Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
L'INTERMÈDE
LE JUBILÉ DES ESPRITS ILLUSOIRES
La lande odorante s'exhale par la nuit cave, tous astres enfouis.
Devers les ombres gourdes des cyprès titille le mélodique Présage du Jubilé : Falot, grêle ; — invisibles ailes de cristal qui s'émient, choient : — Bruits petits, malices d'arpèges ; musiques aquatiques d'ocarina. Et brisures.
Des silences glacent les bourrasques lamentées. Verte, la Larve flotte sur les replis de sa croupe torte, en un halo de Puissance violette. Elle signifie.
Sons de cristal et de cymbales. Les lémures chauves en linceuls translucides, les doigts unis pardevant leurs diaphanes carcasses, planent méditatifs, et s'irradient de luisances héliotropes. Sons de cristal et de cymbales.
Sourdent les parfums du musc pénétratif, du musc érotique ; des chants comme voix de cors en déroute.
Gestes évocateurs des lémures ; et se trace la Région Factice en violâtres moirures. Puis montent les décors illustres tandis que s'éclipse la lune troublée jusqu'à se teindre de santal.
Alors.
Au centre des cataractes limitantes, la larve trône, et ses yeux d'eau, et sa couronne de belladones.
Croulent les flots mauves autour d'Elle, depuis le ciel d'or battu jusques au sol de cuivre.
Avec des aspects de verreries, des fleurs riveraines opalines aux mains, la légion des lémures s'aligne sur les rocs d'ivoire vierge.
Les buccins clangorent la gloire des Puissances. Des accords de lyre s'expirent en vibrations de dernier spasme. Les chants supérieurs des harpes hiératiques s'éployent par-dessus les eaux stridentes ; les chants hiératiques s'éployent. Ascension.
En simarre d'orfroi où les Signes s'inscrivent, le Mage à barbe astrale paraît au milieu de son cortège de Kobolds et de Sylphides. Sa dextre élève le sceptre de cinabre à sept pointes d'améthyste. La tiare à neuf couronnes d'or, à neuf bandelettes, à neuf serpents blancs charge son front incolore, son visage incolore. Et dans ses yeux d'Au-delà, les peuples passent en longues traînées gémissantes.
Longtemps, avec sa majestueuse attitude de montagne, il demeure dans l'extase sacrée sous le halo violet de la Larve contemplée. Et les musiques déclinent en modulations susurrantes qui défaillent puis ondulent, se relèvent vers les corps des sylphides voletant, les corps nus et bleus, fuselés : hanches creuses, maigres seins, bouches émaillées, muettes, et les nappes des cheveux céruléens.
Le Mage s'éveille de l'extase, le sceptre vers les Kobolds gibbeux et claudicants qui se prosternent et touchent le sol de cuivre de leurs crânes ridés, de leurs barbes touffues et grises. Et les voilà traçant les cercles médiateurs et les ellipses de force, les caractères vocatoires, les signes aux spirales complexes qui unissent les vigueurs occultes des mondes. Hors leurs barbes touffues et grises les paroles de l'Incantation s'exaltent, les paroles révélatrices, essentielles dont les syllabes font surgir des lueurs.
Vapeurs incarnadines qui émanent des cercles et des signes ; elles se massent en colonnes, en fronton de temple, qui, vite, jusqu'aux blancheurs du Paros s'apâlit. Vapeurs qui courent basses vers les cataractes ; elles les noient de flots blanchoyants : — une mer. Une mer qui se fonce, et se lisse, et se paillette de madrures argentées, et reflète un invisible soleil d'Orient sur son eau bleue, plane. Un soleil d'Orient terni par le halo de Puissance violette et les irradiations héliotrope des lémures.
Le chœur des Kobolds.
Esprits illusoires! O vous, leurres décevants à l'homme, ô vous qui du Nirvâna suprême chassez la Vie.
Le chœur des Sylphides.
Esprits robustes, esprits actifs, qui Lui ravissez la Parfaite Contemplation, la Divine Ataraxie.
Le chœur des Lémures.
Voiles incertaines au détour des fleuves, fantômes gemmés, corolles des fleurs mortes.
Le chœur des Kobolds.
Esprits forts qui voilez à l'Ennemi les Normes Conquérantes.
Le chœur des Sylphides.
Ailes des oiseaux aveugles ; sons dans la campagne plate ; fanaux de la nef éperdue.
Le chœur des Lémures.
Vous qu'Il aime ; mirages vôtres où il s'exténue.
Le chœur des Kobolds.
Allées longues par la forêt vers les lueurs finales chues dans les crépuscules empressés.
Le chœur des Sylphides.
