, il l'épousera. Au pis, s'il la quitte, elle reprendra son travail. Après ces quelques mois de plaisirs, plus aimable lui semblera l'existence ainsi pailletée de souvenirs luxueux et joviaux.

D'ailleurs quand elle délibérait si elle serait persévérante en son actuelle façon de vivre, l'image de Marceline vicieuse et sévère lui imposait le rappel de toutes les insultes subies. Ce la déterminait aussitôt.

Par contre sa liaison de six semaines ne lui laissait que des réminiscences heureuses. Les lèvres épaisses et rouges de Maurice, ses lèvres chaudes et duveteuses ; les consommations succulentes des somptueuses tavernes ; l'orgueil de s'étendre dans les coussins des voitures et d'abaisser son regard vers la foule hâtive qui piétine.


Au concert. Parmi les verdures du feuillage blanchi de gaz les pîtres à faces crayeuses, grattent les cordes imaginaires de fallaces mandolines, et esbaudissent par les sursauts capricants de leurs maigreurs maillotées en noir.

Ils n'y restèrent point longtemps. Henriette fit remarquer que bientôt sonnerait l'heure où il lui faudrait rejoindre son logis. Malgré les dénégations d'Albarel, elle insista. En son plan, forcer les prières du jeune homme jusqu'aux plus humbles et aux plus pressantes expressions afin de n'avoir l'air de céder que par apitoiement, c'était l'essentiel. On laissa Clémence et Sicard devant leurs chartreuses. Au départ elle se fit exigeante et désagréable : dans la suite, eux pourraient, pensa-t-elle, témoigner de ce médiocre empressement.

Mais, une fois seuls dans la voiture, elle fut câline ; puis simula une langueur d'extase, la taille dans les bras d'Albarel, un continuel sourire à mi-dents, des réponses silencieuses, par signes, comme si elle ne voulait rompre un charme intime qui la noyait d'aise.

Lui, transporté par ces mines, ne la quittait pas des yeux ; il multipliait les frôlements doux de ses mains, de sa joue. Elle le sentait vibrant près de sa poitrine. Bientôt la gagna cette émotion. A son tour une sorte d'ivresse la saisit, lui crispa les phalanges sur la main du jeune homme. D'indomptables spasmes la secouèrent des chevilles aux paupières.

Par le soir rose ils roulaient sous le mol balancement des feuilles entre les trottoirs bleuissants.

Et, dans la chambre japonaise, ils se possédèrent sous le ciel de parasols où sinuaient des dames à éventail parmi des paysages indigo et des saules d'or. Toute folle, Henriette ne songeait plus au plan. C'était le bruissement de la chemise en soie sur ses membres fiévreux, des jeux pareils à ceux des amours renversés contre le mur et qui, dessinés pour quelques projets de trumeau, culbutaient sur des roses en compagnie d'un faune.

Vint ensuite la lassitude ; avec elle la réminiscence des résolutions. Un instant la fillette demeura sans rien dire, la tête dans l'épaule de son amant assoupi. Tous les motifs favorables ou contraires à sa fugue définitive, elle se les dénombrait une dernière fois. Elle se leva doucement.

La lueur de la lampe, sous le globe incarnadin se projetait en cercle vers ses jupons effondrés. Souriant à elle-même, la malicieuse entama la comédie dont elle avait construit le scénisme.

Et tout se passa ainsi qu'elle avait prévu.

— Tu t'habilles? Tu t'en vas déjà? gémit-il.

Protestations, suppliques. « Encore une heure, une heure seulement. »

— Non, non.

Des petits « non » secs et fermes.

Lentement elle remit ses bas ; puis sa chemise de batiste ; pudiquement elle l'enfila au-dessus de l'autre qu'elle laissa couler ensuite. Il se précipita sur cette soie tiède de ses sueurs. Un illuminisme dans ses yeux noirs et profonds tout humides de désir.

