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Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris

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II

Déjà Marceline appose la cravate, un petit plastron blanc, sous l'échancrure du corsage noir à haut collet de clergyman.

Dans la pièce vêtue de tapisserie pas chère, bleue et verte, la somptuosité des meubles contraste, notée par le chapeau de feutre blanc, merveille du confiseur, et son chevalet d'or, et ses soies, et ses fleurs peintes. Longue la toilette de marbre blanc où s'asseyent, parmi les pots et les flacons, les cuvettes évasées. Tombant de la glace une mousseline l'enserre de ses blancheurs. Blanches aussi les couchettes.

— Bon, voilà que je ne trouve plus mon démêloir. Où l'as-tu posé, dis un peu, clame Henriette.

— Mais non, voyons, je ne me sers pas de tes affaires. Tiens le voilà, petite sotte.

— Ah que je suis bête.

Marceline hausse les épaules. Bien qu'elle les sache sans méchanceté, ces tracasseries la peinent. Et, comme elle vit dans le regret du passé meilleur, le moindre ennui, une étourderie de sa sœur, charge sa mélancolie.

Vite elle a dilecté cette stagnance de son âme morose ; un calme où elle évoque des joies anciennes et savoure l'amertume de n'en plus pouvoir espérer. Mais le supplice de s'astreindre au ménage et à ses misérables détails l'en vient distraire péniblement.

Sur la table, achetée d'occasion avec les six chaises en faux vieux chêne, elle étale la nappe maculée.

Par la fenêtre : la rue de Sèvres et ses murs jaunes de couvent, des parapluies dans l'averse grise. D'une manière de sympathie le morne paysage pénètre Marceline.

La collation finie, les deux sœurs endossent leurs manteaux, se retroussent la jupe pour le départ. Faute d'autre communication entre la chambre et la cuisine, la grosse servante passe, riant de son air protecteur, un balai, un plumeau dans les mains. Henriette s'en égaie.


La pluie cesse. Les trottoirs brunis mirent. Elles vont dans la rue du Bac. Henriette ne lit pas dans le mutisme de sa sœur la tristesse. Elle suppose que toutes les personnes moins jeunes qu'elle sont naturellement grondeuses et graves, par morgue.

Parmi la cohue des employés, il plane un babillage de foule. Des messieurs parcourent leur journal en marchant ; et quelquefois ils s'arrêtent au bord du trottoir pour approfondir des passages. Des pantalons larges piqués de boue. Des faces bleuies par le rasoir. Des mains rouges saillissant pour des explications. L'outrance de la dernière mode jure aux échines des grandes filles plates. De leurs croupes dansent les coussins des tournures.

Marceline souffre d'être l'égale de ce monde qui cause en lâchant des gestes de plèbe. Avec des esclaffements discrets de petite fille bien élevée, Henriette se moque. On les dévisage toutes deux en marquant une vénération hiérarchique pour leurs allures de demoiselles premières, au moins.

Passé la rue du Bac, la voie très large bée par les ponts. Les criardes causeries s'atténuent subitement égarées dans le vide. Entre les quais jaunes la Seine incurve houle contre les bateaux à persiennes des lavoirs ; de sa peau verte palpitante et semée d'argentures éparses, les brumes grises, grises et bleuâtres s'épanouissent vers la ville, emboivent les massives tours de Notre-Dame et du Palais, le pinacle dentelé de la tour Saint-Jacques.


Au loin, la couronne de l'Opéra : quelques dorures parmi la masse violâtre. Dans les boutiques les commis drapent.

Marceline et Henriette s'arrêtent au magasin. Peinte de laque noire la devanture. A la corniche, le nom de Freysse se couche en majuscules anglaises ; des pleins et des déliés d'or mat, simplement. Encore baissés, derrière la vitrine, les stores de soie écrue signés du nom en rouge.

Elles entrent. M. Freysse, très habillé déjà, se lève pour les recevoir.

A Marceline installée il enseigne. Il parle en articulant avec soin chaque syllabe. Parfois, de sa jaquette, de sa poche fendue sur le cœur, il tire un mouchoir fin et se mouche doucement, puis, devant ses yeux un peu fatigués il replace son binocle sans monture. Lui-même se baisse pour prendre le lourd grand-livre relié de peau verte et orné de nickelures aux coins, au dos. Elle se met à écrire de sa calligraphie ténue, semblable à une broderie sur le vélin.

Dans l'atelier. Henriette choisit parmi des écheveaux la nuance de gueules pour une passementerie armoriale. Les quatre brodeuses travaillent une pièce de velours : l'étoffe, roulée par deux bouts sur les montants d'un cadre, laisse tendue une bande médiane où elles pointent quatre oiseaux de paradis.

Aux racontars drôles d'une rousse dont le geste arrondi se dispense, les brodeuses rient.

— Gare au patron, insinue Marguerite enfilant son aiguille.

— Il n'y a pas de danger qu'il bouge, renseigna Henriette : il établit la balance avec ma sœur.

