Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
V
Henriette s'alla vêtir. Quand elle fut prête, elle trouva Clémence chargée déjà de l'enveloppe en serge qui contenait les étoffes.
Le patron renseigna :
— Il est trois heures. Cette dame vous tiendra longtemps, sans doute : elle est très méticuleuse. Enfin, tâchez d'être revenues à cinq heures.
— Oui, Monsieur. Au revoir, Monsieur.
— Au revoir.
Il referma la porte et, par la vitre, quelque temps, les examina. Elles marchaient allègres et sveltes dans la blondeur du soleil ; un petit vent leur faisait baisser la nuque, la nuque bien coiffée ; et le petit vent secouait les pans de leurs jaquettes qu'elles ramassaient à la taille, avec obstination, tout en boutonnant leurs gants.
Un temps propre, clair, illuminait l'asphalte gris-bleu et les vitres nettes des lampadaires. Dans les voitures découvertes des dames se prélassaient.
Comme les deux jeunes filles gagnaient le coin de la rue des Pyramides, Sicard les rejoignit. Il salua Henriette d'un grand coup de chapeau et, tout de suite, il tutoya Clémence. Henriette un peu froissée de ces allures familières, elle présente, se recula par une discrétion affectée. Ce monsieur lui paraissait bien insolent. Cependant, à mesure qu'elle observa davantage ses manières, elle remarqua qu'il ne s'exprimait point sans une élégance de termes et de formules flatteuses pour Clémence qui se rengorgeait. La brodeuse aperçut la mine pincée de sa compagne ; elle ne répondit plus que timidement à Sicard et se rapprocha d'Henriette. Bientôt le jeune homme adressa quelques paroles à celle-ci qui jugea très digne de ne lui retourner que de froids monosyllabes. Elle s'attendait à ce que, d'un moment à l'autre, il les quittât. Et elle visait la statue de Jeanne d'Arc, son oriflamme de bronze découpé dans le ciel, avec la persuasion que là il tournerait la rue de Rivoli tandis qu'elles continueraient tout droit. Il manifesta une telle persistance à ne les point abandonner que Clémence crut devoir accomplir les formalités de la présentation.
— Monsieur Sicard, mon ami. Madame Henriette, la première de chez Freysse.
Il resalua, découvrant ses cheveux espacés sur un occiput très blanc.
Il expliqua qu'il était clerc de notaire, rue de la Paix. Il allait reporter une pièce à un client. Il avait là, dans sa serviette, vingt-cinq mille francs de titres au porteur. Si on le volait! Et il entama une récente histoire d'assassinat.
L'histoire intéressa. Henriette en avait lu le commencement dans le Petit Journal. Il fournit de nouveaux détails et, à l'appui, il montra le Figaro du matin. Soudain il fit calembour. Clémence s'esclaffa ; Henriette ne put retenir un sourire. Cependant elle craignait la rencontre d'une personne connue et grave pendant qu'elle se trouvait en cette compagnie. Anxieusement, elle fouillait l'amas des passants qui s'écoulaient en la double sente des trottoirs, à chaque côté du pont. La Seine verte avec des grandes nappes d'argent, et un ciel blanc pâle derrière le Trocadéro coiffé de dorures. Ensuite Sicard parla de l'Hippodrome, et décrivit les disloquages extraordinaires d'un clown. Il prenait à témoin de son dire Clémence qui les séparait. Et, pour se mieux faire comprendre, il penchait la figure devant la poitrine de son amie, vers Henriette. A une réponse d'elle, il lui décerna maint compliment sur son esprit et sa toilette, sur son goût exquis. Elle en devint confuse, dans une intime joie. Clémence riait jaune. Cependant Henriette ne trouvait point suffisamment beau le monsieur. Très bien vêtu d'un pantalon retroussé et d'un court paletot mastic, il était trop gros, un peu chauve. Des allures d'homme âgé.
Ainsi, devisant de bagatelles, on atteignit la maison de la commande. Sicard parla bas à Clémence et s'en fut en saluant.
Alors Henriette eut comme un regret de cette distraction finie, mais aussitôt elle se gourmanda d'un pareil sentiment.
Près d'une demi-heure chez la dame. A la sortie :
— Tiens, voilà votre gros monsieur.
A l'angle du boulevard Saint-Germain, devant la table d'un café, Henriette venait d'apercevoir Sicard. Clémence, bien qu'elle feignît de le remarquer seulement sur cette exclamation, s'attendait certes à le trouver là. Elle simula mal l'étonnement, et Henriette fut prise d'une folle envie de rire. Elle dit :
— Vous me croyez donc bien bête?