« Reste, reste. »

Une à une s'agrafèrent les boucles du corset noir. Il la reprit ainsi mi-vêtue dans la batiste fraîche et parfumée. A peine si elle se défendit de l'étreinte victorieuse parmi l'enveloppante caresse des édredons. Elle perdit la tête encore… Puis comme il lui murmurait ses supplications d'existence commune, elle nia toujours.

— Pourquoi? Tu seras bien plus heureuse!

— Non. Parce que…

Boudeuse elle se feignit avec une moue de demoiselle offensée par cette proposition de collage. Lui se crut obligé à lui établir des théories capables de lever les scrupules. De cet effort démonstratif, où sa patience s'évertua, Henriette s'éjouit, l'œil indifférent vers la mousmé qui, au plafond, flairait un lotus, gênée un peu d'être si haute sur ses patins.

Deux fois encore elle voulut se lever et deux fois encore elle se laissa retenir. Puis, de lassitude, elle somnola. A son réveil il faisait grand jour.

Alors elle pleura. Tout était fini. Plus elle ne rentrerait maintenant rue de Sèvres. C'était l'existence nouvelle de liberté et aussi d'abandon. Seule, toute seule, elle supportera la vie. Car elle pressentait, dans une intuition vague encore, mais affirmée par les anciennes révélations de Clémence, que l'amant deviendrait pire que l'ennemi, l'allié faux prêt toujours à trahir et à quitter.

Il la consolait avec des paroles tendres, des choses dites déjà. La certitude d'avoir entendu de lui plusieurs fois ces mêmes protestations la navra davantage. Le souvenir de diatribes prêchées contre les hommes par les ouvrières, lui mit la crainte de s'être trompée et de passer de main en main comme un jouet et d'être méprisée par eux, brutalisée, cachée. Par contre le calme de sa vie antérieure, les joies d'espérer une richesse possible en travaillant avec Marceline lui parurent chérissables subitement.

Maurice humait les larmes sur ses paupières ; il disait à voix douce comme ils allaient avoir du bonheur ensemble. Pour commencer ils iraient dès le lendemain acheter des toilettes. Bientôt ils partiraient à Dieppe ou à Trouville, comme il lui plairait le mieux.

Le jour se versait à flots dans la chambre, entre les rideaux bleus retroussés.

A mesure que parlait le jeune homme, Henriette laissait se rosir ses pensées moroses. Elle songea, malgré sa raison gourmandeuse, aux toilettes promises. L'idée de seoir à la plage de Trouville avec les grandes dames la ravit. Toute la rancœur de la routine ouvrière et familiale l'envahit à nouveau. Et le charme de se sentir pressée par cet éphèbe beau qui, à cause d'elle, risqua la mort. Pour le retenir toujours elle prit confiance en sa joliesse, en son gracieux babil, en l'ardeur de ses baisers ; car, hors toute préoccupation des nécessités journalières, il lui paraissait que le perdre lui serait maintenant une grande douleur.

Le goût de sa lèvre duveteuse ne la quitte pas, non plus que le souvenir tactile de son derme fin et l'influence de son regard brun. D'ailleurs elle lui sait reconnaissance pour le complet asservissement qu'il montre à ses désirs, il ne la régit pas impérieusement, au contraire de Sicard, dont la mauvaise humeur habituelle et l'air d'ennui gâtaient les joies de Clémence trop bonne pour se regimber.


Au Louvre. Comptoir de parfumerie.

