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Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris

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IX

Dans la vacuité matinale du café ; devant un vermouth à moitié bu et des journaux qui battent aux tardifs balayages, — de Saint-Lager attend.

Un grand garçon sur la trentaine, au cheveu rare, d'un blond éteint, aux yeux gris, ronds, dardant un regard fixe, satisfait et impudent, au nez qui se dessine légèrement aquilin sur d'épais cartilages. Des épaules carrées, montantes, de larges mains aux courts doigts, des pieds pesants et plantigrades. Il se dit d'antique noblesse poitevine, apparenté aux plus illustres familles ; un peu brouillé — frasques de jeunesse, confie-t-il — avec son père, se voit momentanément réduit à une vie quasi précaire. Grâce à des tailleurs patients et peut-être aussi grâce aux soins de ménagère dont il accable sa garde-robe, de Saint-Lager présente l'apparence d'un homme bien mis. Hautains ses chapeaux se recourbent, hautement ses hauts cols pointent. Couché tard, levé tard, il passe ses après-midi à la salle d'armes et ses nuits autour d'une table de jeu. Peut-être un peu ami des dames mûres, peut-être un peu écornifleur, mais, en somme, bon diable, jovial compagnon, d'une nullité d'esprit tumultueuse et rassérénante.


— Mille excuses, monsieur de Saint-Lager : je vous ai fait attendre, dit Sicard en arrivant tout essoufflé.

— Mais il n'y a pas de quoi, mon très cher.

Il reprit avec un sourire :

— Je devine. L'affriolante rousse d'hier soir vous a fait faire la grasse matinée.

Contraints les muscles cachinnatoires du clerc jouèrent.

— Oh non. Elle est partie de bonne heure pour son magasin… Seulement j'ai dû aller jusqu'à l'étude prévenir de mon absence.

— Ah.

— Il est dix heures vingt. Nous allons partir tout de suite, si vous voulez.

— Parfaitement.

— C'est là, en face.

— Rue Racine, 3, n'est-ce pas?

— C'est ça.


Hermétiquement boutonnés, roides, par à-coups dorsaux, ils montent dans la blafardise de l'escalier.

Pierre Coulesko, très digne, bien que troublé un tantinet, reçoit les témoins de son adversaire. En toilette matinale : veston de flanelle moulant la chute des reins, chemise de soie mauve ; et s'érige l'encolure vigoureuse où les nerfs saillent. Il donne l'adresse de ses propres témoins d'une voix blanche. Alors c'est, l'espace de deux secondes, des convexes de torses piétées sur la tension du jarret ; des bras qui se ballent en avant, inertes ; puis dans l'air, la courbe mordorée des chapeaux remis. Un claquement de porte qui se referme.

Dehors.

L'ascendance du boulevard Saint-Michel dans du soleil. Et l'estivale viridité des arbres rajeunis poudroie. Les teintes plates des affiches versicolores s'allument aux cylindres des colonnes Morris ; des fiacres se précipitent, comme en aval, des fiacres clopent, comme en amont ; les cornes des tramways tintamarrent. Aux terrasses des cafés, sous les tentes éployées, des adolescents glabres, des donzelles aux corsages aoûtés spirent au travers des pailles la frigidité des liqueurs. Devers le Luxembourg, parmi la cohue gesticulante, grisaille ou bariolure de carême-prenant, — Saint-Lager et Sicard vont.


Dans la chambre de Paul Vraziano, un tout jeune homme adipeux déjà, aux yeux étrécis qui, derrière un binocle, cillent. De taille gigantesque, de maigreur fantasmatique, un front de tartaglia macabre sous un toupet en jube de fauve, le cuir dartreux où, profond, se creuse le pli naso-labial, — tel Alexandre Giska, le second témoin de l'adversaire de Maurice.

Tous quatre, depuis dix minutes, controversent.

— Je propose la frontière belge, reprit de Saint-Lager.

— La frontière belge!

— Ce me semble prudent. Je connais bien M. Albarel, ce duel ne sera pas un jeu ; et…

— La frontière belge, parfaitement. M. Coulesko a horreur des rencontres pour rire ; et moi-même…

— Oh! nous avons là-dessus les mêmes idées, M. Giska, j'en suis sûr, une égratignure…

— Ne vaut pas la peine qu'on se dérange.

— Assurément.

— Je me suis battu trois fois.

— J'attends ma cinquième affaire…

— Je ne voudrais pas vous avoir pour adversaire.

— Croyez que…

— Vous devez être une fine lame.

— Hé, hé!

Quelque temps encore, de telles rodomontades. Enfin un premier procès-verbal de la rencontre est rédigé et signé.

Et sur le pas de la porte :

— Ainsi nous partons demain soir par le train de neuf heures.

— C'est entendu.

Et des salutations comme d'un geste d'androïde.


Un amas de paperasses sur le secrétaire de vieux chêne. Deux bougies clignent tristement par la chambre obombrée. Maurice Albarel, la main capricante, trie ; par crainte d'une indiscrétion posthume, il trie parmi ces billets d'amour aux surannés parfums, ces portraits de femme, ces boucles de cheveux ; il trie parmi ces lettres familiales, ces cartes d'amis, ces quittances niaises…

Bientôt, dans le foyer vide, une subite flamme qui bleuit scelle à jamais le secret de maint brimborion.

