Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire
Joseph à Julie.
Madrid, le 1er octobre 1811.
Ma chère amie, je n'ai pas eu de tes lettres par le dernier courrier, les enfants m'ont écrit que tu étais à Compiègne; il m'est dû près de trois millions de francs sur le prêt que l'empereur m'a promis d'un million par mois à dater du 1er juillet, aussi suis-je dans les plus grands embarras; écris-moi si tu comptes partir, ne te mets pas en route sans être précédée ou accompagnée par six millions au moins, afin que je puisse avoir l'esprit en repos pour quelque temps, faute de quoi il vaut mieux rester à Paris, car, sans argent, sans troupes, sans commandement véritable, il est impossible que ma position se prolonge longtemps; je me porte bien.
Joseph à Julie.
Madrid, 1er novembre 1811.
Ma chère amie, je n'ai pas reçu de tes lettres par la dernière estafette, j'attends avec impatience de savoir que tu te portes bien et que l'empereur m'envoie effectivement l'argent que je lui ai demandé, sans lequel je ne puis rien faire de bon ici, le million qu'il m'a promis comme avance à dater du 1er juillet et un autre million en remplacement du quart des autres arrondissements.
Marius Clary a été très malade, mais il est mieux, tu m'as parlé de deux partis pour sa sœur, je ne connais pas le personnel du civil, mais, s'il est bon, je le préfère au militaire, dont tu me parles.
Le roi Joseph avait beaucoup d'affection pour le général Hugo, employé à Madrid. Le général vivait en mauvaise intelligence avec sa femme, il lui écrivit le 30 janvier 1812:
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt tout ce que vous m'avez écrit, ainsi que Mme Hugo.
Mon désir le plus constant est que vous vous arrangiez de manière à être heureux, je n'ai rien négligé pour cela, l'attachement que je vous porte m'en a fait un devoir; mais, si mes vœux ne se réalisent pas, je ne dois pas vous cacher que ma volonté est que vous ne donniez pas ici un exemple scandaleux en ne vivant point avec Mme Hugo comme le public a droit de l'attendre d'un homme qui, par sa place, est tenu à donner le bon exemple.
Quel que soit le regret que j'aurais de vous voir éloigné de moi, je ne dois pas vous cacher que je préfère ce parti au spectacle qu'offre votre famille depuis trois mois.
Joseph à Julie.
Madrid, le 1er février 1812.
Ma chère amie, je n'ai rien de bon à t'écrire après la prise de Valence; la récolte a été mauvaise et le blé est très cher, il y a beaucoup de misère ici; je reçois à peine la moitié de ce qui m'avait été promis à Paris, et je serais impardonnable d'être reparti si j'avais pu prévoir l'avenir qui m'attendait dans ce pays. Les avantages que je pouvais tirer de la reddition de Valence par le grand nombre de soldats qui abandonnent l'insurrection, vont bientôt être perdus par le dénûment où je me trouve et d'argent et de moyens de m'en procurer; quelle sera la fin de tout ceci, je l'ignore et ne veux pas la prévoir: 1o l'unité dans le commandement et dans l'administration; 2o un but fixe et certain offert à toutes les provinces, pourraient encore sauver nos affaires et il faudrait que l'empereur fit encore beaucoup de sacrifices d'argent, sans cela tout ira mal et va déjà si mal que, ne pouvant rien, je dois désirer que cela finisse pour moi le plus tôt possible.
Joseph à Julie.
Madrid, le 21 février 1812.
J'ai reçu ta lettre du 28 janvier et 1er février. Je suis fâché d'apprendre que ta santé n'est pas bonne, je n'ai aucune réponse directe aux lettres que j'ai écrites, il est fâcheux que cela soit ainsi; mais il serait encore plus fâcheux pour moi que je crusse mériter d'être traité comme je le suis, je désire que tout ce qui se passe finisse bien, je le désire sincèrement plus que je ne l'espère.
Ma santé n'est pas très bonne, cependant je serais heureux de penser que la tienne fût de même.
Joseph à Julie.
Madrid, 7 mars 1812.
Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14; je n'ai aucune nouvelle de Paris, tu ne me dis rien des événements qui sont arrivés ou dont nous sommes menacés, ma position ici est impitoyable; que je sauve l'honneur, je regrette peu le reste.
Adieu, ma chère amie, écris-moi la vérité et embrasse nos enfants.
Vers cette époque une mesure prise bien tard sans doute, mais enfin prise par l'empereur, prêt à partir pour le Nord, rendit un peu de courage à Joseph et lui donna quelque espérance. Il apprit que son frère plaçait sous son commandement unique toutes les troupes en Espagne et lui donnait pour major-général le maréchal Jourdan. Le roi se mit immédiatement à la tête de ses armées, mais il s'aperçut bientôt de la difficulté qu'il aurait à se faire obéir des commandants des divers corps, accoutumés à être indépendants.
Dès qu'il fut entré en campagne, Joseph écrivit à la reine un grand nombre de lettres fort importantes. Il lui manda de Valence le 9 septembre 1812:
Ma chère amie, tu pourras concevoir par la copie ci-jointe l'enchaînement des événements qui m'ont forcé à quitter Madrid, la résistance qu'a éprouvée l'exécution de mes ordres au Nord et au Midi, la précipitation qu'a mis l'armée de Portugal retirée derrière le Duero à attaquer l'armée anglaise avant l'arrivée des secours qui lui étaient annoncés du Nord et du Centre. Masséna arrive; s'il amène des troupes, si on envoie de l'argent, si les généraux qui ne veulent pas obéir et qui s'isolent dans leurs provinces sont rappelés, les affaires se rétabliront bientôt.
Je me porte très bien, je t'embrasse avec mes enfants, je désire que vous vous portiez aussi bien que moi et vous revoir bientôt, car la vie se passe.
Si l'empereur ne rappelle pas les généraux du Nord et du Midi, il n'y a rien de bon à espérer dans un état de choses où il faut un commandement prompt, absolu, et où l'impunité encourage à la désobéissance et perpétuera les malheurs jusqu'à la perte totale de ce pays.
À cette lettre était jointe la copie de la lettre de Joseph à Berthier, en date du 4 septembre, qui ne se trouve pas aux Mémoires et que voici. Elle est relative à la bataille de Salamanque.
Valence, le 4 septembre 1812.
J'apprends par une voie indirecte que le conseil des ministres ayant eu connaissance des résultats de l'action qui a eu lieu le 21 juillet dernier aux environs de Salamanque entre l'armée de Portugal et l'armée anglaise, avait donné des ordres pour faire passer en Espagne des renforts et remis à M. le prince d'Essling le commandement de l'armée de Portugal.
En adressant à V. A. S. mes remerciements de l'empressement qu'elle et le conseil des ministres ont mis à prendre cette mesure, je crois devoir lui communiquer directement un sommaire des événements et de la situation des affaires militaires avant et après cette époque, ma correspondance avec le ministre de la guerre en contient les détails en quelque sorte jour par jour, mais dans la crainte qu'elle ne lui soit pas parvenue, il me paraît utile d'en rassembler ici les principaux faits.
Le maréchal duc de Raguse ne s'étant pas cru en mesure d'attaquer les Anglais, après qu'ils eurent passé l'Agueda le 12 juin, se retira successivement entre la Tormès et le Duero et finalement passa sur la rive droite de ce fleuve.
L'armée de Portugal resta dans cette position en rappelant à elle toutes ses divisions.
L'armée anglaise demeura en observation sur la rive gauche du Duero, et ne fit aucune tentative pour le passer.
Il était aisé de prévoir que le sort de l'Espagne pourrait dépendre d'une affaire qui paraissait inévitable et qu'il était de la plus haute importance de mettre le duc de Raguse en état de combattre avec les plus grandes probabilités de succès.
Je pressai des secours de toutes parts, mais mes ordres ne furent pas exécutés, le général en chef de l'armée du Midi[32] se refusa aux dispositions que j'avais prescrites, et ce ne fut qu'après beaucoup d'hésitations que celui de l'armée du Nord se détermina à faire partir sa cavalerie et son artillerie que je lui avais ordonné d'envoyer au duc de Raguse.
Réduit par conséquent à mes propres forces, je pris le parti d'évacuer toutes les provinces du Centre; je ne laissai de garnisons qu'à Madrid et à Tolède et je formai un corps de 14,000 hommes avec lequel je partis de Madrid le 21 pour me porter sur le Duero et effectuer ma jonction avec l'armée du Portugal.
J'appris en route que M. le maréchal duc de Raguse avait déjà passé ce fleuve, le 18, à Tordesillas, que l'armée anglaise s'était repliée sur Salamanque; je continuai à marcher avec la confiance d'opérer très promptement ma jonction sur la rive gauche du Duero.
Mais au moment où cette jonction allait avoir lieu, je reçus le 25 juillet, à Blasca-Sancho, des lettres de M. le maréchal Marmont et de M. le général Clausel qui m'annonçaient qu'il y avait eu le 22 une affaire générale; comme ces lettres fixent d'une manière précise les événements de cette journée où M. le maréchal duc de Raguse, à la veille de recevoir des renforts qu'il attendait depuis un mois, a engagé volontairement une action dont les résultats ont été si graves, j'en adresse une copie à Votre A. S.[33]
L'armée du Portugal faisait sa retraite en toute hâte et sans chercher à s'appuyer des forces que j'avais avec moi, je ne pouvais plus que me retirer et tout ce qui me restait à faire était de tenter de ralentir la poursuite de l'ennemi par ma présence en attirant son attention sur moi.
Je partis donc le même jour, 25, dans l'intention de me replier à petites journées sur Madrid.
Le 27 je fus rejoint par un aide de camp (M. Fabier) de M. le maréchal duc de Raguse qui m'apportait des dépêches de lui et du général Clausel. L'un et l'autre me mandait que la poursuite de l'ennemi était ralentie et me témoignaient le désir de se réunir à moi, si je voulais m'approcher d'eux.
Quoique je sentisse tout le danger de ce mouvement, je ne m'y refusai pas et je me dirigeai sur Ségovie, où je restai quatre jours pour donner le temps à l'armée du Portugal de se porter sur moi; mais elle ne changea pas sa première direction, soit que l'ennemi l'en ait empêchée, soit qu'elle n'ait jamais eu le dessein réel de s'éloigner du Nord. Elle continua sa retraite sur le Duero qu'elle passa et se détacha ainsi totalement de moi.
En revenant à Madrid, le 3 août, avec le petit corps de troupes que je ramenais, j'avais l'espérance d'être joint par dix mille hommes de l'armée du Midi que, depuis le 9 juillet, j'avais donné l'ordre au duc de Dalmatie d'envoyer à Tolède. Je me flattais aussi que le corps du comte d'Erlon, de la même armée, qui était en Estramadure, aurait fait un mouvement pour se rapprocher du Tage, suivant mes instructions; avec ces ressources j'aurais pu défendre et couvrir la capitale contre un détachement que l'armée anglaise eût fait sur moi, après avoir rejeté l'armée du Portugal sur l'Ebre; mais toutes ces espérances s'évanouirent à la réception d'une lettre du duc de Dalmatie qui refusait positivement d'obéir.
D'un autre côté, j'apprenais que l'armée du Portugal s'éloignait de plus en plus du Duero et se retirait sur Burgos; en même temps tous les rapports annonçaient que lord Wellington se préparait à marcher sur la capitale; toute la population y était en mouvement.
En effet, l'ennemi ayant passé les montagnes le 8 et le 9, plus de 2000 voitures partaient de Madrid le 10, en se dirigeant vers le Tage.
Je me portai le même jour de ma personne sur le point où leurs divisions, après s'être retirées des débouchés des montagnes, s'étaient repliées et je fis reconnaître l'ennemi qui les suivait; cette reconnaissance engagea un combat très opiniâtre de cavalerie et dont les résultats furent à notre avantage. L'ennemi perdit trois pièces de canon, beaucoup de morts, de blessés et un assez grand nombre de prisonniers, dont les rapports ne me laissèrent au surplus aucun doute sur le parti que j'avais à prendre.
Je n'avais avec moi que huit mille hommes de disponibles, le reste escortait le convoi. Je passai le Tage le 12 août au soir.
Comme j'avais écrit, dès que j'eus la nouvelle de l'affaire du 22 juillet, de Ségovie au duc de Dalmatie d'évacuer l'Andalousie et de venir me rejoindre avec toute son armée, mon premier dessein avait été de marcher au devant de cette armée et de me réunir à elle aux débouchés de la Sierra-Morena, mais des nouvelles lettres que je reçus de M. le maréchal duc de Dalmatie (à 5 lieues d'Ocana), ne me laissant rien à espérer du moins pour le moment, je me décidai à me retirer sur Valence.
En prenant cette résolution j'ai eu en vue deux objets principaux, l'un de mettre en sûreté l'immense population qui m'a suivi, l'autre de protéger et de défendre le royaume de Valence, menacé par un débarquement à Alicante de 13,000 Anglais, Siciliens et Majorcains, qui, réunis aux forces de Freyre et d'O'Donnel, auraient formé un corps de 25 à 30,000 hommes, capable d'inquiéter sérieusement l'armée d'Aragon.
J'ai été assez heureux pour atteindre ce double but, le convoi est arrivé à Valence et la présence inopinée des troupes que j'amenais avec moi a forcé l'ennemi à se retirer sous Alicante et peut-être à s'embarquer.
J'ai trouvé ici des nouvelles de France, dont j'étais privé depuis trois mois.
L'armée se repose d'une route extrêmement fatigante, je fais filer sur les derrières tout ce qui a jusqu'ici embarrassé ma marche et je laisse partir pour la France les familles françaises qui désirent y rentrer.
S'il arrive des secours de France pour réparer les pertes du 22 juillet et contre-balancer les renforts que l'ennemi reçoit de la Méditerranée et de l'Océan, si l'on m'envoie 15 à 20 millions en sus des versements habituels du trésor impérial, si, enfin, instruits par ce qui vient de se passer, les généraux commandant les divers corps de l'armée exécutent mes ordres, au lieu de les discuter, ce qui arrivera lorsque l'empereur leur témoignera son mécontentement et en aura rappelé quelques-uns, je ne doute pas que les affaires d'Espagne se rétablissent.
Agréez, etc.
P. S. Valence, le 8 septembre 1812. Au moment où je fais partir ce duplicata, je reçois les papiers publics de Paris jusques au 21 août; je ne puis cacher à V. A. S. ma surprise sur la manière dont on y rend compte de l'affaire du 22 juillet. Comment M. Fabier, qui a porté la nouvelle de cette action à Paris et qui m'a accompagné à Ségovie où je suis resté quatre jours, protégeant la retraite de l'armée du Portugal, a-t-il pu laisser ignorer mon mouvement et le dévouement personnel que j'ai mis à rester seul en présence de l'ennemi, tandis que les débris de l'armée du Portugal passaient de l'autre côté du Duero, ainsi que V. A. S. le voit par les détails contenus dans cette lettre? Je ne voulais pas m'appesantir sur cette mauvaise foi et cette perfidie. La bataille du 22 a été perdue parce que le maréchal duc de Raguse n'a pas voulu m'attendre, ni attendre les secours qui lui venaient du Nord; ces secours et ceux que je lui amenais étaient en mesure de le joindre le lendemain ou le surlendemain de l'affaire; mais il paraît que, trompé par une ruse de lord Wellington qui a fait tomber entre ses mains une lettre au général Castanos, dans laquelle il lui mandait que sa position n'était plus tenable et qu'il était obligé de se retirer, M. le duc de Raguse a cru marcher à une victoire assurée, et une soif désordonnée de gloire ne lui a pas permis d'attendre un chef.
Une fois encore la reine Julie et ses enfants durent se mettre en route pour venir rejoindre le roi Joseph à Madrid, mais ce projet dut être abandonné pour l'instant. Le roi fut obligé de quitter sa capitale pour chercher à se réunir aux armées de Suchet et de Soult. Tandis que ce dernier s'obstinait à rester en Andalousie et que Marmont avec l'armée du Portugal se hâtait de livrer inconsidérément, près de Salamanque, la bataille des Arapiles, qu'il perdait pour n'avoir pas voulu attendre les renforts en marche pour le rejoindre, Joseph ralliait Suchet à Valence, apprenait par le plus singulier des hasards les infâmes accusations du duc de Dalmatie[34], portait son quartier-général à Valladolid, selon les instructions de l'empereur, et écrivait de cette ville, le 3 mai 1813, à la reine Julie:
Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 8 avril par des courriers qui portent des lettres de Paris à la date du 16. Je n'ai pas reçu de lettre des enfants, je me persuade toutefois que vous vous portez bien toutes les trois. M. de la Forest[35] part pour les eaux, je pense que tu le verras à Paris, son langage est bon, mais il n'est pas secondé par quelques chefs qui en tiennent un différent. Les troubles du Nord de l'Espagne ne peuvent être attribués qu'à l'erreur dans laquelle on laisse les habitants sur leur sort futur; l'opinion a causé tout le mal et l'opinion continue à être trompée et à causer cette résistance nationale qui occupe une grande partie de nos forces. Du reste, l'opinion générale de toutes les provinces et de toutes les classes est uniforme: la paix..... qui conserve la paix avec la France et qui garantit l'intégrité et l'indépendance de la monarchie.