Déjà le jeune homme s'avançait. Il les pria de prendre quelque chose avec lui. Henriette prétexta qu'il était trop tard. Mais un cadran juché au-dessus d'un magasin indiquait quatre heures. Clémence, tout en déclinant l'offre avec mollesse, fit cette remarque : on les attendait seulement au magasin entre cinq heures et cinq heures et demie. Alors il insista.
Henriette ne voulait point. Il lui semblait que s'asseoir avec un homme dans un café serait faire acte de fille.
— Puisque Mademoiselle ne veut pas, puisque Mademoiselle ne veut pas, répétait Clémence.
Henriette craignit qu'on ne la jugeât pimbêche. Elle appréhenda de blesser ce monsieur aimable, d'être malhonnête gratuitement. Aux nouvelles instances de Sicard elle se laissa emmener par Clémence qui lui avait pris le bras.
Clémence et Sicard devinrent familiers. Henriette se moquait au fond, estimant très bêtes leurs allures galantes, elle sourit pourtant par condescendance. Eux s'encouragèrent de ce sourire. Rendez-vous, amitiés, querelles, brouilles furent étalés devant la jeune fille. Peu à peu leur conversation s'aigrit. Ils se lancèrent au nez de vieilles rancunes de six mois et ils prenaient Henriette pour arbitre.
Dans la rue du Bac, Clémence dit :
— Voilà deux ans que nous sommes ensemble tout de même, Sicard et moi. Au bout de tout, c'est un brave type.
Un instant, elle songea ; puis :
— Il y a des jours comme ça où il n'est pas aimable. C'est pas étonnant, il est si préoccupé. Car il est très intelligent. Ça ne fait rien, il a été bien gentil quand j'ai eu ma fausse-couche, l'été dernier. Il m'a veillée trois nuits.
Et elle ne tarit plus ses éloges jusqu'au moment de leur rentrée. Ce fut le récit exact de leur bon temps, des promenades estivales à la campagne, des repas sous les gloriettes au son des musiques foraines, et le champagne, et d'immenses mirlitons, le retour dans le dernier bateau-mouche, en chantant. Elle dit les trains de banlieue, les courses, les spectacles, les drames et les opérettes écoutés dans les loges velours en savourant de délicieux bonbons ; les dîners chers aux restaurants chics, les bals superbes à l'Opéra, les soupers à l'Américain où on mange du homard en s'éventant, sous les lustres, toutes bougies allumées.
— Et puis, il y a des fois où nous restons sans sortir, toute une journée, chez lui. Il y a un bon petit feu, et du soleil dans ses rideaux. Nous faisons du café, une salade d'oranges, et il m'embrasse et je l'embrasse. C'est très bon. Il a un grand divan en belle soie. Nous restons l'un près l'autre, tout près, tout près, et il me lit des romans qui font pleurer. Nous nous aimons bien. C'est la seule joie, après tout.
Clémence s'attendrit. Dans ses gros yeux bleus des larmes fluctuaient. Elle tira son mouchoir. L'attendrissement gagnait Henriette aussi. Ces aveux lui dévoilèrent des sensations exquises, possibles. Si dans une union aussi désagréablement supportée que celle-ci, de pareils plaisirs se rencontraient, quels ne seraient-ils point entre une jeune fille jolie comme elle et un jeune homme mieux que le clerc. La curiosité d'amour qui, depuis le dimanche, la lancinait, s'augmenta de cette certitude que l'expérience en était charmante. Et la tortura le désir irréalisable de tenter ce bonheur. Elle s'attrista, maudissant la ruine qui l'empêchait du mariage. Et la grosse Clémence, avec sa chevelure rouge tassée à la diable sur son visage criblé de taches blondes, cette simple brodeuse aimante et aimée sans obstacles, elle l'envia.
Au magasin, M. Freysse, assis bas près la grande sœur, lui causait. Par malice, Clémence tarda à ouvrir la porte. Elles regardèrent à travers la vitre. Marceline écrivait, et sa face régulière pâle, souriait aux paroles du patron. Elle releva coquettement la tête, l'appuya dans sa main et fixa M. Freysse qui, chaleureusement, plaidait.
— Oh! comme votre sœur lui fait de l'œil! Mais c'est une déclaration. Ce que Léontine va rager.
A cette boutade, Henriette voulut protester :
— Ce n'est pas bien de dire ça.
A la caisse, Marceline, sur une haute banquette, écrit, compulse le grand-livre, classe des lettres. Sa main blanche furète parmi les paperasses. Parfois son profil sévère se tourne vers le dehors. Elle suit dans une rêverie la fuite des passants. Elle songe au moyen d'acquérir une maison de commerce et de la payer rapidement. Elle se bâtit un roman de vie triomphante ; elle tente des entreprises heureuses ; elle ouvre là, en face, un magasin de décoration, où tout se vendrait, depuis les bronzes modernes, les Carolus Duran et les Bonnat, jusqu'aux amphores romaines et aux tessons étrusques.