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Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris

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III

— Charles!

Le garçon — gros, brun, les sourcils hérissés sur une face glabre de capelan — accourut.

— Mazagran? Môssieu Genès.

Acquiescement. Le garçon s'éloigne, mais il est aussitôt rappelé par un formidable

— Charles!

— Môssieur?

— De quoi écrire.

— Et les journaux du soir, n'est-ce pas, Môssieur Genès?

— Oui.

— Je savais. C'est aujourd'hui le jour du courrier de Môssieur. J'ai lu votre dernier article dans le Radical de l'Hérault. Oh, oh : c'est le gouvernement qui ne va pas être content.

Genès sourit avec fatuité.

Au bout de quelques minutes le garçon revint chargé du plateau, de quatre journaux et d'un buvard. Il rangea le tout sur la table.

Derrière lui, le verseur, dadais au geste malaisé, surgit et miaula :

— Crème?

— Vous savez bien que je n'en prends jamais, hurla Genès.

Charles intervint :

— Il faut l'excuser, Môssieur Genès : c'est un nouveau.

— Ah! — Ces messieurs sont-ils venus dans l'après-midi?

— Môssieur Albarel est venu avec Môssieur Sicard vers une heure.

— Sont-ils restés longtemps?

— Jusqu'à deux heures et demie. Ils ont joué au billard.

Genès consulte sa montre.

— Oh, ils ne vont pas tarder d'arriver. Monsieur Sicard a rendez-vous ici avec sa… dame, fit le garçon en clignant de l'œil.

Calvite, bigle, camard, puissant du ventre, une malebosse au front, Nicolas Genès. Méthodiquement, avec des arabesques calligraphiques, il écrit : « Jules Ferry, le Tonkinois… »

Blanc et or, sous le gaz, le café. Sur des gens, la lourde porte s'ouvre, s'ouvre et se referme. Au comptoir, parmi les carafons de cognac, les soucoupes, les fioles pansues, les hautes bouteilles, rouges, jaunes, vertes, la caissière trône dans la majesté de ses seins. Hâtifs, les garçons se croisent, élevant des plateaux où les bocks moutonnent. Là-bas le patron breloqué de chrysocales s'empresse auprès de trois exotiques gantés comme des cochers anglais et flanqués de donzelles ventripotentes.

Des tentures de moire claire, à petites ondes, prêtent à la salle un air intime de mauvais lieu. Des hallebardes, des pertuisanes, des lances dressées en faisceaux supportent les pardessus et les chapeaux des consommateurs. Des carquois en fils de métal tressés et peinturlurés reçoivent les parapluies et les cannes. Des heaumes de chevaliers en fer-blanc crachent de leurs visières levées des torchons pour la propreté des tables. Au fond, une grotte féerique, que des lampes à abat-jour de couleur illuminent, bée de sa gueule de carton-pierre ; un mince jet d'eau y clapote, et des mouettes empaillées rêvassent, suspendues au plafond les ailes écloses, au bruit monotone des carambolages.


Vigilant, le garçon annonce :

— Ces Messieurs.

— Bonsoir, Genès. Bonsoir, Albarel. Bonsoir, Sicard. Bonsoir, Castelan. Bonsoir, Ravasse.

Maurice Albarel. Au petit peigne, jusque les sourcils, des cheveux noirs et lisses. De ras favoris en la matité des joues. Des élégances équivoques de brelandier.

Francis Sicard. Deuxième clerc chez Me Susse, notaire, rue de la Paix. Des trottins cristallisent à sa seule vue.

Castelan. Profil de ghetto. Fait du journalisme. Au Madrid, plus d'un le salue et il en est fier.

Ravasse. Carabin réfractaire. La lecture des journaux, son unique labeur.

— Hé, scélérat, dit Genès à Sicard en lui tapant amicalement dans le dos, il paraît que nous attendons ce soir la belle Clémence.

Avec un geste de dédain, le clerc :

— Pf! Elle devient bien crampon.

— Plains-toi ; je m'accommoderais volontiers d'un crampon comme ça, interrompit Albarel.

— Prends-la, mon cher, je te la cède avec enthousiasme.

— D'abord il faut lui demander son avis. Et puis j'ai pour principe de ne jamais prendre la suite de mes amis.

— J'ai vu l'autre jour avec Clémence une petite blonde chiffonnée, très chouette : tu pourrais lui faire la cour. Elle travaille dans le même magasin.

— C'est une idée ça, je demanderai des renseignements à Clémence. Dis donc, Genès, si nous trouvions tous des maîtresses dans le même magasin? Ça serait drôle!

— Oh! moi, je préfère le bordel.

— Chiiic!!

C'était Ravasse qui lançait son cri favori tout en feuilletant des journaux illustrés.

Genès alla s'asseoir à côté de Castelan.

— Je veux vous faire lire ma correspondance. Je crois que ça y est : vous allez voir.

Le journaliste prit le manuscrit et le parcourut négligemment. Des sourires approbatifs et des moues sévères alternent sur sa figure pendant qu'il lit.

— Pas mal, mon cher, pas mal : vous faites des progrès. Mais il vous faut travailler encore, travailler beaucoup. Les incidentes s'embrouillent parfois. L'adjectif est banal souvent. Cherchez l'adjectif, l'adjectif qui porte. Tout est là. Croyez ma vieille expérience.

Genès remit le papier dans sa poche, un peu froissé de ces critiques.

— Quel cheval joues-tu demain, Albarel?

— Tabarin.

— Oh! non, il faut jouer Zuzutte.

— Zuzutte? Jamais de la vie.

— Crois-moi : j'ai des renseignements sûrs.

— Est-il étonnant avec ses tuyaux, ce Sicard!

— Pourquoi?