Les opérations ne sont pas encore commencées.
Le roi Joseph obtint enfin au commencement de 1813 le rappel du maréchal Soult. Il fut informé de cette disposition par une lettre du duc de Feltre, auquel l'empereur, qui n'écrivait plus directement à son frère, avait envoyé la dépêche suivante, datée de Paris, 3 janvier:
Monsieur le duc de Feltre, le roi d'Espagne demandant qu'on rappelle à Paris le duc de Dalmatie, et ce maréchal le demandant aussi, ou au moins à revenir par congé, envoyez au duc de Dalmatie, par estafette extraordinaire, un congé pour revenir à Paris; le général Gazan prendra le commandement de son corps ou le maréchal Jourdan. Il faut expédier ces ordres par duplicata et triplicata.
Faites connaître au roi, en lui écrivant en chiffres, que, dans les circonstances actuelles, je pense qu'il doit placer son quartier général à Valladolid, que le 29me bulletin lui aura fait connaître la situation des affaires du Nord qui exigent tous nos soins et nos efforts, qu'il peut bien faire occuper Madrid par une des extrémités de la ligne, mais que mon intention est que son quartier général soit à Valladolid; et que je désire qu'il s'applique à profiter de l'inaction des Anglais pour pacifier la Navarre, la Biscaye et la province de Santander.
Nous allons placer ici l'affaire relative au duc de Dalmatie.
Le maréchal était l'homme qui avait le plus contribué au mauvais succès des affaires d'Espagne. Depuis qu'il était en Andalousie, se trouvant maître des ressources de cette riche province, il ne voulait pas quitter Séville et refusait d'obéir aux ordres du roi, lequel avait hâte de concentrer ses forces. Dans le but de pallier la faute qu'il commettait en n'obéissant pas aux ordres du roi, son chef militaire, puisque Joseph commandait toutes les armées dans la Péninsule; dans le but d'échapper aux conséquences de son refus de joindre ses troupes à celles des autres corps opérant en Espagne, le duc de Dalmatie imagina le plus singulier moyen. Il osa accuser le roi Joseph de trahir la France et l'empereur et déclarer qu'il était de son devoir de ne pas obéir au roi. Il osa envoyer à Napoléon lui-même une dépêche dans ce sens.
Voici à cet égard une note copiée au journal du général Desprez, colonel, aide de camp de Joseph en 1812, envoyé au duc de Dalmatie pour lui porter les ordres du roi, envoyé ensuite à l'empereur, à Moscou, pour lui remettre les dépêches de Soult, si singulièrement tombées aux mains de Joseph à Valence, ainsi qu'on va le voir.
Le colonel Desprez avait été envoyé à Séville par le roi, porter l'ordre au maréchal de partir avec l'armée du Midi pour le joindre.
À peine avais-je quitté l'Andalousie pour revenir près de Joseph, écrit-il, que le duc de Dalmatie s'était occupé de concilier sa propre sûreté avec une désobéissance formelle. Le moyen dont il s'était avisé peut servir à peindre son caractère. Les généraux de division de son corps furent réunis en conseil secret et là, d'une voix émue, il avait annoncé qu'il allait leur faire des révélations aussi pénibles qu'importantes: «J'ai, leur avait-il dit, de fortes raisons de croire que le roi trahit les intérêts de la France. Je sais d'une manière positive qu'il entretient des relations avec la régence espagnole. Son beau-frère, le roi de Suède, lui sert d'intermédiaire. Celui-ci est devenu l'allié des insurgés et déjà 300 Espagnols destinés à former sa garde se sont embarqués à Cadix. Sujet de l'empereur et général français, je dois veiller, avant tout, aux intérêts de mon souverain et à l'honneur de nos armes. Je puis recevoir des ordres qui les compromettront, alors la désobéissance deviendrait un devoir. Dans des circonstances aussi graves, je compte sur votre dévouement à l'empereur et sur votre confiance dans le chef qu'il vous a donné.» Cette démarche avait été habilement conçue dans le cas où le maréchal aurait voulu prendre un parti violent et se trouvait justifiée aux yeux de l'armée. D'ailleurs, il connaissait trop bien le caractère de Napoléon pour craindre que jamais cette excessive défiance lui parût un crime impardonnable. Pour se mettre entièrement à couvert, il avait songé à prévenir le gouvernement français des inquiétudes qu'il avait conçues et des précautions que son dévouement lui avait dictées. Les communications par terre étant interrompues, il fit partir de Malaga un aviso chargé de ses dépêches. À peine le bâtiment était-il sorti du port qu'une corvette anglaise lui avait donné la chasse. Pour échapper à cette poursuite, il était venu se jeter à la côte de Valence. Le capitaine s'étant présenté au duc d'Albuféra, celui-ci prit ses dépêches et les porta au roi; elles furent ouvertes sur-le-champ et on y trouva une longue lettre au ministre de la guerre, où Soult dénonçait formellement celui dont il se disait l'ami le plus dévoué. Je vis cette lettre et il est impossible de concevoir que l'hypocrisie aille plus loin. Après une longue énumération de faits, le maréchal faisait une vive peinture de la douleur qu'il avait éprouvée. Il aurait voulu se dissimuler la vérité, épargner à l'empereur des révélations pénibles, mais le devoir avait parlé plus haut que toute autre considération.
Cette perfidie consterna Joseph. La haute opinion que le maréchal semblait avoir conçue de son esprit, les protestations de tendresse qu'il en recevait, avaient séduit un homme que l'amour-propre rendait excessivement crédule, mais de ce moment toute illusion fut détruite.
Cette note, copiée sur le journal du général Desprez, fut communiquée à M. de Presle, le jour même où l'aide de camp du roi Joseph, devenu un des généraux les plus distingués de l'armée française, partit, en 1830, pour l'expédition d'Alger.
L'empereur ne témoigna aucun mécontentement au duc de Dalmatie, ne répondit pas à son frère relativement à cette grosse affaire et se borna à autoriser le retour en France du maréchal Soult, comme on l'a vu, par sa lettre du 3 janvier 1813, au duc de Feltre. Puis, dès qu'il connut le résultat de la bataille de Vittoria (24 juin 1813), la retraite des armées d'Espagne sur les Pyrénées, l'empereur envoya le même duc de Dalmatie prendre le commandement de ses armées d'Espagne, commandement que Joseph se hâta de lui remettre.
Ainsi, le malheureux roi d'Espagne, comme l'avait été deux années auparavant le roi de Hollande, n'était en quelque sorte qu'un souverain nominatif, sans cesse désavoué par l'empereur, désobéi par les généraux mis sous ses ordres, et dont les provinces étaient dévastées, pillées par plusieurs de ces mêmes généraux. Napoléon lui promettait des subsides et trouvait toujours moyen d'éluder une partie de ce qu'il s'était engagé à lui fournir; ne répondait ni à ses lettres, ni à ses justes réclamations; ne le défendait même pas des injurieuses et sottes accusations que portait contre lui un de ses propres maréchaux! Bien plus, il semblait admettre que ces accusations pouvaient être fondées, car il plaçait ce même maréchal à la tête de ses troupes.
En arrivant à Saint-Jean de Luz, le 1er juillet 1813, Joseph écrivit à la reine:
Ma chère amie, M. Melito, que j'ai chargé d'une lettre pour l'Empereur, te fera connaître exactement ma position; je ne pense pas que les affaires d'Espagne puissent se rétablir autrement que par la paix générale, je suis resté ici parce que la frontière est menacée, mais dès que cette première frayeur sera dissipée et que la défensive sera bien assurée, ma présence étant inutile, je désire me retirer soit à Mortefontaine, soit dans le Midi; je suppose que l'on formera ici deux armées, qui devront avoir deux chefs différents, je ne crois pas que j'aie ici rien à faire, dès que la première impression sera passée, et que l'empereur aura pris ses mesures. Je ne dois pas te cacher non plus qu'aujourd'hui même je me sens incapable de monter à cheval par mes anciennes douleurs qui m'ont pris cette nuit, soit à la suite des longues pluies que nous avons essuyées, soit à cause du changement de climat et je n'hésite pas à te dire que sous tous les rapports je dois désirer de me retirer. D'un autre côté je suis ici avec une maison qui me coûte encore trois cent mille francs par mois et je n'ai pas un sol pour la payer. Elle vit, depuis la funeste journée du 21, sur le peu d'argent que chacun de mes officiers ou de mes domestiques avait dans sa poche, et pour te donner une plus parfaite idée de ma position, je t'envoie la lettre que je reçois à l'instant même[36].
En me retirant à Mortefontaine, je pourrai y vivre avec mon traitement de France que l'on t'a continué, et si l'empereur veut faire mettre à ma disposition une somme de quelques centaines de mille francs, je pourrai renvoyer tout mon monde avec une légère gratification.
Si l'empereur n'y pense pas, je compte sur Nicolas Clary. En ajoutant aux cent mille francs que je t'ai prié de lui dire de verser à M. James, encore quatre cent mille francs, je pourrai m'acquitter autant que les circonstances le permettent; je suppose que je serai rendu à Mortefontaine avant la fin du mois. La garde, les troupes espagnoles, les militaires des deux nations qui me suivent pourront être habilement employés par l'empereur, et je ne doute pas qu'ils ne servent bien; il me reste le souci de quelques employés français, mais le nombre en est très restreint. Les réfugiés espagnols sont en plus grand nombre, mais j'ai écrit à l'empereur et fait écrire au ministère et je ne doute pas que l'on n'adopte, en leur faveur, les mêmes mesures qui furent prises dans d'autres temps pour les Bataves, les Belges et les Cisalpins. J'ai perdu quelques-uns des diamants qui restaient, mais j'en ai aussi conservé assez pour couvrir Nicolas des avances qu'il serait dans le cas de me faire encore. Au reste j'espère que je n'aurai pas besoin de recourir à lui pour peu que l'empereur connaisse ma position. Le traitement de prince français sera bien suffisant pour la vie que je dois mener après tant de traverses.
Je diminuerai la quotité des pensions que je faisais et les répartirai sur les plus malheureux des hommes respectables que j'ai aujourd'hui le malheur de voir partir à pied pour Toulouse, Cahors, Tarbes, sans pouvoir leur donner un sou. Je suis resté avec un napoléon dans ma poche après le massacre de Thibaut[37], je n'ai pu faire vendre à Bayonne de l'argenterie qui y avait été transportée avec des effets usuels, successivement de Madrid pour le palais de Valladolid et de Valladolid pour celui de Vittoria, d'où M. Thibaut, qui était extrêmement soigneux, économe pour mon service, les avait fait transporter. Tout cela se dirigera sur Paris, il y aura de l'argenterie pour cinquante mille écus que M. James peut faire vendre. J'ai fait vœu d'employer cette somme ainsi que toutes celles qui proviendront du peu que j'ai emporté d'Espagne, en faveur des malheureux patients espagnols qui me suivent ou qui m'ont précédé en France.
J'espère que tu ne désapprouveras rien de tout cela.
Après tant d'orages, ma chère amie, l'idée du calme me donne quelque soulagement et je ne pense pas sans plaisir que je pourrai m'occuper de mes enfants pendant le peu de temps qui me reste à les voir avant leur établissement.
L'empereur me trouvera toujours s'il a besoin de moi et, dans tous les cas, s'il est vrai qu'il ne lui reste plus rien de fraternel dans l'âme pour moi, je le forcerai à ne pas rougir d'un frère qui se sera montré impassible dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
Il me reste à désirer que tu ne te laisses pas affecter par tout ceci, que tu ramènes des eaux une meilleure santé et que tu croyes bien, quelque chose que tu m'aies dite souvent, que je n'ai d'autre ambition que de remplir ce que je crois mes devoirs; cela fait, je préfère et j'ai toujours véritablement préféré la vie privée aux grandeurs et aux agitations publiques, le présent et l'avenir te prouveront ceci.
Melito est parti avec le peu d'argent qu'il avait dans ses poches; je te prie de lui faire remettre 8000 francs, afin qu'il puisse faire convenablement sa route et revenir m'apporter la réponse de l'empereur le plus tôt possible. Si tu te crois en mesure de lui écrire pour la lui recommander, tu me feras plaisir. C'est le seul homme des anciens amis qui me soit resté attaché jusqu'à la fin. Je voudrais que l'empereur trouvât bon qu'il continuât de porter le titre de comte de Melito que je lui donnai à Naples, où tu te rappelles qu'il servait bien comme ministre de l'intérieur.
Adieu, etc.
Joseph à la reine Julie.
Bayonne, le 13 juillet 1813.
Ma chère amie, M. Rœderer te donnera de mes nouvelles ou t'écrira; je compte aller prendre les eaux de Bagnères où j'attendrai de tes nouvelles; je viendrai te rejoindre à Mortefontaine ou, si cela contrarie l'empereur, tu viendrais ou tu me donnerais rendez-vous dans une terre que tu aurais fait choisir dans le Midi de la France, tu amènerais nos enfants; je me porte assez bien.
Les pertes de l'armée se réduisent à des canons, l'ennemi avoue avoir perdu beaucoup plus de chevaux et d'hommes que nous.
Je laisse l'armée plus forte du double que celle que j'avais à Vittoria.
Si tu dois venir me rejoindre, il serait bon que Nicolas y vînt avec toi; si je dois venir à Paris, je le verrai à Paris.
(1814-1841.)
Joseph n'était pas encore arrivé au port où il espérait se reposer des tracas de la vie publique. Le sort lui réservait une autre période de tourments.
Revenu des eaux de Bagnères, où sa santé l'avait obligé à un court séjour, en août 1813, et installé à Mortefontaine près Paris, le frère aîné de l'empereur apprit, dans un entretien qu'il eut avec Napoléon, que ce dernier était sur le point de replacer Ferdinand VII sur le trône d'Espagne. Après une longue discussion avec l'Empereur, il crut devoir lui écrire le 30 novembre 1813:
Sire,
La réflexion n'a fait que fortifier ma première pensée. Le rétablissement des Bourbons en Espagne aura les plus funestes conséquences et pour l'Espagne et pour la France. Le prince Ferdinand, en arrivant en Espagne, ne peut rien en faveur de la France; il pourra tout contre elle, son apparition excitera d'abord quelques troubles, mais les Anglais s'en empareront bientôt et dès qu'ils lui auront fait tourner les armes contre la France, il aura avec lui, et les partisans des Anglais et les partisans de la France que nous aurons abandonnés et ceux qui tiennent au système de voir leur pays gouverné par une branche de la maison de France, système si heureusement professé à Bayonne et qui, depuis un siècle, a fait la tranquillité de l'Espagne. Tout homme de bien et de sens qui connaît le caractère de la nation espagnole et la situation des hommes et des choses dans la Péninsule ne peut pas douter de ces vérités. Je prie V. M. de faire consulter quelques Espagnols éclairés qui sont en France, entr'autres MM. Aranza, O'Farell, qui étaient ministres, nommés par le prince Ferdinand.
Quant à moi, Sire, que V. M. daigne un moment se supposer à ma place. Elle sentira facilement quelle doit être ma conduite. Appelé il y a dix ans au trône de Lombardie, ayant occupé celui de Naples avec quelque bonheur, celui d'Espagne au milieu de traverses de tous les genres, et malgré cela ayant su me concilier l'estime de la nation, persuadé comme je le suis que tant que la dynastie de V. M. régnera en France, l'Espagne ne peut être heureuse que par moi ou par un prince de son sang, je ne saurais m'ôter à moi-même les seuls biens qui me restent, les témoignages d'une conscience sans reproches et le sentiment de ma propre dignité. Je ne puis donc que présenter ces réflexions à V. M. I. et R., et, dérobant au grand jour un front dépouillé, attendre dans le sein de ma famille les coups dont il plaira au destin de frapper encore et l'Espagne et moi, et les bienfaits qu'il nous est permis d'espérer de la puissance de votre génie et de la grandeur du peuple français.
L'empereur ne répondit pas à cette lettre. Un mois plus tard, le 29 décembre 1813, Joseph, voyant le territoire suisse violé et la France prête à être envahie, écrivit de nouveau à son frère pour se mettre à sa disposition. Napoléon lui répondit durement, tout en acceptant sa participation à la défense de l'État[38]. À son départ pour l'armée, il le nomma son lieutenant-général à Paris.
L'ex-roi de Naples et d'Espagne eut avec son frère, tandis que ce dernier était à l'armée, une correspondance longue, suivie, des plus importantes, publiée d'abord dans les Mémoires du roi Joseph, reproduite plus tard dans le grand ouvrage de la correspondance de Napoléon 1er (du moins quant aux lettres écrites par l'Empereur à son frère).
On a omis cependant dans ces deux ouvrages quelques fragments de lettres; nous les ferons connaître au fur et à mesure, à leur date.