Esprits défenseurs qui tuez l'Intelligence Ennemie et nous gardez la possession des Rhythmes inviolables.
Le chœur des Lémures.
Volutes de la vague enflée ; crotales titillantes ; voix de filles.
Le chœur des Kobolds.
Sous les formes que vous prêta le délire des poètes et des bardes ;
Le chœur des Sylphides.
Au Jubilé des Dominateurs ;
Le chœur des Lémures.
Aux sacrifices propices, à la vue propice de la Larve, aux paroles propices du Mage ; Pardevers les Supériorités, et les Œuvres, et les Intentions ;
Tous.
Soyez en vision.
Comme une plainte éloignée halète le chant des rameurs, une plainte éloignée dans le soleil d'Orient et dans la mer volutante. Gonflée des vents la pourpre triangulaire de la trirème glisse aux flots argentés ; les boucliers suspendus contre la carène resplendissent, et les avirons battent d'une triple salve les ondes épaisses. Puis le chant des matelots domine le tumulte fraîchissant du flot qui s'abat au péristyle sacré. L'hippogriffe de la proue galope dans les eaux crêtées d'or. Du bord les trompes sonnent les triomphes, et les fleurs jetées, et les baisers de femmes, et les enthousiasmes poudroyants.
Successivement descendent de la trirème :
Achille ; ses cheveux blonds croulent sur sa cuirasse aveuglante ; il darde furieusement des regards verts et frappe le sol de son talon sanglant, impatienté ; ses bras forts sont liés de chaînes ; il est maintenu par Ulysse qui s'avance en la figure d'un vieillard robuste dissimulant des armes sous son ample manteau ; Spartacus coiffé de rouge, brandissant un glaive ; puis le groupe d'Eponine et de Lucrèce, en longs vêtements blancs, celle-ci brune et sévère, celle-là blonde et timide ; les sœurs Bacchis, la poitrine nue, ceintes de bandelettes dorées, des parfums dans les mains, les lèvres ouvertes et le geste inviteur ; Horace hirsute chargé de dépouilles ; Roland invulnérable, proclamant des défis ; le Docteur Faust marche absorbé dans la lecture d'un antique manuscrit dont il suit les lignes avec un compas ; Alceste ; Harpagon couronné de la mitre de Toutes-Puissances. Puis une foule de guerriers et de femmes qui, peu à peu, quittent la luisance du soleil pour entrer dans la lumière violette où se fardent les tuniques flottantes et l'azur des armures.
Des murmures, des lamentations et des cris de rage sortent de cette multitude que les Kobolds poussent vers les degrés du temple.
Alors le Mage.
Achille.
Je suis le simulacre de la Force. Au commencement je guidais seul les Hommes ; j'ai fait tout le prestige des premiers chefs et des premiers rois. Mes décisions étaient la Justice. Le Droit fut créé pour consacrer mes actes et mes vouloirs. Mon bras s'abattait sur les peuples, et les peuples devenaient esclaves pour des siècles. On les appelait les manants, les serfs ; on nous appelait les nobles. Vois : mes pareils Ajax et Agamemnon pasteurs des peuples, et Diomède, et Nestor, et Ménélas comme moi enchaînés. Celui-ci, cet esprit de Ruse et de Dol nous a liés avec sa parole fleurie, avec son or, et il nous a relégués dans la plèbe ; nous ne triomphons plus que sur les tréteaux, dans l'emblémature des bateleurs et des athlètes, pour amuser ses loisirs.
Ulysse (le frappant).
Qu'elle se taise, cette brute bavarde, cette cervelle vide. J'ai surpassé les forts par ma lente et patiente habileté, j'ai miné l'œuvre des plus célèbres conquérants et des brûleurs de citadelles. C'est moi qui inspirai les peuples industrieux des villes, c'est moi qui inventai les riches tissus et les hanaps précieux, l'art complexe des procédures, l'opulence. Ceux-ci ont voulu boire à mes pièges et ils ont abandonné tout leur pouvoir pour un peu de ma babiole.
Spartacus.
Liberté! Liberté! Les peuples s'égorgent et crient : aux tyrans! On pille les Palais, on détruit les aristotechnies. Les prétoriens se ruent au meurtre et souillent les vierges. Les murailles flambent. Liberté! Liberté! Et j'abuse les hordes des mortels, car elles n'ont encore deviné la risible contradiction du lien social et des aspirations libres.
Horace (l'embrassant).
Je suis le simulacre de la Patrie. Par ce nom les Ames avides font se massacrer les plèbes pour la jouissance de leurs grands désirs. J'excite au carnage l'idiote multitude ; et je l'emmaillotte dans le sang ; et je la berce dans les Désespérances. La Famine austère, la Prostitution austère suivent les Combats. Viens. Nous sommes les Frères Dérisoires.
