Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
IV
Dans l'église Saint-Sulpice, les fidèles se groupent aux côtés du chœur, sous les piliers de marbre, jusqu'à la table de communion ; et, l'autel d'or s'érige des marches, parmi la candeur de ses nappes. Le prêtre vénérable prostré en prières ; les moires de la chasuble miroitent, et l'agnel d'or, au centre, brodé.
Machinalement, Henriette suit l'office. Une piété vague la tient sérieuse, bien que, depuis deux ans déjà, elle ne pratique plus le sacrement. M. Goubert plaisantait les curés. Elle en profita pour s'affranchir de la confession. Au fond de sa mémoire, se perpétue le soupçon paternel que là n'est qu'espionnage. Comme elle, pense Marceline. Cependant, par mode, elles ne manquent point au service dominical, et aussi par une irraisonnée mais tenace conviction que n'y pas assister serait une grosse faute de bienséance et de morale. Pour elles, un salon l'église, où, à jour fixe, se rencontrent mêmes visages et mêmes toilettes.
Les deux sœurs descendirent du tramway avec une joie de marcher un peu, de sentir du frais dans leurs jupes. Place de l'Etoile, se dénoue le ruban de soulier d'Henriette. Il faut s'arrêter un instant sous la voûte de l'arc afin de rajuster. Cette ridicule besogne, devant tout le monde, exaspère la jeune fille. Des indiscrets la regardent faire. Douloureusement son corset la pince, accroupie. Comme elle se relève, une commotion de son être : sur le haut-relief, l'enfant colosse saille, et l'épanouissement de sa virilité nue. A sa honte soudaine de savoir, le mystère sexuel se révèle. Explicitement, de licencieux propos entendus contraignent sa mémoire.
Dans le tramway de Courbevoie, à côté de Marceline, une envie de confidences incite tout d'abord Henriette. Vite elle se ravise, et, taciturne, réfléchit. Une réprobation pour l'acte deviné, un doute même que l'amour sache se réaliser ainsi. Puis, avec la déroute des scrupules, un désir anxieux de connaître. Si la pudeur morigène, l'instinct pollue l'imagination. Du mâle : des baisers les lèvres, des étreintes les bras.
Au bois, par les sentiers. Sous la hâte de ses émotions neuves, Henriette prodigue à sa sœur des vocables tendres, susurrés, qui, naturellement, lui viennent ; de lentes caresses et douces. Peu à peu l'aînée s'en alanguit. Et, délicieusement, ce fut une après-midi dans des fraîcheurs où les résines sentaient au vol bourdonné des frelons.
En une exquise lassitude la fièvre d'Henriette se calma. Une envie d'être bonne à tous, de s'amollir au repos des divans.
Elles découvrirent une toute petite violette cachée sous les herbes. Elles en eurent une joie. Henriette la vola à sa sœur et l'enfouit dans son corsage entre deux boutons, et plus loin encore, au creux de sa poitrine. Cette fraîcheur sur sa peau lui fut un extrême délice. Mais elles en découvrirent d'autres, violettes, d'autres et d'autres. Elles les mirent à leur bouche ; elles arrachèrent leurs pistils avec les dents et les mangèrent ; elles aspirèrent le suc de leurs tiges dans une impérieuse soif de se froidir les lèvres. Elles riaient pour rien. Marceline ne se lassait point de poursuivre la petite, si gracieuse dans sa course avec ses bas violets dans l'envol des jupons ; et sa taille si mince ceinte de large faille, et son dos plat sur jambes longues.
Chacune fit un gros bouquet où les boutons d'or éclataient parmi les blancheurs rosées des marguerites et les livrées sombres des violettes.
Enfin tout essoufflées elles se prirent par les bras. Dans une allée solitaire elles s'embrassèrent longuement les joues.
— Quel sale bouquet… On n'en donnerait pas deux sous, crièrent des femmes qui passaient, en désignant leurs fleurs.
Et subitement leur joie à toutes deux tomba. Elles se regardèrent avec une grosse envie de pleurer. La misère impitoyable s'imposait à nouveau, leur misère et leur servilité.