Joseph, ayant appris que, suivant son exemple et oubliant les différends qu'il avait eus avec l'Empereur, Louis venait de se mettre à la disposition de Napoléon, écrivit à l'ex-roi de Hollande la lettre ci-dessous, datée de Mortefontaine le 2 janvier 1814:
Mon cher frère, tu sais comment je suis ici depuis dix mois. Quinze jours seulement après mon arrivée, l'Empereur me dit qu'il voulait rétablir les Bourbons en Espagne. Il me demanda mon avis réfléchi. Il est contenu dans la pièce no 1 que je lui ai adressée deux jours après notre entrevue. Il y a huit jours, maman m'a dit que l'Empereur désirait me voir. J'étais alors retenu dans ma chambre par le rhume violent qui m'y retient encore. J'appris en même temps que l'Empereur avait dit aux sénateurs qu'il avait reconnu Ferdinand et accrédité auprès de lui l'ambassadeur Laforest qui était accrédité auprès de moi. J'écrivis alors à l'Empereur la lettre dont ci-joint la copie sous le no 2[39].
Ma femme la lui remit et il lui dit: Je suis forcé à ceci. Les événements me paraissant de plus en plus graves, je lui ai écrit de nouveau hier[40]. Le porteur a reçu la même réponse. Le fait est que je puis tout sacrifier à l'Empereur, à la France et à l'Europe, tout, hormis l'honneur. L'honneur ne me permet pas de me montrer autrement que comme roi d'Espagne, tant que je n'aurai pas abdiqué, ce que je ne puis et ce que je ne veux faire que pour la paix générale et après avoir assuré ce que je dois aux Espagnols par un traité dans les mêmes formes que celui qui me donna la couronne d'Espagne, traité dont a été négociateur à Bayonne M. le duc de Cadore.
Qu'on me traite en roi, ou qu'on me laisse dans l'obscurité.
Maman qui ne sait rien de tout cela, n'est mue que par un sentiment, celui de la réunion. Je suis très peiné, mon cher Louis, que ces circonstances retardent le plaisir que j'aurai à t'embrasser après tant de désastres.
Le roi Joseph était rentré en grâce près de Napoléon, soit que l'Empereur le préférât à ses autres frères, soit qu'il eût en lui plus de confiance qu'en Louis et en Jérôme. L'empereur continua à traiter ces derniers avec rigueur, ne voulant les voir ni l'un ni l'autre et écrivant même le 2 février 1814 à l'Impératrice pour lui défendre de recevoir le roi et la reine de Westphalie. Ce fait résulte de la lettre suivante:
Marie-Louise à Joseph.
Paris, 3 février 1814.
Je reçois à l'instant une lettre de l'Empereur du 2 février qui me défend, comme réponse à la mienne, de recevoir sous aucun prétexte le roi et la reine de Westphalie, ni en public, ni incognito.
Je vous prierai donc, mon cher frère, de leur peindre tous les regrets que j'ai de ne pouvoir les voir demain et de croire à la sincère amitié avec laquelle je suis, mon cher frère,
Votre affectionnée sœur.
Louise.
À la fin de février 1814, seulement, Napoléon voulut bien se rapprocher de ses frères Louis et Jérôme. Il écrivit à Joseph, de Nogent-sur-Seine, le 21 février, cette curieuse lettre[41]:
Mon frère, voici mes intentions sur le roi de Westphalie: je l'autorise à prendre l'habit de grenadier de ma garde, autorisation que je donne à tous les princes français (vous le ferez connaître au roi Louis. Il est ridicule qu'il porte encore un uniforme hollandais). Le roi donnera des congés à toute sa maison westphalienne. Ils seront maîtres de retourner chez eux ou de rester en France. Le roi présentera sur-le-champ à ma nomination trois ou quatre aides de camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans, tous Français, et pour la reine, deux ou trois dames françaises pour l'accompagner. Elle se réservera de nommer dans d'autres temps sa dame d'honneur. Tous les pages de Westphalie seront mis dans des lycées et porteront l'uniforme des lycées. Ils y seront à mes frais. Un tiers sera mis au lycée de Versailles, un tiers au lycée de Rouen et l'autre tiers au lycée de Paris. Immédiatement après, le roi et la reine seront présentés à l'Impératrice et j'autorise le roi à habiter la maison du cardinal Fesch, puisqu'il paraît qu'elle lui appartient, et à y établir sa maison. Le roi et la reine continueront à porter le titre de roi et reine de Westphalie, mais ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Cela fait, le roi se rendra à mon quartier-général d'où mon intention est de l'envoyer à Lyon prendre le commandement de la ville, du département et de l'armée; si toutefois il veut me promettre d'être toujours aux avant-postes, de n'avoir aucun train royal, de n'avoir aucun luxe, pas plus de 15 chevaux, de bivouaquer avec sa troupe, et qu'on ne tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé. J'écris au Ministre de la Guerre et je lui ferai donner des ordres. Il pourrait, pour ne pas perdre de temps, faire partir pour Lyon sa maison, c'est-à-dire une légère voiture pour lui, une voiture de cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de selle, un seul cuisinier, un seul valet de chambre avec deux ou trois domestiques, et tout cela composé uniquement de Français. Il faut qu'il fasse de bons choix d'aides de camp, que ce soit des officiers qui aient fait la guerre, qui puissent commander des troupes, et non des hommes sans expérience comme les Verdrun, les Brongnard et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait tout de suite sous la main. Enfin il faudrait voir le Ministre de la Guerre et se consulter pour lui choisir un bon état-major.
Votre affectionné frère.
Dans une autre lettre à Joseph du 7 février, on lit:
Faites donc cesser ces prières de 40 heures et ces Miserere; si l'on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la mort. Il y a longtemps que l'on dit que les prêtres et les médecins rendent la mort douloureuse.
L'Empereur termine celle du 9 février par ces mots:
Priez la Madona des armées qu'elle soit pour nous, Louis qui est un saint, peut s'engager à lui donner un cierge allumé.
Ces deux passages ont été supprimés dans les Mémoires et à la correspondance.
La veille, le 8 février, Napoléon avait envoyé à son frère aîné une très longue lettre, des plus importantes, qui explique, avec une autre du 15 mars, et justifie pleinement la conduite de Joseph au 31 mars. Plusieurs passages de la lettre du 8 février, relatifs au roi Louis, ont été supprimés dans les ouvrages qui ont paru; nous croyons devoir rétablir cette lettre in-extenso:
Nogent, le 8 février 1814, 4 heures du matin.
Mon frère, j'ai reçu votre lettre du 7 à 11 heures du soir; elle m'étonne beaucoup, j'ai lu la lettre du roi Louis qui n'est qu'une rapsodie; cet homme a le jugement faux et met toujours à côté de la question.
Je vous ai répondu sur l'événement de Paris pour que vous ne mettiez plus en question la fin, qui touche à plus de gens qu'à moi. Quand cela arrivera je ne serai plus; par conséquent ce n'est pas pour moi que je parle. Je vous ai dit pour l'Impératrice et le roi de Rome et notre famille ce que les circonstances indiquent et vous n'avez pas compris ce que j'ai dit. Soyez bien certain que si le cas arrivait, ce que je vous ai prédit arrivera infailliblement, je suis persuadé qu'elle-même a ce pressentiment[42].
Le roi Louis parle de la paix, c'est donner des conseils bien mal à propos. Du reste je ne comprends rien à votre lettre. Je croyais m'être expliqué avec vous, mais vous ne vous souvenez jamais des choses et vous êtes de l'opinion du premier homme qui parle et qui vous reflète cette opinion.
Je vous répète donc en deux mots que Paris ne sera jamais occupé de mon vivant, j'ai droit à être cru par ceux qui m'entendent.
Après cela, si, par des circonstances que je ne puis prévoir, je me portais sur la Loire, je ne laisserai pas l'Impératrice et mon fils loin de moi, parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne, que cela arriverait bien davantage si je n'existais plus. Je ne comprends pas comment, pendant ces menées auprès de votre personne, vous couvrez d'éloges si imprudents la proposition de traîtres si dignes de ne conseiller rien d'honorable; ne les employez jamais dans un cas, même le plus favorable[43]. C'est la première fois depuis que le monde existe, que j'entends dire qu'en France une population de (illisible) âmes assiégée ne pouvait pas vivre trois mois. D'ailleurs nul n'est tenu à l'impossible, je ne peux plus payer aucun officier et je n'ai plus rien.
J'avoue que votre lettre du 7 (février) à quatre heures du soir m'a fait mal, parce que je ne vois aucune tenue dans vos idées et que vous vous laissez aller aux bavardages d'un tas de personnes qui ne réfléchissent pas. Oui, je vous parlerai franchement: si Talleyrand est pour quelque chose dans cette opinion de laisser l'Impératrice à Paris dans le cas où l'ennemi se rapprocherait, c'est trahir; je vous le répète, méfiez-vous de cet homme; je le pratique depuis seize ans, j'ai même eu de la faveur pour lui, mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'a abandonnée depuis quelque temps. Tenez-vous aux conseils que j'ai donnés, j'en sais plus que ces gens-là.
S'il arrivait bataille perdue et nouvelle de ma mort, vous en seriez instruit avant ma maison: faites partir l'Impératrice et le roi de Rome pour Rambouillet; ordonnez au Sénat, au Conseil d'État et à toutes les troupes de se réunir sur la Loire. Laissez à Paris un préfet et une commission impériale, ou des maires.—Je vous ai fait connaître que je pensais que Madame et la reine de Westphalie pourraient bien rester à Paris logées chez Madame. Si le vice-roi est revenu à Paris, vous pourrez aussi l'y laisser, mais ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l'ennemi. Soyez certain que dès ce moment l'Autriche, étant désintéressée, l'emmènerait à Vienne avec un bel apanage, et sous le prétexte de voir l'Impératrice heureuse on ferait adopter aux Français tout ce que le régent d'Angleterre et la Russie pourraient leur suggérer. Tout parti se trouverait par là détruit.
Au lieu que, dans le cas opposé, l'esprit national du grand nombre d'intéressés à la révolte rendrait tout résultat incalculable.
Au reste, il est possible que l'ennemi, s'approchant de Paris, je le battrai, et cela n'aura pas lieu. Il est possible aussi que je fasse la paix sous peu de jours: mais il en résulte toujours par cette lettre du 7 à 4 heures du soir que vous n'avez pas de moyens de défense..... Pour comprendre ces choses je trouve toujours votre jugement faux; c'est enfin une fausse doctrine. L'intérêt même de Paris est que l'Impératrice et le roi de Rome n'y restent pas, parce que l'intérêt ne peut pas être séparé de leur personne et que depuis que le monde est monde je n'ai jamais vu qu'un souverain se laissât prendre dans des villes ouvertes. Ce serait la première fois.
Ce malheureux roi de Saxe arrive en France, il perd ses belles illusions! (Deux lignes indéchiffrables.) Dans les circonstances bien difficiles de la crise des événements, on fait ce qu'on doit et on laisse aller le reste. Or, si je vis on doit m'obéir, et je ne doute pas qu'on s'y conforme. Si je meurs, mon fils régnant et l'Impératrice régente doivent, pour l'honneur des Français, ne pas se laisser prendre et se retirer au dernier village.....
Souvenez-vous de ce que disait la femme de Philippe V. Que dirait-on en effet de l'Impératrice? Qu'elle a abandonné le trône de son fils et le nôtre; et les alliés aimeraient mieux de tout finir en les conduisant prisonniers à Vienne. Je suis surpris que vous ne conceviez pas cela! Je vois que la peur fait tourner les têtes à Paris.
L'Impératrice et le roi de Rome à Vienne ou entre les mains des ennemis, vous et ceux qui voudraient se défendre seraient rebelles!...
Quant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne comme un prince autrichien, et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent en être.
Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son père.
Vous ne connaissez pas la nation française. Le résultat de ce qui se passerait dans ces grands événements est incalculable.
Quant à Louis, je crois qu'il doit vous suivre (sa dernière lettre me prouve toujours qu'il a la tête trop faible et vous ferait beaucoup de mal).
Voici maintenant la lettre du roi Joseph, en date du 7 février 1814 (11 heures du soir), à laquelle répond la lettre précédente. Elle a été supprimée aux Mémoires.
Paris, le 7 février 1814, à 11 heures du soir.
Sire,
J'ai reçu les deux lettres de V. M. d'hier. J'ai vu et écrit au duc de Valmy. Il part ce soir pour Meaux. Il m'a communiqué une lettre du duc de Tarente datée du 6. Il était encore à Épernay et n'avait aucune nouvelle de V. M. depuis 4 jours. Il avait abandonné Châlons après s'y être défendu quelque temps. L'artillerie avait été dirigée sur Meaux. L'ennemi était entré à Sézanne. L'intendant et les caisses avaient échappé à l'ennemi.
Voici l'itinéraire exact de la 9e division d'infanterie de l'armée d'Espagne[44].
J'ai envoyé un aide de camp sur la route de Châlons par Vitry. J'ai chargé le Ministre de la Guerre d'en envoyer un autre sur la route de (illisible).
Le Ministre de la Guerre me mande qu'il avait fait envoyer ce matin 2,000 fusils à Montereau.
Je lui ai écrit de (deux mots illisibles) ce soir.
J'ai parlé à Louis du projet de le laisser ici. Il me répond par une longue lettre que je prends le parti d'envoyer à V. M. Il me semble que V. M. m'a dit que les princesses devaient suivre l'Impératrice; s'il en était autrement, il faudrait qu'elle l'écrive d'une manière positive. Je fais des vœux pour que le départ de l'Impératrice puisse n'avoir pas lieu. Nous ne pouvons nous dissimuler que la consternation et le désespoir du peuple pourront avoir de terribles et funestes résultats. Je pense avec toutes les personnes qui peuvent apprécier l'opinion, qu'il faudrait supporter bien des sacrifices avant d'en venir à cette extrémité. Les hommes attachés au gouvernement de V. M. craignent que le départ de l'Impératrice ne livre le peuple, de la capitale au désespoir et ne donne une capitale et un empire aux Bourbons. Tout en manifestant ces craintes que je vois sur tous les visages, V. M. peut être assurée que ses ordres seront exécutés pour ma part très fidèlement, dès qu'ils me seront arrivés.
J'ai parlé au général Caffarelli[45] pour Fontainebleau, ainsi qu'à M. La Bouillerie[46] pour le million de la guerre et les autres objets.
Je ne sais pas jusqu'à quel point ce que j'ai cru remarquer peut paraître convenable à V. M.; mais je puis l'assurer qu'il importe de faire payer un mois d'appointements aux grands dignitaires, ministres, conseillers d'État, sénateurs. On m'en a cité plusieurs dans un véritable besoin et plusieurs seront bien embarrassés pour partir, si le cas se présente, et l'on prévoit qu'ils resteront à Paris.
J'ai eu la visite de M. le maréchal Brune que je n'ai pu voir; je ne doute pas qu'il ne soit venu offrir ses services, je serais bien aise de connaître les intentions de V. M.
Jérôme est contrarié que V. M. ne se soit pas encore expliquée sur la demande que j'ai faite pour lui dans deux de mes précédentes lettres.
On m'assure que M. de Lafayette a été un des premiers grenadiers de la garde nationale qui ait été en faction à l'Hôtel-de-Ville.
Les barrières seront entièrement fortifiées demain et l'on commencera à y transporter de l'artillerie. Le général Caffarelli a répondu au duc de Conegliano qu'il n'avait pas encore l'autorisation du Maréchal du Palais à qui il avait écrit (mots illisibles) la garde impériale fournit un poste de 25 hommes.
P. S.—Je reçois la lettre de V. M. en date d'aujourd'hui de Nogent. Les dispositions qu'elle prescrit ont déjà été ordonnées et je tiendrai V. M. au courant, à mesure de leur exécution.
Après la chute de l'Empire, quelques auteurs de mémoires, des historiens mêmes, comme M. de Norvins, ont reproché au roi Joseph son départ de Paris et celui de l'Impératrice; ces écrivains ne connaissaient pas évidemment la lettre de l'Empereur, du 8 février, et ses ordres formels. Joseph, pendant son exil, crut devoir réfuter ces assertions. Voici une note à cet égard, écrite tout entière de sa main:
Il est faux que nul autre que Joseph eût la copie de la lettre de l'Empereur qui prescrivait le départ (celle du 16 mars 1814). Joseph resta à Paris d'après la proposition qu'il en fit au Conseil, ainsi que les Ministres de la Guerre, de la Marine, le premier inspecteur du génie, afin d'atténuer le mauvais effet que devait produire le départ de l'Impératrice, et pour reconnaître, par eux-mêmes, les forces ennemies qui marchaient sur Paris et ne quitter la ville, pour rejoindre la régente sur la Loire, qu'après s'être assurés de l'incontestable supériorité de l'ennemi. Il est faux que Joseph se soit établi aux Tuileries comme lieutenant de l'Empereur, il se rendit avec les Ministres qui étaient restés avec lui en reconnaissance sur la route de Meaux, passa la nuit au Luxembourg, et le lendemain s'établit hors des barrières de Paris pour être à portée de recevoir les rapports des officiers qui étaient en reconnaissance et prévenir l'exaltation qui pouvait être excitée parmi le peuple par l'arrivée des courriers qui se succédaient à chaque moment. Lorsqu'il fut bien reconnu et bien évident pour tous que l'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince de Schwartzemberg étaient à quelques milles de la ville; que le maréchal de Marmont commandant en chef eut déclaré qu'il ne pouvait pas tenir davantage contre des forces sans nulle proportion avec celles qu'il commandait; que si la nuit arrivait sans qu'on eût pris un parti, il ne répondait pas de pouvoir empêcher les ennemis de s'introduire dans la ville, le roi Joseph, de l'avis des ministres qui se trouvaient avec lui, et pour sauver la capitale des désastres qui la menaçaient de la part de l'ennemi, approuva la proposition de capitulation qui lui était faite par le maréchal Marmont et ne partit que lorsqu'il vit les forces ennemies dans Saint-Denis, et ses partis prêts à s'emparer des ponts sur la Seine, qu'ils occupèrent effectivement peu de temps après son passage et celui des membres du Conseil qui, ayant satisfait à leur mandat, allaient rejoindre la régente sur la Loire où elle devait se rendre en exécution des ordres de l'Empereur.
