Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire
The Project Gutenberg eBook of Les Rois Frères de Napoléon Ier
Title: Les Rois Frères de Napoléon Ier
Author: Albert Du Casse
Release date: December 4, 2009 [eBook #30604]
Language: French
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LES ROIS
FRÈRES DE NAPOLÉON IerDOCUMENTS INÉDITS
RELATIFS AU PREMIER EMPIREPUBLIÉS PAR
LE BARON DU CASSEPARIS
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE et Cie
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
Au coin de la rue Hautefeuille1883
Tous droits réservés.OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:
- Mémoires du roi Joseph, 10 vol. in-8o avec album de 20 batailles gravées. Perrotin, éditeur.
- Histoire des négociations relatives aux traités de Mortefontaine, de Lunéville et d'Amiens, 3 vol. in-8o. Dentu.
- Mémoires du prince Eugène, 10 vol. in-8o. Michel Lévy.
- Vandamme et sa correspondance, 2 vol. in-8o.
- Arrighi de Casa Nova, duc de Padoue, 2 vol. in-8o.
- Précis des opérations de l'armée de Lyon en 1814, 1 vol. in-8o.
- Précis des opérations de la guerre d'Orient en 1854, 1 vol. in-8o.
- Opérations en Silésie, 1806 et 1807, 2 vol. in-8o avec atlas.
- Mémoires pour l'histoire de la campagne de 1812, 1 vol. in-8o.
- Histoire anecdotique du coup d'État, 1 vol. in-8o.
- Souvenirs d'un officier du 2e zouaves (attribué à tort au général Cler), 1 vol. in-12.
- Le duc de Raguse devant l'histoire, 1 vol. in-8o.
- Les erreurs militaires de M. de Lamartine, 1 vol. in-8o.
- Histoire anecdotique de l'empereur Napoléon Ier, 1 vol. in-12.
- Histoire anecdotique de l'ancien théâtre, 2 vol. in-8o.
ROMANS:
- Rambures, 1 vol. in-8o.
- Du soir au matin, 1 vol. in-8o.
- Quatorze de dames, 1 vol. in-12.
- Les suites d'une partie d'écarté, 1 vol. in-12.
- Le conscrit de l'an VIII, 1 vol. in-12.
- Le marquis de Porzaval, 1 vol. in-12.
- M. Putau, 1 vol. in-12.
- Les variétés militaires, 1 vol. in-18.
- Les origines, 1 vol. in-18.—Etc., etc., etc.
- Sous presse: Le Panthéon fléchois.
PRÉFACE
Dans les premières années du second empire, commença à paraître à la librairie Perrotin un ouvrage en dix volumes qui fit sensation dans le monde littéraire et politique, les Mémoires du roi Joseph, qui donnaient sur l'empereur Napoléon Ier, sur son règne et sur l'histoire de cette grande époque des aperçus entièrement nouveaux. Des documents importants et irrécusables corroborant les faits se trouvaient en grand nombre dans ces dix volumes, et, malgré le succès de l'Histoire du Consulat et de l'Empire de M. Thiers, les Mémoires du roi Joseph furent accueillis avec une haute faveur dans les régions élevées et savantes.
Peu de temps après l'entière publication de cet ouvrage, en parut un autre du même auteur et du même genre, Mémoires et correspondance du prince Eugène, également en dix volumes.
Ces deux publications historiques capitales, faites avec impartialité, donnèrent la pensée au gouvernement impérial de réunir en un magnifique ouvrage toutes les lettres écrites ou dictées par Napoléon Ier, et de livrer à la publicité un admirable monument d'histoire moderne. Malheureusement, le nombre considérable des lettres et des documents collectionnés dans les archives du gouvernement et dans les archives des particuliers fit rejeter l'idée de joindre à ces lettres de l'empereur les réponses et des notes explicatives.
Immédiatement après la mort du dernier des frères de Napoléon Ier, en 1860, parut également un ouvrage en sept volumes intitulé: Mémoires du roi Jérôme.
On serait en droit de penser que la collection de ces quatre grandes publications est de nature à donner l'idée la plus complète de tous les faits historiques qui s'accomplirent sous le premier empire, et qu'ils mettent entièrement à jour la politique du grand empereur. Il n'en est cependant pas réellement ainsi.
Il faut du temps pour débarrasser l'histoire de ses langes.
Tel document publiable à une époque éloignée aurait eu des inconvénients à être publié à une époque plus rapprochée. Mais ce qui ne pouvait voir le jour il y a quelques années peut paraître aujourd'hui.
Tout n'a donc pas été inséré dans les quatre ouvrages publiés sous le deuxième empire. Nous pouvons affirmer néanmoins que rien n'a été changé dans les documents qui se trouvent aux Mémoires Joseph et Eugène, et que l'auteur s'est borné à supprimer quelques phrases et à les remplacer par des points; qu'un certain nombre des lettres de Napoléon Ier a été supprimé dans la correspondance de l'empereur, principalement celles écrites au roi Louis, père de Napoléon III. Quant aux Mémoires du roi Jérôme publiés sous la direction de son fils, le prince Napoléon, et sans nom d'auteur, nous croyons savoir que cet ouvrage est loin d'avoir la moindre prétention à la vérité historique.
Récemment, un volume intitulé: Napoléon et le roi Louis a paru. Il renferme la collection presque complète des lettres de l'empereur au troisième de ses frères.
Ces ouvrages, qui ont une grande valeur historique, ne font pour ainsi dire qu'effleurer plusieurs des grands faits du premier empire. Ainsi, dans l'histoire du règne du roi Louis, les démarches faites pour changer en royauté la république batave, les négociations entreprises pour mener à bien la mission de M. de Labouchère à Londres, sont à peine indiquées. Cela vient de ce que l'empereur traçait ses intentions à ses agents, à ses ministres, à ses frères à grands traits, laissant souvent à ces derniers le soin des moyens à prendre pour l'exécution de sa volonté.
Nous avons eu la pensée de recourir à la correspondance diplomatique de cette époque pour compléter, autant que possible, l'histoire des frères de Napoléon Ier qui est aussi l'histoire de la plupart des États de l'Europe. En outre, nous joindrons à ces documents un grand nombre des lettres ou portions de lettres omises à dessein dans les ouvrages publiés sous le second empire, puis des pièces curieuses relatives à ces souverains et complètement inconnues.
Cet ouvrage, sorte de complément de ceux qui déjà ont paru, et intitulé: Les rois frères de Napoléon, comprend un grand nombre de documents inédits relatifs au premier empire.
LES FRÈRES
DE NAPOLÉON Ier
I.
LE ROI JOSEPH
(1797-1808).
Jusqu'au jour où la politique et la raison d'État vinrent se mettre en travers de ses affections naturelles, l'empereur Napoléon Ier se montra un frère dévoué, principalement avec Joseph son aîné, qui, à la mort de leur père, Charles Bonaparte, était devenu le chef de la famille. Né en janvier 1768, Joseph avait dix-huit mois de plus que son second frère Napoléon, né lui-même en août 1769. Lors de la perte qu'ils firent de leur père, l'un avait donc 17 ans, l'autre 15 ans et demi.
Jeté de bonne heure au milieu des affaires publiques, devenu un personnage politique important, à l'âge où l'on sort à peine de l'adolescence, un général renommé à l'âge où l'on ceint à peine une épée, Napoléon, de fait le chef de sa famille, voulut associer ses frères à sa grandeur. Une fois à la tête du gouvernement, il les porta aux premières charges de l'État; empereur, il voulut pour eux des trônes, et, pour les y asseoir, prononça la déchéance des anciennes familles royales de l'Europe. Mais si l'ambition dominait tout chez ce grand capitaine, chez ce puissant génie, ses frères n'avaient pas le même amour des grandeurs. Deux d'entre eux, Joseph et Louis, esprits modérés et éclairés, n'acceptèrent des couronnes qu'après beaucoup d'hésitation, bien plus pour céder aux exigences de leur frère, devenu le maître du monde, que pour obéir à leurs propres instincts. L'un d'eux, Lucien, se montra toujours rebelle à cet égard aux volontés de Napoléon. Il entendait vivre à sa guise, sans se plier aux vues de l'empereur. Enfin, le quatrième, Jérôme, léger de caractère, ami du plaisir, acceptait volontiers la tutelle fraternelle, à la condition de pouvoir puiser sans cesse dans le trésor impérial.
Nous allons exposer les relations de Napoléon avec ses frères à différentes époques de leur carrière, en rétablissant certaines parties de leur correspondance omises à dessein dans les ouvrages publiés jusqu'à ce jour.
Commençons par Joseph, l'aîné des Bonaparte, successivement roi de Naples et d'Espagne.
Nous croyons inutile de parler des premières années de Joseph Bonaparte. Nous allons le prendre au moment où il commença à entrer dans la vie politique et à jouer un rôle dans la diplomatie.
À la suite de sa brillante campagne de 1796 en Italie, le général Bonaparte, déjà tout-puissant, fit nommer Joseph ambassadeur dans les États romains. Celui-ci se rendit à Rome à la fin de 1797. Conformément aux instructions de son frère et du Directoire, il fit tous ses efforts pour maintenir l'harmonie entre le gouvernement pontifical et la France. Il n'y put réussir. Les relations entre les deux États s'envenimèrent par la nomination d'un général autrichien (Provera), trois fois prisonnier de l'armée de Bonaparte, comme commandant de la troupe pontificale. Les justes plaintes de Joseph à cette occasion enhardirent d'une autre part les révolutionnaires romains, qui se figurèrent que nous ne pouvions faire autrement que de les soutenir dans leurs tentatives pour renverser le gouvernement pontifical. Cet état de choses amena l'échauffourée du 7 décembre, qui coûta la vie au jeune et brillant général Duphot, et nécessita le départ de Rome du ministre de la légation de France. Joseph, pendant son séjour dans la ville éternelle, échangea avec son frère une correspondance intéressante; nous connaissons les lettres de Napoléon par le recueil officiel publié sous le second empire; les dépêches de Joseph, au contraire, n'ont été imprimées ni dans les Mémoires du roi Joseph ni ailleurs; nous choisissons les plus curieuses pour les donner ici.
I.
Rome, 24 fructidor an V (10 septembre 1797).
Joseph au général en chef Bonaparte.
J'ai reçu, citoyen général, la lettre à laquelle étaient jointes plusieurs pièces relatives à l'arrestation de MM. Angeloni, Bouchard, Oscarelli[1], Vivaldi, etc. Les informations que j'ai prises sur eux, depuis que je suis à Rome, sont conformes à l'idée qu'on en donne dans les lettres qui vous ont été envoyées par le citoyen Monge; ils ont manifesté le désir et le projet de changer le gouvernement romain. S'ils ont senti et pensé comme les Brutus et les grands hommes de l'antiquité, ils ont parlé comme des femmes et agi comme des enfants; le gouvernement les a fait arrêter. Comme ils n'avaient point de plan déterminé, on n'a rien trouvé chez eux qui pût les accuser; mais on en avait trouvé cinquante réunis à la villa Médicis; mais la ville entière connaissait les projets dont ils se vantaient sans avoir aucun moyen de les mettre à exécution.
Quelques-uns d'entre eux, et précisément ceux qui, par leurs talents, paraissent être les chefs, étaient munis de certificats honorables de la commission des Arts[2]; mais ces certificats et la liaison qu'ils ont eue avec les commissaires français, loin d'être cause de leur arrestation, l'ont suspendue durant quelques instants, et l'on n'a procédé contre eux qu'après que le citoyen Cacault eut déclaré que les certificats des commissaires prouvaient pour le passé et non pour l'avenir; qu'ils ne pouvaient d'aucune manière être regardés comme des actes de garantie pour des faits ignorés et absolument étrangers aux commissaires et à tout autre individu français.
Depuis cet événement, on est convaincu dans Rome que les Français n'ont aucun rapport avec ce qui s'est passé, et aucun d'eux n'a éprouvé le moindre désagrément qui puisse le faire croire.
Cependant, j'ai voulu pressentir quelles étaient les intentions du gouvernement sur les individus arrêtés, et surtout sur ceux auxquels vous croyez devoir prendre un certain intérêt: le secrétaire d'État[3] m'a assuré que Corroux et son frère n'ont point été arrêtés; que le juif Ascarelli venait d'être mis en liberté; qu'il croyait que Vivaldi allait l'être bientôt; que, quant à Angeloni et Bouchard, qui sont les plus compromis, avant la sentence définitive je serais informé de l'état du procès, et que le gouvernement se prêterait à ce que les Français paraîtront désirer.
Je ne pense pas que le système de sang ou d'extrême rigueur qui a prévalu dans quelques États voisins prenne ici; il y a bien quelques prêtres influents du caractère des persécuteurs des Albigeois, mais ils n'osent pas encore se livrer à l'ardeur de la persécution. Le secrétaire d'État, homme doux et honnête, les surveille. Tant qu'il pourra quelque chose, je ne crains pas les scènes de sang; mais il n'a pas, je pense, tout le crédit qu'il mérite.
Il est inutile que j'entre dans plus de détails: il suffit que je vous assure que je ne perdrai pas de vue le sort des personnes arrêtées.
II.
Rome, 3 vendémiaire an VI (24 septembre 1797).
Joseph Bonaparte, ambassadeur de la République, au général en chef Bonaparte.
Hier au soir, le pape[4] a été indisposé; on espérait cependant qu'il serait en état d'aller aujourd'hui, jour de dimanche, à Saint-Pierre; mais la fièvre l'a saisi avec des attaques d'apoplexie; il a reçu le viatique à trois heures après midi. Il est dans ce moment dans un état presque désespéré, et l'on craint qu'il ne résiste pas au redoublement de demain.
Cet événement peut en faire naître plusieurs d'une nature bien différente, selon les impulsions que l'on donnera à l'opinion et aux affaires de cette ville.
Vous connaissez, citoyen général, les instructions qui m'ont été données par le Directoire; mais sa situation, celle de la France et de l'Italie ne sont plus les mêmes.
Si les républicains qui existent à Rome, et dont quelques-uns sont encore arrêtés, s'ébranlent pour tenter un mouvement qui les conduise à la liberté, il est à craindre que Naples ne profite d'un instant d'oscillation pour faire enfin un mouvement réel et pousser ses troupes jusqu'à Rome. Dans ce cas, nul doute que le succès ne fût pour les partisans de la coalition dans Rome.
Naples ne tentera jamais ce mouvement s'il craint d'être prévenu par les troupes françaises. Il serait donc à désirer que vous puissiez faire filer des forces du côté d'Ancône. Dans toutes les hypothèses, leur présence dans un point avoisiné de Rome aura une influence morale ou absolue.
Les cardinaux dont on parle le plus pour les porter au pontificat sont: Albani, Gerdil, piémontais, et Caprara[5]. Le premier paraît avoir le plus d'influence, il est le centre de la faction impériale; Provera, qui, lui, est envoyé ici par le nonce Albani, est un de ses moyens, et il les emploie tous. C'est un homme d'un extérieur séduisant: du tact, de l'usage, point d'instruction, point de talent transcendant, c'est le doyen des cardinaux.
Le cardinal Gerdil passe pour un saint homme, et un théologien consommé. C'est le choix des prêtres non titrés et des dévotes.
Caprara a des talents. Ennemi du pape actuel, il réunit autour de lui les suffrages d'une partie des mécontents du gouvernement d'aujourd'hui. L'Espagne paraît le porter. On croit en général qu'il réunit aussi le vœu de la France.
