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Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris

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Sur l'absence d'Henriette M. Freysse interrogea Marceline :

— Elle est souffrante, elle est si délicate.

— Vous ne pensez pas qu'elle s'écoute un peu trop? Peut-être abuse-t-elle de votre affection.

En rougissant, elle protesta.

La veille, revenue par hasard de meilleure heure au logis, elle avait découvert sa sœur occupée à faire disparaître de ses habits les souillures d'une poussière fraîche. Sans doute la fillette espérait abolir ainsi les traces d'une sortie clandestine.

Une scène encore les bouleversa. Henriette prétendit avoir été prendre l'air, un instant, au Luxembourg afin d'atténuer sa migraine. Pour quelle raison alors ces soins de toilette si elle ne tenait pas à taire sa promenade, demanda Marceline.

— Oh! tu es si drôle, répondit-elle, toi tu vois le mal partout. On est obligée de tout te cacher.

Depuis, Marceline certaine de la faute, ne cherchait plus que les moyens de céler à tous ces malheurs, à M. Freysse surtout. Elle prit froidement la défense d'Henriette, s'attardant à l'excuser et à en faire l'éloge, un peu satisfaite au fond de leurrer M. Freysse qu'elle se promettait de tenir à distance dorénavant. Elle lui en voulait des racontars émis sur leurs communes relations. Lui, avec son expérience d'homme, aurait dû se montrer assez délicat pour éviter les allures familières et compromettantes.

M. Freysse insistait.

— Mais enfin dites-moi quand elle doit venir. D'ici là je la ferai remplacer par quelqu'une de ces demoiselles.

— Je suis sûre qu'elle arrivera tout à l'heure ; elle me l'a promis. Ce matin elle souffrait un peu ; elle a demandé à rester couchée une heure de plus.

— Je puis compter sur elle, alors?

— Oui, monsieur.

Vers onze heures, la caissière, qui inspectait toujours l'avenue dans l'attente de la retardataire, observait machinalement l'omnibus de la place Saint-Michel. Quelques mètres avant le magasin, le conducteur fit le signal d'arrêt. Mais les chevaux entraînés par leur élan ne cessèrent de courir que beaucoup plus loin. Par une instinctive curiosité, Marceline voulut voir la dame probable qui allait descendre, et sa toilette. Ce fut Henriette. La petite aussitôt se hâta et entra dans le magasin en criant à sa sœur :

— Tu vois bien que je me suis levée, bougonneuse.

D'un geste gamin elle lui mima les cornes et tout de suite courut à l'atelier.

Si vive, cette précipitation, que Marceline ne put lui rien dire. Pourtant il l'intriguait de savoir comment l'avait amenée l'omnibus de la place Saint-Michel, lorsque cette voiture ne rejoignait pas leur itinéraire habituel des rues du Bac et des Pyramides. Certainement Henriette avait commis une nouvelle fugue en ce court espace d'heures.

Cette dernière frasque assura Marceline de son impuissance à convertir l'absurde petite. En vain avait-elle jusque ce jour gardé quelque espoir de l'induire en des sentiments d'honneur propres à garantir pour le plus tard une vie calme. A toutes les leçons, comme à toutes les suppliques, Henriette se déroba.

Lasse enfin de cette lutte, Marceline se détermina à ne plus tenter de conversion. L'autorité nécessaire pour dompter ce tempérament lui faillissait. Elle n'osa prier les Freysse de se substituer à elle-même. Sa timide honte le lui interdit.

Henriette déjà babillait avec ses compagnes et faisait des confidences à l'oreille de Clémence :

— Tu sais, lui dit celle-ci, le patron était furieux après toi tout à l'heure, tu vas avoir un savon.

— Oh! il m'ennuie le patron. D'abord ça commence à me raser de venir m'embêter à l'heure, ici, tous les jours, pour quelques malheureux francs. On ne gagne seulement pas de quoi prendre un sapin. Il faut rouler les omnibus où on éreinte toutes ses jupes.

— Pour sûr, c'est bien dégoûtant. Est-ce qu'il a changé de logement, M. Albarel?

— Oui. Nous avons tout déménagé hier. C'était drôle. Nous nous sommes joliment amusés. Ce matin j'ai été encore remettre un peu ses affaires en ordre. C'est pour cela que je suis arrivée en retard.

Alors Henriette conta les péripéties du déménagement. Une bonne femme en plâtre était tombée sur le trottoir, au moment où on descendait du fiacre, et il y avait eu un rassemblement d'au moins vingt personnes pour venir regarder les miettes.

— Tu penses si j'étais honteuse. J'ai vite filé dans la maison, sans même payer le cocher.