En 1814 se termine le rôle politique de Joseph. Retiré à Prangins, en Suisse, sur les bords du lac de Genève, pendant le séjour de Napoléon à l'île d'Elbe, il fut assez heureux pour pouvoir le faire prévenir que deux misérables avaient juré de l'assassiner. L'un de ces hommes fut arrêté, en effet, à son débarquement dans l'île.
Lorsque l'Empereur revint en France, en mars 1815, son frère, prévenu, accourut et put le rejoindre à Paris. Après Waterloo, il l'accompagna à Rochefort, essaya vainement d'obtenir de lui de prendre sa place à l'île d'Aix pendant que lui-même, Napoléon, passerait en Amérique. L'Empereur refusa et voulut se confier aux Anglais, les considérant comme de nobles et loyaux ennemis. Joseph, plus sage et plus heureux, put gagner New-York et se fixa, l'hiver à Philadelphie, l'été sur les bords de la Delaware dans une belle propriété nommée Pointe-Breeze qu'il acheta.
On a vu quelles étaient les intentions de Joseph en quittant l'Espagne (lettre du 1er juillet 1813 à la reine Julie) relativement à l'argenterie et aux quelques valeurs que son trésorier, M. Thibault, avait pu sauver, et qui étaient parvenues à Bayonne. Cependant, par la suite, des ministres espagnols ne craignirent pas d'accuser le Roi d'avoir détourné à son profit les diamants de la couronne.
Voici la vérité sur ce fait:
Joseph avait, comme roi d'Espagne, une liste civile d'un million par mois. Il devait toucher 500,000 fr. de l'Empereur et 500,000 fr. du trésor espagnol. La plupart du temps, Napoléon ne payait pas son frère; en outre, le trésor d'Espagne étant obéré n'avait pas d'argent pour payer les 500,000 fr. mensuels. Dans ce cas, le ministre des Finances faisait estimer, par des experts du pays, des diamants pour la dite somme, et les remettait aux mains de Joseph. Ces diamants lui appartenaient donc bien légitimement, et l'on a vu par sa correspondance avec sa femme dans quel état de dénuement le malheureux prince était revenu en France. On a vu qu'il n'avait pas hésité à emprunter à son beau-frère, Marius Clary, pour pouvoir donner de l'argent aux serviteurs qui l'avaient accompagné sur la terre de France et leur permettre de se rapatrier; on a vu même qu'il n'avait pas voulu détourner, à son profit, une obole de l'argent provenant de la vente de l'argenterie de la couronne, ce qu'il eût pu faire au lieu d'emprunter pour les Espagnols qui l'avaient suivi. L'accusation portée contre lui tombe donc d'elle-même. D'ailleurs une partie de ces diamants, en vertu de l'article XI du traité de Bayonne, avait été emportée par Ferdinand, ainsi que nous l'avons dit plus haut.
L'Empereur Napoléon Ier, pendant les années prospères de son règne, alors qu'il était l'arbitre des destinées de l'Europe, avait reçu des souverains des lettres auxquelles il attachait une grande importance. Il fit faire, dans son cabinet, deux copies de ces 250 à 300 documents précieux et déposa les originaux aux mains du duc de Bassano, secrétaire d'État au département des Affaires étrangères.
En 1815, après Waterloo, avant de quitter l'Élysée pour se rendre à la Malmaison, il dit à son frère Joseph, lequel demeurait alors rue du Faubourg-Saint-Honoré, 33 (aujourd'hui ambassade d'Angleterre), qu'il venait d'envoyer à son hôtel une copie authentique des lettres que les divers souverains lui avaient adressées pendant le temps de sa prospérité, qu'il le priait de la conserver précieusement. Joseph lui ayant fait observer qu'il aimerait mieux avoir les originaux: «Non, répondit Napoléon, cela ne vous regarde pas, c'est l'affaire de Maret (duc de Bassano), c'est son droit, il sait ce qu'il doit en faire.»
De retour à son hôtel, le roi Joseph trouva en effet les copies dans son cabinet. Le Prince, se rendant à la Malmaison pour faire ses adieux à son frère, chargea son secrétaire, M. de Presle, de diviser ses propres papiers, de les mettre avec ces copies de lettres des souverains dans des malles au milieu d'effets, et de les envoyer chez des personnes où ces documents seraient en sûreté et pourraient échapper aux recherches de la police.
Joseph se rendit à Cherbourg, vit son frère à l'île d'Aix, partit pour New-York, se fixa sur les bords de la Delaware, et ne s'occupa plus de ces papiers. En 1818, Napoléon lui fit dire de Sainte-Hélène, par le docteur O'Méara, de publier sa correspondance avec les souverains, comme étant la meilleure réponse aux calomnies que l'on répandait sur lui et le meilleur moyen d'établir, à l'aide de documents historiques incontestables, le parallèle entre sa conduite et celle des souverains alliés.
Joseph écrivit à son secrétaire, M. de Presle, alors en Europe, de lui expédier les dix caisses dans lesquelles ses papiers avaient été placés. Les caisses arrivèrent en Amérique, mais le Roi y chercha vainement la copie des lettres des souverains. M. de Presle déclara qu'il n'avait plus retrouvé ces copies dans la boîte où il les avait cachées, bien que la clef ne l'eût pas quitté. Joseph écrivit en Europe, fit démarches sur démarches, aucune n'aboutit.
Maintenant, essayons de suivre la route qu'ont prise les originaux et les copies de ces lettres des souverains:
1o Les originaux, laissés aux mains du duc de Bassano.
Le duc de Bassano partant pour l'exil, en 1815, fit enfermer ces papiers (a-t-il déclaré) dans des caisses en fer-blanc qu'il fit cacher dans un château vendu depuis. De retour de l'exil, le duc ne retrouva plus l'endroit où les boîtes avaient été enfouies par son jardinier. Ce jardinier lui-même était mort.
Il n'en est pas moins positif que ces documents furent en tout ou en partie vendus en Angleterre en 1822, à Londres, chez le libraire Murray. Les lettres de l'empereur de Russie furent cédées à l'ambassadeur, M. de Liéven, pour la somme de 250,000 fr. Ces lettres avaient été offertes d'abord au gouvernement anglais qui avait refusé d'en faire l'acquisition. On trouvera jointes ici plusieurs lettres et notes relatives à ces originaux.
2o Celle des deux copies qui fut emportée par l'empereur Napoléon Ier lui fut volée à Cherbourg avec une caisse d'argenterie, sans que l'on ait jamais pu découvrir l'auteur du vol.
3o La seconde copie, celle qui fut envoyée au roi Joseph, placée au milieu de hardes et effets, dans une des dix caisses où M. de Presle avait caché les papiers du roi, subit le sort suivant:
Les dix caisses furent envoyées d'abord de l'hôtel Joseph, les unes chez le nommé Legendre, valet de chambre dévoué, alors à Villiers-sur-Marne; d'autres, chez M. Madaud, buraliste de loterie, rue Saint-André-des-Arts, et beau-frère de M. Bouchard, un des secrétaires du roi Joseph; d'autres encore chez différentes personnes, parmi lesquelles la comtesse de Magnitaut. Les dépositaires de ces papiers ne tardèrent pas, craignant de se compromettre, à demander qu'on les leur retirât; on les fît porter à l'hôtel de la reine de Suède, rue d'Anjou-Saint-Honoré, 28. C'est de là que M. de Presle les expédia à Joseph, en Amérique.
Les caisses des papiers du roi, parmi lesquelles se trouvait celle renfermant la copie des lettres des souverains, ont donc été transportées de l'hôtel Joseph chez divers, de chez ces diverses personnes à l'hôtel de la reine de Suède. C'est évidemment dans l'un de ces deux transbordements que ces copies précieuses pour l'histoire auront été soustraites.
On avait perdu en quelque sorte le souvenir de cette affaire qui avait fait un certain bruit dans le principe, lorsqu'en 1855, un des principaux libraires-éditeurs de Paris proposa à un auteur qui s'occupait de l'histoire du premier Empire de demander au gouvernement de Napoléon III d'acquérir, moyennant une somme assez forte, la copie authentique de 150 lettres écrites par des souverains à Napoléon Ier.
L'éditeur dit à la personne qu'il avait choisie comme intermédiaire dans cette affaire qu'il ne connaissait pas le possesseur de ces lettres, qu'on en voulait 500,000 francs, qu'elles étaient cachées en France. La personne à qui l'éditeur s'adressa, craignant qu'on crût qu'elle avait un intérêt dans cette spéculation, ne voulut faire aucune démarche.
Toutefois on peut conclure de ce qui précède:
1o Que les originaux ont été vendus et probablement détruits par les intéressés.
2o Que des deux copies volées, l'une existe encore.
Après avoir reçu la lettre par laquelle O'Méara lui faisait connaître le désir de l'Empereur qu'on publiât les lettres des souverains, le roi Joseph répondit au docteur:
Philadelphie, le 1er mai 1820.
Monsieur,
J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 1er mars. Je vous prie de vouloir bien faire vos efforts pour faire parvenir les deux incluses, dont l'une pour l'Empereur, et l'autre pour madame de Montholon, je suis bien fâché des retards qu'elle éprouve à être payée, je lui écris à ce sujet ainsi qu'à l'Empereur.
Je n'ai pas reçu à Rochefort les lettres dont vous me parlez et dont le comte de Las Cases a aussi parlé à ma femme, j'écris à ce sujet pour savoir à qui ces lettres ont été remises et par qui, malheureusement, je ne les ai pas reçues, je regretterais vivement leur perte. L'ouvrage que vous avez publié a ici un succès prodigieux. J'ai perdu aussi, par l'incendie de ma maison, arrivé le 4 janvier, beaucoup de papiers. Les lettres dont vous me parlez eussent aussi été perdues, mais heureusement elles ne m'avaient pas été remises, j'ai fait, dans cette circonstance, d'autres pertes bien sensibles qui me forcent à me rappeler que j'en ai faites de plus grandes pour n'en avoir pas trop de regrets.
Veuillez agréer, Monsieur, mon sincère attachement et ma reconnaissance.
Votre affectionné,
Joseph de Survilliers.
P. S.—N'ayant aucun rapport personnel avec la reine d'Angleterre, une lettre de moi me paraîtrait moins convenable que de la part de mon frère Lucien ou de la reine de Naples qui ont eu occasion de la connaître personnellement.
Voici maintenant quelques documents relatifs aux lettres des souverains, et d'abord une note tout entière de la main du roi Joseph envoyée à M. Francis Lieber, littérateur et professeur à Boston:
Pointe-Breeze, le 28 mai 1822.
Je reçois votre lettre du 24 mai. Je la trouve ici à mon retour d'un petit voyage. Je n'ai pas le temps de retrouver ces lettres qui constatent les dates précises, mais vous pouvez être certain du souvenir que ma mémoire me fournit, encore très présent.
En 1815, avant son départ de Paris, Napoléon avait annoncé à son frère Joseph que, parmi quelques papiers, renfermés dans une caisse qu'il lui enverrait, se trouverait une copie des lettres qui lui avaient été adressées par les divers souverains. Il avait fait faire cette copie par précaution, l'original restant aux archives. Quelques années après, le docteur O'Méara, de retour de Sainte-Hélène, lui fit dire que le désir de l'Empereur était que cette correspondance fût publiée, comme étant la meilleure réponse à toutes les calomnies dont il était l'objet. Mais elle ne fut trouvée dans aucune des dix caisses arrivées aux États-Unis, dans lesquelles on avait réparti les papiers contenus dans la première caisse, en les cachant parmi des livres et des hardes, afin de les soustraire aux investigations de la police de Paris. À la même époque, la maison de Joseph, aux États-Unis, fut la proie des flammes. L'original de la correspondance fut vendu pour trente mille livres sterling à Londres. Elle avait été déposée chez un libraire de cette ville, M. Murray.
Ceux qui ont dit que Napoléon avait remis cette correspondance à Joseph, à Rochefort, sont dans l'erreur. Joseph n'a rien reçu de Napoléon à Rochefort, ni à l'île d'Aix où il fut le trouver.
Il ne reste d'espérance que dans la double infidélité de ceux qui, ayant livré l'original à des gens intéressés à les détruire, auraient pu en garder copie, ou bien dans la découverte de la copie annoncée par Napoléon à Joseph avant son départ de Paris, en 1815. S'il en arrive autrement, ce sera une perte de plus que les écrivains consciencieux auront à déplorer.
Voici maintenant une autre note extraite du Journal du roi Joseph:
Extrait des notes d'un Américain sur le Commentaire de Napoléon, par M. le comte de Bonacosci, qu'il avait adressées à celui-ci lorsque cet ouvrage parut, et qu'il a depuis adressées à M. le major Lee, auteur de l'histoire de Napoléon (en décembre 1834):
L'auteur, Bonacosci, est dans la même erreur que M. de Norvins. Les originaux autographes des lettres des souverains à Napoléon n'ont pas été remis au roi Joseph. L'empereur Napoléon dit au prince peu de jours avant son départ: «Par précaution, j'ai fait faire une copie des lettres des souverains de l'Europe, qui seules peuvent répondre à toutes les calomnies dont ils se servent aujourd'hui contre moi. Maret conserve les originaux, et c'est son droit, conservez ces copies à tout événement.» C'est à Paris et non à Rochefort que cette conversation et la remise de ces titres ont eu lieu. Joseph, en recevant en Amérique la caisse dans laquelle devait se trouver cette copie, l'a cherchée inutilement. Napoléon lui a fait dire par O'Méara, au retour de celui-ci en Europe, de faire publier ces lettres, comme seule et unique réponse à ce débordement d'injures dont on assiégeait alors le captif de Sainte-Hélène. Toutes les recherches ont été infructueuses; les lettres ont-elles été dérobées par les dépositaires ou les détenteurs momentanés de la caisse où elles étaient? Je l'ignore, mais toujours est-il constant que ce ne sont pas celles qui ont été vendues à Londres, puisque ce n'étaient que des copies et que l'on assure que ce furent les lettres autographes qui furent vendues à Londres trente mille livres sterling; elles ont été offertes, par un inconnu venant de Suisse, à M. Murray, imprimeur des plus célèbres de Londres, demeurant Albermale Street, pour trente mille livres sterling. Le gouvernement anglais n'en voulut pas. Ce fut le ministre de Russie qui acheta celles qui pouvaient intéresser la Russie.
Joseph, en quittant son frère à l'île d'Aix pour aller attendre à Royan la nouvelle du passage sans obstacle de Napoléon à travers l'armée anglaise, avant de s'embarquer pour les États-Unis, où ils devaient se retrouver, ne reçut ni lettres, ni paquets d'aucune sorte; des quatre personnes qui l'accompagnaient dans la chaloupe dans laquelle il fit le trajet jusqu'à Rochefort, trois vivent encore et leur mémoire est d'accord avec celle de Joseph sur cette circonstance importante. Si Napoléon a eu l'intention de confier à son frère Joseph des objets dont d'autres se seraient emparés au moment de son départ de l'île d'Aix, Joseph ne peut ni l'assurer, ni le nier, mais ce qui est bien certain, c'est que malheureusement les originaux en question ne lui furent pas remis, pas plus que nulle autre chose, dans cette circonstance.
En 1837, le roi Joseph se trouvant en Angleterre, à Londres, et ayant eu connaissance par le docteur O'Méara de la vente à la Russie d'une partie de la correspondance des souverains, par le libraire Murray, fit des démarches pour s'assurer du fait. Il écrivit à un M. Charles Philipps très lié avec l'éditeur Ridgway. L'éditeur vit M. Murray et répondit la lettre ci-dessous à M. Philipps.
Piccadilly, 4 mars 1837.
Mon cher Monsieur,
D'après votre désir j'ai été voir M. Murray, l'éminent éditeur, dans Albermale Street, relativement à la correspondance originale de plusieurs souverains d'Europe avec l'empereur Napoléon pendant son règne. Il me dit que vers l'année 1822, les lettres originales des différents souverains de l'Europe adressées à Napoléon pendant l'empire lui furent offertes pour vendre; il refusa l'offre parce que quelques-uns de ses conseillers et amis doutaient de leur authenticité (le duc de Wellington fut un de ceux qui mettaient en question leur originalité), doutes qui à présent ne paraissent pas avoir de fondation, et M. Murray regrette amèrement son refus fondé sur ces doutes.