Elle ne put se décider parmi les flacons casqués de peau blanche et les boîtes en carton rose à plombs sigillaires. L'odeur de musc s'essore des fioles et des étiquettes, des houppes et des sachets. Puis la tête obséquieuse du commis mal rasé et aux dents mauvaises l'occupait toute, empêchant d'induire des préférences. Comme il semble affreux ce pauvre, en jaquette verdie, parmi ces fraîcheurs de cygne, ces blancheurs d'écrins, ces piles de pots luisants et ornementés bleu-ciel. Elle flaire. Son regard butine sur l'une, sur l'autre de ces choses ; elle interroge. Indécise. Maurice la conseille. Il a des raisons péremptoires : « c'est pschutt, ce n'est pas pschutt. »

Mais, seule, elle choisit son trousseau et sa lingerie. Une joie, faire étaler les guipures, les pantalons angulaires, les matinées à jabots de dentelles ; tout lui est trop large. Et, comme il faut se résigner à prendre des hardes de fillette, elle prie Maurice de l'aller attendre dans le fiacre : — il doit être las — afin qu'il ignore la décision. Peut-être l'idée lui prendrait-il de la traiter en petite et de l'aimer moins sérieusement. Car elle redouterait une tutelle encore de cet autre.


Jupe crêmeuse de guipure sur robe havane, col et poignets de velours grenat ; et ce grand parasol écarlate à flots de rubans, à pomme ciselée ; et les bas noirs florés d'argent. Ainsi, de la chambre, sort Henriette transfigurée. Vite elle a descendu l'escalier où froufroutèrent ses seyances neuves. Elle éploie son ombrelle au soleil exorbitant qui violace les trottoirs. Dans les luisances des devantures, elle se mire : des teintes atténuées et profondes qui s'incurvent aux sveltesses de sa taille et se renflent sur le pouf. Et s'envolent au sautillement de la marche les crêmeuses guipures.

Sous les auvents de toile ; la terrasse du café Vachette bondée de jeunes hommes corrects et scrupuleusement semblables de mise, de barbe, de posture. Ils posent près le décor brun et or des boiseries, devant les tables de marbre et la diaprure des apéritifs irisée dans le cristal.

Par-dessus son absinthe Maurice sourit à Henriette :

— Tu es charmante, exquise.

Il lui ploie son ombrelle et commande du madère, pour elle. Les consommateurs voisins se retournent en œillades. Par politesse ils détournent un instant leurs faces curieuses. Très fière Henriette récapitule ses dépenses : cinq cents francs y passèrent sans que Maurice objectât. Cette largesse après la parcimonie de Marceline! Le ressouvenir de sa sœur lui verse la mélancolie et la crainte. Si on envoyait M. Freysse pour la venir reprendre! Et quel chagrin l'aînée dut avoir la nuit, le matin. Mais surtout elle a peur qu'on ne veuille une détermination sévère. Le marchand va se montrer. Elle confie sa terreur à son amant. Mais avec des rires espiègles pour lui laisser croire qu'elle s'en moque.

— N'aie pas peur, répondit-il, ne suis-je point là? Il trouvera à qui parler.

— Penses-tu? S'il arrivait tout à coup.

— D'ailleurs il est facile de connaître ses intentions : il n'y a qu'à lui écrire.

Elle n'osait pas. Cependant il lui composa sur-le-champ une lettre dont l'éloquence la charma. Tout s'expliquait en des termes nets et francs qui ne permettaient plus le doute sur l'actuelle position d'Henriette, bien que la chose ne fût pas crûment exprimée : elle ne retournerait plus à l'atelier parce que le salaire ne suffisait pas à ses besoins. Des dissentiments continuels et sans fin probable étant nés entre elle et Marceline, il appartenait à la plus jeune de céder la place. Elle vivrait seule désormais. M. Freysse ne devait plus compter sur ses services. Une phrase aimable et remerciante pour l'affabilité dont il avait fait preuve terminait. Albarel demanda un buvard et tout de suite rédigea un brouillon. Après quelques hésitations, elle le recopia, très contente, au fond, de savoir que M. Freysse et sa sœur liraient d'elle une lettre si bien écrite et si noble, exempte de récriminations. Elle s'étonna qu'on pût dire tant de choses en si peu de mots. Le tout tenait à peine une demi-page. Avant de fermer l'enveloppe, elle hésita encore. Albarel parcourait le Gil Blas tout en remuant son absinthe avec la cuiller, d'un mouvement lent, où miroitait sa grosse bague. Sous les platanes des étudiants marchaient. Il frémissait parmi l'atmosphère une fraîcheur de matin. La lance de l'arroseur poussait dans le soleil une gerbe de gouttes gemmées, bleuissantes et rubescentes. Des senteurs d'eau montaient jusques aux feuilles. Soudain, à grand bruit de grelots et de jantes, une voiture de courses, par la chaussée. Les quatre chevaux s'arrêtèrent contre le trottoir aux cris de l'obèse postillon.