(Ils rient aux éclats).
Eponine et Lucrèce.
Dans l'honneur, dans la vertu conjugales nous endormons les sèves et les ruts ; nous sommes le Gynécée. Nous nivelons la hardiesse des esprits jeunes, nous sommes le Gynécée.
Les Bacchis.
A nos lèvres les vieillards viennent humer l'illusion de l'amour que leur refuseraient les vierges et les femmes : nous sommes infâmes. A nos seins les éphèbes versent l'affolante rumeur de leur sang ; ils sortent de nos bras repus et plus forts pour la lutte : nous sommes infâmes. A nos flancs, à nos lignes les initiateurs comprennent des beautés et des harmonies : nous sommes infâmes.
Roland.
L'invulnérable spadassin! L'honneur! Les hommes s'invectivent et se pourfendent. Les Préjugés et la vie leur scellent l'Impassibilité.
Le Docteur Faust.
Par la Science, par ses spéculations, les mortels devinent comment pourraient ravir extatiquement les délices de la Connaissance. Vers ces félicités entrevues à peine ils se précipitent fous d'allégresse et de désir. Alors, avec l'Autorité des choses écrites par les primitifs dans l'enfance du monde, j'étreins l'essor des imaginations. Les foules effarées de savoir hurlent et menacent, et les chercheurs errent parmi les Ambiguités et les Contradictions. Sous ces bandeaux lourds, vers la Lumière indistincte, ils errent en de navrances infinies, vers la Lumière, vers la connaissance à jamais close. Et ils le reconnaissent.
Alceste.
Je suis le simulacre de l'honnête ; je drape la Ruse et la Richesse de longues attitudes pudiques et moroses, mais infrangibles.
Harpagon (à sa parole tous s'inclinent).
Obéissez. Et fêtez pour l'exaltation de nos sens, pour l'exaltation de notre esprit, pour l'exaltation de notre exclusif bien-être. Mais où fuirent les Entités Jolies, esprits volages et futiles que la Commedia dell' Arte créa?
Le Mage.
Surgissent dans le ciel d'or battu, par-dessus le fronton limpide du temple, Henriette, Marceline, Albarel. Tous trois chevauchent un monstrueux phallus d'asémon.
Quelque temps ils planent, puis s'abattent au centre de la fête ainsi que des étoiles filantes.
Rumeur. Des rires unanimes frissonnent dans la foule. Les Kobolds courent aux arrivants et les battent. Les Sylphides les giflent avec des palmes.
Des fleurs riveraines opalines agitées, de leur vol circuitant autour des Enchantés, les translucides Lémures atténuent le charme pénal. Des teintes de ciel au couchant illuminent les faces blêmes et ardent dans les yeux voilés par l'atone de l'existence réelle. L'émail des sourires commence à briller comme des lunes jeunes ; les gestes évoluent avec l'ampleur rhythmique des périodes sidérales.
Le chœur des Lémures.
Fiorinetta!
Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes pures de l'Idée, viens.
Henriette-Fiorinetta.
(Gracieusement ses blonds cheveux s'affolent ; des colliers au cou ; et la jupe courte de satin blanc est lignée de lilas et de rose).
Je suis la gentillesse des Amourettes. Aux pans de ma jupe, aux pleins de mes bas, à l'agacis de mon sourire troussé les sages et les sots se hâtent. Pour étreindre le rire fantoche de mon cœur, ils se hâtent.
Le Chœur des Lémures.
Léandre!
Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes pures de l'Idée, viens.
Albarel-Léandre.
(Un pourpoint de satin bleu-ciel lui ceint la poitrine ; gantée de blanc, sa main s'appuie sur la poignée d'une rapière à fourreau de velours blanc ; des senteurs fines émanent de ses hardes opulentes, de son feutre gris galonné d'argent).
Je suis le prestigieux mannequin des Elégances, des Manières exquises, des Diplomaties, des Luxes et des Chamarres. A mes éperons, je traîne les yeux énamourés. Pour moi les femmes se prostituent, les énergies peinent durant la vie des peuples, l'ambition hallucinée par mes Ordres et mes Toisons d'Or, et mes Cordons, et mes Commandements et mes Ministères.
Le chœur des Lémures.
Silvia!
Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes pures de l'Idée, Viens.
Marceline-Silvia.
(Poudrée en longue mante de satin gris).
Dans la stagnante mélancolie, dans les langueurs, dans les torpeurs de la mort, dans le Souverain Ennui et l'Envie expectante, les imaginations meurent pour les immédiates et impossibles Réalités. Et j'offre l'apparence de la Sagesse.
Ils rentrent dans la foule.
Le Mage.