M. Murray dit encore que les lettres lui furent présentées comme ayant été gardées par les soins d'un maréchal de France, mais dont il avait oublié le nom, et en lui nommant le duc de Bassano, il dit: «c'est cela!»
Les lettres écrites par l'empereur de Russie ont été, à la suggestion de M. Murray, offertes pour vendre au prince de Lieven qui a payé dix mille livres sterling pour cette portion de la correspondance.
À vous bien sincèrement,
Signé: J. L. Ridgway.
M. Philipps écrivit alors à un serviteur dévoué du roi Joseph, Louis Maillard:
49, Clanvery Lane, Samedi.
Mon cher Monsieur,
J'ai été si occupé durant cette semaine depuis mon retour, que je n'ai pas eu le temps de faire mes respects à M. le Comte[47] comme je le désirais beaucoup. M. Ridgway, comme vous le verrez par l'incluse, a fait quelque chose pour nous pendant mon absence. M. Murray est un homme impraticable, il a refusé de donner par écrit ce que cependant, heureusement pour nous, il avait dit verbalement avant que ne s'élèvent ses scrupules.
M. Ridgway est un homme fort respectable, il est prêt à tout moment d'avouer ce que M. Murray lui a dit et ce que je vous envoie écrit de sa main. M. Ridgway se trouve donc dans cette affaire dans la même position qu'aurait été notre pauvre O'Méara s'il vivait encore.
Je tâcherai par le moyen d'un ami de savoir ce que le duc de Wellington sait sur ce sujet, et je ne doute pas que s'il peut donner des informations, je puisse les obtenir.
Il paraît assez clair que le comte avait raison dans ses conjectures et que le maréchal Maret était la personne qui autorisait la vente de la correspondance.
Avec mes compliments respectueux à M. le Comte.
À vous sincèrement.
C. Phillips.
Enfin, en 1850, M. Louis Maillard, l'exécuteur testamentaire de Joseph, consulté par M. Ingerstoll, ami du roi, sur la question de la correspondance des souverains, lui répondit le 29 avril, de Doylestown (Amérique), où il se trouvait encore pour la liquidation de la succession de l'ancien roi.
J'ai votre lettre du 25, je ne puis mieux y répondre qu'en vous récitant ce que j'ai entendu dire à M. le comte de Survilliers (Joseph) lui-même à diverses fois.
En 1815, la veille de quitter le palais de l'Élysée pour aller à la Malmaison, l'Empereur me dit qu'il avait envoyé chez moi, rue du Faubourg-Saint-Honoré, où je demeurais alors, les copies des lettres des souverains alliés pour que je les conserve de mon mieux; que les originaux seraient gardés et soignés par le secrétaire d'État, duc de Bassano; je trouvai effectivement ces copies dans mon cabinet de travail et les y laissai avec mes papiers; quelques jours après, lorsque je fus forcé de quitter Paris pour suivre l'Empereur à Rochefort, je recommandai à ma femme et à mon secrétaire, M. de Presle, de ramasser tous mes papiers, de les fermer dans des malles et de les envoyer chez diverses personnes sûres, de connaissance, afin de les sauver des mains de nos ennemis qui allaient entrer dans Paris; mes ordres furent exécutés; mais, peu de temps après mon départ, les amis chez lesquels étaient déposées les malles, craignant les recherches chez eux par la police des Bourbons, prièrent ma femme de faire reprendre ces malles; elles furent portées alors à l'hôtel de la Princesse royale de Suède où elles étaient plus en sûreté. Plus tard, lorsque mon frère, l'Empereur, irrité du cruel traitement qu'il éprouvait à Sainte-Hélène, me fit écrire de publier les lettres des souverains, j'écrivis à M. de Presle, à Paris, de m'envoyer, aux États-Unis, par diverses voies, les malles d'effets et papiers m'appartenant, ce qu'il fit de son mieux, mais je ne trouvai point dans les malles envoyées les copies que je désirais! Depuis je fis faire des recherches, toutes furent inutiles, on m'a dit que l'Empereur avait confié à une autre personne une seconde copie des lettres, mais je ne puis l'affirmer; quant aux lettres originales, si ce que j'ai appris à Londres est vrai, elles ont été vendues; la Russie aurait payé les siennes dix mille livres sterling par son ambassadeur Lieven, et c'est M. le libraire Murray d'Albermale Street qui était chargé de cette négociation dont il a parlé à diverses personnes qui me l'ont rapporté fidèlement.
Voici, Monsieur, ce que je puis vous dire de plus positif sur cette affaire. M. Menneval se trompe, car M. de Presle, que j'ai vu souvent à Londres, Paris et Florence, m'a toujours dit qu'il n'avait trouvé ni envoyé les copies des lettres des souverains, que plusieurs malles avaient été ouvertes, ainsi qu'il croyait, etc.
Pour terminer cette notice relative aux lettres des souverains étrangers, nous dirons en deux mots que l'éditeur chargé de faire vendre la copie dont il est ici question, étant parvenu à en faire parler à Napoléon III, ce dernier voulut le recevoir ainsi qu'un membre de la commission de l'ouvrage intitulé La correspondance de Napoléon Ier. Néanmoins ce souverain ne put causer avec ces deux personnes qui, venues à trois reprises différentes, furent éconduites chaque fois sans être admises, tant l'Empereur était tenu en chartre privée par son entourage. Il y a plus, Sa Majesté ayant prescrit que le membre de la commission fût prévenu qu'il était libre de s'arranger comme bon lui semblerait pour l'acquisition des lettres, jamais cette autorisation de Napoléon III ne lui fut connue et il ne sut à quoi s'en tenir qu'après la mise en vente de l'ouvrage: La Correspondance, lorsqu'il vit l'Empereur à cette occasion.
Il ne nous reste plus qu'à faire connaître encore quelques lettres du roi Joseph se rattachant à divers sujets.
Nous avons dit que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait été assez heureux, à la suite des événements de 1815, pour trouver un refuge en Amérique. Les autres frères de Napoléon Ier étaient exilés hors de France, dans les États de l'Europe, poursuivis partout par la haine des souverains alliés. Jérôme, rejeté tantôt dans les États autrichiens, tantôt en Italie, resta plusieurs années sans donner signe de vie à l'aîné de ses frères. En 1818, Joseph lui écrivit des États-Unis d'Amérique, le 10 juillet:
Mon cher Jérôme, je n'ai jamais eu de tes lettres depuis notre séparation, j'ai fini par penser que tu avais vu dans ma conduite quelque chose qui avait dû te déplaire. Je l'ai mandé à Julie qui m'assure du contraire. Peut-être as-tu été gêné dans ta correspondance avec moi. Quelles que soient les raisons de ton silence, je t'écris pour t'engager à le rompre, bien convaincu, comme je le suis, que tu ne peux pas douter de la tendresse de mon amitié pour toi. Je n'ai pas vu ici ton ancienne amie et son fils, je n'ai pas cru devoir aller à leur rencontre dans la position étrange où je me suis trouvé. J'ai pensé que, dans l'adversité, il vaut mieux manquer par trop de susceptibilité que par trop d'abandon. Mande-moi ce que tu aurais désiré que j'eusse fait, ce que tu désires que je fasse. Je pense que l'arrivée de Zénaïde changera ma position si dans l'abandon où Julie va se trouver après le départ de sa fille aînée, elle suit le conseil que je lui donne de se rapprocher de Vienne, je te la recommande, mon cher frère, ainsi qu'à ta femme, dont elle ne cesse de m'écrire tout le bien que l'on en dit. Les lettres à son père ont été répétées dans tous les journaux. Elles sont dans la mémoire de toutes les mères et de toutes les épouses. Je te prie de lui dire combien, en mon particulier, je serais heureux d'apprendre qu'elle trouve quelque bonheur dans l'approbation d'elle-même. Mille caresses à ton enfant, ne doutez jamais de ma tendre amitié.
En 1822, le 2 mars, 10 mars et 24 avril, Joseph écrivit à la reine Julie, de Pointe-Breeze, sa résidence d'été:
Ma chère Julie, je t'ai écrit il y a quelques jours en te témoignant mes inquiétudes sur le silence de Lucien[48] et le vôtre au sujet du mariage de Zénaïde.
Écris à Désirée[49] qu'elle se déshonore à jamais si elle reste plus longtemps à Paris, sa place est auprès de son mari; a-t-elle oublié qu'elle est reine de Suède? C'est aussi ton devoir de lui écrire ce qui est. C'est dur, mais c'est la vérité.
Ma chère Julie, l'occasion étant retardée, j'ai le temps de t'écrire encore deux mots: j'ai reçu une lettre du cardinal du 29 octobre. Il me dit que lui et Maman pensent que le mariage du fils de Louis serait possible si nous voulions que celle de nos filles qui l'épouserait reste avec mon frère Louis.
1o Si Zénaïde épouse Charles, il faut marier Lolotte avec le fils de Louis, par procuration, si on ne peut autrement. Dans ce cas je vous attends bientôt.
2o Si le mariage de Charles manque, il faut que Zénaïde épouse le fils de Louis[50] et que, si cela est indispensable, elle reste avec eux quelque temps; dans ce cas, Lolotte épouserait celui des deux fils de Murat que tu choisirais pour son caractère.
Ma chère amie, le général Lallemand te remettra cette lettre. Je te le recommande. Il a passé ici quelques jours avec le fils de Jérôme[51]. Pauline n'a pas conservé les mêmes dispositions bienveillantes pour lui. Maman me le recommande et compte faire quelque chose pour lui. Je compte toujours sur le mariage du fils de Louis pour Charlotte et sur celui du fils de Lucien pour Zénaïde.
Le prince Charles de Canino et sa femme vinrent, après leur mariage, voir le roi Joseph en Amérique et restèrent quelque temps auprès de lui. La santé délicate de la reine Julie ne lui permit pas de suivre ses enfants. En 1826, des démarches furent faites auprès du roi de France pour le retour en Europe de Joseph, par le général Belliard, auquel le baron de Damas écrivit le 11 août:
Le baron de Damas a l'honneur de prévenir M. le comte Belliard que, d'après la demande qu'il lui a adressée dans sa lettre du 3 de ce mois, il vient, après avoir pris les ordres du roi, d'autoriser le Ministre de Sa Majesté à Washington à comprendre M. et Mme Charles de Canino sur le passeport de M. le comte de Survilliers, qui pourra débarquer à Anvers ou à Ostende.
Le baron de Damas saisit avec empressement cette occasion de faire agréer à M. le comte Belliard les assurances de sa haute considération.
En apprenant en Amérique que le gouvernement des Bourbons ne mettait pas d'obstacle à son retour en Europe, Joseph écrivit le 29 septembre 1826 à Madame de Villeneuve[52]:
Ma chère belle-sœur,
Je reçois votre lettre du 5 août; je n'ai jamais eu l'intention d'aller à Bruxelles; si l'on m'avait accordé de bonne grâce le séjour de la Toscane, j'aurais été volontiers y faire une visite à ma mère, avec l'espoir de ramener ma femme en Amérique où je suis trop bien pour ne pas désirer d'en faire partager le séjour à Julie.
Je suis toujours bien reconnaissant, ma chère belle-sœur, des preuves sans cesse renaissantes de votre tendre amitié; Désirée et son mari sont aussi très excellents pour moi; les bons consolent ainsi des indifférents.
Pendant son exil en Amérique, le roi Joseph avait pris l'habitude de mettre en note, dans une sorte de journal quotidien, tout ce qui se passait autour de lui, et lui était personnel. Nous trouvons dans ce journal quelques mots relatifs à un homme, M. de Persigny, qui, ministre et créé duc par Napoléon III, a marqué sous le second Empire. Voici les notes de Joseph, que M. Fialin de Persigny était venu trouver à Londres, en avril 1835, pour le déterminer à entrer dans une sorte de complot bonapartiste:
M. le vicomte de Persigny, rue d'Artois, no 48, à Paris, et à Londres à Grillion, hôtel Albermale Street, arrive avec un billet de M. Presle à M. Maillard; il est l'auteur du no 1 de l'Occident français, il est âgé de 26 ans et paraît plus jeune encore; il montra un excessif enthousiasme pour la mémoire de l'Empereur et même pour le nom de sa famille, dans l'entretien d'une demi-heure que j'ai eu avec lui avant le dîner. Je me retirai de bonne heure; il causa jusqu'à deux heures du matin avec MM. Sari, Thibaud, etc.
5 Avril dimanche. Je descends à déjeuner, j'ai un long entretien avec M. de Persigny, il paraît plein d'ardeur, il est partisan le plus absolu du caractère et des desseins de l'Empereur, il a pleuré comme un enfant en voyant son écriture; il s'exprime facilement et avec talent, cependant il ne m'est adressé par personne que je connaisse, il se dit de Roanne sur la Loire, sa famille tient aux Bourbons dont il a entièrement abandonné la cause.
6 Avril. Je vais à Londres, j'y mène M. de Persigny, je descends avec Maillard chez le docteur O'Méara.
19 Avril, jour de Pâques. M. le vicomte de Persigny me parle encore de ses projets, je lui en fais sentir l'inopportunité actuelle; il me remet un écrit que je ne lis qu'à ma rentrée dans ma chambre. Je promène avec lui, Sari et Maillard.
20. Je fais prendre copie de l'écrit sans signature, je rends l'original à M. de Persigny en lui répétant les mêmes choses, je conviens de l'avantage national du but, mais je ne partage pas ses opinions sur l'efficacité des moyens, ainsi je l'engage à ne pas se compromettre sans espérance raisonnable; ses projets ne m'en présentent aucune.
28. M. le vicomte de Persigny est à la maison, je refuse de recevoir l'ami qui lui est arrivé de Paris, je lui déclare que je n'entends pas me prêter à l'exécution de ses projets, à laquelle je répugne invinciblement; tout pour le devoir, rien pour mon ambition, je n'en ai pas d'autre que celle de contribuer au bonheur de la France, si elle m'offre une chance de la servir, mais jamais rien par une minorité factieuse; il dîne et couche à la maison.
29. M. de Persigny part après déjeuner, je lui répète longuement les mêmes choses.
Joseph était encore à Londres, en 1833, lorsque son neveu Louis-Napoléon, le futur empereur Napoléon III, lui envoya un petit ouvrage qu'il venait de faire paraître; l'ex-roi lui écrivit à ce sujet, le 20 septembre:
Mon cher neveu, j'ai reçu avec ta lettre tes Considérations sur la Suisse. Je les ai lues avec un double intérêt. Je regrette que tu ne puisses pas honorablement employer tes talents et ton application à l'étude, au service de la patrie. Charlotte est beaucoup mieux depuis notre séjour à la campagne. Je me trouve par accident en ville aujourd'hui.
Je te prie de me rappeler au bon souvenir de ta maman et de me croire bien tendrement
Ton affectionné oncle,
Joseph.
Enfin, dans les premiers mois de 1841, Joseph put quitter Londres pour habiter la Toscane. Il écrivit à ce sujet au général duc de Padoue, son cousin, le 8 mars:
Mon cher Cousin,
Je vous confirme ma lettre du 3 de ce mois. Je pense que vous avez vu la duchesse de Crès, à laquelle j'écris aussi dans le même sens. Le jeune Maillard vous dira de ma part que ma demande se borne à ce que l'on ne mette pas d'obstacle à mon séjour en Toscane ou en Sardaigne et qu'on légalise le passeport autrichien que vous avez obtenu pour moi l'année passée, avec lequel je pourrai me rendre en Italie par le Rhin et la Suisse.
Renvoyez-moi donc Adolphe[53] avec le passeport en règle aussitôt que vous le pourrez, il vous donnera des nouvelles plus en détail.
Agréez ma vieille et constante amitié.
Votre affectionné cousin.
M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, auquel la nièce du roi Joseph par sa femme, la maréchale Suchet, duchesse d'Albuféra, s'était adressée pour que le roi Louis-Philippe fût sollicité afin de permettre au comte de Survilliers (Joseph) de se rendre en Italie, écrivit le 9 avril 1841:
Madame la Maréchale,
Le Roi ne fait pas la moindre objection à ce que M. le comte de Survilliers vienne vivre à Gênes ou à Florence; vous en êtes probablement déjà informée, mais je me donne le plaisir de vous le dire moi-même.
À cette lettre était jointe la note ci-dessous:
Note:
Le gouvernement non-seulement donne son adhésion à ce que M. le comte de Survilliers vienne s'établir à Gênes, mais encore il exprime le désir que toute facilité lui soit donnée dans cette circonstance. C'est dans ce sens qu'il a répondu à M. l'ambassadeur de Sardaigne et qu'il a expédié, il y a trois jours, ses instructions à son propre ambassadeur près de Sa Majesté sarde.
En octobre dernier, le gouvernement français a fait exprimer au gouvernement du grand-duc de Toscane les mêmes dispositions de sa part à l'égard du comte de Survilliers, qui demandait à résider à Florence; ces dispositions, il les maintient et les renouvellera même au besoin si le gouvernement toscan l'exigeait. Il est vrai que le gouvernement napolitain, s'appuyant sur des dispositions des traités de 1815, prétend que lorsqu'il s'agit de la famille Bonaparte, il faut le concours simultané des quatre puissances; qu'aucune d'elles ne peut agir isolément; mais la France se regarde, depuis 1830, affranchie de l'obligation de cet accord commun; elle croit pouvoir agir seule, librement et comme il lui plaît, et elle l'a constamment fait depuis cette époque.