— Après déjeuner nous monterons dans une de ces machines-là, dit Albarel.

Munie de banquettes en velours jaunâtre, la voiture était haute sur roues, longue, couverte d'une toile parasol à franges, et dorée aux panneaux de fers à cheval en écusson. Une bande de femmes diamantées et dentellées y prit place en compagnie de gommeux. Les éventails s'agitèrent devant des visages peints. Elles eurent des gestes élégants de leurs mains gantées gris perle à piqûres noires. Enfin le postillon s'installa, la poitrine saillante sous les revers écarlates de sa veste. Il fit claquer son fouet et la voiture descendit dans une nappe de soleil où les toilettes s'illuminèrent. Des rires se perçurent encore longtemps parmi les pleurnicheries des grelots secoués.

Décidée, Henriette ferma l'enveloppe d'impatience de marcher sur la piste verte. Elle n'osa sinon elle eût refusé de déjeuner.

Au restaurant Boulant, dans la salle du haut, elle choisit une table faisant face aux glaces. Le soin de garantir sa toilette neuve des taches la prit toute ; cependant elle dispose sa serviette de façon à ne point laisser paraître cette préoccupation bourgeoise.

— Du caviar? interrogea Maurice.

— Oui.

Elle mangea peu. Le miroir lui offrait sa figure blonde haut colletée de linge à gros pois rouges. Une antique médaille à demi effacée y formait broche. Sa poitrine mince se bombait en deux orbes distincts ; puis le cadre de la glace coupait l'image. Mais elle revenait toujours à son chapeau de paille, un chapeau d'homme, plat et rond avec un large ruban de soie blanche. De là ses frisures blondes s'échappaient, se dispersaient, devenaient des fils d'or ténu vers la fenêtre. Ce lui donnait un air crâne et plaisant. Albarel projetait des choses pour leur vie commune. Ils parlaient aussi de Marceline, de Freysse, elle avec des mines enjouées mais fort inquiète en somme. Lui plaisantant et ridiculisant ces bourgeois. Très aimable il s'évertuait à lui plaire, à distendre la moue qui contractait toujours le sourire de la fillette. Des craintes la harcelaient : s'il la quittait trop vite, dans quelques jours, quelle honte!

Et quel chagrin aussi, car elle se paraissait éprise. L'appréhension vague d'une maternité qui tuerait son bonheur, autre motif encore d'abandon. Pour mater cet homme, elle s'établissait des règles de conduite. En se gardant de laisser connaître son affection, elle se l'attacherait mieux, sans doute. Et voilà que subitement, Maurice lui devenait un ennemi, un ennemi à espionner sans trêves, à asservir par de constantes batailles. Déjà ne fixait-il pas avec plaisir cette grande brune?

Elle se prévit revenue penaude au magasin des Freysse et demandant qu'on la reprît.

Des larmes fluctuèrent en ses yeux ; les fleurs de lis d'or se brouillèrent sur la tapisserie verte. Tout dansa dans le débordement de ses larmes.

— Qu'as-tu, voyons, demanda-t-il, tu es folle? Parce que tu as quitté ta petite sœur?

Elle se força à sourire, elle étancha ses cils. Des curieux la dévisageaient déjà en se moquant. Un monsieur myope ajusta son binocle pour l'examiner. Albarel dut lancer des regards féroces dans cette direction.

— Oh n'ayez pas l'air terrible comme ça ; vous me faites peur, dit-elle.