— Ho, ho : il établit la balance avec sa sœur…, s'écria Léontine, une brune tassée.

Et des esclaffements.

— Vous êtes joliment bêtes, vous, d'abord, interrompit Henriette. Vous ne comprenez rien aux choses de la caisse ; alors vous riez comme des carpes.


Afin qu'on lui pardonnât d'inévitables vexations dont, néanmoins, son autorité de surveillante jouissait, Henriette toléra la liberté des propos ; elle-même s'en amusait, feignant la compréhension des mystères scellés à son ingénuité ; crainte de paraître inférieure en quelque point.

La jeune fille s'estimait fière de commander à des dames si bien mises, vêtues au dernier goût. En noir ou en brun, le cou haut maintenu dans des cols raides d'empois, elles travaillaient du bout des doigts, par petits gestes élégants et des mines sucrées, à l'ombre de leurs frisures régulières.

L'intimité venue par les confidences, on révéla des parties fines et des jeunes messieurs donateurs. Ainsi l'amour fut connu d'Henriette par ses agréments extérieurs : un luxe d'amusettes et de fêtes, des caresses familiales, des promenades en voiture, des repas au restaurant, des places de théâtre.

D'interroger sur certaines locutions, elle s'abstint. On se moquerait. Mais des mots lui demeuraient en l'esprit, avec un espoir d'en acquérir le sens.

M. Freysse entra. Aimablement il alla de l'une à l'autre. La grosse Léontine le retint, demanda son avis. Elle s'efforçait à des minauderies ; et lui de sourire.

— Henriette, pria-t-il, voulez-vous venir faire l'étalage?

— Oui, monsieur.


Le garçon à livrée olive amoncela des étoffes sur le divan. Toute une joaillerie fondue dans les velours, et dans les peluches et dans les soies ; et des ruisselures coulées dans la profondeur des fronces. Des gris semblables à du plomb terne, des grenats crouteux ainsi que du sang caillé.

Crêtes de lumière sous le pouce prompt de M. Freysse. Du bout de ses bottines pointues il va, vient. Il rectifie.

Pour Henriette, des saveurs teintées ces étoffes ; comme de velouteuses confiseries.


— N'est-ce pas, Madame Henriette, que vous restez sage, demanda Marguerite?

— Comment? Sage?

— Oui! vous n'avez jamais eu d'amoureux?

— Ah, laissez-moi tranquille : c'est bon pour vous, ces histoires-là.

— Ben vrai, comme vous êtes fière.

Clémence rit. Les deux autres, qui tranquillement causaient, relevèrent la tête.

— Qu'est-ce qu'elle a encore à rire?

— Rien. Taisez-vous d'abord, commanda Henriette. Vous savez qu'il faut finir avant le déjeuner ; et il est moins le quart. Après ça, le patron m'attrapera si vous n'avez pas fini. Quant à vous, Marguerite, vous verrez.

Et elle lui montra le doigt en menaçant ; puis soudain éclata de rire à la réminiscence de la question sotte. Elle aurait un amoureux certainement, un jour ; mais pour le mariage, comme Mme Freysse. Et alors elle possédera une maison de campagne, à Asnières ; et son mari sera l'associé de M. Freysse, du mari de Marceline.

Jusqu'à midi elle médita cet avenir calme. Elle s'y voyait avec une ombrelle sur le perron de sa villa et en toilette blanche d'été. Elle serait riche. On donnerait des bals… dans les lumières.


L'après-midi, M. Freysse sorti, Marceline gardait seule le magasin. Dehors, l'avenue bleuâtre et les équipages bleus. Des gens bien vêtus circulent, s'arrêtent un instant près l'étalage. Dedans, la bleue réfraction des hautes vitres grisaille les vibrances des nuances. Une paix torpide, où sombre le regret de son passé, envahit Marceline.

Entre trois et cinq, d'aucuns acheteurs arrivaient. Henriette étalait la marchandise sans la vanter, mais en suggérant des idées d'ornementation. Des grosses dames, les oreilles diamantées, des messieurs d'âge, très difficiles et acariâtres, retournaient chaque pièce et voulaient assortir avec des brins d'étoffes de couleur indiscernable.

A six heures on allumait le gaz. Souvent un gros garçon blond, le portefeuille maintenu contre son court paletot mastic, les mollets crevant presque un pantalon à carreaux clairs, montrait à la vitre sa face rose, affilée d'une barbe en pointe. Il ne pouvait voir la caisse ni Marceline qui s'égayait de ses gros yeux, de son profil de cocher. Rouges ses gants neufs, et le fer à cheval historiant son journal de sport. Un bambou énorme.

Sans doute le spectacle des tentures ne lui suffisait pas, car bientôt il se retirait, haussant les épaules jusque les gigantesques et dures formes de son chapeau. Tombait de l'œil le monocle pendillant à un fil.

Et Marceline percevait ce torse épais, un instant, parmi les lanternes auriflues des voitures.

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