On croit que M. le comte de Survilliers, établi à Gênes, pourra facilement négocier pour venir ensuite à Florence; que l'Autriche prêtera aisément son intervention pour aplanir les difficultés que Naples oppose encore.
Nous terminons ici ce qui a trait au frère aîné de l'Empereur, dont la vie politique avait cessé depuis 1816. L'ex-roi mourut à Florence, en 1843, après avoir fait hommage à la France, pour être placés sur le tombeau de Napoléon Ier, des insignes et des armes du grand homme qui lui étaient échus en partage. Il avait nommé pour un de ses exécuteurs testamentaires M. Maillard (Louis) qui méritait toute sa confiance et qui ne l'avait pas quitté depuis 1808.
Le roi Joseph avait 76 ans lorsqu'il s'éteignit, entouré de sa famille et de quelques serviteurs fidèles et dévoués.
Deux années avant sa mort, le roi Joseph éprouva un vif chagrin. Il avait pour son neveu, le prince Louis Napoléon, fils de l'ex-roi de Hollande, une grande affection. Lorsqu'il apprit à Florence que ce jeune homme avait fait la tentative de Strasbourg, il le désapprouva hautement. Son père agit de même. La première chose que fit le futur empereur Napoléon III, en arrivant en Amérique, fut d'écrire une longue lettre à son oncle Joseph pour lequel il avait une grande vénération. Cette lettre étant venue aux mains de l'auteur des Mémoires du roi Joseph, avec les autres papiers, cet auteur se trouva assez embarrassé, ne sachant s'il devait ou non publier cette pièce importante pour l'histoire. On était alors en 1855, Louis Napoléon était sur le trône. Il se décida à la montrer à l'Empereur, mais à lui seul. Reçu un matin dans le cabinet de S. M., aux Tuileries, il la lui donna. L'Empereur, après en avoir pris connaissance pendant un quart d'heure, la lui rendit en disant: «Je ne puis pas la nier, elle est toute de ma main. Je la trouve bien cette lettre.—Moi également, Sire, se hâta de dire l'auteur des Mémoires, mais ne sachant pas s'il pouvait convenir à l'Empereur sur le trône que le public eût connaissance d'une lettre écrite par le proscrit de New-York, j'ai cru devoir la soumettre à Votre Majesté.—Bah, reprit en riant l'Empereur, rien n'empêchera que je n'aie fait la tentative de Strasbourg et de Boulogne, ce qui est histoire est histoire, je ne m'oppose pas à ce que vous l'insériez dans votre curieux ouvrage.» Elle se trouve au 10e volume des Mémoires du roi Joseph, page 370.
II.
LE ROI LOUIS.
I.
1778-1806.
Louis Bonaparte, troisième des frères de Napoléon Bonaparte, naquit à Ajaccio (Corse) le 2 septembre 1778, sous le règne de Louis XVI. Bien que la famille Bonaparte soit d'origine italienne, l'île de Corse ayant été cédée sous Louis XV à la France, Louis et ses frères naquirent Français et non Italiens, comme quelques auteurs l'ont écrit.
La longue carrière de Louis Bonaparte peut se diviser en trois parties bien distinctes:
1o Celle qui s'étend du jour de sa naissance (1778) au moment où il monta sur le trône de Hollande (1806), période pendant laquelle on le voit vivre auprès de son frère Napoléon et se montrer entièrement dévoué à ses projets.
2o Celle qui comprend les quatre années de son règne en Hollande, son abdication, son exil volontaire, la chute de l'empire (de 1806 à 1815).
3o Enfin, la partie qui embrasse l'exil forcé des membres de la famille de l'empereur après Waterloo, jusqu'à la mort de Louis, à Florence, le 25 juillet 1846.
Nous parlerons peu des premières années de Louis. Lorsque Paoli livra l'île de Corse aux Anglais, la famille Bonaparte vint s'établir près de Toulon, à Lavalette, puis bientôt après à Marseille. Louis, âgé de 14 ans, se trouvait au milieu des siens. Il n'avait pu faire, dans ces temps de troubles, que de médiocres études, mais son caractère, empreint déjà d'une teinte philosophique, s'était développé par les malheurs mêmes qui avaient, depuis sa naissance, accablé ses parents. Élevé par Joseph, l'aîné de ses frères, devenu le chef de la famille à la mort de leur père Charles Bonaparte (23 septembre 1785), soutenu par Napoléon, officier d'artillerie, il entra en 1793 dans la vie active, à peine au sortir de l'enfance. Napoléon commandait l'artillerie au siège de Toulon, il venait souvent à Marseille, soit pour hâter les préparatifs du siège, soit pour y voir sa famille. Dans un de ses voyages, il déclara que Louis était d'âge à se faire une carrière honorable, et qu'il ne voulait pas le voir plus longtemps inactif. Il obtint de leur mère que le jeune homme se rendrait à l'école de Châlons pour subir l'examen nécessaire à son admission dans le corps de l'artillerie. Louis partit avec des passeports visés par les représentants du peuple, mais en passant à Lyon, alors sous la terreur qu'inspiraient d'horribles massacres, il courut de véritables dangers. Il ne put sortir de cette malheureuse ville qu'avec peine et à la faveur de ses passeports. Il continua sa route, se dirigeant vers Châlons-sur-Marne. À Chalon-sur-Saône, on lui apprit la dissolution de l'école d'artillerie. Effrayé de ce qu'il avait vu, de son isolement (Louis avait alors 15 ans), le jeune homme revint dans sa famille. Après la prise de Toulon, Napoléon Bonaparte, créé général de brigade, vint à Marseille, prit avec lui son frère Louis et se rendit à l'armée des Alpes-Maritimes où il venait d'être nommé commandant en chef de l'artillerie. Louis fut adjoint à son état-major avec le grade de sous-lieutenant. Le soir de la prise de Toulon, Napoléon, pour qui, depuis longtemps déjà, tout était objet d'étude sérieuse, avait fait visiter à son frère les attaques de la ville. Il lui avait indiqué, sur le terrain même, les fautes commises, puis, lui montrant l'endroit où la terre était jonchée de cadavres, il s'écria:
«Si j'avais commandé ici, tous ces braves gens vivraient encore. Jeune homme, apprenez par cet exemple combien l'instruction est nécessaire et obligatoire pour ceux qui aspirent à commander les autres.»
Louis Bonaparte fit sa première campagne à l'armée des Alpes-Maritimes. Il assista à la prise d'Oneille (7 avril 1794), à celle de Saorgio (29 avril), au combat de Cairo (21 septembre), et fut nommé lieutenant dans une compagnie de canonniers volontaires en garnison à Saint-Tropez. Une loi nouvelle exigeait que les officiers d'état-major rentrassent dans les régiments. Il resta quelques mois dans la petite ville de Saint-Tropez, puis il fut envoyé à l'école d'artillerie de Châlons-sur-Marne pour y subir ses examens.
Après la journée du 13 vendémiaire (4 octobre 1795), Bonaparte, devenu général en chef de l'armée de l'intérieur, donna l'ordre à son frère de se rendre à son état-major auquel il l'avait attaché. Louis refusa d'abord de quitter Châlons, désireux de se faire recevoir avant tout dans l'artillerie, mais il dut obéir à l'ordre formel qui lui fut envoyé, et il se rendit à Paris en décembre 1795. Pendant la campagne de 1794 en Italie, les représentants du peuple, très désireux de faire quelque chose d'agréable au général Bonaparte, avaient voulu conférer à Louis le grade de capitaine; Napoléon s'y était opposé, à cause de l'âge de son frère (16 ans à peine). Cependant, il se plaisait à rendre justice à cet enfant devenu bien vite un jeune homme plein de bravoure et de sang-froid. Il racontait avec bonheur que le jour où Louis fut au feu pour la première fois, loin de montrer de la crainte ou même de l'étonnement, il avait voulu lui servir de rempart. Une autre fois, Napoléon et Louis se trouvaient à une batterie en barbette sur laquelle l'ennemi faisait le feu le plus vif. Les défenseurs baissaient souvent la tête pour éviter les boulets. Napoléon remarqua avec joie que son jeune frère, imitant son exemple, restait droit et immobile. Il lui en demanda la raison:
«Je vous ai entendu dire, repartit Louis, qu'un officier d'artillerie ne doit pas craindre le canon; c'est notre arme!»
Lorsque Napoléon reçut le commandement en chef de l'armée d'Italie, en 1796, il résolut de mener avec lui son frère Louis qui arrivait de l'école de Châlons. La guerre, pendant laquelle il s'était montré d'une grande bravoure personnelle, n'allait ni à ses instincts humanitaires, ni à ses goûts philosophiques, ni à ses idées dénuées de toute ambition. Ce fut pendant le peu de temps qui s'écoula entre le retour de Louis de l'école de Châlons et son départ pour Nice, qu'il connut à Paris Madame de Beauharnais, Hortense et Eugène.
Louis avait 18 ans quand il commença sa seconde campagne. Il la fit, non plus seulement comme attaché à l'état-major du général en chef, mais en qualité de l'un de ses aides de camp. Il était encore lieutenant. Bien qu'à un âge où tout ce qui est nouveau attire, où tout ce qui est bruit, ambition, renommée, charme, Louis Bonaparte sentait un vide dans son cœur. La carrière des armes lui paraissait sans attrait. Il soupirait déjà après l'étude, la retraite, la vie paisible. Ces biens il ne devait pas les connaître pendant toute sa longue existence. Son caractère encore rempli de contrastes était à la fois grave et romanesque, vif et flegmatique. «Louis a de l'esprit, fait-on dire à Napoléon à Sainte-Hélène, il n'est point méchant, mais avec ces qualités un homme peut faire bien des sottises et causer bien du mal. L'esprit de Louis est naturellement porté à la bizarrerie et a été gâté encore par la lecture de Jean-Jacques. Courant après une réputation de sensibilité et de bienfaisance, incapable par lui-même de grandes vues, susceptibles tout au plus de détails locaux, Louis ne s'est montré qu'un roi préfet[54].»
Il est permis de douter que Napoléon ait porté un tel jugement sur son frère. Louis était fort peu désireux d'une réputation quelconque, et ses malheurs, depuis son avènement au trône de Hollande, vinrent précisément, ainsi qu'on le verra plus loin, de n'avoir pas voulu être un roi préfet. Louis, pendant la campagne de 1796, fit preuve de bravoure en plusieurs circonstances, mais (comme il le dit lui-même dans l'ouvrage qu'il publia en 1820) il le fit par boutade et sans s'occuper d'acquérir une réputation militaire. Il montra du zèle, du sang-froid, nul désir d'avancer, nulle idée d'ambition. Il avait surtout une répugnance invincible pour les excès de toute nature. Il cherchait à remplir ses devoirs, ne se ménageant pas, mais sans tirer vanité de ses actions, sans chercher à se faire valoir. Au passage du Pô (7 mai) il franchit le fleuve un des premiers, avec le colonel Lannes; à la prise de Pizzighettone (9 mai) il entra dans la place par la brèche avec le général d'artillerie Dommartin; à l'attaque de Pavie, ayant reçu l'ordre de suivre l'opération, d'examiner la position de l'ennemi et d'en venir rendre compte à son frère, il resta seul, à cheval, exposé plus que tout autre au feu terrible des défenseurs de la ville. Pavie fut en partie pillée, elle avait mérité ce juste châtiment, cependant ce spectacle révolta Louis, et à partir de ce moment et pendant le reste de la campagne il fut triste, taciturne. Il prit part à la bataille de Valeggio (12 août), au passage de vive force du Mincio, à l'investissement de Mantoue. À la tête de deux bataillons, il fut chargé de s'emparer du pont de San-Marco sur le Chiese, au moment où Bonaparte, après quelques mouvements aussi habilement conçus que rapidement exécutés, se préparait à livrer le combat de Lonato (13 août) et la bataille de Castiglione. La veille de ces belles journées, Louis fut expédié par son frère au Directoire pour rendre compte de l'état des choses, et du retour offensif des Autrichiens de Wurmser. «Maintenant, «dit-il à son jeune aide de camp, tout est réparé: demain je livrerai la bataille; le succès sera des plus complets, puisque le plus difficile est fait, on doit être entièrement rassuré, je n'ai pas le temps de faire de longues dépêches, dites tout ce que vous avez vu.» Louis témoignait son regret de quitter l'armée dans un moment pareil. «Il le faut, ajouta Napoléon, il n'y a que mon frère que je puisse charger de cette mauvaise commission; mais avant de revenir, vous présenterez les drapeaux que nous conquerrons demain.» Peut-être Napoléon qui, quoi qu'on en ait dit, était bon, sensible surtout pour ses frères et pour ses sœurs, avait-il voulu éloigner ce jeune homme des champs de bataille dans lesquels il savait bien qu'il devait, avec une poignée d'hommes, remporter la plus éclatante victoire ou périr lui et sa petite armée? Louis partit donc, remplit sa mission, reçut du Directoire le grade de capitaine et présenta, quelques jours après, ainsi que le lui avait promis son frère, les drapeaux enlevés par nos soldats à Castiglione, drapeaux que Bonaparte avait envoyés par l'aide de camp Du Taillis. Louis se hâta ensuite de rejoindre son général et il put assister au troisième acte du grand drame qui se jouait alors du Pô à la Brenta. Il prit part à la bataille de ce nom, et une part des plus glorieuses aux trois journées d'Arcole (15, 16, 17 novembre). À la première journée, Louis fut celui des aides de camp de son frère qui contribua le plus à le sauver, lorsque le général tomba dans le marécage au bas de la chaussée, après les tentatives faites inutilement pour déboucher de cette chaussée étroite, sur le village d'Arcole. Voyant Napoléon prêt à disparaître dans les eaux bourbeuses, il risqua sa vie avec Marmont pour le tirer de ce mauvais pas; puis il tenta de nouveau, mais en vain, d'enlever le pont[55]. Pendant la seconde journée d'Arcole, Louis non seulement combattit vaillamment près de son frère, mais il fut chargé de la mission difficile et dangereuse de porter des ordres de la plus haute importance au général Robert. Il n'y avait pas d'autre chemin pour remplir son périlleux devoir que de suivre une chaussée balayée par le feu des Autrichiens. En revenant auprès du général en chef par la même route, il courut les mêmes dangers, dont cependant il fut assez heureux pour se tirer sans blessures: «Je te croyais mort, lui dit son frère avec joie en l'embrassant.»
En effet, on était venu annoncer que Louis avait été tué. Peu de temps après, lorsque Napoléon marcha sur Rivoli, au secours de Joubert, Louis fut encore chargé d'une mission épineuse à Peschiera. Il rendit à cette occasion un grand service à l'armée, en ralliant une colonne de fuyards et en arrêtant l'ennemi qui s'avançait sur ses derrières. Lorsqu'il revint auprès du général en chef, Napoléon lui témoigna publiquement la satisfaction que lui faisait éprouver sa conduite pendant cette affaire de Rivoli (14 janvier 1797).
Jusqu'en 1796, Louis, d'une forte constitution, avait joui d'une bonne santé; mais s'étant trop peu ménagé pendant cette longue campagne, ayant d'ailleurs été soumis trop jeune à de trop rudes fatigues, ayant éprouvé plusieurs accidents, fait plusieurs chutes de cheval, il commença à ressentir les effets d'une existence au-dessus de ses forces physiques. À Nice, après le siège de Toulon, il était tombé de cheval par la faute de Junot, qui avait effrayé à dessein sa monture pour voir s'il était bon cavalier. Il s'était fait à l'œil gauche une blessure grave dont il conserva toujours la cicatrice. Après la paix de Campo-Formio, lors de son retour à Paris, ses chevaux s'étaient emportés dans la descente de la montagne de Saint-André, en Savoie; il s'était démis le genou.
Tout cela, joint aux fatigues de la campagne d'Italie, lui fit désirer de prendre, pendant quelque temps, les eaux de Barèges qu'on lui avait conseillées, mais il ne put exécuter son projet. Napoléon s'apprêtait à s'embarquer pour l'Égypte, il avait décidé d'emmener son frère, que d'ailleurs, pour une raison secrète, il ne voulait pas laisser à Paris.
Pendant son dernier séjour en France, Louis avait été visiter à la célèbre pension de madame Campan, à Saint-Germain, sa sœur Caroline, et s'était épris d'une amie de cette sœur, fort jolie personne, dont le père avait émigré. Il confia son penchant à Casabianca, ami de son frère Napoléon, ancien officier supérieur de la marine, qui fut effrayé pour Louis des conséquences de cette passion naissante. «Savez-vous, lui dit-il, que ce mariage ferait le plus grand tort à votre frère, et le rendrait suspect au gouvernement?» Le lendemain Napoléon fit appeler Louis et lui donna l'ordre de partir immédiatement avec ses trois autres aides de camp pour Toulon où ils devaient l'attendre et passer avec lui en Égypte[56]. Louis attendit quelque temps, à Lyon, son frère que le Directoire avait retenu dans la crainte de voir la guerre se rallumer avec l'Autriche, à la suite d'une imprudence de Bernadotte, ambassadeur à Vienne.