Il est impossible qu'avant la réception de votre lettre, je demande officiellement la liberté des prisonniers et l'éloignement du général Provera; cette mesure me sera dictée par les circonstances, si je les juge de nature à l'exiger.
Placé plus au centre des grands intérêts, vous serez plus à même de me faire connaître quelles doivent être les intentions du gouvernement et quels moyens il peut mettre en usage pour les remplir.
Si le pape prolonge son existence, votre lettre me sera extrêmement utile: dans l'hypothèse contraire, je vous enverrai un exprès en poste. Je vous prie de me faire renvoyer sur-le-champ le courrier porteur de la présente.
Il serait peut-être à propos que, pour tous les événements, vous m'envoyassiez quelques officiers.
III.
Rome, 16 vendémiaire an VI (7 octobre 1797).
Joseph, ambassadeur, etc., au général en chef Bonaparte.
J'ai reçu, citoyen général, votre lettre du 8 vendémiaire par mon courrier de retour.
Vous êtes déjà instruit du rétablissement de la santé du pape.
Le général Provera, que l'on attendait ici depuis longtemps, est encore à Trieste, d'où le consul romain annonce au secrétaire d'État son prochain départ.
J'ai eu une longue conférence avec le cardinal Doria; je lui ai annoncé la volonté précise du gouvernement français de ne pas souffrir au commandement des troupes du pape un général autrichien. Aujourd'hui, il a dû lui écrire pour lui donner l'ordre de suspendre sa marche. Ma déclaration verbale a été un coup de foudre pour lui; je l'ai accompagnée de tous les raisonnements qui en font sentir la justice, et me suis plaint de plusieurs faits qui décèlent la malveillance tacite des meneurs secrets de la cour de Rome. Vous remarquerez que, depuis le ministère du cardinal Rusca, rien n'a changé que lui-même, son esprit y est resté; il dirige tous les travailleurs, commis et autres employés. Le cardinal Doria ne tient point essentiellement à la faction ennemie de la France; c'est un homme dont les manières françaises et la bonne foi ne peuvent plaire ni aux cardinaux ni à ses coopérateurs dans le ministère. Son élévation à ce poste est une preuve qu'il reste encore à Rome une partie de l'ancienne politique ténébreuse de cette cour: elle met en avant un homme honnête et loyal, incapable de soupçonner les intentions perfides de ceux qui gouvernent sous son nom, en le faisant agir dans leur sens, et, lorsqu'ils ne peuvent pas y réussir, en lui faisant forcer la main par le pape, qui déteste son secrétaire d'État.
Les meneurs réels de la cour de Rome sont un monsignor Barberi, procureur fiscal, l'intime des cardinaux Rusca, Albani; Zelada, secrétaire d'État lors du massacre de Basseville; Sparziani, premier commis du secrétaire d'État Rusca, resté dans la même place sous le cardinal Doria; c'est le rédacteur de la correspondance au nonce Albani, que vous fîtes intercepter avant la dernière campagne contre Rome; c'est à cet homme qu'étaient adressées les lettres du comte Gorri-Rossi de Milan, dont vous m'avez envoyé les copies.
Je n'ai point encore réclamé officiellement les Romains détenus depuis deux mois; j'ai épuisé tous les moyens de douceur auprès du secrétaire d'État. Vous concevez, citoyen général, d'après ce que je vous ai dit ci-dessus de la puissance réelle de ce ministre, que je n'ai dû rien obtenir: ce n'est que par des démarches fortes et officielles que l'on peut faire rentrer dans le devoir, amener à des principes de modération les meneurs et les travailleurs subalternes; c'est ce que je n'ai point encore cru devoir faire, d'après votre silence et celui du ministre des relations extérieures[6], que j'ai consulté sur cet article.
IV.
Rome, 5 frimaire an VI (25 novembre 1797).
Joseph Bonaparte, etc., au général en chef de l'armée d'Italie.
J'ai reçu votre lettre du 24 brumaire. Le général Provera est parti le lendemain du jour de la réception de votre dépêche, sans que j'aie eu besoin de faire pour cet effet de nouvelles démarches auprès du gouvernement de Rome; il s'est retiré à Naples.
Les détenus pour opinion politique ont été presque tous mis en liberté. Je vous ai déjà écrit à ce sujet.
Le cardinal secrétaire d'État sort à l'instant de chez moi; il se plaint de la municipalité d'Ancône, qui a publié l'espèce de manifeste dont vous trouverez ci-joint une copie. Le pape a été très alarmé de sa lecture, et il a ordonné à son ministre de vous dépêcher un courrier et un autre à Paris pour réclamer la restitution d'Ancône; il serait possible que la dépêche dont ce courrier sera porteur vous parvienne avant la présente.
L'officier cisalpin chargé des dépêches du ministre des relations extérieures n'a éprouvé aucune difficulté pour la reconnaissance de la nouvelle République.
Le secrétaire d'État vient de me donner lecture de la lettre qu'il a écrite à ce sujet au ministre des relations extérieures de la République cisalpine, et, à dire le vrai, Sa Sainteté lui en avait donné l'ordre le premier de ce mois, d'après les instances du cardinal et ce que je lui en avais dit moi-même dans la dernière audience.
Vous saurez sans doute que le duc de Parme s'est enfin décidé à consentir au projet d'échange auquel l'Espagne paraît tenir beaucoup: c'est M. le comte de Valde Pariso, ministre d'Espagne près l'infant, qui le mande à M. le chevalier Azara. Il est à désirer que la détermination de ce prince ne soit pas trop tardive, et que l'on soit à temps pour traiter avec le roi de Sardaigne.
Je ne vous envoie pas encore votre courrier, n'ayant rien de très pressant à vous marquer.
Après son retour à Paris en décembre 1797, à la suite du meurtre du général Duphot, Joseph reçut du Directoire l'offre de l'ambassade de Berlin qu'il refusa pour entrer au conseil des Cinq-Cents dont il venait d'être nommé membre par le collège du département du Liamone (Corse). Napoléon étant parti pour l'expédition d'Égypte, les deux frères entrèrent de nouveau en correspondance.
Le 25 juillet 1798, Napoléon, étant au Caire, eut connaissance par des lettres de Paris des bruits qui couraient sur Joséphine. Il en éprouva un violent chagrin et écrivit à son frère Joseph la lettre ci-dessous qui n'a pas été insérée dans la correspondance de l'empereur et ne l'a été qu'en partie dans les Mémoires du roi Joseph. La voici tout entière:
Tu verras dans les papiers publics le résultat des batailles et la conquête de l'Égypte qui a été assez disputée pour ajouter une feuille à la gloire militaire de cette armée. L'Égypte est le pays le plus riche en blé, riz, légumes, viande, qui existe sur la terre; la barbarie y est à son comble. Il n'y a point d'argent, pas même pour solder les troupes. Je puis être en France dans deux mois.—Je te recommande mes intérêts.—J'ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement levé. Toi seul me restes sur la terre, ton amitié m'est bien chère, il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu'à la perdre et te voir me trahir... C'est une triste position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un seul cœur... Tu m'entends.
Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne; je compte y passer l'hiver et m'y enfermer, je suis ennuyé de la nature humaine! J'ai besoin de solitude et d'isolement, les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché. La gloire est fade. À 29 ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus qu'à devenir bien vraiment égoïste! Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi vivre! Adieu, mon unique ami; je n'ai jamais été injuste envers toi! Tu me dois cette justice malgré le désir de mon cœur de l'être... Tu m'entends! Embrasse ta femme, Jérôme.
Au mois d'octobre 1802, Napoléon, qui déjà songeait à faire participer avec lui ses frères aux affaires de l'État, écrivit à Joseph une courte lettre dans laquelle se reflètent ses pensées sur son frère aîné. La voici; elle n'a pas encore été publiée.
J'estime qu'il est utile à l'État et à moi que vous acceptiez la place de chancelier, si le Sénat vous y présente. Je jugerai le cas que je dois faire de votre attachement et de vous, par la conduite que vous tiendrez.
Dans le premier volume des Mémoires du roi Joseph, on trouve un fragment historique que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait écrit pendant son séjour en Amérique. Il comprend la période qui s'écoule de la naissance de Joseph à son arrivée à Naples (1806). À la page 97, il est question de la mort du duc d'Enghien. On a supprimé de ce fragment les lignes suivantes que nous rétablissons:
Ma mère était tout en larmes, et adressait les plus vifs reproches au premier consul qui l'écoutait en silence. Elle lui dit que c'était une action atroce dont il ne pourrait jamais se laver, qu'il avait cédé aux conseils perfides de ses propres ennemis, enchantés de pouvoir ternir l'histoire de sa vie par une page si horrible. Le premier consul se retira dans son cabinet, et peu d'instants après arriva Caulaincourt qui revenait de Strasbourg. Il fut étonné de la douleur de ma mère qui se hâta de lui en apprendre le sujet. À cette fatale nouvelle, Caulaincourt se frappa le front et s'arracha les cheveux en s'écriant: «Ah! pourquoi faut-il que j'aie été mêlé dans cette funeste expédition!»
Vingt ans se sont écoulés depuis cet événement et je me souviens très bien que plusieurs des personnes qui cherchent aujourd'hui à se laver d'y avoir pris part, s'en vantaient alors comme d'une fort belle chose, et approuvaient hautement cet acte. Pour moi, j'en fus très peiné à cause du respect et de l'attachement que je portais au premier consul; il me parut que sa gloire en était flétrie.
Quelques jours après, ma mère me dit qu'elle avait été assez heureuse pour faire parvenir à une dame que le prince affectionnait, son chien et quelques effets qui lui avaient appartenu.
J'arrive maintenant au grand et important événement qui plaça la couronne impériale sur la tête du premier consul; il s'écoula plusieurs mois entre son élection et le couronnement. Pendant ce temps, l'empereur, voulant entourer le trône de toute la dignité et de tout le respect nécessaire au pouvoir monarchique, rétablit l'ancienne étiquette et la fit observer avec soin. Dès ce moment je cessai d'avoir des relations aussi intimes avec lui, et pendant quelque temps je me trouvai par mon grade et par mes fonctions relégué dans le salon d'attente le plus éloigné de ses appartements.
Je n'en murmurai point et je concevais parfaitement que cela dût être ainsi. Mais il ne manqua pas de gens, courtisans ou autres, qui, sous le masque de l'intérêt, blâmèrent cette manière d'être de Napoléon à mon égard.
En 1805, pendant que l'empereur Napoléon combattait les empereurs d'Autriche et de Russie en Allemagne, Joseph, resté à Paris avec pleins pouvoirs de son frère, écrivit le 19 novembre à ce dernier la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et les Mémoires:
Jérôme est parti hier. J'avais dû lui donner lors de son premier départ, il y a vingt jours, quarante mille francs. J'ai dû lui en procurer soixante mille avant-hier, pour qu'il pût partir. Il lui aurait été impossible sans cette somme de quitter Paris. Si Votre Majesté veut faire donner l'ordre de me rembourser cette somme de cent mille francs, elle me fera plaisir, parce que je ne suis pas dans le cas d'en faire longtemps l'avance à Jérôme. Je suis honteux d'entretenir Votre Majesté d'un si petit détail.
Napoléon trouva fort mauvais ce qu'avait fait Joseph et lui répondit de Schœnbrunn, le 13 décembre 1805, la lettre suivante, également omise:
Mon frère, j'ai lieu d'être surpris que vous ayez tiré des mandats sur un préposé de ma liste civile. Je ne veux rien donner à Jérôme au-delà de sa pension; elle lui est plus que suffisante et plus considérable que celle d'aucun prince de l'Europe. Mon intention bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes, si cette pension ne lui suffit pas. Qu'ai-je besoin des folies qu'on fait pour lui à Brest? C'est de la gloire qu'il lui faut et non des honneurs. Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Votre très-affectionné frère.
Joseph, voyant que son frère s'était mépris en partie sur ce qui avait été fait à l'égard de Jérôme, écrivit de Paris le 22 décembre 1805:
Sire, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 22 frimaire, relativement à Jérôme. V. M. a été induite en erreur, je ne me suis pas permis de tirer des mandats sur aucun des préposés de sa liste civile, seulement j'ai demandé à M. Lemaître, préposé du trésorier, s'il trouvait des inconvénients à avancer à Jérôme quatre mois de sa pension; sur son hésitation, je lui ai dit que si M. Estève le trouvait mal, je ferais remettre cette somme dans sa caisse sur-le-champ. Voilà le fait. V. M. est trop juste pour ne pas voir que je n'ai rien pris sur moi qui pût lui déplaire. Jérôme ne pouvait partir sans argent et mon intendant n'avait pas un sol que je puisse lui donner dans ce moment, au-delà des quarante mille francs que je lui ai donnés précédemment.
Je me suis plaint tout le premier au ministre de la police du journaliste qui avait parlé des honneurs qu'on lui rendait. Sur mon ordre, le ministre a fait défense aux autres journalistes de copier cet article qui effectivement n'a pas été répété depuis.
J'ai fait la même plainte au ministre de la marine qui m'a dit qu'il avait une lettre de Jérôme qui démentait les assertions du journaliste et qu'il était très satisfait de lui[7].
Je suis, etc.
Jusqu'alors aucun différend un peu sérieux ne s'était élevé entre les deux frères. Napoléon écrivait avec quelque rudesse à son aîné, mais toujours en lui montrant une grande affection. Ce fut quelque temps après la création de l'empire et les succès de la campagne de 1805, lorsque la politique fut en jeu, que survint la première mésintelligence sérieuse.
Napoléon, une fois sur le trône, voulut mettre une couronne sur la tête de Joseph et songea à fonder le royaume de Lombardie. L'aîné des Bonaparte, peu ambitieux de sa nature, refusa obstinément, donnant pour prétexte que son frère n'ayant pas d'enfant de son mariage avec Joséphine, il ne voulait pas aliéner ses droits sur la couronne de son propre pays. En vain l'empereur essaya-t-il de le faire revenir sur cette résolution, Joseph s'obstina, et le royaume d'Italie ayant été fondé, le beau-fils de Napoléon, le prince Eugène de Beauharnais, en fut nommé vice-roi par l'empereur. Toutefois, ce n'était qu'une étape dans les vastes projets du conquérant. Immédiatement après la bataille d'Austerlitz et le traité de Presbourg, dès qu'il eut lancé de son camp impérial de Schœnbrunn (27 décembre 1805) le manifeste par lequel il déclarait à la face de l'Europe que les Bourbons de Naples avaient cessé de régner sur cette partie de l'Italie, Napoléon nomma Joseph son lieutenant-général dans le sud de la Péninsule, mit sous ses ordres l'armée française destinée à faire la conquête de ce royaume, bien décidé, une fois que son frère serait à Naples, à mettre la couronne des Deux-Siciles sur sa tête. Il laissa donc d'abord Joseph faire la conquête et entrer à Naples; puis, ce prince ayant demandé à avoir auprès de lui pour les attacher à son service deux personnes qui lui inspiraient une grande confiance, une véritable amitié, les conseillers d'État Miot de Mélito et Rœderer, l'empereur les lui envoya. Avant d'expédier le premier, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:
Vous allez partir pour rejoindre mon frère. Vous lui direz que je le ferai roi de Naples, qu'il restera Grand Électeur et que je ne changerai rien à ses rapports avec la France; mais dites-lui bien aussi qu'il ne faut ni hésitation ni incertitude. J'ai dans le secret de mon sein un autre tout nommé pour le remplacer, s'il refuse. Je l'appellerai Napoléon. Il sera mon fils. C'est la conduite de Joseph à Saint-Cloud, son refus d'accepter la couronne de Lombardie, qui m'a fait nommer Eugène mon fils. Je suis résolu à en faire un autre s'il m'y force encore. Tous les sentiments d'affection cèdent maintenant à la raison d'État. Je ne connais pour parents que ceux qui me servent. Ce n'est point au nom de Bonaparte qu'est attachée ma famille, c'est au nom de Napoléon. Je n'ai pas besoin d'une femme pour avoir un héritier. C'est avec ma plume que je fais des enfants[8]. Je ne puis aimer aujourd'hui que ceux que j'estime. Tous ces liens, tous ces rapports d'enfance, il faut que Joseph les oublie; qu'il se fasse estimer; qu'il acquière de la gloire; qu'il se fasse casser une jambe; qu'il ne redoute plus la fatigue; ce n'est qu'en la méprisant qu'on devient quelque chose. Voyez, moi, la campagne que je viens de faire, l'agitation, le mouvement m'ont engraissé. Je crois que si tous les rois de l'Europe se coalisaient contre moi, je gagnerais une panse ridicule.