Ils se reprirent à causer du duel. Maurice se disait peu endurant de nature. D'elle seule il supporterait tout. Ensuite il l'initia à la pratique du sport. Il tira de sa poche une foule de journaux et consulta les pronostics. Son porte-mine biffait des noms, en notait d'autres par une croix. Choisis ses chevaux, il enferma la liste dans l'étui de sa lorgnette. Ils se levèrent de table.

Dans la glace elle s'aperçut. Et cette vision lui prêta plus de confiance en le pouvoir de ses beautés. Elle enfila ses gants longs, prit son parasol et son éventail brodé d'oisels. Ils sortirent.

Au bureau de tabac voisin, Maurice, tout en palpant des cigares, parlait à un cocher de livrée irréprochable.

Henriette l'attendit au bord du trottoir, près une victoria neuve dont le vernis reflétait sa toilette. Un minuscule groom de houppelande pareille à celle du cocher gardait un très beau cheval qui piaffait et tentait des cabrures en faisant scintiller les nickelures de son harnachement. De frais boutons de roses fixés aux œillères.

Avec le cocher Albarel s'avança, le cigare aux lèvres.

— Monte, dit-il à Henriette, en indiquant la Victoria.

— Comment?

Du geste il lui confirma sa parole.

Elle s'étale sur les coussins bleus. Lui s'assit à côté ; jeta dans la capote son paletot et sa lorgnette.

— Comment, c'est à vous cet équipage?

— Non. Mais j'ai pensé qu'on serait mieux ici que dans ces grandes guimbardes bonnes au plus à trimballer des touristes anglais.

Elle éploya son ombrelle. Le vent doux faisait claquer les rubans du manche et lui mettait au visage une caresse qui, capricieuse, se reprenait, puis revenait.

Vers l'Arc-de-Triomphe on monta. Des gens assis aux Champs-Elysées les regardaient fuir et les suivaient de leurs yeux admirants. Bientôt ils furent pris parmi l'enchevêtrement des équipages. Toute une famille sise dans un landau ; des babys, des petits garçons, une dame mûre, les accompagna longtemps, leur souriant presque.

— Charmant, ce jeune ménage, fit la dame.

A cet éloge gratuit ils se rapprochèrent, et leur doigts s'étreignirent. Henriette sentait la prendre une ivresse de joie. Sa poitrine vibrait étrangement.

Devant elle, s'imposaient les verdures du bois et les trouées claires des chemins étrécis par les perspectives.

C'était sa vie d'autrefois, sa vie de petite fille riche. Ainsi elle était venue aux courses, avec son père et sa sœur, elles toutes jeunes. Il lui parut que ces deux périodes de son existence se reliaient enfin. L'atelier, le travail chez Freysse, c'était l'interruption maligne dissipée maintenant. Elle songea que Marceline écrivassait, avenue de l'Opéra, que Clémence brodait avec Léontine et Marguerite. Sa lettre arriverait tout à l'heure pour effarer ce monde. Quelles têtes ils feraient!

Mais elle-même ne subira-t-elle pas leurs colères? Bah! Maurice la défendra.

Il ne disait rien, content de ne point distraire d'elle son regard. Si amoureux se montrait-il qu'elle commençait à le croire sincère, au moins pour un temps.

Le soleil transparaissait dans les feuilles. Au bout de l'avenue, il se voilait de buées grises et bleuâtres. Les équipages s'efforçaient vers cette lumineuse fin de la route verte.

Apparut Longchamps, la pelouse où il grouillait noir depuis le moulin de lierre jusqu'aux tribunes panachées de drapeaux.

Au loin, ceintes d'arbres effrangeant le ciel, des étendues de gazon lisse se courbaient.

La cascade bruissait de son pleur large et diaphane dans le lac, sur les roches polies.

Lentes, les voitures se pressaient comme des vaisseaux dans le bassin d'un port ; les aigrettes des cochers et les bossettes des mors s'irradiaient parmi l'entremêlement des fouets grêles.