Il suivit la division Kléber jusqu'au Caire; mais Napoléon, au moment où il partit pour la Syrie, résolut d'expédier en France un homme sur lequel il pût compter pour faire connaître exactement au Directoire l'état des affaires en Orient et pour lui faire envoyer des secours. Il choisit son frère Louis. Il savait que ce retour en France était sans inconvénient pour son cœur, puisque, après son départ de Paris, la jeune personne qu'il aimait avait été forcée de se marier. Louis partit donc avec les drapeaux pris sur l'ennemi. Il s'embarqua sur la plus petite, la plus vieille, la plus délabrée des chaloupes canonnières. La flotte avait été détruite à Aboukir. Pendant deux mois, il eut à lutter contre la tempête, à éviter les vaisseaux turcs, russes, anglais, portugais croisant dans la Méditerranée entre la France et l'Égypte. Il fut retenu pendant 27 jours en quarantaine à Tarente; de nouvelles tempêtes l'assaillirent quand il reprit sa route. Une seule et mauvaise pompe soutenait son fragile navire qui faisait eau à chaque instant. La situation fut un instant si désespérée qu'il donna l'ordre au capitaine de son bâtiment d'entrer à Messine, bien qu'on fût en guerre avec Naples. La force du vent ayant poussé le bateau hors du détroit, une frégate anglaise lui donna la chasse et il se décida à jeter à la mer les drapeaux qu'il devait présenter au Directoire. Toutefois, après avoir fait escale à Porto-Vecchio en Corse, il parvint à débarquer en France. Aussitôt il fit toutes les démarches en son pouvoir pour avoir des secours, mais il ne put obtenir d'abord que l'envoi de quelques avisos montés par des officiers porteurs de dépêches. Le gouvernement refusa d'expédier des troupes. Louis ne trouva d'aide, au ministère de la guerre, que dans le général Dupont. Enfin, quand on eut quelques détails sur l'expédition de Syrie et sur la seconde bataille d'Aboukir, le Directoire se décida à envoyer des secours et des troupes. Louis s'occupait des préparatifs du départ, qu'il hâtait de tout son pouvoir, lorsque l'on apprit le débarquement à Fréjus du général Bonaparte. Louis partit aussitôt pour aller avec Joseph et le général Leclerc au devant de Napoléon. Il tomba malade à Autun et ne put rejoindre son frère qu'à Paris. Il reprit immédiatement, près de sa personne, son poste d'aide de camp, et fut promu chef d'escadron au 5e de dragons.
Après le coup d'État du 18 brumaire, Louis fut immédiatement promu au grade de colonel commandant le 5e régiment de dragons. Ce régiment tenait alors garnison à Verneuil, étant chargé d'aider à la pacification de la Normandie. Louis fut obligé, fort à contre-cœur, de le rejoindre dans cette ville. Le jeune colonel était désolé d'être employé à une mission de ce genre, à l'intérieur. Il fit tout son possible pour éviter cette tâche désagréable, mais il ne put rien obtenir à cet égard du premier consul. À son grand désespoir, la ville de Verneuil ne tarda pas à être le théâtre d'un horrible événement, si commun dans les guerres civiles. Quatre malheureux prisonniers amenés par des soldats dans la ville furent jugés par un conseil de guerre et condamnés à être passés par les armes. Louis, pressé de présider le conseil de guerre, refusa avec indignation, repoussant prières, ordres, menaces. Il écrivit à son frère pour obtenir la grâce des condamnés. Il était trop tard, on procéda à leur exécution malgré toutes ses tentatives pour les sauver. Cette tragédie l'émut au point de lui faire prendre en horreur le métier des armes. Il resta dans son logement, comme pour un jour de deuil, ordonna à ses officiers d'en faire autant, et accueillit avec joie l'ordre, arrivé quelques jours plus tard, de se rendre en garnison à Versailles et ensuite à Paris. Deux escadrons du 5e de dragons furent alors organisés sur le pied de guerre et prêts à faire partie de l'armée de réserve qui se rassemblait à Dijon. Louis croyait en prendre le commandement, mais ils furent mis sous son lieutenant-colonel et lui-même resta à Paris. Ce fut à cette époque que son frère commença à lui parler de mariage et à le presser d'épouser la fille de Joséphine. Louis, soit qu'il ne voulût faire qu'un mariage d'inclination, soit qu'il crût à une incompatibilité d'humeur et de caractère entre lui et Hortense, refusa. Peut-être aimait-il encore au fond du cœur l'amie de pension de sa sœur. Au retour de sa brillante campagne de Marengo, le premier consul revint à ses idées d'union entre son frère et sa fille d'adoption. Pour éviter toute contrainte à cet égard, Louis demanda et obtint de faire un long voyage sous le prétexte d'assister aux manœuvres de Postdam. Il devait même ensuite compléter ce voyage dans le Nord, en visitant la Saxe, la Pologne, la Russie, la Suède et le Danemark. Lorsque Louis arriva à Berlin, les manœuvres étaient terminées, mais il fut reçu avec tant de bonne grâce par le roi et la reine Louise, qu'il séjourna un mois entier dans la capitale de la Prusse. Il quitta cette ville pour se rendre à Dantzick et de là à Saint-Pétersbourg. À Dantzick, il tomba malade, et comme, pendant les trois semaines qu'il y fut retenu, la guerre éclata de nouveau entre la France et l'Autriche, il se décida à revenir à Paris. Après quelques jours passés à Brunswick où le duc régnant le reçut à merveille, il revint près de son frère. Le premier consul renouvela alors ses instances pour lui faire épouser Hortense. Louis ne pouvait se décidera s'enchaîner aussi jeune (il n'avait que 23 ans). Pour ne pas céder aux sollicitations de Bonaparte et de sa belle-sœur, il fit comprendre son régiment de dragons dans le corps dirigé sur le Portugal. Toutefois, ayant été prendre congé de son frère à la Malmaison, il y fut retenu par lui et par Joséphine pendant près de trois semaines. Un beau jour, il partit brusquement pour Bordeaux et Mont-de-Marsan. Dans cette dernière ville, on le reçut avec de grandes démonstrations, et on lui rendit même, à cause de sa parenté avec le premier consul, de tels honneurs que, fort modeste et très simple de goûts et de manières, il fut choqué de toute la mise en scène dont il se trouvait être l'objet. Le préfet vint le complimenter à la tête des autorités du département et le président du tribunal, vieillard vénérable, commença d'un ton solennel un discours dont les premiers mots étaient: «Jeune et vaillant héros...» Louis ne put en entendre davantage; il sauta en riant sur le discours, l'arracha d'une manière vive mais familière des mains du pauvre président auquel il répondit tout haut: «Je vois que ce discours s'adresse à mon frère, je m'empresserai de lui faire connaître les bons sentiments que vous avez pour lui. Je puis vous assurer qu'il y sera très sensible.»
Louis entra en Espagne à la tête de son régiment (1801), il passa quelques semaines à Salamanque, vint à Ciudad Rodrigo, puis il se rendit avec Leclerc, général en chef de l'armée française, au grand quartier général de l'armée espagnole alliée de la nôtre. Joseph, l'aîné des Bonaparte, négociait alors la paix générale. Il y eut un armistice, le jeune colonel conduisit son régiment à Zamora. Il obtint ensuite un congé pour prendre les eaux de Barèges, que sa jambe malade et un rhumatisme à la main droite rendaient nécessaires à sa santé. Il resta aux eaux les trois mois de juillet, août et septembre 1801, et revint à Paris en octobre, au moment de la signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre (traité d'Amiens).
Ni Bonaparte ni Joséphine n'avaient abandonné leurs projets de mariage pour Louis et Hortense. Louis plaisantait parfois de ce projet dont il regardait l'exécution comme impossible, cependant la persistance de son frère et de sa belle-sœur finit par l'emporter. Un soir, pendant un bal à la Malmaison, il donna son consentement et le jour de la cérémonie nuptiale fut fixé au 4 janvier 1802. Le contrat, le mariage civil, le mariage religieux furent hâtés. Tout s'accomplit, mais sous les plus tristes auspices, tant était grand et réel le pressentiment secret des deux époux des malheurs qui devaient découler pour eux d'une union presque forcée et mal assortie. Louis avait 24 ans; sa constitution formée de bonne heure et déjà maladive était en avance sur son esprit, sur son caractère encore plein de naïveté et de bonne foi. C'est de ce moment que date pour lui une sorte de tristesse, de découragement moral qui contribuèrent à empoisonner son existence. Du reste, nous ne pouvons mieux faire pour donner une idée exacte de cette union que de renvoyer le lecteur à ce que le roi Louis, au commencement de son ouvrage sur la Hollande, en dit lui-même.
De 1802 à 1804, Louis resta presque constamment soit à son régiment, soit aux eaux thermales. En 1804, son frère le nomma général de brigade en lui laissant le commandement du 5e de dragons.
Après la proclamation de l'empire (1804), Louis fut promu au grade de général de division et entra en même temps au conseil d'État, à la section de la législation. Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement, puis le nouveau souverain pressa de tout son pouvoir les préparatifs d'une descente en Angleterre. Louis, devenu prince français, reçut le commandement de la réserve de l'armée composée de deux régiments de cavalerie et de deux divisions d'infanterie. L'empereur le fit colonel général des carabiniers. Il s'établit avec ses troupes près de Lille, et comme il se trouvait à portée des eaux de Saint-Amand, il en profita pour en faire usage, car sa santé devenait de plus en plus mauvaise. Il était presque paralysé des doigts de la main droite, et les eaux de Plombières où il avait été l'année précédente, loin de le soulager, avaient empiré sa situation. Celles de Saint-Amand ne lui réussirent pas mieux.
Quand le projet de descente fut abandonné et la campagne d'Allemagne entreprise (1805), Louis croyait devoir commander le corps de réserve en Allemagne. L'empereur préféra lui confier, en son absence, le commandement de Paris et donner la réserve à Murat devenu maréchal. Pendant toute cette glorieuse campagne et jusqu'à la fin de 1805, Louis resta chargé des importantes fonctions qu'il devait à la confiance de son frère. En même temps son frère Joseph gouvernait la France au nom de l'empereur.
Louis n'avait dans ses attributions que les affaires militaires. Avec peu de troupes, il maintint l'ordre, malgré les embarras financiers, les intrigues et l'agitation de tous les partis. Sous prétexte de la pénurie des finances, du discrédit de la banque, dans l'attente des événements et peut-être aussi poussés par quelques factieux, des rassemblements considérables se montraient chaque nuit sur divers points de la capitale. Le successeur de Murat au commandement de cette grande ville, non seulement parvint à conjurer les dangers qui pouvaient résulter de ces attroupements, mais il veilla aussi sur les côtes de l'Ouest, sur Brest, sur Anvers et sur la Hollande. Il assistait au conseil des ministres et correspondait journellement avec Napoléon. Bientôt une nouvelle occasion se présenta pour le jeune prince de déployer son activité. Les Anglo-Suédois et même les Prussiens menacèrent assez sérieusement les côtes de la Hollande et le nord de la France pour que, de la Moravie où il était allé combattre les armées austro-russes, Napoléon envoyât l'ordre à Louis de former le plus rapidement possible une armée du Nord destinée à couvrir les chantiers d'Anvers et la Hollande. Le conseil des ministres trouvait de grandes difficultés à l'exécution des volontés impériales, Louis les leva toutes. Il agit avec tant de zèle et d'intelligence, qu'un mois, jour pour jour, après le décret de Napoléon, il put écrire de Nimègue au vainqueur d'Austerlitz que l'armée du Nord, complètement organisée sous son commandement, était prête à tout. Cette armée se composait des deux divisions Laval et Lorge à Juliers (sur le Rhin) et de deux autres divisions, en position à Nimègue. Toutes ces troupes étaient sur les frontières de la Hollande et de la Westphalie, elles couvraient le Rhin, la Hollande, Anvers et pouvaient faire face sur tous les points à l'ennemi, de quelque côté qu'il voulût se présenter. En moins d'un mois, les places du Brabant furent mises en état de défense, les Hollandais reprirent courage, et la Prusse qui, peu de jours avant, ne voyait pas un homme pour lui disputer les frontières de la France, montra une extrême surprise. La rapide formation de l'armée du Nord ne laissa pas que d'avoir une certaine influence sur les négociations avec la Prusse. Napoléon apprit avec joie que l'armée française du Nord avait effrayé cette puissance au point que M. de Haugwitz, ministre du cabinet de Berlin, commença par demander que l'ordre fût donné aux troupes de Louis, alors sur les frontières du duché de Berg, de s'arrêter. L'empereur témoigna à son frère sa satisfaction, non seulement dans ses lettres particulières, mais encore dans un des bulletins de la grande armée. À la nouvelle de la victoire d'Austerlitz et de la paix, Louis renvoya à Paris les troupes tirées de cette ville, car l'empereur avait paru mécontent de ce qu'une partie de ces troupes avait été renforcer les divisions en Hollande. Le prince se rendit ensuite de sa personne à Strasbourg, au-devant de son frère qui le reçut froidement. Louis comprit plus tard d'où venait cette froideur. Napoléon, après l'avoir blâmé de ce qu'il avait distrait des troupes de Paris pour les envoyer dans le Nord, le blâma d'avoir trop vite renvoyé ces troupes en France. Enfin, il lui sut mauvais gré de son prompt départ de la Hollande. Quelques mots échappés à l'empereur, sur ses projets futurs relativement à ce pays, commencèrent à l'éclairer.
«Pourquoi l'avez-vous quitté? dit-il à Louis; on vous y voyait avec plaisir, il fallait y rester.—La paix une fois conclue, répondit celui-ci, j'ai tâché de réparer la faute que vous m'aviez reprochée dans vos lettres, en renvoyant à leur poste les troupes que j'en avais fait sortir pour l'armée du Nord. Quant à moi, à qui vous avez laissé le commandement militaire de la capitale en votre absence, mon devoir était de m'y trouver à votre retour, si je n'avais pas cru mieux faire en venant à votre rencontre. Je conviens, ajouta-t-il, que les bruits qui circulaient en Hollande sur moi et sur le changement du gouvernement dans ce pays ont hâté mon départ. Ces bruits ne sont pas agréables à cette nation libre et estimable, et ne me plaisent pas davantage.»
L'empereur fit comprendre alors, par sa réponse, quelque vague qu'elle fût, combien ces bruits étaient fondés. Mais Louis s'en inquiétait peu; il était persuadé qu'il trouverait aisément moyen de refuser le haut rang qu'on lui destinait, rang qu'il n'ambitionnait pas et qui faisait l'objet des vœux les plus ardents de plusieurs autres membres de sa famille.
Après le traité de paix, l'empereur se rendit de Strasbourg à Paris; Louis l'y accompagna. On touchait au moment où Napoléon allait mettre une couronne sur le front de ce jeune homme dénué de toute ambition, d'un caractère déjà naturellement porté à la tristesse, et que son union mal assortie rendait plus taciturne encore. Aux tracas intérieurs, allaient se joindre pour lui les soucis d'une royauté dont il ne sut pas mieux se défendre que de son mariage.
Nous devons dire ici quelques mots des négociations relatives à l'érection de la Hollande en royaume en faveur de Louis Bonaparte.