Je donne à mon frère une bonne occasion. Qu'il gouverne sagement et avec fermeté ses nouveaux États; qu'il se montre digne du trône que je lui donne. Mais, ce n'est rien d'être à Naples où vous le trouverez sans doute arrivé. Je ne crois pas qu'il y ait eu de résistance; il faut conquérir la Sicile. Qu'il pousse cette guerre avec vigueur; qu'il paraisse souvent à la tête de ses troupes; qu'il soit ferme, c'est le seul moyen de s'en faire aimer. Je lui laisserai 14 régiments d'infanterie, 5 brigades de cavalerie, à peu près 40,000 hommes. Qu'il m'entretienne cette partie de mon armée, c'est la seule contribution que je lui demande. Surtout, qu'il empêche X..... de voler. Je veux que ce qu'il fera payer aux peuples du royaume de Naples tourne au profit de mes troupes et ne vienne pas engraisser des fripons. Ce qui a été fait dans les États vénitiens est épouvantable. Ce n'est point une affaire terminée. Qu'il le renvoie donc à la première preuve qu'il aura de malversation.
Quant à Rœderer, je n'ai pas voulu le refuser à mon frère. C'est un homme d'esprit qui pourra lui être utile. Il est déjà assez riche. Que mon frère ne laisse pas déshonorer son caractère.
Vous avez entendu, je ne puis plus avoir de parents dans l'obscurité. Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J'en fais une famille de rois qui se rattacheront à mon système fédératif.
Ce discours familier tenu par Napoléon à l'ami, à l'un des futurs ministres de Joseph, nous paraît résumer la pensée intime de l'empereur et la ligne de conduite qu'il était décidé, dès ce jour, à suivre avec ses frères. Nous allons voir du reste qu'il ne s'en écarta plus.
Les recommandations relatives à X....., l'empereur les adressa à son frère à plusieurs reprises, notamment dans une lettre datée du 2 mars 1806. Dans cette dépêche, un passage supprimé dans les Mémoires du roi Joseph a été rétabli dans la Correspondance de l'empereur (page 146, 12e volume). Le voici: «Soyez inflexible pour les voleurs. X..... est haï de toute l'armée; vous devez bien vous convaincre aujourd'hui que cet homme n'a pas l'élévation nécessaire pour commander des Français.»
L'empereur, dans une autre lettre à Joseph, exigea que ce dernier fit rendre les millions pris dans les États vénitiens. Cette lettre, en date du 12 mars, contient le passage suivant:
«X..... et Solignac ont détourné six millions quatre cent mille francs, il faut qu'ils rendent jusqu'au dernier sou.» En la recevant, Joseph, très-lié avec X....., le fit venir et lui demanda de restituer de bonne grâce les millions qu'il avait détournés. X..... ne paraissait pas disposé à ce sacrifice. «Écoute, lui dit le roi de Naples, prends garde; tu connais mon frère, il te fera fusiller. Si donc tu ne veux pas rendre l'argent, embarque-le avec toi sur le navire américain en ce moment dans le port de Naples et file dans le Nouveau-Monde. Si tu veux rendre, je te promets de te faire donner par l'empereur une partie de ce que tu restitueras.» X..... consentit enfin. Quelque temps après eut lieu la prise de Gaëte. Reynier était fort embarrassé dans les Calabres. Joseph demanda à X..... de s'y porter avec 30 mille hommes. X..... commença par refuser si on ne lui laissait pas la faculté d'agir dans ce pays comme bon lui semblait. En vain Joseph lui promit de lui faire donner par l'empereur lui-même une grosse somme, il voulut rester libre de faire ce qui lui conviendrait.
Cela n'empêchait pas Napoléon de rendre justice au mérite de X.....; aussi écrivait-il au prince Eugène, le 30 avril 1809, après la bataille de Sacile: «X..... a des talents militaires devant lesquels il faut se prosterner. Il faut oublier ses défauts, car tous les hommes en ont, etc.» Mais revenons à Joseph.
Pendant presque tout le règne à Naples du frère aîné de l'empereur, les relations entre les deux souverains furent affectueuses, surtout pendant l'année 1806. De temps à autre, néanmoins, Napoléon lançait dans ses lettres quelques mots de blâme à Joseph. Ainsi, le 24 juin 1806, il lui écrit de Saint-Cloud la lettre ci-dessous, omise dans la Correspondance et aux Mémoires:
J'ai reçu votre lettre du 15 juin. Je vous prie de bien croire que toutes les fois que je critique ce que vous faites, je n'en apprécie pas moins tout ce que vous avez fait[9].
Je vois avec un grand plaisir la confiance que vous avez inspirée à toute la saine partie de la nation.
Je ne sais s'il y a beaucoup de poudre à Ancône et à Civita-Vecchia, mais j'ai ordonné que, s'il y en avait, on vous en envoyât sur-le-champ.
Le roi de Hollande est arrivé à La Haye, il a été reçu avec grand enthousiasme.
Je vous ai déjà écrit pour l'expédition de Sicile qu'il fallait débarquer la première fois en force.
Je vous prie de mettre l'heure de départ de vos lettres, afin que je voie si l'estafette fait son devoir, etc.
La reine Julie n'avait pu encore rejoindre son mari avec ses enfants; le roi l'attendait avec impatience, et l'empereur désirait son départ. Joseph lui écrivit la lettre suivante:
Ma chère Julie, j'ai reçu ta lettre du 11; je sais que ta santé n'est pas bonne, pourquoi t'obstines-tu à aller le dimanche et le lundi aux Tuileries? tu dois rester chez toi et ne t'occuper que du rétablissement de ta santé; tu sais que rien ne lui est plus nuisible que les veilles et la contrariété; reste donc chez toi avec tes filles et ta sœur et tes nièces, amuse-toi avec elles, fais des contes à Zénaïde, à Lolotte et à Oscar[10] et pense que c'est tout ce que tu peux faire de mieux pour elles, pour toi et pour moi, puisque tu rattrapes par là ta santé.
Tout va bien ici, la ville est tranquille, je m'occupe beaucoup des affaires et je vois avec plaisir que ce n'est pas sans succès; je ferai l'expédition de Sicile dès que j'en aurai les moyens, mais tu ne dois avoir aucune inquiétude pour moi. Cela fait, s'il entrait dans les arrangements de l'empereur de marier Zénaïde ou Charlotte avec Napoléon[11] au lieu d'un étranger, je m'estimerai heureux si, par l'adoption de notre neveu, l'empereur réunissait sur lui seul toutes ses affections, sans que mon honneur en fût blessé; je demanderai d'être, moi, l'organe de sa volonté au Sénat; par ce moyen je reviendrai vivre avec toi à Mortefontaine, et je m'arracherai, avec plaisir, à cette vie que je ne mène que pour obéir à l'empereur, soit qu'il me voulût à la tête d'une armée, soit que s'y mettant lui-même, il me laissât le soin d'être l'organe de sa volonté à Paris comme il l'a déjà fait une fois. Je crois que l'intérêt de toute la famille, de l'empereur surtout, qui reste seul exposé aux complots ennemis, toutes ces affections de mon cœur se trouveraient réunies dans ce projet.
Il est plus que probable que nous n'aurons pas de garçons; d'après cela, qu'y a-t-il de plus glorieux pour moi que de centraliser avec l'empereur toutes nos affections sur le même enfant qui devient aussi le mien? Je crois que tu pourrais en dire deux mots à l'empereur, s'il t'en offre l'occasion.
Je le répète, il ne doit pas rester seul à Paris, la Providence m'a fait exprès pour lui servir de sauvegarde, aimant le repos, pouvant supporter l'activité, méprisant les grandeurs et pouvant porter leur fardeau avec succès; quelles que soient les brouilleries qui ont existé entre l'empereur et moi, il est vrai de dire, ma chère amie, que c'est encore l'homme du monde que j'aime le mieux. Je ne sais pas si un climat, des rivages en tout semblables à ceux que j'ai habités avec lui m'ont rendu toute ma première âme pour l'ami de mon enfance, mais il est vrai de dire que je me surprends pleurant mes affections de 20 ans comme celles de quelques mois; si tu ne peux pas venir tout de suite, envoie-moi Zénaïde; je donnerais tous les empires du monde pour une caresse de ma grande Zénaïde et une caresse de ma petite Lolotte; quant à toi, tu sais bien que je t'aime comme leur mère et comme j'aime ma femme; si je puis réunir une famille dispersée et vivre dans le sein de la mienne, je serai content et je m'adonne à remplir toutes les missions que l'empereur me donnera, comme général, gouverneur, pourvu qu'elles soient temporaires, et que je conserve l'espoir de mourir dans un pays où j'ai toujours voulu vivre.
Je ne sais pas pourquoi je n'écris pas ceci à l'empereur, mais ce sera la même chose si tu lui donnes cette lettre à lire, et je ne vois pas pourquoi je ne lui donnerais pas mon âme à voir tout comme à toi-même.
Le 28 juillet 1806, Napoléon, dans une autre lettre, reproche au roi Joseph sa trop grande douceur et termine par cette phrase: «Ce serait vous affliger inutilement que de vous dire tout ce que je pense.» Et un post-scriptum: «Au milieu de tout cela, portez-vous bien, c'est le principal.»
Le 9 août, Napoléon dit à son frère, au milieu d'une longue lettre: «Votre correspondance est régulière mais insignifiante.» Le 12 novembre 1806, ayant appris que Joseph montrait quelquefois ses lettres à ses amis, il termine celle qu'il lui écrit ce jour-là de la manière suivante: «Peut-être ai-je tort de vous dire cela, mais si vous montrez mes lettres pour des choses indifférentes, j'espère que celle-ci sera oubliée par vous, immédiatement après que vous l'aurez lue.»
L'idée favorite de Napoléon était d'imposer à l'Europe un système fédératif de rois pris dans sa famille. Il avait placé successivement Joseph sur le trône de Naples, Louis sur le trône de Hollande, Jérôme sur celui de Westphalie. Roi d'Italie, il avait fait son beau-fils, Eugène de Beauharnais, vice-roi. Un seul de ses frères, Lucien, persistait à se montrer rebelle à l'attrait du pouvoir suprême, préférant au sceptre une vie de famille douce et paisible. Depuis 1803, il vivait à Rome dans une sorte d'exil, marié à une femme qui lui convenait, mais que Napoléon ne voulait pas reconnaître pour sa belle-sœur. Un mot sur l'existence de Lucien jusqu'à son entrevue avec l'empereur à Mantoue, en 1807.
Lucien était né à Ajaccio le 21 mars 1775. Obligé de se réfugier en France par suite de la proscription que Paoli avait fait prononcer contre la famille Bonaparte, Lucien, dont la mère était complètement ruinée, sollicita et obtint un emploi dans l'administration des subsistances de l'armée des Alpes-Maritimes, et, peu de temps après, la place de garde-magasin des subsistances militaires de Saint-Maximin, dans le département du Var. Reçu membre et bientôt élu président de la Société populaire de cette ville, Lucien épousa Mlle Christine Boyer, qui appartenait à une famille peu aisée mais très honorable du pays. Nommé à la fin de 1795 commissaire des guerres, il fut envoyé deux ans et demi après, par le département de Liamone, au Conseil des Cinq-Cents en qualité de député de la Corse.
Lucien n'avait alors que vingt-trois ans: l'âge légal exigé par la Constitution était vingt-cinq ans; mais la commission chargée de la vérification des pouvoirs, soit par sympathie pour le nouveau membre, soit par considération pour le général Bonaparte qui venait de conquérir l'Italie, passa sur l'illégalité de sa nomination.
Lucien était né orateur: quelques jours lui suffirent pour faire apprécier la puissance de sa parole. Il combattit avec force et succès le Directoire, et ne cessa de signaler à la France les conséquences inévitables des violations journalières faites à la Constitution. Ce fut lui qui fit accorder des secours aux veuves et aux enfants des soldats morts sur le champ de bataille, qui fit repousser l'impôt que le gouvernement voulait établir sur le sel et sur les denrées de première nécessité, et qui décida le Conseil, le 22 septembre 1798, à renouveler son serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Convaincu qu'il sauvait la République en arrachant le pouvoir aux hommes du Directoire, Lucien, qui venait d'être porté à la présidence des Cinq-Cents, seconda de toutes ses forces le projet de son frère Napoléon. Ce fut lui qui décida, par l'énergie de son caractère et la puissance de sa parole, le succès des journées du 18 et du 19 brumaire. Nommé membre du Tribunat, institué par la constitution consulaire, et peu de temps après ministre de l'intérieur en remplacement de Laplace, Lucien déploya dans cette nouvelle position toutes les ressources de son esprit, et marqua son ministère par plusieurs actes importants. Ce fut sous son administration que les préfectures furent définitivement organisées et que les arts et les sciences, négligés par le gouvernement directorial, attirèrent de nouveau l'attention et la sollicitude du pouvoir. Envoyé en Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire de la République, il décida Charles IV à s'allier étroitement à la France, força le Portugal à signer, le 29 novembre 1801, le traité de Badajoz, conclut avec les deux pays plusieurs conventions très avantageuses à la France, et prit enfin une part importante à la création du royaume d'Étrurie et à la cession faite à la France des duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla.
Rentré en France au commencement de 1802, Lucien fut chargé par son frère de présenter le Concordat à la sanction du Tribunat; il prononça, à cette occasion, un discours remarquable, dont la sagesse et la modération furent louées par tout le monde. Le 18 mai suivant, il fit adopter le projet d'institution de la Légion d'honneur; son discours, plein de vues supérieures, obtint les applaudissements de toute l'assemblée. Lucien fut nommé grand officier et membre du grand conseil d'administration de l'ordre et enfin membre du Sénat. Peu de temps après, l'Institut national, réorganisé sous ses auspices par décret du 3 février 1803, l'élisait membre de la classe des langues et de la littérature.