Au fil de la pente, la masse des équipages insensiblement glissait vers le moulin.

Henriette s'appliquait à se tenir raide sous l'auréole écarlate de son ombrelle. Maurice essayait à connaître avec sa lorgnette les chiffres indicateurs aux poteaux du départ.

Ils ne parleraient plus que de sport.

Et l'après-midi se passa dans l'enfièvrement des paris.

Après la deuxième course, comme Henriette portait la main à sa poche, elle trouva une bourse pleine de louis mise là par Albarel sans qu'elle le sût.

— Pourquoi ne paries-tu pas? lui demanda-t-il.

Elle gagna, elle perdit, elle regagna. Sa poitrine tressautait à suivre le vol circulaire des jockeys jaunes, noirs, rouges. Droite, sur la banquette de la victoria, elle virait avec eux ; et les palpitations se précipitaient lorsque, disparus dans la houle des têtes spectatrices, seules les désignaient encore les casquettes multicolores, et les remous des gens subitement retournés à leur passage.

— Fini, dit Albarel, je gagne quatre cents.

— Et moi je perds douze francs.

— Parbleu, tu n'as pas voulu m'écouter.

Il regarda sa montre :

— Dis donc, elle y est maintenant, la lettre.

— Flûte pour eux, ils me laisseront peut-être tranquille à la fin.

Elle se jugeait très brave de sa détermination. La lourdeur de l'or dans sa poche la rendait fière. Que ne ferait-elle pas avec? Une parmi les mille reines qui commandent la mode. Peut-être des princes en villégiature l'aimeraient-ils. Quitterait-elle Maurice, dans ce cas? Elle n'osa s'interroger et derrière son éventail étendu, pour payer son amant de cette ingratitude intentionnelle, elle lui mit sur les lèvres un long, un pitoyant baiser.

Elle s'en voulut de cette idée mauvaise qui la hanta.


Dans un cabinet de chez Sylvain, ils dînèrent à deux au champagne. Elle l'embrassa d'elle-même à chaque instant, pour goûter ses lèvres chaudes dont son appétit ne se lassait. Et puis le voyant joyeux de ces caresses, elle crut pallier ainsi sa fautive prévision ; mais la certitude qu'elle le quitterait forcément un jour ne s'en affermit pas moins, sans motif, « pour ça. » Il lui semblait que là n'était qu'un premier degré du chic. D'autres plus riches, des comtes, la mèneraient aux cimes. Et cela lui rendait Maurice pitoyable. Elle eût pleuré de cet abandon fatal. Cependant que faire contre la force des choses? Le chic : sa mission, son but, son devoir. Elle entrevoyait cela comme une carrière, la célébrité au bout, son nom dans les journaux, un hôtel, des hivernages à Nice.

Les œillades humantes qui la visèrent sur le turf, elle les possède encore classées dans son cerveau avec la mine des messieurs. Sur tous, un à cheval, beau, tirait de l'or de sa culotte et donnait, sans attention, à des bookmakers ; sur la pomme de sa courte canne des armoiries compliquées.

A cheval lui siérait la longue amazone sombre et le chapeau à haute forme sans même de voile.


Ils flânent par le promenoir de l'Eden. Entre les bulbes rouges des monstrueuses colonnes qui repoussent les caissons lourds des ciels, de circuitantes hétaïres et leur factice visage où voguent des yeux en appeaux parmi les blancs et les cernes des crayonnages. A l'intense lune des flambes électriques, d'autres plus effacées encore dans les nacrures des fards, les indécisions des soies et les blonds des teintures, culminent aux bars. Des instants, elles semblent sans relief, linéaments flous d'apparitions qui terrifieraient les songes. Immobiles en des costumes de deuil se voilent des faces cireuses et sévères de chastes trépassés.

— Enfin vous voilà, vous autres, dit Maurice à Sicard et à Clémence.