Maintenant Albarel habitait un appartement superbe, rue des Ecoles, au premier. Du balcon qui saillissait devant les deux portes-fenêtres, on voyait jusqu'au boulevard Saint-Michel.

— Seulement, si tu savais, c'est plein de grues la maison, mais des femmes très chic avec des diamants comme ça.

Avec Albarel, elle avait dernièrement visité tous les magasins de japonaiseries pour rafraîchir l'ameublement un peu fané du jeune homme. Quelle joie cette course, et la satisfaction de choisir beaucoup.

Elle contait tout à Clémence, sans lassitude de parler. Cette nouvelle existence la grisait. Sa mémoire virait d'un objet neuf à un autre objet neuf, d'une caresse à une parole aimable, d'une escapade drôle à un refrain de café-concert. Cela valsait en rond à l'entour de son esprit et lui fixait, sans qu'elle le sût, un sourire aux lèvres et aux yeux.

Cependant qu'elle assortissait les écheveaux multicolores gisant sur la petite table ronde, elle se retraçait ses bonheurs récents. De voluptueuses images la hantaient. Elle trouvait ça drôle comme des culbutes, un jeu d'enfant. Cette impression lui bannissait ses croyances anciennes à la solennité de l'amour, à l'importance suprême du don de soi. Elle ne comprenait plus qu'on eût si grande appréhension de se livrer. Elle voyait la passion en gai et en grotesque ; mais elle revenait toujours de pensée aux luxueuses joies de sa liaison.

La possédait une adoration du chic. Ce mot, elle le prononçait de toute sa personne, avec un effort pour le bien dire.

Elle se persuada que n'étant pas supérieure par la fortune à ses semblables, elle devait au moins les dominer par l'élégance ; et cela en cette manière unique qui fait retourner les passants vers soi et excite les plaisanteries faciles de la populace. Les très pointus souliers à talons plats et les cols hauts à deux écrous, les manches contournés des ombrelles, les agrafes en fer à cheval, une mine impassible furent les apparences dont elle revêtit son rêve. Cela trônait pour elle dans Paris. Elle cherchait ces marques sur les costumes des gens. S'ils ne les portaient pas, elle les méprisait. A cet apparat corroboraient, lui semblait-il, certaines occupations exclusives aux riches. Tel le spectacle versicolore des jockeys volant par essaim au ras des pelouses.

Une partie aux courses d'Auteuil était convenue avec Albarel pour le lendemain. D'avance, Henriette se promettait là des joies extrêmes et une attitude très guindée de miss. Mais il lui fallut penser aux prétextes possibles pour s'absenter ce jour encore. Elle ne pouvait plus se feindre malade, d'autant que Marceline savait ses fuites du logis. Le calme et le silence de la grande sœur l'inquiétait. Que cachait-elle sous cette mine sournoise, et ces regards obliques où se devinaient des colères? Lui demeuraient encore à la mémoire les reproches haineux d'avoir compromis l'avenir commun ; elle craignait que subitement une hostilité n'éclatât, une révélation à M. Freysse de ses découchées et un exil peut-être en province chez ces parents du midi très pauvres, qui n'avaient pu venir à l'enterrement de M. Goubert. Quelle vie affreuse elle prévoyait là, loin de Paris, de l'Opéra. Jamais elle ne tolèrera cette mesure ; même devrait-elle rompre avec sa sœur et les Freysse. D'ailleurs les Freysse lui importaient peu : monsieur était poseur, madame si bégueule, et les insupportables petites filles qui adressaient des questions sur tous les objets. D'autres magasins existaient dans Paris où elle trouverait emploi ; elle était si bonne étalagiste qu'on la paierait certes plus cher. Vraiment, sous prétexte d'amitié, ces Freysse servaient bien leur avarice.

Depuis quelque temps Marceline affectait un mépris qui perçait ses plus futiles paroles et ses gestes les plus ordinaires. Ceci devenait intolérable pour Henriette. Sincèrement elle se mit à détester la grande sœur ; elle eut le rappel de toutes ses injustices et des affronts. Aux repas, on reléguait Henriette à l'autre bout de la table ; sans lui dire merci on en recevait les plats ; on s'obstinait à ne point lui répondre. Au fond, Marceline avait fini par ressentir envers sa sœur une véritable répulsion.

Alors Henriette ne médita plus que les moyens d'amener Albarel à redire sa proposition de vie commune ; et, bien que Clémence s'efforçât de l'en détourner, elle se complaisait de plus en plus à l'espoir de s'offrir du bon temps, quelques mois, quitte à reprendre du travail ensuite, l'hiver.

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