Lucien aimait réellement la République; il y voyait le salut de la France et le seul gouvernement compatible avec les circonstances. Ses vues différaient de celles du premier consul, et plus d'une fois cette différence avait provoqué de violentes discussions entre les deux frères. Également tenaces, également convaincus de la supériorité de leurs idées, Napoléon et Lucien défendirent leurs opinions politiques avec la même force; et, comme on devait le prévoir, n'ayant pu se convaincre mutuellement, ils se brouillèrent. Une affaire de famille acheva de séparer les deux frères. Lucien avait perdu sa femme, à peine âgée de vingt-six ans. Il voulait épouser Mme Alexandrine de Bleschamp, alors une des femmes les plus belles et les plus spirituelles de Paris, veuve de M. Jouberthon, mort à Saint-Domingue où il avait suivi l'expédition du général Leclerc. Le premier consul, soit qu'il prévît les grandes destinées réservées à ses frères et sœurs, soit qu'il eût des vues secrètes pour Lucien, voulut s'opposer au mariage de son puîné; mais Lucien épousa malgré lui la femme qu'il avait choisie. La rupture fut alors complète entre les deux frères. Lucien quitta la France au mois d'avril 1804, et alla se fixer à Rome, où il fut accueilli avec la plus haute bienveillance par le vénérable Pie VII.
L'empereur cependant n'avait pas renoncé à faire rentrer dans son système le seul de ses frères qui s'obstinât à ne pas s'y associer. Il fit faire officieusement par Joseph des avances à Lucien, lorsqu'à la fin de 1807, il se rendit lui-même à Milan pour ceindre la couronne de fer. Joseph, ayant vu Lucien à Modène, écrivit de cette ville à l'empereur, le 11 décembre 1807:
J'ai rencontré Lucien à Modène; il était fort empressé de se rendre auprès de vous, surtout d'après les dispositions de bonté dans lesquelles je lui ai dit que vous étiez pour lui et pour celle de ses enfants en âge d'être établie. Il vient vous en remercier et il est décidé à l'envoyer à Paris dès que vous le jugerez nécessaire.
Il persiste dans les assurances qu'il m'avait déjà données à mon passage à Rome que, content de son état, il ne désirait en sortir qu'autant que cela pourrait être utile aux vues de Votre Majesté sur sa dynastie et compatible avec le devoir qu'il s'est imposé de ne point abandonner une femme qu'il ne dépend plus de lui aujourd'hui de ne pas avoir, qui lui a donné quatre enfants et dont il n'a qu'à se louer infiniment depuis qu'il vit avec elle.
Quelles que soient les observations que je lui aie faites; quelque fortes que m'aient semblé les raisons que je lui ai données, je n'ai pu en tirer autre chose sinon qu'il avait mis son honneur à ne désavouer ni sa femme, ni ses enfants, et qu'il lui était impossible de se déshonorer, ne fût-ce qu'à ses propres yeux. Du reste, prêt à saisir tous les moyens qu'il vous plairait de lui offrir pour sortir de l'état de nullité dans lequel il est. Il trouve juste que vous ne lui donniez aucun droit à l'hérédité en France, puisque vous ne reconnaissez pas les enfants nés de son mariage; mais qu'il lui semblait que dans un établissement étranger, les considérations politiques n'étaient pas les mêmes et que votre indulgence pourrait bien laisser partager cet établissement, quel qu'il fût, à sa femme et à ses enfants.
Sur ce qu'il m'a dit qu'ils étaient sur le point de se mettre en route pour aller se jeter à vos pieds, je l'en ai dissuadé et l'ai engagé à envoyer un courrier qui suspendît leur départ.
Je suis fâché de n'avoir pas autre chose à vous apprendre; mais Dieu est grand et miséricordieux et je reconnais tous les jours davantage qu'avec autant de bonté que moi, vous avez tant de ressources dans l'esprit que tout ce dont vous vous mêlez doit réussir. Je fais bien des vœux pour cela.
À la réception de cette lettre, Napoléon fit dire à Lucien de se rendre à Mantoue où lui-même irait le trouver.
Les deux frères se revirent après quatre ans de séparation. Napoléon, nous l'avons dit, regrettait l'éloignement de Lucien et par raison politique et par esprit de famille. Il n'avait pas renoncé à obtenir de lui une modification dans sa ligne de conduite, en s'adressant de nouveau à son ambition. Mais il voulait d'abord le détacher de sa femme comme il l'avait fait pour Jérôme, époux de l'Américaine Patterson.
Les deux frères arrivèrent à Mantoue le 13 décembre 1807, presque au même moment. À peine arrivé, Lucien se rendit au palais et monta à l'appartement de l'empereur, qui vint au-devant de lui en lui tendant la main avec émotion. Lucien la baisa, puis les deux frères s'embrassèrent. Restés seuls, Napoléon aborda franchement la conversation et fit connaître ses projets sans le moindre détour. Le royaume d'Italie fut offert à Lucien; mais celui-ci, sans dire qu'il accepterait dans aucun cas, fit observer à son frère que, roi de ce pays, il exigerait immédiatement l'évacuation des troupes françaises et suivrait la politique qui lui semblerait la plus profitable à la nation italienne. C'était suffisamment dire qu'il régnerait pour lui et non suivant les vues de Napoléon; cela ne pouvait convenir à l'empereur. Celui-ci lui offrit alors le grand-duché de Toscane. Sans se prononcer sur cette proposition, Lucien répondit que, s'il devenait duc de Toscane, il marcherait sur les traces de Léopold, dont la mémoire était restée si chère aux Toscans. En d'autres termes, il déclarait cette fois encore qu'il ne gouvernerait que dans l'intérêt de ses sujets. Du reste, dans la pensée de Napoléon, l'offre de la Toscane, comme celle de la couronne d'Italie, était subordonnée à la condition que Lucien divorcerait avec Mme Alexandrine de Bleschamp. Lucien repoussa cette demande avec indignation. Napoléon s'emporta; dans sa colère, il brisa une montre en disant qu'il saurait briser de même les volontés qui s'opposeraient à la sienne; il alla même jusqu'à menacer Lucien de le faire arrêter; Lucien répondit avec dignité à cette menace: «Je vous défie de commettre un crime.» Peu d'instants après, les deux frères se séparèrent, Lucien pour retourner à Rome, Napoléon pour se rendre à Milan.
À la suite de cette entrevue et de cette scène violente, Napoléon écrivit à Joseph:
Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue, j'ai causé avec lui pendant plusieurs heures; il vous aura sans doute mandé la disposition dans laquelle il est parti. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait; il me semble qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris près de sa grand'mère. S'il est toujours dans ces dispositions, je désire en être sur-le-champ instruit, et il faut que cette jeune personne soit dans le courant de janvier à Paris, soit que Lucien l'accompagne, soit qu'il charge une gouvernante de la conduire à Madame. Lucien m'a paru être combattu par différents sentiments et n'avoir pas assez de force de caractère pour prendre un parti. Toutefois, je dois vous dire que je suis prêt à lui rendre son droit de prince français, à reconnaître toutes ses filles comme mes nièces, toutefois qu'il commencerait par annuler son mariage avec Mme Jouberthon, soit par divorce, soit de toute autre manière. Dans cet état de choses, tous ses enfants se trouveraient établis. S'il est vrai que Mme Jouberthon soit aujourd'hui grosse, et qu'il en naisse une fille, je ne vois pas d'inconvénient à l'adopter, si c'est un garçon, à le considérer comme fils de Lucien, mais non d'un mariage avoué par moi, et celui-là je consens à le rendre capable d'hériter d'une souveraineté que je placerais sur la tête de son père, indépendamment du rang où celui-ci pourra être appelé par la politique générale de l'État, mais sans que ce fils puisse prétendre à succéder à son père dans son véritable rang, ni être appelé à la succession de l'Empire français. Vous voyez que j'ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien (qui est encore dans sa première jeunesse), à l'emploi de ses talens pour moi et la patrie, je ne vois point ce qu'il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert, ainsi donc j'ai pourvu à tout. Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthon et Lucien établi en pays étranger, Mme Jouberthon ayant un grand titre à Naples ou ailleurs, si Lucien veut l'appeler près de lui, pourvu que ce ne soit pas jamais en France qu'il veuille vivre avec elle, non comme avec une princesse sa femme, et dans telle intimité qu'il lui plaira, je n'y mettrai point d'obstacle, car c'est la politique seule qui m'intéresse; après cela je ne veux point contrarier ses goûts ni ses passions. Voilà mes propositions. S'il veut m'envoyer sa fille, il faut qu'elle parte sans délai, et qu'en réponse il m'envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition, car il n'y a pas un moment à perdre; les événements se pressent, et il faut que mes destinées s'accomplissent. S'il a changé d'avis, que j'en sois également instruit sur-le-champ, car j'y pourvoirai d'une autre manière, quelque pénible que cela fût pour moi, car pourquoi méconnaîtrais-je ces deux jeunes nièces qui n'ont rien à faire avec le jeu des passions dont elles ne peuvent être les victimes? Dites à Lucien que sa douleur et la partie des sentiments qu'il m'a témoignées m'ont touché, et que je regrette davantage qu'il ne veuille pas être raisonnable et aider à son repos et au mien. Je compte que vous aurez cette lettre le 22. Mes dernières nouvelles de Lisbonne sont du 28 novembre. Le prince-régent s'était embarqué pour se rendre au Brésil; il était encore en rade de Lisbonne; mes troupes n'étaient qu'à peu de lieues des forts qui ferment l'entrée de la rade. Je n'ai point d'autre nouvelle d'Espagne que la lettre que vous avez lue. J'attends avec impatience une réponse claire et nette surtout pour ce qui concerne Lolotte.
Votre affectionné frère.
P.-S.—Mes troupes sont entrées le 30 novembre à Lisbonne, le prince royal est parti sur un vaisseau de guerre, j'en ai pris cinq et six frégates. Le 2 décembre, tout allait bien à Lisbonne. Le 6 décembre, l'Angleterre a déclaré la guerre à la Russie. Faites passer cette nouvelle à Corfou. La reine de Toscane est ici. Elle veut s'en aller à Madrid.
Milan, 20 décembre à minuit 1807.
À l'époque où cette lettre fut écrite, l'empereur commençait à se préoccuper des affaires d'Espagne. L'héritier présomptif du trône, Ferdinand, fils de Charles IV, lui avait fait faire des ouvertures pour obtenir la main d'une Bonaparte. Napoléon avait eu l'idée de donner à ce prince, prêt à se jeter dans ses bras, la fille de Lucien. C'est ce qui explique la lettre ci-dessus.
Au reçu de cette lettre, Joseph écrivit à Lucien qui lui répondit et dont il envoya la lettre à l'empereur le 31 décembre avec celle-ci:
Sire,
Je vous envoye la réponse que j'ai reçue de Lucien, il veut mener sa fille lui-même jusqu'à Pescara où il la remettra à la personne que vous aurez chargée de la conduire à Milan. J'ai fait inutilement l'impossible pour obtenir davantage de lui, pour son propre bien, pour celui de sa famille, et pour répondre aux vues paternelles de Votre Majesté.
Sa femme n'est pas décidément enceinte, ce que l'on avait dit n'est pas vrai.
Bientôt, en vertu des ordres de l'empereur, eut lieu l'expédition de Rome et la prise de possession de la ville éternelle par les troupes du général Miollis, le Saint-Père s'étant refusé à observer le blocus continental. Lucien se trouvait encore à Rome. Il écrivit à Joseph pour le prier de demander à l'empereur l'autorisation de se retirer près de Naples. Joseph manda à l'empereur le 4 février 1808:
Je reçois vos lettres du 26. Nos troupes sont entrées à Rome. Lucien me demande à se retirer dans une campagne aux environs de Naples avec sa famille; il me dit qu'il n'est pas en sûreté à Rome, que la populace croit qu'il a été décidé par Votre Majesté, lors de son entretien avec elle à Mantoue, que les États du Pape lui seraient donnés. Je lui réponds qu'il ne m'est pas possible d'y voir sa femme, que je l'y verrai avec mes nièces si cela est utile à sa santé, que je croyais devoir vous en écrire, que les troupes françaises étant à Rome, je ne voyais pas ce qu'il avait à craindre s'il voulait y rester.
Le 11 mars, l'empereur répondit de Saint-Cloud à Joseph:
Mon frère, Lucien se conduit mal à Rome, jusqu'à insulter les officiers romains qui prennent parti pour moi, et se montrer plus romain que le pape. Je désire que vous lui écriviez de quitter Rome et de se retirer à Florence ou à Pise. Je ne veux point qu'il continue à rester à Rome, et s'il se refuse à ce parti je n'attends que votre réponse pour le faire enlever. Sa conduite a été scandaleuse, il se déclare mon ennemi et celui de la France; s'il persiste dans ces sentimens, il n'y a de refuge pour lui qu'en Amérique. Je lui croyais de l'esprit, mais je vois que ce n'est qu'un sot. Comment à l'arrivée des troupes françaises pouvait-il rester à Rome? Ne devait-il pas se retirer à la campagne? Bien plus, il s'y met en opposition avec moi. Cela n'a pas de nom. Je ne souffrirai pas qu'un Français et un de mes frères soit le premier à conspirer et à agir contre moi avec la prêtraille.
Votre affectionné frère.
L'empereur exigea que son frère Lucien quittât Rome pour aller s'établir avec les siens à Florence, et Joseph fut chargé de veiller à ce changement de résidence qui eut lieu à la fin d'avril 1808.
Lucien, fatigué des tracas que lui suscitait Napoléon, fut sur le point de se rendre en Amérique avec les siens. Il fit part de ce projet à l'empereur et à Joseph. Ce dernier lui répondit le 15 mai 1808:
J'ai reçu ta lettre, mon cher Lucien, j'espère que la réponse que tu auras attendue de l'empereur te fera changer de résolution et que tu pourras rester en Europe. Je fais des vœux pour que cela soit ainsi et que tu sois plus heureux dans tes relations directes que tu ne l'as été par mon intermédiaire.
S'il en était autrement et que tu partisses réellement, ce qui me paraît un événement déplorable, tu ne dois pas douter que je ne remplisse tes vues. Je t'embrasse bien tendrement avec ta famille et j'espère que l'immensité des mers ne m'ôtera pas la possibilité de t'embrasser en réalité bientôt.
Ce projet, abandonné alors, fut repris par Lucien en août 1810. Le 10 de ce mois, il s'embarqua pour l'Amérique avec sa famille à bord du trois-mâts l'Hercule, frété par lui pour le voyage. Le bâtiment avait à peine dépassé la Sardaigne que, rencontré par les croisières anglaises, il fut capturé. Lucien et les membres de sa famille, déclarés prisonniers de guerre, furent conduits à Malte où ils arrivèrent le 24 août, puis transférés en Angleterre où ils débarquèrent le 28 décembre. Ils furent relégués à Ludlow (principauté de Galles).