Tout de suite la rousse parle :

— Oh! tu ne sais pas, Henriette, quand ta lettre est arrivée, monsieur Freysse l'a montrée à Marceline. Alors elle s'est mise à pleurer. Mme Freysse a dû venir la chercher et la faire monter chez elle.

— Ah. Et Freysse qu'est-ce qu'il a dit?

— Il est venu me trouver. Il m'a dit que, comme j'étais ton amie, il fallait que je te parle. Est-ce que je sais? Un tas d'histoires naturellement. Il a dit que c'était très mal ce que tu faisais.

— Tiens, pourquoi aussi m'ennuyait-elle tout le temps.

— Voilà. Moi, tu sais, je n'ai rien à te dire, tu feras ce que tu voudras.

— Oh, pour maintenant, je ne peux plus y rentrer.

Instinctivement ils allèrent tous quatre s'asseoir loin de la cohue, près d'un jet d'eau.

Henriette souffrit d'apprendre si grand le chagrin de sa sœur. Une lourdeur lui pesa dans la poitrine. Et lui vint une envie de pleurer.

— Allez, il ne faut rien regretter, lui prêcha Sicard. Un jour ou l'autre vous auriez toujours quitté votre sœur.

— J'espère que tu as une jolie robe, fit Clémence.

Elle la lui vanta pli par pli. Bientôt Henriette dut expliquer des arrangements de pinces et de fronces. Elle en vint à décrire les emplettes du matin. Comme Albarel parlait des courses, elle plaça son mot, avoua sa perte. Et, tout au triomphe de narrer ses aventures distinguées du jour, elle reprit sa joie.

Sicard commanda du champagne. La vendeuse du bar s'assit près d'eux, et débita ses banalités qui la décelèrent stupide dès les premières paroles. Des remarques sur la foule, des appréciations quelconques sur les autres lieux de plaisir comparés à l'Eden. Elle se mirait, rajustant ses frisures rouges, ou ramenant les dentelles de son corsage vers ses seins moites.

Sicard se montra froidement malhonnête. Il lui proféra des choses désobligeantes sur ses charmes blets. Elle lui répondit aigrement, lui, sans se troubler, étendu sur sa chaise, la fixait de son monocle, impassible, lui servait des injures dont les deux jeunes filles pouffaient derrière leurs éventails.

— Ça suffit, madame, conclut Sicard, je vous ai donné mon appréciation sur votre tenue. Vous devriez me remercier et en profiter. Assez, n'est-ce pas, voici l'écot.

Ils quittèrent le bar. Henriette et Clémence ne cessèrent de redire les injures adressées à la femme pour s'exciter à rire encore. Le sérieux du clerc quand il avait débité ses sottises les enthousiasmait. Entre elles seulement elles causaient. Les amants discutaient des performances tenacement et répondaient à peine, d'un monosyllabe, aux questions intruses. La satisfaction de honnir les décatissures de la fille consola de cette indifférence, bien qu'Henriette secrètement se froissât. Mais elles affectèrent ne plus s'occuper d'eux. D'ailleurs chaque fois qu'Albarel appelait sa maîtresse, Sicard le plaisantait, lui tirait le bras et l'emmenait en avant pour lui servir ses bavardages exclusifs.

Henriette lui en eut rancune ; quelques instants même elle médita une adroite remontrance. Mais un dédain absolu pour ces manœuvres lui sembla plus digne.

Elles s'accoudèrent au circulaire balcon.

En leur velours obscur, où se figent des toilettes et des messieurs épars, les rangs des loges dégradent vers la rampe. Et surgit la haute clarté scénique, la clarté rose qui ensoleille les colonnes palatiales. Rose et verte la profondeur lumineuse du décor ligné par les quadrilles des danseuses. A leurs mentons, aux sourires incarnadins, aux yeux creux, — des lueurs. Rose et verte la profondeur lumineuse. Indigo les jambes tendues des ballerines, les jambes tendues en file, hors les rondes gazes.

Chargement de la publicité...