— Parce que tu me fais toujours perdre.

— Je t'ai fait perdre, moi? quand ça?

— Mais dimanche dernier, encore, avec Grincheux.

— Mon cher, c'est la faute du jockey : tout le monde l'a dit.

— Je la connais cette blague.

— Alors tu vas jouer Tabarin?

— Parfaitement.

— Tant pis pour toi.

— Nous verrons.

— Chiiic, hurla l'incorrigible Ravasse.

— Et notre partie de piquet? interrompit Genès. Combien sommes-nous? Ravasse, lui, il n'y a pas moyen de le faire sortir de ses journaux. Monsieur Castelan, jouez-vous?

— Je regrette. Je suis forcé de rentrer. J'ai un article à finir.

— Alors nous jouons à trois?

Après le départ du journaliste, Genès, très vexé au fond de ses critiques, dit en haussant les épaules :

— Quel poseur ce Castelan : il a toujours des articles à faire et on ne les voit nulle part.

— A-t-il du talent? demanda Albarel.

— Peuh! un simple reporter.

— Moi je ne le crois pas fort, dit Sicard. Un jour il a prétendu que Georges Ohnet ne savait pas écrire.

— Quand il aura fait Le Maître de Forges.

— Oh! oui.

— Toujours le nez fourré dans vos sales cartes! cria inopinément une grosse rousse, la gorge en surplomb dans un mantelet de velours grenat.

— Tiens, voilà Clémence.

Clémence s'assit à côté de Sicard qu'elle baisa sur le bout de sa barbe en lui susurrant :

— Bo'soir chéri.

Le clerc se laissa câliner en homme que cela embête.

— Quel type! fit Clémence froissée de cette réception glaciale. Il est toujours à bouder.

— Venez vous asseoir près de moi, madame Clémence, j'ai à vous causer, dit Albarel.

— Ah!

— Des renseignements à vous demander.

— Des renseignements?

— Oui.

— Et sur quoi?

— Sur une petite blonde chiffonnée qui travaille dans votre magasin.

— Oh, oh : la petite Henriette.

— Elle s'appelle Henriette?

— Oui. Elle est d'une bonne famille… ruinée.

Geste d'Albarel.

— C'est vrai, monsieur Albarel, c'est pas des blagues.

Elle raconta tout ce qu'elle savait sur la famille Goubert.

— Alors elle est sage?

— Oh! oui. Elle s'embête, la pauvre mignonne, avec sa chipie de sœur, elle s'embête!… Je l'aime beaucoup, moi, Henriette. Elle est rigolote et… pas poseuse.

— Et sa sœur?

— Sa sœur? En voilà une qui fait sa tête, et des manières. Elle est très bien avec le patron, par exemple.

— Ah!

— Oh! mais très bien. Ils établissent la balance ensemble, tout le temps.

— La balance?

— C'est Henriette qui dit ça. Elle est très rigolote, cette petite : je l'aime bien, mais c'est sa sœur qui me rase.

— Et les autres ouvrières, comment sont-elles?

— Les autres? Peuh! couci, couça. Il y a Léontine qui n'est pas mal.

— Léontine…

— Un peu… blette ; mais pas mal tout de même. C'est elle qui voudrait établir la balance avec le patron.

— Ah! elle voudrait…

— Mais oui ; seulement, le patron ne veut pas.

— Il ne veut pas…

— Il aime mieux établir la balance avec Marceline.

— Marceline?

— C'est la sœur à Henriette.

— Alors le patron… ha! ha! ha!

— Aime beaucoup… hi! hi! hi!

— Etablir la balance… ho! ho! ho!

— Avec Marceline… hé! hé! hé!

— Chiiic, épilogua Ravasse.

Clémence lampa le verre de kümmel qu'on venait de lui servir.

— C'est bon, le kümmel, ça pique. J'aime ça, fit-elle en se caressant complaisamment les seins selon son tic ordinaire.

Puis à Maurice Albarel :

— Alors, comme ça, monsieur Maurice, vous êtes amoureux de la petite Henriette?

— Amoureux? Je ne la connais pas!

— Oh! elle est très chic.

— Voulez-vous vous charger de mes intérêts auprès d'elle?

— Nous verrons : plus tard, nous verrons.

— J'y compte, hé?

— Tiens, voilà mon amoureux platonique, cria, en claquant des mains, Clémence, qui regardait vers la porte du café.

Un grand pantin vêtu de noir, maigre, sa figure bonasse et ovine quoique épouvantablement barbue, surmontée d'un haut-de-forme minuscule aux reflets de colle forte, s'avançait vers la table des trois amis, pareil à un vieux corbeau aux ailes coupées.

— Bonsoir, mon amoureux.

— Bonsoir, Pirette.

— Ce cher Pirette!

— Vive Pirette!

— Chiic!

M. Pirette vivait chichement, mais dignement des honoraires de sa place de comptable. Timide, taciturne, rêveur et sentimental, il avait voué au beau sexe un culte chevaleresque et désintéressé.

Clémence se leva, prit une rose à son corsage et la passa à la boutonnière de Pirette avec des gestes comiques.

— Hé, hé, monsieur Pirette, je crois que vous faites la cour à ma femme.

— Quel veinard, ce Pirette!

— Irrésistible, mon cher.

— Chiic, chiic.

— Laissez-les dire, monsieur Pirette : ils sont jaloux, interrompit Clémence. Mettez-vous en face de moi, là, nous allons faire un petit écarté.

— Volontiers, madame.

— Qu'est-ce que nous jouons?

— Tout ce que vous voudrez.

— Un kümmel, pas?

— Parfaitement.

— J'aime beaucoup le kümmel. J'aime tout ce qui pique. Et vous, monsieur Pirette?

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