Pendant son règne à Naples, Joseph eut encore à supporter, à plusieurs reprises, des rebuffades de son frère; ainsi le 12 novembre 1807, à propos de l'expédition de Sicile, Napoléon lui écrivit de Fontainebleau:
Mon frère, je vois par votre lettre du 3 que vous avez 74,000 hommes soit Français, soit Napolitains, soit Suisses; et cependant, avec ces forces, vous n'êtes pas maître de Reggio et de Scylla; cela est par trop honteux. Je vous réitère de prendre Reggio et Scylla; si vous ne le faites pas, j'enverrai un général pour commander mon armée, ou je retirerai mon armée du royaume de Naples. Quant aux polissons que vous avez autour de vous, qui n'entendent rien à la guerre et qui donnent des avis de l'espèce que je vois dans les mémoires qu'on me met sous les yeux, vous devriez m'écouter de préférence[12]. Quand votre général est venu me trouver à Warsovie, je lui ai déjà dit alors: comment souffrez-vous que les Anglais s'établissent à Reggio et à Scylla? Vous n'avez à combattre que quelques brigands; et les Anglais communiquent avec eux et occupent les points les plus importants du continent d'Italie. Cela me révolte. Cette occupation d'ailleurs tranquillise les Anglais sur la Sicile; ils n'ont rien à craindre tant qu'ils ont ces deux points, et dès lors leurs troupes de Sicile peuvent entreprendre impunément tout ce qu'elles veulent. Mais il paraît, vous et vos généraux, que vous vous estimez heureux que les Anglais veuillent bien vous laisser tranquilles dans votre capitale. Ils ont 8,000 hommes et vous en avez 74,000. Depuis quand les Français sont-ils si moutons et si inertes? Ne répondez à cette lettre qu'en m'apprenant que vous avez fait marcher des troupes et que Reggio et Scylla m'appartiennent. Avec l'armée que vous avez, je voudrais non seulement défendre le royaume de Naples et prendre Reggio et Scylla, mais encore garder les États du Pape et avoir les trois quarts de mes troupes sur l'Adige. Du reste, vous n'avez des brigands dans le royaume de Naples que parce que vous gouvernez mollement. Songez que la première réputation d'un prince est d'être sévère, surtout avec les peuples d'Italie. Il faut aussi en chercher la cause dans le tort qu'on a eu de ne point captiver les prêtres, en ce que l'on a fait trop tôt des changemens; mais enfin, cela n'autorise pas mes généraux à souffrir qu'en présence d'une armée aussi puissante les Anglais me bravent. Je ne me donne pas la peine de vous dire comment il faut disposer vos troupes; cela est si évident. Parce que le général Reynier a eu un événement à Meida[13], ils croient qu'on ne peut aller à Reggio qu'avec 100,000 hommes. Il est permis de n'être pas un grand général, mais il n'est pas permis d'être insensible à un tel déshonneur. Je préférerais apprendre la mort de la moitié de mes soldats et la perte de tout le royaume de Naples, plutôt que de souffrir cette ignominie. Pourquoi faut-il que je sois obligé de vous dire si fortement une chose si simple?—Quand vous enverrez 10,000 hommes à Reggio et à Scylla, et que vous en conserverez 6,000 à Cassano et à Cosenzia, que diable craignez-vous de toutes les armées possibles de l'Angleterre? Quant à Naples, la moitié de vos gardes suffit pour mettre la police dans cette ville, et pour la défendre contre qui que ce soit. Je suppose que vous n'aurez pas laissé Corfou sans le 14e, et que vous avez fait exécuter ponctuellement les ordres que je vous ai donnés. Vous avez une singulière manière de faire. Vous tenez vos troupes dans les lieux où elles sont inutiles, et vous laissez les points les plus importants sans défense.—Votre femme est venue me voir hier. Je l'ai trouvée si bien portante que j'ai été scandalisé qu'elle ne partît point, et je le lui ai dit, car je suis accoutumé à voir les femmes désirer d'être avec leurs maris.
Votre affectionné frère.
P. S.—Ne me répondez pas à cette lettre que Reggio et Scylla ne soient à vous.
Ces reproches, peu mérités par Joseph et que son frère lui adressait pour l'exciter à terminer la conquête de la Sicile, n'empêchaient pas Napoléon de lui écrire quelques jours plus tard, le 22 du même mois, pour lui annoncer son arrivée à Milan et lui faire connaître son désir de le voir. Dès l'année précédente, l'empereur, voyant combien ses lettres, souvent acerbes, produisaient d'effet sur son frère et lui faisaient de peine, lui avait écrit la lettre du 24 juin 1806 que nous avons donnée plus haut.
Le 17 février 1808, Napoléon adressa de Paris à Joseph la lettre suivante[14]:
Mon frère, je reçois votre lettre du 11. Je ne conçois pas que vous n'ayez pas voulu recevoir les cardinaux et que vous ayez eu l'air d'aller contre ma direction. Je ne vois pas de difficulté que le cardinal Ruffo de Scylla, archevêque de Naples, soit envoyé à Bologne; que le cardinal qui commandait les Calabrais soit envoyé à Paris et que ceux que vous ne voudrez pas garder soient envoyés à Bologne. Mais il faut d'abord envoyer quelqu'un à Gaëte pour y recevoir leur serment, et ensuite les faire conduire en Italie.
P.-S.—Je suis surpris que les prêtres à Naples osent bouger.
Le blâme contenu dans cette dépêche devint beaucoup plus vif quelques jours après, lorsque Napoléon apprit par un rapport du général Miollis, commandant les troupes françaises à Rome, que Salicetti, le ministre de la police de Naples, avait osé contrevenir à ses ordres. Aussi, le 25 mars, envoya-t-il, par courrier extraordinaire, à son frère Joseph, la lettre suivante, où son mécontentement est exprimé de la façon la plus rude:
Je ne puis qu'être indigné de cette lettre de Salicetti[15]. Je trouve fort étrange qu'on répande qu'on mettra en liberté à Terracine des hommes que j'ai ordonné qu'on conduise à Naples. Il faut avouer qu'on est à Naples bien bête ou bien malveillant. Ces contre-ordres et cette ridicule opposition font sourire la cour de Rome et sont plus nuisibles à Naples qu'ailleurs. J'ai envoyé les cardinaux napolitains à Naples pour y prêter le serment à leur souverain légitime. Cette formalité est nécessaire pour que je les reconnaisse pour cardinaux. Si vous redoutiez leur présence à Naples, il fallait les envoyer à Gaëte et préposer quelqu'un pour recevoir leurs serments. Après cela, vous pouviez en faire ce que vous vouliez. Je ne voyais pas d'inconvénient à les laisser à Naples. Tant de faiblesse et d'ineptie, je ne suis pas accoutumé à les voir où je commande; mais enfin s'il y avait de l'inconvénient à recevoir leur serment à Naples, il n'y en a point à Gaëte. Si vous avez voulu montrer à l'Europe votre indépendance, vous avez choisi là une sotte occasion. Ces prêtres sont des gens contre lesquels je me fâche pour vous. Vous pouvez bien être roi de Naples, mais j'ai droit de commander un peu où j'ai 40,000 hommes. Attendez que vous n'ayez plus de troupes françaises dans votre royaume pour donner des ordres contradictoires aux miens, et je ne vous conseille pas de le faire souvent. Rien, je vous le répète, ne pouvait m'être plus désagréable que de voir contredire ouvertement les mesures que je prends pour mettre Rome à la raison. Si c'est Rœderer ou Miot qui vous a donné ces conseils, je ne m'en étonne pas, ce sont des imbéciles. Mais si c'est Salicetti, c'est un grand scélérat, car il a trop d'esprit pour ne pas sentir combien cela est délicat. Le mezzo termine de retenir les cardinaux dans une place frontière était si simple.
Cette lettre de Napoléon, datée du 25 mars, fut une des dernières que l'empereur écrivit à son frère Joseph à Naples. Au commencement de mai l'empereur demanda à son frère Louis de renoncer à la couronne de Hollande pour prendre celle d'Espagne. Louis ayant rejeté cette proposition, Napoléon résolut de placer Joseph sur le trône de Charles IV et de donner celui de Naples à Murat, son beau-frère. Il écrivit à Joseph de se rendre à Bayonne, ce que celui-ci fit dans les premiers jours de juin, tout en regrettant d'abandonner le royaume de Naples et le beau ciel d'Italie.
(1808-1814).
Jusqu'au jour où, contraint par son frère, Joseph consentit à échanger le royaume de Naples contre celui de Madrid, les différends entre Napoléon et lui eurent peu d'importance. Napoléon avait pour son aîné la plus réelle affection; Joseph aimait et admirait Napoléon. Néanmoins, si le premier prétendait faire servir à ses vastes projets toutes les forces vives des États dont il avait doté son frère, ce dernier, pas plus que Louis, et même parfois Jérôme, ne voulait consentir à abandonner entièrement les intérêts de son peuple pour épouser complètement ceux de la France. Le blocus continental tuait le commerce de la nation hollandaise qui ne vivait que par le commerce; les levées, en Espagne, et l'entretien dispendieux d'une armée nationale ou d'une nombreuse armée française, n'allaient pas tarder à épuiser la Péninsule déjà ruinée par son ancien gouvernement. Pour faire sortir de l'abîme ces deux pays, il fallait de l'argent. Or, Napoléon n'en voulait pas donner aux rois ses frères, et entendait au contraire que la majeure partie de leurs contributions vint augmenter le trésor français. Il les mettait donc dans la position la plus précaire. Ils étaient obligés de résister aux exigences du souverain de la France, non seulement par amour-propre royal, non seulement pour conserver un peu de l'affection de leurs sujets, mais encore parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, les sources de la prospérité étant taries.
Nous allons voir Joseph aux prises avec des difficultés insurmontables et réduit aux plus dures extrémités, désirant, dès la première année de son séjour à Madrid, quitter l'Espagne, regrettant Naples où il avait fait un peu de bien, s'était acquis de grandes sympathies et n'osant, comme le fit Louis, abdiquer, pour ne pas paraître abandonner un frère qui, enivré de ses victoires, commençait à soulever contre lui l'Europe, dont il voulait, en quelque sorte, faire la vassale de la France.
La junte assemblée à Bayonne et ouverte le 15 juin 1808, sous la présidence de M. Azanza, ayant adopté pour l'Espagne la constitution qui lui avait été présentée, ses membres, à la suite de cette mise en scène, persuadèrent facilement à Joseph que la nation tout entière accueillerait avec enthousiasme le nouveau souverain, frère du plus grand génie, du plus puissant monarque du monde. Le nouveau roi franchit la frontière et entra en Espagne par Saint-Sébastien dans les premiers jours de juillet 1801[16], plein de confiance et d'espérance. Il ne tarda pas à s'apercevoir qu'on l'avait induit en erreur et que les sentiments de la nation étaient loin d'être tels que les lui avaient décrits à Bayonne des gens intéressés à le tromper, ou à se tromper. Cela ressort de différents passages des lettres de Joseph à l'empereur, passages omis dans les Mémoires de ce prince. Ainsi, dans une lettre en date de Miranda, 14 juillet 1808, il écrit à Napoléon: «Il y a des assassins sur la route.» Dans une autre de Burgos, 18 juillet, on lit:
On n'a pu trouver un guide en offrant de l'or à pleines mains. Il y a peu de jours, un orfèvre de Madrid a poignardé de sa propre main trois Français dans un seul jour; à Miranda, avant-hier, un seul homme a arrêté une voiture dans laquelle se trouvaient un Espagnol et trois Français. Ces trois derniers ont été poignardés et n'ont point été dépouillés. Ce dernier fait s'est passé sur la grande route.
Le 21 juillet, le lendemain de son arrivée à Madrid et de la prise de possession du palais de l'Escurial, Joseph mandait à l'empereur: «Vous vous persuaderez que les dispositions de la nation sont unanimes contre tout ce qui a été fait à Bayonne[17].» Il entre ensuite dans les détails caractéristiques suivants:
Il y avait 2000 hommes employés dans les écuries royales. Tous, à la même heure, ont tenu le même langage et se sont retirés. Je n'ai pas trouvé un seul postillon dans toutes les écuries, à compter d'hier matin à 9 heures. Les paysans brûlent les roues de leurs voitures, afin de n'être pas obligés aux transports. Les domestiques mêmes, des gens qui étaient soupçonnés de vouloir me suivre, les ont abandonnés, etc., etc.....
Bientôt l'empereur comprit qu'il devait se rendre lui-même en Espagne et y prendre le commandement de ses armées, s'il voulait pacifier ce malheureux pays soulevé de toutes parts contre les Français et où l'Angleterre allait faire débarquer des troupes. Partout on assassinait les Français, et des généraux, profitant du pillage auquel se livrait souvent le soldat, exigeaient des indemnités, prélevaient des impôts à leur profit.
Ainsi on lit dans une lettre de Joseph à son frère, en date du 28 janvier 1809:
J'envoie au maréchal Bessières, pour être employé dans un commandement où il puisse vivre comme un autre officier, le général La R..... qui exigeait 10,000 francs par mois en sus de ses appointements, pour vivre à Madrid, et qui a eu la sottise de frapper à toutes les portes pour cela. Voici la lettre qu'il a écrite au corrégidor. Je l'ai remplacé par le général Blondeau qui sera plus modeste.
Joseph crut devoir quitter Madrid pour se rapprocher de la France dont il attendait des renforts. Napoléon entra dans la Péninsule, prit la direction des affaires militaires. Le roi le rejoignit avec sa garde, mais l'empereur ne voulut pas avoir son frère près de lui à l'armée et le relégua sur les derrières, puis à Burgos. Cette façon d'agir choqua Joseph et ses ministres. Il s'en plaignit dans une lettre pleine de noblesse écrite à son frère le 10 novembre, de Miranda[18]. Il ne put rien obtenir et fut sur le point de revenir en France abandonnant le trône des Espagnes. Il se résigna à attendre pour ne pas être le premier à jeter la pierre à Napoléon. Ce dernier entra à Madrid le 4 décembre 1808, et changeant de nouveau de politique à l'égard de son frère et de l'Espagne, dans la pensée secrète de s'emparer de ce royaume et d'en annexer les provinces du Nord, il proposa à Joseph de lui donner la couronne d'Italie. Ce dernier, fatigué de ces changements perpétuels, refusa, eut plusieurs conférences avec l'empereur et revint dans sa capitale où il fit une entrée solennelle le 22 janvier 1809.
Dès son retour à Paris, Napoléon montra de nouveau de la défiance à son frère Joseph, recommença à lui reprocher sa façon de gouverner, mais sans vouloir le mettre à même, en lui en donnant les moyens, de sortir de l'impasse dans laquelle il le tenait. Le 9 février 1809, Joseph lui écrivit:
Vous écoutez sur les affaires de Madrid ceux qui sont intéressés à vous tromper, vous n'avez pas en moi une entière confiance. Et plus loin: Je serai roi comme doit l'être le frère et l'ami de Votre Majesté, ou bien je retournerai à Mortefontaine[19] où je ne demanderai rien que de vivre sans humiliation et de mourir avec la tranquillité de ma conscience, etc.
Les choses restèrent dans cet état en Espagne jusqu'au milieu de 1809; mais alors elles prirent, pour le roi, une tournure des plus fâcheuses, ainsi que cela résulte des lettres de Joseph à sa femme, la reine Julie. Nous donnerons plus loin ces intéressantes lettres; mais, avant, un mot encore sur les exactions de quelques généraux français en Espagne et sur quelques affaires de l'époque, relatives à Joseph. Le 24 février 1810, il écrit de Xérès au prince de Neufchâtel:
La lettre de Votre Altesse me fait croire que l'empereur me croit instruit d'une contribution de quinze cent mille francs levée par le général Loison, j'aurais désiré savoir en son temps si l'empereur l'a ordonnée et je prie S. M. de réprimer un pareil abus de pouvoir, si elle ne l'a pas autorisée. Tous mes efforts échoueront contre des vexations semblables que se permettraient des généraux particuliers; le général Kellermann est aussi dans ce cas; l'ordre est impossible si des généraux de division font ce que je ne me permettrais pas de faire et S. M. I. et R. est trop juste pour le vouloir.
Tout est ici au mieux; les provinces de l'Andalousie sont pacifiées, parce que la justice y règne et que je n'ai qu'à me louer des généraux qui y sont.
Je prie Votre Altesse d'agréer mon sincère attachement.
Les ordres ont été donnés au général Loison pour les 100,000 francs.