Debout, devant la cheminée, Albarel songe :

— Certes, je ne suis point poltron. Ce duel, une bonne aubaine, en somme. Il m'a déjà gagné le cœur d'Henriette. Et puis, ce doit être si amusant de raconter plus tard les péripéties d'une affaire d'honneur. Mais si j'étais tué? Bah! un dénouement tragique est si rare. Et quand même, la vie, une mauvaise blague.

Albarel anticipe en son imagination la scène du combat. Il se voit là-bas, dans l'air grivelé du matin, sous les arbres, debout en bras de chemise. L'éclair de l'épée adverse lui cingle la vue…

Ce ne sera rien, conclut-il. Pourtant une soudaine appréhension l'empoigne : « Si j'allais avoir peur! »

Et de tous les recoins de la partie obscure de la chambre, cette obsédante phrase diversement se répercute.

Le tic tac de la pendule semble ânonner : « Si tu allais avoir peur! »

Le masque japonais étire les commissures de ses lèvres exsangues comme pour insinuer : « Si tu allais avoir peur! »

On eût dit même que du bleu des écrans les monstrueux cacatois caquetassent : « Si tu allais avoir peur! »

Alors Maurice Albarel se sent, la durée de quelques secondes, saisi d'une terreur réflexe. Et ses mâchoires claquent.


Dans un très vieux quartier, une ruelle torte aux squames d'herbes. Dans une maison à lézardes, au bout d'une allée étroite, donnant sur la cour, une salle basse aux carreaux embus. De nombreux fleurets y strient les murs ; des épées de combat, des sabres de cavalerie, des haches d'abordage, des pistolets d'arçon, un heaume ceignent en trophée le brevet du maître d'armes, Monsieur Bardille.

Le père Bardille est un vieux troupier ayant dépassé la cinquantaine, moyen de taille, solide encore sur la planche, malgré l'apparente lourdeur de sa démarche. Des yeux gris aux pupilles abonnies, le cuir de la face tanné comme son plastron de professeur. De longues moustaches d'un blond roussi fluent sur des lèvres de fumeur de pipe. Il parle en zézayant.

— Monsieur Bardille, dit de Saint-Lager, je vous amène mon ami, M. Albarel qui doit se battre demain matin.

— Ah!

— Vous allez lui montrer une de ces bottes…

Le père Bardille examine à la dérobée Albarel.

— Il a fait autrefois des armes, mais il est un peu rouillé.

— Nous allons voir ça.

Maurice regarde machinalement autour de lui, le cœur pris d'un malaise torpide : lui apparaissent, en une trémulation, les murs striés de fleurets et les aciers fourbis du trophée.

Du vestiaire de la salle d'armes, des âcretés de coutil mouillé montent. Un jour triste se filtre à travers le ternissement des vitres.

« Une, deuss, fendez-vous. »


En compagnie de ses deux témoins et de Ravasse qui avait bien voulu assumer la responsabilité de médecin en cette affaire, Maurice mangea un copieux dîner fortement arrosé. Il fut très gai, très loquace, un peu nerveux assurément. Le café pris, comme l'heure du train approchait, ils montèrent tous quatre en voiture, Saint-Lager à côté de Maurice, Sicard sur le strapontin, Ravasse avec le cocher.

Saint-Lager portait les épées soigneusement enveloppées dans un pardessus ; en les cahots de la voiture leurs gardes vinrent parfois heurter la cuisse d'Albarel. Ce contact lui causa de la répulsion.

Une brise fraîche cinglait, avivée par la course rapide du véhicule.

Maurice pensait : maintenant c'était fini. Il ne pourrait pas faire autrement. Il allait se battre. Demain il allait sentir devant sa poitrine une lame menaçante. Demain il serait grièvement blessé, mort peut-être, oui, mort, là-bas, au diable, dans un pays étranger ; mort, gisant au milieu d'un bois!

Le long du boulevard la vie grouille. Maurice Albarel demeure muet, plongé dans une vague inconscience.

Et, sous le clair ciel d'été, au flamboi du gaz, les feuillages épandus semblent de la tôle vernissée. Dans les boutiques les panneaux à glaces centuplent les globes blafards des girandoles. Les tramways se ruent, béhémots aux prunelles incandescentes. Des êtres se meuvent en traînant leurs ombres par le trottoir.

La gare du Nord. La lumière électrique : funèbre et bleue sur les dalles de l'embarcadère. Des appels, des pas précipités, et le brouhaha de toutes les tarrabalations du départ.

Albarel court au guichet.

Près lui, un grand jeune homme cause avec un employé du chemin de fer. Il reconnaît son adversaire. Un regard est échangé, furtif, prompt.


En wagon. Sicard s'assoupit dans un coin, de mauvaise humeur malgré ses protestations. Ravasse fume, taciturne, coiffé d'un tapabor en drap rayé. Saint-Lager donne à Maurice des conseils sur la manière de se tenir pendant le duel.

