Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
VI
Il avait plu. L'asphalte réfléchissait en coulées d'or flave les tremblances des lampadaires.
Clémence et Henriette marchèrent vite, l'œil hypnotisé par ces rondes lueurs qui s'égrenaient en double rang, se joignaient au bout de l'Avenue droite, comme les gemmes d'un collier flamboyant. Seule lumière dans la nuit terne.
Au coin de la rue des Pyramides, deux hommes flânaient en fumant. Ils s'approchèrent. C'était Sicard et Albarel.
— Bonsoir, Mademoiselle, dit le clerc à Henriette, le chapeau bas. Excusez-moi si je ne vous ai pas saluée, cette après-midi, c'était par discrétion.
— Vous avez eu raison, Monsieur.
— Permettez-moi de vous présenter mon ami Maurice Albarel. Mademoiselle Henriette, la première de Clémence.
Les deux jeunes gens allèrent ensemble, en se donnant le bras à côté de Clémence. Henriette, aux moments où l'on passait sous la lueur des lampadaires, tentait d'apercevoir le joli garçon dont le teint et les lèvres l'avaient captivée tout de suite. Chaque fois elle rencontrait l'œil d'Albarel fixé sur elle et la dévisageant.
Comme Sicard devenait plus intime avec Clémence, l'autre se rapprocha d'Henriette. Il lui parla du temps. Et, pendant qu'il parlait, que sa voix lente coupée par les brusques sauts de l'accent méridional résonnait à ses oreilles, elle comprit qu'il lui plaisait, qu'elle vivrait bien avec lui.
Ils la reconduisirent à trois. Rue du Bac, les deux hommes attendirent que Clémence l'eût mise à sa porte. Avant de rentrer, la petite Goubert regarda, pour apercevoir encore. En se couchant, elle rendit actions de grâce à son amie qui, si discrètement, avait su lui procurer un amoureux. S'interrogeant sur cette frasque, elle n'y découvrait rien que de naturel et de convenable. Leur entretien avait été honnête, même banal. Il s'était conduit en homme bien élevé.
Depuis Pâques, les ouvrières veillaient. Seule Marceline partait de bonne heure. Henriette et Clémence revenaient de compagnie, très tard. Maurice Albarel put les reconduire, chaque soir.
Henriette s'amusait énormément du mal qu'il se donnait pour lui paraître aimable. Elle affectait de dire peu de choses, se bornant à lui répondre par de brèves phrases.
Peu à peu, elle se laissait conquérir, inconsciente, par les charmes de sa conversation, par les prévenances qu'il montrait.
Ils allèrent au café, tous les quatre, une fois. Elle le vit bien alors, dans toute la splendeur de son teint mat, de ses pommettes rosées, de ses joues fines où s'appliquaient des favoris ras et soyeux. Il avait des yeux noirs, perçants, une main grasse et blanche, des ongles en amande, et, au petit doigt, un gros cercle d'or sertissant un diamant.
Il sut commander des bavaroises au chocolat. Ses initiales étaient gravées sur sa canne. Une femme très bien mise essaya de se faire reconnaître par lui. Il la toisa avec dédain. Pour cela Henriette répondit par une furtive pression à la pression constante de son genou sous la table. Dans la rue, elle ne fit pas trop de résistance pour se laisser embrasser au moment du départ. Et quand il demanda si elle l'aimait un peu, elle se sauva sans répondre, plutôt que de dire « non. »
La trace du baiser lui demeura sur la peau, la brûla longtemps. Elle conservait et elle goûtait avec d'intimes joies la sensation des lèvres chaudes collées à sa joue.
… Et ce n'était pas une faute que s'accommoder de la société quotidienne d'un jeune homme beau et aimable quand on n'accordait rien autre qu'un baiser volé. Elle n'était pas encore si coupable que sa sœur qui, elle-même, après tout, n'avait pas tort.