Le 2 mars il prévient l'empereur qu'il fait venir près de lui sa femme et ses enfants et ajoute:
Kellermann, Ney, Thiébaud sont des gens qui ruineront le pays qu'ils doivent administrer, etc.
Tout en signalant les officiers qui se permettaient des exactions, Joseph aimait à rendre justice aux gens honnêtes. Ainsi le 21 avril 1810, il écrit de Madrid au général Reynier:
Je reçois la lettre et le rapport que vous avez bien voulu m'adresser le 13. J'ai donné l'ordre de vous renvoyer tous vos détachements, ils sont en marche. Je suis très reconnaissant de tous les soins que vous vous donnez pour le meilleur service public et reconnais bien, dans vous, les principes d'un honnête homme et l'intérêt d'un ami.
Le lendemain 24, dans une longue lettre à l'empereur, Joseph signale encore les autres généraux pillards. Il dit: «Il n'y a pas de doublons exportés par Ney ou par Kellermann qui ne coûte une tête française.» De son côté dans une lettre à Berthier, datée du 17 septembre 1810 et qui se trouve à la Correspondance, Napoléon signale Kellermann et Ney. Enfin, le 27 octobre, il ordonne à Berthier de demander au ministre d'Espagne des notes précises sur les abus reprochés à Kellermann.
Lors du mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, le roi d'Espagne écrivit et fit porter par son chambellan les deux lettres suivantes:
Monsieur mon frère,
Connaissant la bienveillance dont Votre M. I. et R. a honoré M. Azanza, duc de Santa-Fé, je l'ai nommé mon ambassadeur extraordinaire pour porter à V. M. mes félicitations à l'occasion du mariage de V. M. I. et R. et de S. A. I. et R. Mme l'archiduchesse Marie-Louise.
V. M. me connaît trop intimement pour ne pas deviner à l'avance tous les mouvements de mon cœur, je suis toutefois bien aise de saisir cette circonstance solennelle pour assurer V. M. I. de la joie que j'ai éprouvée par l'heureux lien qu'elle contracte dans la vue de perpétuer le bonheur de tant de nations. V. M. trouvera ainsi le bonheur que la nature accorde au commun des hommes.
Je supplie V. M. I. et R. d'agréer ces vœux et de les regarder dès aujourd'hui comme des présages qui ne la tromperont pas, ce sont ceux de son premier ami à qui le cœur de V. M. I. est plus connu qu'elle ne pense.
Je prie V. M. d'agréer l'hommage de ma tendre amitié.
De V. M. I. et R.,
Le bon et affectionné frère.
Joseph à Marie-Louise.
Grenade, le 28 mars 1810.
Madame ma sœur, je prie Votre Majesté impériale d'agréer mes félicitations les plus sincères, à l'occasion de son mariage avec S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie. Je fais des vœux bien vifs pour le bonheur d'une union d'où dépend le bonheur de tant de nations.
Ne pouvant jouir, par moi-même, de l'avantage de présenter à V. M. I. et R. l'expression de mes sentiments, je supplie V. M. d'agréer tout ce que lui dira de ma part M. le duc de Santa-Fé que j'ai chargé de cette honorable mission. Veuillez, Madame ma sœur, etc.[20].
Le 2 mai, Joseph écrivit de Séville au duc de Feltre, ministre de la guerre de Napoléon:
Monsieur le duc, j'ai reçu la lettre par laquelle vous me proposez, de la part de S. M. I. et R., de faire entrer en Espagne le régiment espagnol formé à Avignon. Je juge cette opération fort utile; elle détruira la croyance, généralement répandue, que les régiments espagnols sont destinés à servir au delà des Pyrénées, et cette croyance rend difficile la formation de tout nouveau corps. Je vous prie, Monsieur le duc, de remercier S. M. I. et R. et de vouloir bien hâter l'envoi en Espagne de ce régiment[21].
Nos affaires devant Cadix vont bien; la tranquillité se rétablit dans ces provinces. Le 4e corps est entré à Murcie. Le 2e corps a battu l'ennemi qu'il avait devant lui entre Merida et Badajoz.
Vous connaissez, Monsieur le duc, l'ancien et sincère attachement que je vous ai voué.
Votre affectionné.
Le 8 février 1810, pendant son voyage en Andalousie, Joseph, croyant être très agréable à Napoléon, lui écrivit de Séville:
Sire, je m'empresse de vous annoncer que je viens de recevoir, des mains de l'évêque et du chapitre de cette ville, les aigles perdues à Baylen. Je les envoie à V. M. par un officier.
L'empereur se borna à faire répondre à son frère par le major-général, auquel il adressa, le 26 avril 1810, la lettre ci-dessous:
Mon cousin, écrivez au roi d'Espagne que je suis instruit qu'il veut envoyer les aigles retrouvées à Baylen, par le général Dessolles; que cela ne m'est pas agréable, qu'il doit charger de cette mission un simple officier, un capitaine ou un lieutenant-colonel, mais non un officier du grade du général Dessolles qui est nécessaire en Espagne.
Si le général Dessolles était déjà parti, prévenez le général Belliard, pour qu'il le retienne et l'empêche de passer Madrid en lui faisant connaître mes motifs.
Au commencement de l'année 1810, la situation, en Espagne, s'améliorait, grâce aux efforts du roi. Joseph pacifiait l'Andalousie, mais, tandis qu'il entrait en vainqueur dans les riches cités de cette belle province, l'empereur, sous prétexte que le royaume de son frère lui coûtait trop cher et qu'il fallait en finir, en faisant administrer les provinces pour le compte de la France, rendit le 8 février un décret en vertu duquel le pays fut partagé en grands gouvernements administrés par des généraux français. Il retira donc le commandement des troupes à Joseph qui devint par le fait un roi sans armée, sans finances, sans autorité. Macdonald prit le commandement des troupes en Catalogne, Kellermann en Aragon, Masséna en Portugal, Soult en Andalousie; Joseph resta à la tête de l'armée du Centre (19,000 hommes à peine). Il fut donc réduit à ce faible corps, à sa garde et au gouvernement de la province de Madrid, n'ayant plus le droit de s'immiscer dans les affaires des autres gouvernements de son propre royaume. À partir de ce moment, le règne de ce malheureux prince ne fut plus qu'un long martyr dont ses lettres à la reine Julie pourront donner une idée.
Des abus criants et sans nombre suivirent de près cette organisation nouvelle ou plutôt cette désorganisation complète de l'Espagne, ainsi qu'on devait s'y attendre. Les commandants d'armées ne voulurent pas se porter secours entre eux et prétendirent agir seuls. Tous ne s'inquiétèrent plus que de leur seul intérêt, levant des contributions, pillant comme Kellermann ou refusant toute obéissance au roi, comme le fit le duc de Dalmatie, ainsi que nous le prouverons un peu plus loin.
Nous allons faire connaître maintenant quelques lettres inédites de Joseph à sa femme.
Madrid, le 21 janvier 1809.
Ma chère amie, je reçois ta lettre du 16. J'ai fait écrire au père de Mme de Fréville que je le ferai employer ici, il peut amener sa fille avec lui si cela lui convient, il ne me convient pas qu'elle t'accompagne, elle ne pourrait pas être ici une de tes dames, sa qualité d'espagnole serait loin de lui être favorable, ce n'est pas dans ses rapports avec ce pays.
Toutes les femmes de militaires qui te sont attachées seront bien ici avec toi; si tu peux faire à moins de mener Mme de Magnitot, tu feras bien de ne pas la conduire avec toi; M. Franzemberg, ton secrétaire, ne sera pas ici officier de la maison pas plus qu'il ne l'était à Naples; quoique Ferri et Des Landes le soient devenus, ils étaient dans les affaires depuis longtemps.
Si tu pars bientôt tu ne verras pas le mariage de.......[22]. Mme Bernadotte y veillera.
N'amène que les petites Clary et les personnes dont tu as besoin avec toi, tu trouveras ici trois mille familles de Français que je ne puis pas employer et qui sont très malheureux et regrettent les positions dont elles étaient pourvues à Naples.
Fais en sorte que Laulaine, Bernardin de St-Pierre, Andrieux, Chardon, Lécui, pour ce qui lui est personnel, n'éprouvent aucun retard dans le payement de leur pension, le reste suivra le cours de mes affaires financières qui me forcent à payer de préférence les choses les plus pressées.
Tout ce que je t'écris de ces dames, c'est pour qu'ici tu n'aies pas de sujets de dégoût en arrivant, pas plus qu'elles. Je t'embrasse avec mes enfants.
Pour M. Franzemberg, il faut que chacun sache à quoi s'en tenir. Il est des opinions du pays que je ne veux pas heurter pour quelques individus.
Joseph à Julie.
Madrilejos, le 3 juillet 1809.
Ma chère amie, les affaires allaient ici très bien, mais la mésintelligence qui s'est mise entre Soult et Ney, au fond de la Galice, me fait prévoir des malheurs.
Le maréchal Jourdan est dégoûté et demande à se retirer. Je ne le remplacerai pas, quel que soit le successeur que l'empereur lui donne.
Je t'embrasse, ma chère amie, avec Zénaïde et Charlotte; je me porte bien.
Joseph à Julie.
Waldemoro, le 6 août 1809.
Ma chère amie, j'ai reçu votre lettre du 26, je me porte bien. Les 40,000 hommes qui sont devant moi ont repassé le Tage dont ils ont brûlé les ponts. Le 1er corps poursuit les Anglais, Soult avec 50,000 hommes marche à eux, je ne doute pas aujourd'hui qu'il ne soit arrivé sur le Tiétar où je l'espérais le 28. Je l'ai débarrassé à Talaveyra de dix mille Anglais, il n'en aura pas plus de vingt mille, à compter d'aujourd'hui, et il aura pour cela ses 50,000 Français et 20,000 que lui amène le maréchal Victor qui suit le mouvement de l'ennemi.
Joseph à Julie.
Malaga, le 5 mars 1810.
Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14 février dont était porteur (nom illisible). Elle me confirme dans mon opinion que tu dois me rejoindre le plus tôt possible avec mes enfants et avant le commencement des chaleurs, donc le plus tôt que tu pourras. Dans le cas où, malgré ta bonne santé, tu ne pourrais pas partir aussitôt que je le désire et qu'il convient, j'espère que tu ne souffriras pas que personne prenne ta place, le contre-coup en serait trop sensible et préjudiciable ici. Cette nation, qui aujourd'hui m'accueille avec un enthousiasme que tu ne conçois pas, est tellement fière qu'elle serait humiliée si nous ne restions pas à notre place, sois plutôt malade et évite toute occasion; mais mieux .............. que toute cette scène d'étiquette commence.
Porte avec toi tout ce que nous possédons à Paris réalisé en effets sur l'étranger; tout papier sûr est bon pour nous, qu'il soit à quelle échéance qu'il soit, n'importe sur quelle place de l'Europe, pourvu qu'il soit bon. Renvoie-moi le courrier et dis-moi les personnes que tu préfères que je t'envoie à ta rencontre. Tu arrangeras l'affaire des papiers, il faut des papiers au porteur, les échéances comme les papiers des banques de Paris, Londres, Vienne, ou actions réalisables et qu'on peut garder à volonté.
Dispose de toute autre chose dont je ne parle pas, comme tu l'entendras le mieux; rapporte-moi les papiers que Lance t'apporta; au moins ceux que tu jugeras plus nécessaires, prends des précautions pour que tu puisses demander et ravoir les autres, donne à Fesch tout ce que tu voudras.
Je suis arrivé ici hier, à travers des chemins jugés impraticables; la manière dont j'ai été reçu ici surpasse toute idée; si on me laissait agir librement, ce pays serait bientôt heureux et tranquille. Amène Rœderer, il me serait bien utile et même nécessaire, il s'en retournerait bientôt à Paris. M. Lapommeraye peut venir ........... coûte .............. qu'il connaît bien.
Joseph à Julie.
Andujar, le 6 avril 1810.
Ma chère amie, M. le duc de Santa-Fé[23] part dans l'instant, il est instruit de tout ce qui me regarde, même des affaires particulières qui nous intéressent, crois tout ce qu'il te dira, je désire que tout ce que nous possédons en France puisse être réalisé en effets sans échéances fixes sur l'étranger, Nicolas (Clary) pourrait nous servir dans ce cas. Je serai à Madrid avant toi, si je suis instruit à temps de ton départ à Paris. Je t'embrasse avec mes enfants.
Tu verras quels sont les présents que je compte faire pour le mariage et tu m'en parleras.
Joseph à Julie.
Cordoue, le 10 avril 1810.
Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 19 et 21. Gaspard et M. (nom illisible) sont arrivés depuis. Je n'ai rien à dire sur des mesures qui te sont ordonnées par des médecins; mais M. Deslandes te dira quelles sont mes idées sur tout ce que je possède en France. Tu fais bien d'établir ta nièce avec le fils de M. Clément, puisqu'il te convient et qu'il la demande. Tu feras bien de donner à Tascher, Marcelle[24], ils se conviennent ainsi qu'à leurs parents. Mme Salligny m'écrit; je t'ai écrit deux fois que je pensais qu'elle ne devait pas te suivre à Madrid où elle ne serait pas convenablement, nulles raisons véritables l'y appellent; elle est veuve, elle a une fortune indépendante, elle a sa mère, je ne sais pas comment elle pourrait se plaire à Madrid où ses relations la placeraient toujours dans une fausse position. Je ne dois pas donc te dissimuler que ce sont des dispositions inébranlables, ma position est déjà assez difficile sans y ajouter d'autres embarras de tous les instants, ainsi que ceux qui me viendraient d'elle[25].
Joseph à Julie.
Madrid, le 16 mai 1810.
Ma chère amie, je n'ai pas de tes lettres depuis celle que m'a remis le courrier de Tascher, je t'ai écrit que j'approuve tout ce que tu feras, j'ai donné procuration à James, et je la lui ai donnée pour qu'il puisse s'en servir pour exécuter les ordres que tu lui donneras. Tu n'as pas oublié comment la terre de Mortefontaine fut achetée; dans ce que James fera, tu lui diras de te comprendre pour moitié, je préfère à tout que ce soit ton frère Nicolas qui s'en charge.
Tascher doit t'avoir parlé de ses affaires; je ne sais pas pourquoi tu ne m'en parles pas. Si ce jeune homme convient à ta nièce et que ta nièce convienne à ses parents, je préfère ce jeune homme à tous autres n'importe la fortune, etc.
Joseph à Julie.
Madrid, le 16 juillet 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu la lettre dont était porteur Tascher; sa cousine[26] m'écrit que l'empereur l'autorise à lui permettre de se marier avec ta nièce Marcelle, si elle y consent. D'après ce que me disent ses frères, Tascher a aujourd'hui cinquante mille livres de rente en fonds de terre, il a un état, c'est l'honneur même, il ne faut pas hésiter à lui donner Marcelle; il est mille fois mieux que le parti que tu m'as proposé, il ne serait pas juste qu'elles fassent toutes des mariages au-dessus de leur position; j'entends donc que Mlle Marcelle épouse M. Tascher, si elle le trouve bien. Je m'engage avec lui et sa cousine à laquelle je ne veux pas manquer de parole, moins aujourd'hui que dans tout autre temps. Réponds-moi d'une manière précise. Tascher reviendra à Paris.