Le train file dans la nuit avec des sifflements aigus. Aux stations des portières claquent, la voix des conducteurs chante dans la paix nocturne. Parfois des voyageurs montent dans le compartiment des duellistes : un monsieur à lunettes ou quelque vieille dame roulée dans un châle à grandes palmes.

Albarel se sent très dispos, un jarret d'acier. Ses appréhensions de la veille se sont évanouies. Il se dit : « Je n'aurai pas peur, » et il fume des cigarettes en causant avec Saint-Lager. Il s'amuse aussi à regarder par la portière : des bourgades endormies, avec un clocher pointu dont l'ardoise mire la lune ; des collines mollement ondulées à l'horizon ; les méandres d'une rivière bordée de saules ; un sous-bois et des troncs noueux et des guis hâtifs et des hautes herbes, en une pénombre mystérieuse. Des plaines à perte de vue où des moissons javellent.


Mons. Déserte la grande place parmi les matinales grivelures. Un air d'ennui béatifie les façades nues des maisons au cordeau. Malgré la belle saison la bise point comme dard. Lourdement s'ébranle la cadrature de l'antique horloge.


Deux surannées guimbardes roulent avec des grincements d'essieux hors Mons. Dans la première, Coulesko et ses témoins, dans la seconde, Albarel et les siens.

De Saint-Lager se rengorge. Il répète :

— Vous allez voir si je sais diriger un duel.

Ravasse a complètement rabattu son tapabor. Par moments, dans une demi-somnolence, il miaule :

— Chiiic.

On traverse des villages. Des maisons blanches de chaux. Des carrés de betteraves. Sur le pas des portes des paysans en veste de cadis, la face rasée et rébarbative. Un coq claironne derrière une haie. Un cheval hennit. Des chiens jappent.

La guimbarde roule.

Maurice repasse dans son esprit des coups droits, des parades de tierce, des ripostes, des liements, un tas de projets.

Pendant ce temps, Sicard se penche hors la portière, très inquiet.

— Nous sommes suivis ; nous sommes filés par la police.

— Allons donc.

— Regardez.

En effet, à une distance de quarante mètres environ deux individus semblent suivre les voitures au pas de course.

— Ce serait une sale affaire, dit de Saint-Lager sourcilleux.

— C'est amusant vos sacrés duels, grommelle Sicard.

Ravasse, sous son tapabor, clame :

— Chiic!

Albarel cherche à rassurer tout le monde.

Soudain les voitures font halte devant la lisière d'un petit bois.

— Messieurs, dit Saint-Lager, mettant pied à terre, nous sommes suivis. Serait-ce la police?

— Il faut éclaircir cela, fit Vraziano.

— En tous cas, reprit Saint-Lager, commençons par mettre les armes en sûreté derrière ce buisson.

Pendant ce colloque, les deux individus, cause du désarroi, arrivaient sur la route, tout essoufflés.

C'étaient des bonshommes très adipeux, aux yeux bagués de graisse, aux vastes mentons doubles. Ils étaient vêtus uniformément d'un habit de drap bleu à boutons de métal, d'un gilet à fleurages et d'un pantalon du plus beau nankin.

De Saint-Lager les interpella d'une voix terrible.

— Qui êtes-vous? Que venez-vous faire ici?

Les lèvres rasées des deux bonshommes s'étirèrent en un sourire béat :

— Oh! monsieur, rassurez-vous, nous ne sommes pas de la police ; nous sommes de braves bourgeois et nous venons nous amuser, savez-vous?

On rit. Les deux imprévus spectateurs prirent place sur la route auprès des voitures. Les duellistes pénétrèrent dans le bois.


Les préparatifs du combat touchent à leur fin. Maurice Albarel regarde autour de lui dans une perception légèrement confuse : Giska, en longue houppelande râpée, sa jube léonine au vent, essaie la solidité d'une des épées en la brandissant. De Saint-Lager cause avec Vraziano.

Plus loin Coulesko patiente en effeuillant des brindilles. Ravasse et le médecin de la partie adverse, un barbu gibbeux, après s'être promis mutuelle assistance, sont en train d'étaler méthodiquement leurs trousses sur le gazon. Et tout cela dans une atmosphère fuligineuse.

Quelques minutes plus tard Albarel se trouva l'épée à la main en face de son adversaire.

De Saint-Lager scanda :

— Allez, messieurs.

Un cliquetis. Du heurt des lames des étincelles jaillissent. Albarel pousse devant lui, presque inconscient. Ses coups sont parés ou ils n'arrivent pas. Enfin, après un dégagé, il lui semble que quelque chose d'inconsistant a cédé. Tout à coup, témoins et docteurs accourent. Coulesko a baissé son arme avec une grimace. Il est blessé au biceps droit. Après examen son médecin le déclare dans l'incapacité de continuer la lutte.

De Saint-Lager s'approche de Maurice, la mine navrée.

— Peuh! une égratignure. C'est bête.

Puis, lui serrant la main :

— Enfin, mes compliments : ce n'est pas votre faute. Si j'étais le témoin de ce monsieur, je l'aurais forcé de continuer le combat.

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