Avant de partir il faut que tu saches à quoi t'en tenir sur les affaires d'Espagne. Fais de tout ce que nous possédons en France une vente dont nous puissions détruire les preuves....... (quelques mots illisibles) est grand et j'en rends grâces au ciel. Je t'embrasse avec Zénaïde et Charlotte..... Je désire cependant beaucoup savoir ce que devient l'Espagne avant que tu quittes Paris; quant à moi, je suis bien décidé à ne jamais transiger avec mes devoirs. Si on veut que je gouverne l'Espagne pour le bien seulement de la France, on ne doit pas espérer cela de moi. J'ai des devoirs de cœur et de besoins de reconnaissance envers la France qui est ma famille; mais jamais, même dans la misère, je n'ai accoutumé mon âme à se dégrader pour le bien de ma famille.
J'ai des devoirs de conscience en Espagne, je ne les trahirai jamais et je me complais trop dans le souvenir de ma vie passée pour vouloir changer d'allure aujourd'hui que je redescends la montagne. Je serai et resterai donc homme de bien, homme vrai tant que mon cœur battra. Mon courage saura toujours se faire à tout, moins aux remords. Au reste je ne sais pas pourquoi je t'écris si au long. Tu me connais, crois que la royauté ne m'a pas changé, et que je suis toujours ce que tu m'as connu. Si tu n'as pas besoin de Deslandes, renvoies-le moi (Deux lignes effacées). Je suis obligé de venir au secours de tant de provinces où l'on n'envoie plus rien et où la misère est profonde, parce qu'à Avila, à Ségovie même, des généraux français administrent mes provinces, renvoyent mes employés et que Madrid est le rendez-vous où tous les malheureux aboutissent et où s'adressent tous les besoins. Je sens que cet état de choses me serait encore plus pénible toi et mes enfants étant ici, et que je n'aurai plus la ressource d'errer avec un quartier-général. Tout cela peut être réparé d'un mot de l'empereur, qu'il trouve bon que je renvoie les dilapideurs, qu'il me rende l'administration de mes provinces et qu'il croye plus à ma probité qu'à celle de Ney ou de Kellermann. Arrivé ici avec mes enfants, il faut que je m'établisse d'une façon définitive à Madrid, il faut que je sache comment je pourrai y vivre, car aujourd'hui je ne le sais pas; l'Andalousie est absorbée par l'armée, les pays épuisés par les insurgés, l'empereur ne sait rien, il faut qu'il connaisse ma position, qu'elle change sa justice ou que je la fasse changer par ma retraite des affaires; tu dois donc venir en Espagne avec la connaissance de ce que veut l'empereur avec le projet d'y rester ou résolue à la quitter pour la vie privée. Il n'y a personne à Paris à qui je puisse écrire. L'empereur a peu vu M. d'Azanza que j'avais chargé de mes affaires. Quand tu en seras partie, il n'y aura plus aucun moyen de communication. Il est donc bon que tu saches bien avant de partir ce qu'il nous importe de savoir et que nous ne pourrons plus savoir après.
Je reçois une lettre de Lucien du 15 juin[27], quelque déplorable que soit son sort, je l'envie encore et je le préfère mille fois à la figure humiliante que je fais ici. J'ai à me louer beaucoup des habitants de Madrid et de tous les Espagnols qui me connaissent. La guerre serait bientôt finie et l'Espagne pacifiée si on veut me laisser faire.
(Plusieurs lignes de cette lettre enfouie dans la terre en 1814 sont illisibles. Une minime partie seulement a été insérée dans les mémoires de Joseph.)
Joseph à Julie.
Madrid, le 29 août 1810.
Ma chère amie, je reçois tes deux premières lettres de..... Tu auras reçu mes lettres dont était porteur le marquis d'Almenara. Tu sentiras la nécessité de savoir à quoi t'en tenir sur notre sort avant de quitter Paris; je ne puis pas rester dans l'état actuel, il faut savoir ce que l'empereur veut; s'il veut que je descende du trône d'Espagne, il faut lui obéir; il faut savoir où il veut et comment il veut que nous vivions; je ne puis pas rester ici avec le nom de roi et humilié par tous ces hommes qui tyrannisent les provinces de mon royaume; je ne veux pas vivre ainsi plus longtemps, j'attends donc tes lettres pour savoir à quoi m'en tenir.
Je t'embrasse avec mes enfants. Fais partir Deslandes dont j'ai besoin.
Joseph à Julie.
Madrid, le 1er septembre 1810.
Ma chère amie, je reçois tes trois premières de Paris, tu auras reçu M. d'Almenara, j'ignore le résultat de sa commission, j'écris de nouveau la lettre ci-jointe à l'empereur, que tu remettras ou que tu ne remettras pas selon la position où se trouveront mes affaires, lorsque cette lettre arrivera dans tes mains.
Il est de fait que si l'empereur continue à me traiter comme il fait aujourd'hui, c'est qu'il ne veut pas que je reste au trône d'Espagne. Il me connaît assez pour savoir que je ne serai jamais que ce que je paraîtrai être, que roi d'Espagne, mes devoirs principaux sont ceux d'un roi d'Espagne, avant tout. Je suis homme et je mourrai comme j'ai vécu, ainsi, s'il m'impose des conditions que je ne peux pas admettre, c'est qu'il ne veut pas que je reste ici; dans ce cas, il faut se retirer le plus tôt, c'est le mieux, parce que je puis le faire sans être brouillé avec lui et que devant me retirer il faut le faire de bonne grâce et obtenir la paix intérieure puisque je ne peux pas déployer les qualités que la nature a mises en moi et qui suffiraient pour faire le bien de cette grande nation. Mais, à l'impossible nul n'est tenu et il est de fait qu'aujourd'hui je ne puis rien ici sans la volonté et la confiance entière et absolue de l'empereur; je n'entre pas dans les détails de ma retraite des affaires, tout sera bien dès que l'honneur m'en fera un devoir et que l'empereur trouvera bon que je me retire dans telle province qu'il voudra choisir. En Bourgogne et dans ce cas, j'ai en vue la terre de Morjan, près Autun; je puis la louer ou l'acquérir, si les affaires prenaient cette tournure définitive, je ne voudrais pas aller à Paris, il ne me faudrait pas beaucoup d'argent, je voudrais une retraite absolue.
Si l'empereur me voulait au delà des mers, en Corse, par exemple, cela ne pourrait être qu'autant que je conserverai une espèce de cour, une existence telle que je puisse me suffire à moi-même dans ce pays, ayant les moyens d'y faire beaucoup de bien, sans me mêler d'aucunes affaires du gouvernement; aussi, dans ce cas, il me faudrait un état bien au-dessus de celui de mon père, et même au-dessus de celui que j'avais au Luxembourg; j'approuverai tout ce que tu feras. Quant à mon état actuel, je suis disposé à tout pour en sortir; mon âme se trouve dégradée et je préfère la mort à cet état.
À cette lettre, qui n'est pas aux mémoires de Joseph, se trouvait jointe la lettre du roi d'Espagne à l'empereur en date du 31 août 1810 (Mémoires de Joseph. Vol. VII, p. 325).
Joseph à Julie.
Madrid, le 9 septembre 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 20, j'attends toujours le résultat de tout ce que je t'ai écrit, ainsi qu'à l'empereur, depuis le départ d'Almenara. D'une manière ou d'une autre ces choses doivent être changées, elles ne peuvent pas rester longtemps dans l'état où elles se trouvent, je fais ici une triste figure et j'en mériterais la honte si je permettais qu'elles se prolongent plus longtemps qu'il ne faut pour connaître la volonté de l'empereur.
1o Roi d'Espagne, je ne puis l'être que tel que la constitution du pays m'a proclamé.
2o Retiré de toutes affaires publiques en France ou dans un autre pays, il me convient de connaître même sur cet article la volonté de l'empereur.
3o Retourner en France conservant quelque prérogative publique, il faut que je sache quels sont mes devoirs et mes droits avant de prendre un parti; je ne veux me décider qu'en pleine connaissance de tout cela, je n'ai ni crainte, ni ambition, ni ressentiment, je sais que la politique fait tout, ainsi je pardonne tout; mais si en m'enlevant le trône d'Espagne, on m'offre un état politique en France, je veux le connaître.
4o Je ne veux aucun trône étranger. Je me réserve à me déterminer pour une retraite absolue si ce qu'on me propose en France ne me paraît pas convenable; ce à quoi je suis bien déterminé aujourd'hui; c'est: 1o de ne pas rester ici sur le pied où je suis, 2o de ne pas accepter un trône étranger, 3o de rendre mon existence en France compatible avec mon honneur et la volonté de l'empereur et l'intérêt de la nation, si mon existence semi-politique peut encore lui être utile, sans cependant vouloir jamais me mêler d'administration d'aucun genre et vouloir jamais paraître à la cour. Si ce qu'on me propose ne me convient pas, retraite obscure et absolue; mais les demi-jours, les fausses positions ne sont pas dignes ni de mon nom ni de mon âme, ni supportables avec mon esprit.
Je t'embrasse avec mes enfants et t'engage à être aussi contente que je le suis moi, au milieu des contrariétés qui m'assiègent, et j'éprouve bien aujourd'hui que ce lait nourricier d'une bonne et vraie philosophie n'est pas aussi stérile qu'on veut bien le dire, car, content de moi, je le suis de tout, et regarde en pitié toutes les passions étrangères qui s'agitent, sans me blesser, autour de moi.
Joseph à Julie.
Madrid, 7 octobre 1810.
Ma chère amie, je reçois ta lettre du 17. Je me porte bien, j'attends tes nouvelles et celles de Colette; mes affaires me paraissent aller bien mal à Paris où on ne sait pas le mal que l'on se fait à soi-même. L'avenir prouvera si j'ai raison.
Joseph à Julie.
Madrid, 3 novembre 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 9, 10, 12 octobre, renvoie-moi Gaspard avec des nouvelles sur les bruits qui courent ici et qui font présager de nouveaux changements pour moi; dis-moi ce qu'il en est, tu sais tout ce que je t'ai écrit. Si la retraite est possible, je la préfère à un nouveau trône; si cela est impossible, je préfère retourner à Naples plutôt que de faire une nouvelle royauté quelle qu'elle soit.
La position des affaires ici est horrible et bientôt elle sera irrémédiable. L'empereur n'a rien répondu à tout ce que je lui ai écrit sur un sujet aussi important pour la gloire et le bonheur de deux grandes nations.
Je t'embrasse avec mes enfants, je me porte bien.
Joseph à Julie.
Madrid, 6 novembre 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 12 et 14, je t'ai déjà écrit que c'est toi plus que moi qui peut décider s'il convient que tu viennes ici, ce voyage doit être entrepris ou différé selon que les affaires d'Espagne à Paris s'arrangent ou se brouillent, elles ne peuvent pas rester longtemps telles qu'elles sont, cette crise ne peut pas durer, il faut avancer ou reculer. Si je dois retourner en France, il est inutile que tu viennes en Espagne, si je dois rester en Espagne, il faut y venir. Mais, pour que je puisse y rester, il faut que l'empereur fasse ce que je lui ai écrit par la lettre dont était porteur M. d'Almenara, à laquelle il n'a pas répondu.
Joseph à Julie.
Madrid, 16 novembre 1810.
Ma chère amie, je reçois tes lettres des 22, 23 et 24, ma position est toujours la même, je suis ici bientôt un être parfaitement inutile; tous les généraux correspondent avec le major-général, prince de Neufchâtel. Les habitants s'exaspèrent tous les jours davantage, le peu de succès que j'avais obtenu est effacé tous les jours. L'empereur ne me répond pas, il ne me reste donc qu'à me retirer des affaires. Ma santé d'ailleurs toujours inaltérable commence à se ressentir de ma position équivoque, ridicule et bientôt déshonorante, si je la supportais plus longtemps.
Occupes-toi donc de me trouver à louer une grande terre à cent lieues ou soixante lieues de Paris; je suis décidé à m'y rendre et de tout quitter, puisque je ne puis pas faire le bien ici et que tout ce que j'ai dit et fait jusqu'ici devient inutile.
Joseph à Julie.
Madrid, le 20 novembre 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 28 octobre, ma position est toujours la même. J'attends Azanza pour prendre un parti décisif et finir le rôle honteux qu'on me fait jouer ici depuis mon retour de la conquête de l'Andalousie.
Je t'embrasse avec mes enfants.
Lucien a été mené prisonnier à Malte.
Joseph à Julie.
Madrid, 24 novembre 1810.
Ma chère amie, point d'estafette depuis deux jours. Je n'ai pas de nouvelles directes de Masséna et je ne suis pas sans inquiétude sur son armée. Je me porte bien, j'attends des nouvelles décisives de Paris. Je désire que tu charges James ou mieux encore Nicolas, de savoir s'il serait possible d'acquérir la terre de Montjeu à une lieue d'Autun, après s'être assuré que le château est encore habitable, à moins que tu ne préfères une terre en Provence, je désire un bois de chasse et de l'eau, c'est ce que je trouve à Montjeu; si tu préfères le midi, je te laisse le choix.
Joseph à Julie.
Madrid, 28 novembre 1810.
Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 4, je me porte bien, les affaires sont ici dans le même état. Je suis toujours sans réponse à tout ce que j'ai écrit. Je ne pense pas pouvoir prolonger cet état humiliant au delà de cette année. Je te prie de remettre à M. Bouchard[28] l'incluse; engage-le à partir sur-le-champ et de me répondre de dessus les lieux. Il faut finir ceci d'une manière ou d'une autre; quoique je te dise que je me porte bien et que cela soit ainsi, cependant ma constitution n'est plus ce qu'elle était et je sens qu'elle ne résisterait pas à cet état de choses qui n'est pas fait pour un homme tel que moi, toute la puissance de l'empereur ne peut pas faire que je reste ici dans la position du dernier des polissons. Tu peux voir par la lettre ci-jointe comment un général français traite mes ministres. Un voleur effréné que j'ai renvoyé d'ici, il y a trois mois, y revient triomphant. Ce misérable a causé le massacre de plus de cent Français, victimes de l'exaspération des habitants de la province de Guadalaxara et Cuença où il commandait une colonne et où il ravageait tout. J'entre dans ces détails pour que tu saches bien qu'on me force au parti que je prends et que je n'en ai pas d'autre à prendre.
Marius Clary doit être arrivé, j'attendrai la réponse à la lettre que je t'ai écrite par lui avant de partir.
La fin de l'année 1810 et le commencement de 1811 ne furent pas plus favorables à Joseph; aussi voit-on ses lettres à la reine contenir sans cesse les mêmes plaintes, justifiées par la conduite de l'empereur à l'égard de l'Espagne.
Joseph à Julie.
Madrid, 8 janvier 1811.
Ma chère amie, je reçois tes lettres du 14 et 16, je suis peiné de la perte de Mlle Antoinette qui t'était attachée depuis si longtemps; cette pauvre fille avait eu un grand malheur à mes yeux, celui d'avoir occasionné cet accident qui a eu tant d'influence sur notre destinée; j'aurais bien désiré ne jamais me séparer de toi ni de mes enfants, pourquoi lorsque vous m'avez rejoint, il y a trois ans, ne suis-je pas resté avec vous? Ce fut alors ma faute. Pourquoi lorsque je t'écrivais il y a un an, de Cordoue, de me rejoindre avec mes enfants, ne le fites-vous pas? Ce fut le seul moment heureux de mon existence depuis que je vous ai quittées à Naples et ce moment m'inspira le désir de vous faire partager mon sort; tu n'as pas pu partir de Paris et sans doute ce fut alors un contretemps fâcheux pour toi et pour moi. Depuis, j'ai couru de désagréments en désagréments, mon existence a été telle que je ne regrette pas ton absence ni celle de mes enfants, je n'ai plus vu d'avenir pour nous dans ce pays. Les funestes décrets du 8 février 1810[29] ont anéanti tous les progrès que j'avais eu le bonheur de faire dans l'esprit d'un peuple brave et fier et m'ont remis dans la même situation où je me suis trouvé en arrivant à Madrid, il y a trois ans. J'ai depuis reconnu ce qui m'arriverait le lendemain et je me suis vu sans déplaisir, privé des seuls objets de mes plus tendres affections, car mon sort en eût été plus cruel. Je n'ai ici rien de bon, de fixe à leur offrir, mais ils embelliraient le reste de ma vie. Quelque part qu'elle se termine, elle sera digne de moi. Je désire donc que la politique cesse de se jouer de moi et tout me sera bon si je puis finir ma carrière avec toi et mes enfants dans une position naturelle, quelle qu'elle soit, étant ce que je paraîtrai être et sortant de la position fausse et humiliante dans laquelle je persévère encore, malgré tout ce que je t'ai écrit, attendant tous les jours un meilleur ordre de choses pour moi; il me paraît impossible que la vérité et la raison ne percent à la fin.
Joseph à Julie.
Madrid, 6 février 1811.
Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres jusqu'au 20 janvier, ainsi que celles dont était porteur Gaspard qui est arrivé hier, je t'ai adressé une lettre pour Bernadotte, dont tu devrais déjà m'avoir accusé la réception. Je crains qu'elle n'ait été égarée, les bruits les plus étranges courent ici depuis hier, nous touchons à un dénouement quelconque, les choses sont tellement empirées par les nouvelles de France qu'il faut avancer ou reculer. Des partis qu'on m'offre, le plus honorable sera toujours celui que je prendrai, tu ne dois pas en douter, et dès qu'il sera prouvé que je ne puis plus rester ici, j'en partirai. Je t'écrirai plus en détail dès que j'aurai lu tout ce qui arrive de France et des provinces, car il est assez bizarre que je n'aie pas pu trouver encore ce temps-là, depuis hier; j'ai été occupé tout le jour, depuis huit heures du matin, à des petits détails pour que tous les services ne tombent pas à la fois, et les besoins du jour ne m'ont pas laissé d'autre temps; tu dois penser si je désire que tout cela finisse.
Dans une autre lettre à sa femme, en date du 19 mars 1811, le roi, après l'exposé fidèle de sa situation, dit:
Dans cet état de choses, réduit à l'état d'abjection d'un criminel ou du dernier des hommes, je mériterais mon sort, si je le prolongeais volontairement.
Et plus loin:
Sans doute je ne prendrai pas le parti de venir à Paris, si je pouvais faire autrement, mais ni toi, ni ceux qui me conseillent ne connaissent ma position ici, et nécessairement elle finirait par un événement tragique si elle ne finit pas par mon départ volontaire.
Joseph à Julie.
Madrid, 24 mars 1811.
Ma chère amie, je reçois tes lettres des 4, 6 et 8 mars; je t'ai écrit en détail il y a trois jours, je suis toujours dans le même état, il y a douze jours que je ne reçois pas, ma santé ne le permettant pas; cependant, j'espère que la tranquillité me rétablira, mais j'en ai besoin, je compte me mettre en route dans quelques jours et dès que mes forces seront assez rétablies pour cela.
Je t'embrasse avec mes enfants et j'espère te revoir bientôt à Mortefontaine pour ne plus vous quitter.
L'empereur n'ignorait ni la position fausse ni les plaintes fort justes de Joseph, ni son désir d'abandonner la couronne d'Espagne. Sa belle-sœur, la reine Julie, son ambassadeur de famille, le comte de La Forest, le tenaient au courant de tout, mais il n'entrait pas encore dans les vues politiques de Napoléon de laisser la Péninsule sans roi. Il aimait mieux que ce roi fût Joseph que tout autre. La guerre devenait imminente avec le Nord, il lui paraissait utile d'avoir son frère dans le Sud, car il connaissait son caractère loyal, affectueux et son dévouement personnel pour lui. Il fit donc écrire par le cardinal Fesch à Joseph. Ce dernier répondit à son oncle, le 24 mars 1811, une lettre insérée au 7me volume des Mémoires de Joseph et dont on a retranché cette phrase:
Je ne veux pas que vous ignoriez que ma santé est telle que je l'ai craint toute ma vie. Je suis arrivé à ce point que vous connaissez, après un rhume et une inflammation de poitrine.
En effet la santé de Joseph s'était altérée, au point que le même jour, 24 mars, il prévenait Napoléon que la maladie le forçait à quitter l'Espagne. Cette lettre à l'empereur se terminait ainsi:
Je saurai, comme vous le voudrez, vous aimer tout bas et ne pas vous importuner des sentiments que vous partagez ou repoussez peut-être.
Le même jour encore, Joseph écrivait à la reine cette seconde lettre:
Madrid, 24 mars 1811.
Ma chère amie, l'aide de camp du duc de Dalmatie, qui te remettra cette lettre, te donnera de mes nouvelles. Je l'ai vu un moment. Je vais mieux, et j'espère être sous peu en état de partir. Je suis inquiet de trois dépêches importantes dont tu ne m'as pas accusé la réception. La première, du 14 février, portée par M. le chef d'escadron Clouet, la 2me du 19 mars et la 4me du 24.
Le général Blaniac[30] ne voudrait pas que sa femme vînt le rejoindre, connaissant la situation des affaires, je crois aussi que ce n'est pas le moment.
Malgré tout son désir d'arriver en France le plus rapidement possible, le roi dut différer son départ de quelques jours. Il se mit en route le 23 avril 1811, après avoir écrit à la reine la lettre ci-dessous:
Madrid, le 16 avril 1811.
Ma chère amie, je t'envoie le double de la lettre que je t'envoie, par l'estafette. Renvoies-moi le courrier qui te porte cette lettre et qui me trouvera en route. Pour mes incertitudes sur l'effet qu'aura produit la nouvelle de mon départ quel qu'il soit, personne ne peut l'impossible et je suis résigné à tout; mais il est de fait que je ne puis rester dans le palais de Madrid sans domestiques, sans gardes, sans troupes et sans tribunaux; or, tout cela n'existe pas sans argent. Si c'est l'usage de complimenter l'empereur et l'impératrice sur la naissance du roi de Rome, remets ma lettre au prince de Massérano, je l'autorise aussi à présenter la Toison d'or au roi de Rome, après s'être assuré que cette offre serait agréée. C'était l'usage autrefois.
Je suis disposé à faire tout ce qu'il est possible pour M. Michel.
L'empereur apprenant que Joseph, décidé à quitter l'Espagne, allait se mettre en route pour Paris, et voulant sauver les apparences, se hâta de lui envoyer un officier, le général de France, pour le prévenir qu'il était désigné comme devant être le parrain du roi de Rome.
Dans la lettre du 21 avril qu'il écrit à ce sujet à la reine, et dans laquelle il annonce son départ, on a retranché, aux Mémoires, le passage suivant:
Je ne puis pas te cacher que ma santé n'est plus la même depuis deux mois. Je ne suis plus le même homme. Au milieu de tant d'inquiétudes qui m'assiègent en quittant le pays, je viens d'éprouver un chagrin bien vif par l'état presque désespéré dans lequel se trouve le fils de Rœderer, par une blessure mortelle qu'il a reçue hier soir, dans une affaire particulière. Je trouvais quelque plaisir à mener ce jeune homme à son père. Le destin en décide autrement.
Joseph à Julie.
Santa Maria de la Nieva, 25 avril 1811.
Ma chère amie, je reçois tes lettres des 3, 4, 6 et 8 avril. Je t'ai écrit par toutes les estafettes, et par quelques-unes de très longues lettres; celle du 19 mars[31] t'annonçait ma détermination de me mettre en route pour la France; j'étais alors assez malade, je n'ai pas été bien depuis, je suis mieux depuis mon départ de Madrid. Je reçois aujourd'hui une lettre du prince de Neufchâtel qui m'apprend que l'empereur a consenti à me faire un prêt de 500,000 francs par mois. J'écris à ce sujet à l'empereur la lettre que tu lui remettras ou lui feras remettre, j'arriverai peu de jours après cette lettre.
Je t'ai écrit il y a quelques jours par M. Jappi que tu dois m'avoir renvoyé avec tes lettres.
Le même jour qu'il écrivait à la reine Julie les lettres ci-dessus, Joseph adressait à son frère celle qu'on va lire, laquelle a été un peu tronquée dans les Mémoires. La voici intégralement:
Santa Maria de la Nieva, le 25 avril 1811.
Sire,
Je suis parti de Madrid le 23 sans avoir reçu aucune réponse aux lettres que j'ai écrites depuis 3 mois à Votre Majesté, à la reine et au prince de Neufchâtel. J'ai retardé tant que j'ai pu mon voyage, mais la nécessité m'a enfin décidé et ce ne sera pas sans peine que les services se soutiendront à Madrid pendant 40 jours, quoique le trésor se trouve déchargé en grande partie de la dépense de ma maison. J'ai dû craindre que Votre Majesté ne se rappelât plus de moi et je n'ai vu de refuge que dans la retraite la plus obscure; aujourd'hui je reçois une lettre du prince de Neufchâtel du 8, qui m'annonce quelque secours; cette lettre me prouve que ma position véritable commence à être connue et il n'est pas douteux que je n'aurai rien à désirer de vous dès que je connaîtrai votre volonté, puisque la mienne sera de m'y conformer autant que cela me sera possible.
Je retournerai en Espagne si vous jugez ce retour utile, mais je ne puis y retourner qu'après vous avoir vu et après vous avoir éclairé sur les hommes et les choses qui ont rendu mon existence d'abord difficile, puis humiliante et enfin impossible et m'ont mis dans la position où je suis aujourd'hui.
Je suis prêt aussi à déposer entre les mains de Votre Majesté les droits qu'elle m'a donnés à la couronne d'Espagne, si mon éloignement des affaires entre dans ses vues, et il ne dépendra que de vous de disposer du reste de ma vie, dès que vous aurez assez vu, pour avoir la conviction que vous connaissez l'état de mon âme et celui des affaires de ce pays où je ne pourrai retourner avec succès que nanti de votre confiance et de votre amitié, sans lesquelles le seul parti qui me reste à prendre est celui de la retraite la plus absolue; dans tous les cas, dans tous les événements je mériterai votre estime. Ne doutez jamais de mon dévouement et de ma tendre amitié.
Joseph à Julie.
Burgos, 1er mai 1811.
Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 20 et 22; je t'ai écrit le 16 avril et le 26 d'Almeida. Le voyage est utile à ma santé, je séjournerai ici aujourd'hui pour ôter toute inquiétude que l'on aurait eue en regardant ce voyage comme un départ définitif. J'ai dissipé toutes ces craintes à Valladolid et sur toute la route et j'ai dit que je retournerai dans le mois de juin avec ma famille. Ainsi si les affaires prennent cette tournure à Paris, prépare-toi à venir bientôt en Espagne et le plus tôt est le mieux. Dans ce cas, mon absence ne saurait être trop courte, le bien réel et celui de l'opinion qu'opérerait mon retour, dissiperait bientôt la légère inquiétude occasionnée par mon départ et le bien serait décuple du mal. Il y a beaucoup de choses à faire et plus encore à éviter pour terminer les affaires d'Espagne d'une manière avantageuse aux deux nations; il ne dépendra pas de moi que tout cela ne réussisse. Je serai dans neuf jours à Bayonne, je pourrai peu de jours après recevoir ta réponse à cette lettre. Je désire descendre à Mortefontaine, j'ai avec moi 8 ou 10 personnes et 20 domestiques.
Dans cette lettre on voit le roi Joseph renaître à l'espérance; cela provenait de ce que ce malheureux souverain, pendant son voyage, venait de recevoir de Berthier la nouvelle que l'empereur consentirait à lui faire un prêt de 500,000 francs par mois, comme il l'annonce à sa femme.
Joseph resta à Paris près de son frère et de sa femme, pendant le mois de mai et une partie de celui de juin 1811. L'empereur lui fit beaucoup de promesses, ce qui le détermina à retourner en Espagne. Dans une circonstance assez secondaire, Napoléon lui fit témoigner d'une façon fort dure son mécontentement. Le 11 juin 1811, l'empereur écrivit à Berthier:
Saint-Cloud, le 11 juin 1811.
Mon cousin, je vous prie d'aller voir le roi d'Espagne pour lui parler de la dernière audience diplomatique et de l'indécence avec laquelle s'y sont comportés plusieurs Français portant la cocarde espagnole. Ils sont entrés en forçant la consigne et sachant bien que je ne reçois pas les Français qui sont à un service étranger. Heureusement je ne les ai pas vus, je les aurais fait chasser. Vous direz que j'avais entendu, par recevoir les Espagnols, recevoir les trois ministres et quelques chambellans espagnols que le roi a amenés, mais que c'est sur la liste destinée pour le Moniteur que j'ai vu le nom de plusieurs Français, entre autres celui du sieur Tascher qui n'a pas même la permission de porter la cocarde espagnole, et qu'à cette occasion, je ne comprends pas comment on puisse porter une cocarde étrangère sans en avoir l'autorisation; que ce que je désire, c'est que Clary, Miot, Expert et les autres Français portés sur la liste, partent demain et se mettent en route pour Bayonne; que je ne m'oppose pas à ce que le roi en fasse ce qu'il veut en Espagne, mais que je ne puis m'accoutumer à voir des Français venir faire de l'embarras à Paris sous un costume étranger. Le remède à tout, c'est qu'ils partent aujourd'hui ou demain, quoique je ne vois pas quelle nécessité il y avait à ce que le roi mène ce tas de gens avec lui; vous direz également au roi que je ne vois pas d'objection à ce qu'il parte, que quant à mes dispositions, je persiste dans celles dont vous lui avez fait part, que votre lettre doit donc lui servir de règle, que le temps prouvera par la conduite qu'il tiendra si le voyage de Paris lui a été utile et s'il a acquis la prudence nécessaire pour manier ces matières; que, quant à l'argent, je fais donner au roi ces sommes sur les sommes mensuelles que je lui ai promises, mais que c'est bien mal employer son argent que celui destiné à payer les voyages d'un tas de gens inutiles comme Miot, les Expert, etc.....
Joseph reçut la visite de Berthier au moment où il partait pour l'Espagne. Malgré cette dure leçon, il quitta Paris plein d'espérance, croyant avoir la certitude que son frère, selon ses promesses, viendrait à son secours, avancerait les fonds nécessaires à l'entretien et au salut de la Péninsule. Il ne tarda pas à être désabusé, ainsi qu'on va le voir par ses lettres à la reine, laquelle ne l'avait pas suivi, attendant pour se rendre à Madrid avec ses enfants que les choses eussent pris une meilleure tournure.
Joseph lui écrivit le 23 septembre 1811:
Ma chère amie, je reçois ta lettre du 10. Tu connaîtras ma situation, elle est peu agréable; tu sais que je devais recevoir un secours d'un million par mois, je reçois à peine la moitié, je ne pourrai pas tenir longtemps si cet état de choses dure. Si ta santé te permet de venir, tâche d'obtenir de l'empereur ce qui m'est dû depuis juillet, à raison d'un million par mois, et même une avance de quelques mois, afin que je ne sois pas dans l'inquiétude comme aujourd'hui, lorsque vous serez arrivées.