Après Austerlitz et la signature du traité de Presbourg, Napoléon, voulant assurer son système du blocus continental, songea à ériger en royaume la république batave. Des négociations sérieuses furent entamées entre le gouvernement impérial, représenté à La Haye par le général comte Dupont-Chaumont et le grand-pensionnaire Schimmelpenninck. Lorsque Napoléon crut les négociations assez avancées, et eut la certitude que le chef de la république batave était dans ses intérêts, il le fit engager (lettre du commencement de janvier 1806) à envoyer à Paris une députation chargée de s'entendre avec le gouvernement français sur les moyens à prendre pour introduire plus de stabilité dans les affaires de Hollande. Le 11 février 1806, Schimmelpenninck écrivit à M. de Talleyrand, notre ministre des relations extérieures, pour l'assurer de sa volonté de se prêter à toutes les vues de l'empereur, relativement à l'affermissement de l'union de la France et de la Hollande. Quelques jours plus tard, le 27 du mois de février, et lorsqu'il crut l'effet de sa lettre du 11 produit, le grand-pensionnaire demanda par une note confidentielle un accroissement de territoire pour la Hollande, du côté de la Prusse, accroissement promis, disait-il, et toujours ajourné. La Hollande désirait le pays situé entre l'Ems et le Wéser (l'Ost-Frise, la principauté de Jever, le bas évêché de Munster, le comté d'Oldenbourg, le comté de Bentheim, Steinvord, le haut évêché de Munster, etc.), pour reculer les frontières bataves jusqu'à l'embouchure du Wéser. Dans cette note toute confidentielle et adressée à M. de Talleyrand, il est fait appel à la générosité de l'empereur, pour lequel le dévouement du pays sera inaltérable.—Le 29 mars, le gouvernement français fut prévenu que l'amiral Verhuell, de retour à La Haye de sa mission à Paris, avait eu des conférences avec le grand-pensionnaire, à la suite desquelles la convocation des États avait été décidée pour le 1er avril. Le 31 mars, Verhuell écrivit à Talleyrand que l'impression produite sur le grand-pensionnaire, relativement aux intentions de l'empereur, avait été vive; qu'il ne pouvait résoudre seul la question déclarée invariable par Napoléon; que le prince Louis et sa femme seraient bien reçus en Hollande, et que les notables n'hésiteraient pas à se ranger autour d'eux. Bientôt, les intentions de l'empereur sur la Hollande commençant à être devinées, des brochures contre la domination de l'étranger furent publiées dans ce pays. Napoléon devint furieux[57]. Le 15 avril, le général Dupont prévint que les États allaient envoyer à Paris une commission en tête de laquelle seraient Verhuell, Goguel, Van Styrum, Six et Porentzel. En effet, la députation arriva à Paris le 25 avril. Verhuell se hâta de voir Talleyrand avant la réception de la députation. L'empereur apprit alors qu'une assez violente opposition au gouvernement monarchique se laissait entrevoir à La Haye; qu'une adresse se signait à Harlem, demandant, au nom des précédents du pays et de l'honneur national, le maintien de la république. Cela n'empêcha pas la commission de rédiger deux adresses à Napoléon pour lui demander d'accorder à la Hollande son frère Louis comme chef suprême de la république batave, roi de Hollande. Un traité fut alors conclu (le 24 mai à Paris, et ratifié le 28 à La Haye) pour l'adoption du gouvernement monarchique. Le grand-pensionnaire refusa de ratifier le traité, mais il promit de rester simple particulier à La Haye et d'y vivre tranquille. Il est juste d'ajouter que l'avènement du roi Louis et de la reine Hortense au trône de Hollande fut assez bien accueilli dans tout le pays. Un seul cas d'opposition se présenta. M. Serrurier, ministre français, qui avait remplacé momentanément à La Haye le général Dupont en congé, rendit compte de ce fait, dans une lettre du 14 août, à Talleyrand. Une tentative de révolte eut lieu parmi les matelots de l'un des bâtiments de la flotte, à l'occasion de la prestation de serment au roi. Le marin qui portait la parole au nom de ses camarades fut tué sur place, d'un coup de pistolet, par l'amiral De Winter. Tout rentra à l'instant dans l'ordre, et le serment fut prêté sans résistance.
La royauté fut établie en Hollande, et fondée sur des lois constitutionnelles. Le prince Louis ne fut pas consulté. Il apprit par des rumeurs sans authenticité qu'il était fortement question de lui pour cette nouvelle couronne. Les membres de la députation vinrent enfin le trouver (le 5 juin, après la déclaration faite par l'empereur au Sénat), ils l'informèrent de tout, en l'assurant que la nation serait heureuse de le voir à sa tête. Louis, fort peu désireux de s'expatrier, dépourvu d'ambition, refusa, donnant pour prétexte les droits de l'ancien Stathouder. La députation revint bientôt à la charge, en lui annonçant la mort du Stathouder. «Le prince héréditaire, lui dit-elle, a reçu Fulde en indemnité; vous n'avez donc plus d'objection raisonnable; nous venons, appuyés du suffrage des neuf dixièmes de la nation, vous prier de lier votre sort au nôtre, et de nous empêcher de tomber en d'autres mains.» Napoléon fut plus explicite, il fit entendre à son frère qu'il avait accepté pour lui et que s'il ne l'avait pas consulté, c'est qu'un sujet ne pouvait refuser d'obéir. Le prince réfléchit alors que s'il persévérait dans son refus, il lui arriverait sans doute ce qui était arrivé à Joseph qui, après avoir rejeté l'offre de l'Italie, se trouvait à Naples. Il résolut toutefois de faire une nouvelle tentative et il écrivit à Napoléon que s'il était nécessaire que ses frères s'éloignassent de la France, il lui demandait le gouvernement de Gênes ou du Piémont. Napoléon refusa. Quelques jours après, le prince de Talleyrand, ministre des relations extérieures, vint lire, à Saint-Cloud, à Louis et à Hortense, le traité avec la Hollande et la constitution de ce pays. Le prince eut beau dire qu'il ne pouvait juger sur une simple lecture un projet de cette importance, qu'étranger aux discussions et au travail qui avaient eu lieu, il ignorait si on ne lui faisait pas promettre plus qu'il ne lui serait possible de tenir, il fallut accepter. Louis avait été nommé grand-connétable de France, l'empereur décida que cette dignité lui serait conservée. Louis voulut tirer prétexte de sa santé, du climat de la Hollande, Napoléon répondit qu'il valait mieux mourir sur un trône que vivre prince français. Il n'y avait plus qu'à obéir, c'est ce qu'il fit en assurant qu'il se dévouerait à son nouveau pays avec zèle et qu'il chercherait à justifier, dans l'esprit de la nation, la bonne opinion que l'empereur avait sans doute donnée de lui. Le 5 juin avait été fixé pour la proclamation du nouveau roi. Après un discours de l'amiral Verhuell et une réplique de Napoléon, ce dernier, s'adressant à son frère, lui dit: «Vous, prince, régnez sur ces peuples.... Qu'ils vous doivent des rois qui protègent ses libertés, ses lois, sa religion; mais ne cessez jamais d'être Français. La dignité de connétable de l'empire sera conservée par vous et vos descendants; elle vous retracera les devoirs que vous avez à remplir envers moi, et l'importance que j'attache à la garde des places fortes qui garnissent le nord de mes états et que je vous confie.» Louis répliqua, et dans son discours on put remarquer cette phrase: «Je faisais consister mon bonheur à admirer de plus près toutes les qualités qui vous rendent si cher à ceux qui, comme moi, ont été si souvent témoins de la puissance et du génie de Votre Majesté. Elle permettra donc que j'éprouve des regrets en m'éloignant d'elle, mais ma vie et ma volonté lui appartiennent. J'irai régner en Hollande, puisque ces peuples le désirent et que Votre Majesté l'ordonne.» Dans son message au sénat, à propos du royaume de Hollande, Napoléon termine en disant: «Le prince Louis, n'étant animé d'aucune ambition personnelle, nous a donné une preuve de l'amour qu'il a pour nous, et de son estime pour les peuples de la Hollande, en acceptant un trône qui lui impose de si grandes obligations.»
On voit par ce qui précède que le nouveau souverain avait fait pour refuser la couronne tout ce qu'il était humainement possible; que loin de désirer la haute position qui lui était offerte, il la redoutait; qu'en un mot, il sacrifiait à la politique de son frère sa liberté, son indépendance, ce qui lui restait de bonheur sur la terre. Toutefois, dès qu'il eut accepté, son intention bien arrêtée fut de se consacrer entièrement à sa nouvelle patrie, et de régner pour la Hollande seule; de là vinrent les tiraillements, puis bientôt après les discussions et enfin les rapports quasi-hostiles qui ne tardèrent pas à s'établir entre les deux frères, entre les deux souverains, et qui aboutirent finalement à l'abdication de Louis et à la réunion de la Hollande à la France.
En plaçant sur la tête de Louis la couronne de Hollande, Napoléon entendait faire de lui un roi-préfet; en acceptant cette couronne, Louis voulait être un roi-souverain. La politique de l'empereur jeta toujours du froid entre lui et ceux des membres de sa famille qu'il mit sur les trônes. Cela ne pouvait être autrement. Selon qu'on se place à un point de vue différent, on voit les mêmes choses sous un aspect qui n'est pas le même. Napoléon partait de ce principe, que tout souverain par sa grâce à lui, l'empereur des Français, devenait par le fait même, non seulement son obligé comme homme, comme roi, mais encore qu'il devait contraindre les peuples dont il lui donnait le gouvernement à tout sacrifier à la politique française, même les intérêts les plus chers. C'était partir d'un principe injuste et inapplicable dans la pratique. En supposant qu'un roi sur le trône consente à n'être qu'un préfet couronné, ses peuples n'ayant pas les mêmes motifs pour suivre le sillon tracé par un état voisin, pourront vouloir s'en écarter. De là doit résulter forcément des levains de discorde, soit entre le souverain protecteur et le souverain protégé, soit entre le souverain protégé et les sujets. Voilà pourquoi, à partir du jour où il se mit à fabriquer des rois de famille, Napoléon fut toujours en discussion avec les siens. Un seul des princes qu'il éleva près de lui suivit aveuglément sa politique, le prince Eugène; pourquoi? La raison en est bien simple, c'est qu'Eugène n'était que vice-roi et non roi d'Italie. Le jour où il eût gouverné en son nom, Eugène, malgré son affection profonde, son respect sans bornes pour son père adoptif, n'eût probablement pas consenti à tout ce que voulait l'empereur. Eugène, en restant vice-roi d'un état dont la couronne était sur la tête de Napoléon, remplissait son devoir, sans éprouver aucune répugnance à agir comme il le faisait. Murat à Naples, Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, n'étaient pas dans la même position. Rois-préfets, ils perdaient leur prestige aux yeux de leurs sujets; rois-souverains, prenant les intérêts de leurs peuples, ils contrariaient souvent les vues de celui qui les avait mis sur le trône, ils excitaient son ressentiment, se faisaient accuser par lui d'ingratitude; puis, comme malgré son affection pour les siens Napoléon n'était pas homme à abandonner, pour quelque considération que ce pût être, ses gigantesques projets, il cherchait bientôt à briser ceux qu'il avait élevés. De là ces lettres acerbes entre lui et ses frères, ces reproches continuels, ces refus de sa part d'accéder à leurs demandes, quelquefois fort justes, et de remplir même les engagements qu'il avait contractés à leur égard. Joseph, en Espagne, avait beau être roi par la grâce de son frère, pouvait-il abandonner les intérêts de l'État dont on lui confiait les rênes, jusqu'à accueillir, comme le voulait l'empereur, la ruine financière d'abord, le démembrement de ses États ensuite? Louis, roi malgré lui de la Hollande, pouvait-il voir sans chagrin le dépérissement du pays dont il avait juré de maintenir les droits, parce qu'il entrait dans le système de la France de sacrifier tous les intérêts commerciaux pour réduire l'Angleterre?
Avec son accession au trône de Hollande, se termine la première partie de l'existence de Louis Bonaparte, période heureuse si on la compare à celles qui la suivirent.
II.
Juin 1806-1808.
Le roi et la reine quittèrent Paris dans les premiers jours de juin 1806, et arrivèrent dans leurs États le 18. Ils descendirent d'abord à la maison royale, dite du Bois, à une lieue de La Haye, où ils reçurent les députations et les accueillirent avec la plus extrême affabilité. Le 23 juin eut lieu l'entrée solennelle des deux souverains à La Haye. Le roi crut devoir ne s'environner que de troupes nationales; il congédia, après l'avoir très bien traité, un corps français mis à sa disposition par l'empereur. Ce dernier en fut choqué, mais les Hollandais surent beaucoup de gré à Louis de sa conduite à cette occasion. Bientôt, malgré tout ce que purent faire le roi et la reine, une certaine jalousie se fit sentir à leur nouvelle cour entre les Français et les Hollandais admis auprès d'eux. La nation, de son côté, tout en reconnaissant la supériorité de l'administration française que l'on commençait à introduire en Hollande, se prit à regretter ses vieilles pratiques. Il y eut des bals, des concerts, des fêtes que la reine Hortense, femme des plus aimables et des plus gracieuses, embellissait par la bienveillance avec laquelle elle recevait indistinctement tout le monde. Le roi, qui ne pouvait pas se dissimuler la division existant déjà entre les Hollandais et les Français, semblait accueillir les premiers plus volontiers que les seconds; les seconds au contraire paraissaient plus agréables à la reine. En montant sur le trône, Louis prit très au sérieux ses nouveaux devoirs envers la Hollande, mais il ne tarda pas à comprendre combien il lui serait difficile de concilier les intérêts de la nation avec ce que l'empereur attendait de lui. Ce fut sans doute parce qu'il était résolu à tout sacrifier à sa nouvelle patrie qu'il avait désiré renoncer au titre de connétable. Napoléon, qui le devina, l'avait contraint, comme on l'a vu, à conserver cette haute dignité militaire. Pour juger les actes du roi Louis, il ne faut pas oublier cette position mixte et fausse dans laquelle il se trouva pendant tout le temps de son règne. On a vu Louis refusant la couronne, on l'a vu l'acceptant malgré lui, on va le voir maintenant désireux d'user d'un pouvoir indépendant, résister à Napoléon et essayer un instant de lutter. Il voulait franchement le bien de ses sujets, cette pensée l'occupait constamment, mais ce qu'il voulait faire pour atteindre ce but n'entrait nullement dans les desseins de l'empereur et presque toutes les mesures du roi étaient précisément une sorte d'opposition, de protestation contre le système continental, par lequel Napoléon voulait contraindre l'Angleterre de céder à ses volontés.
Louis s'entoura d'hommes de mérite et qu'il prit exclusivement parmi les Hollandais. Il commença par faire subir quelques changements à divers points secondaires de la constitution qu'il avait adoptée, puis il se mit à étudier la situation des affaires. Cette étude lui révéla le déplorable état du trésor et de l'administration des digues, l'incohérence des lois judiciaires, la faiblesse de l'armée. Seule, la marine était dans d'assez bonnes conditions. Elle avait deux flottilles, l'une pour la garde des côtes et des ports, l'autre en station à Boulogne-sur-Mer. Le Helder, Amsterdam, Rotterdam possédaient de beaux vaisseaux et de bons officiers pour les commander. L'exercice des cultes était libre, mais l'État salariait les ministres de la religion dominante (la religion réformée) et laissait l'église catholique dans le plus profond dénuement. Ceux qui la professaient n'étaient admis dans aucun emploi public; les juifs étaient rebutés, méprisés. Le commerce languissait, les manufactures ne marchaient pas. Les universités étaient dans un état assez satisfaisant. Tel était l'état moral et matériel de la Hollande à cette époque. Le nouveau souverain ne perdit pas un instant pour porter remède au mal, autant que cela était en son pouvoir. Afin d'alléger les finances, il sollicita de l'empereur le renvoi des troupes françaises et la diminution des armements maritimes, écrivant qu'il abdiquerait si la France ne s'acquittait pas vis-à-vis de la Hollande, et si les troupes de Napoléon restaient plus longtemps à la solde de son royaume. L'empereur mécontent accéda néanmoins aux vœux de son frère, moins peut-être pour lui être agréable que pour augmenter ses forces en Allemagne. On touchait à la guerre avec la Prusse. Louis sentit la nécessité d'organiser son armée pour pouvoir, à toute éventualité, se suffire à lui-même. Bientôt la guerre étant déclarée à la cour de Berlin, il forma deux corps de 15,000 hommes, le premier dont il se réserva le commandement et qu'il dirigea sur Wesel (fin de septembre 1806), le second aux ordres du général Michaud et qui fut placé au camp de Zeist. Il reçut alors de l'empereur, par M. de Turenne, des dépêches dans lesquelles son frère mettait à découvert ses vastes conceptions pour la campagne contre la Prusse. Napoléon lui disait entre autres choses:
«Vous ferez une diversion utile à Wesel, où je vous prie de réunir votre armée grossie de troupes françaises. Cette armée portera le nom d'armée du Nord. Vous ferez en sorte qu'on la croie beaucoup plus forte qu'elle ne l'est. Si les Prussiens se jettent vers la Hollande et prennent le change, ils sont perdus; s'ils ne le font pas, ils le sont encore. Tandis qu'ils croient que j'établis ma ligne d'opération parallèlement à eux et au Rhin, j'ai déjà calculé que peu d'heures après la déclaration, ils ne peuvent m'empêcher de déborder leur gauche et de porter sur elle plus de forces qu'ils ne pourront en opposer, et qu'il n'est nécessaire pour sa destruction. La ligne rompue, tous les efforts qu'ils feront pour secourir leur gauche tourneront contre eux; séparés, coupés dans leur marche, ils tomberont successivement dans mes lignes. Les résultats sont incalculables. Peut-être serai-je à Berlin avant six semaines. Mon armée est plus forte que celle des Prussiens, et quand même ils me battraient d'abord, aussitôt après ils me trouveront sur leur centre avec 100,000 hommes de troupes fraîches poursuivant mon plan, etc., etc.»
Tout en admirant l'habile stratégie du grand capitaine, Louis reçut avec désespoir l'ordre d'amalgamer l'armée hollandaise avec l'armée française. Chaque régiment dut être embrigadé avec un régiment français, sous les ordres d'un général français; l'artillerie hollandaise, quoique agissant en dehors de l'artillerie française, reçut un commandant français; enfin Mortier, à la tête du 8e corps stationné à Mayence, fut chargé d'une expédition contre l'électeur de Cassel, avec lequel Louis vivait en très bonne intelligence, et le maréchal eut, pour le soutenir, des troupes de Hollande à portée de ses principales forces. Quoi qu'il en soit, le roi fit encore ce que désirait Napoléon; il opéra l'amalgame, laissa au camp de Zeist le général Dumonceau, nommé commandant des troupes stationnées dans le pays, et lui-même, avec le général Michaud, rejoignit l'armée française à la tête du corps directement sous ses ordres. Ce corps hollandais prit position à Wesel. Le 15 octobre, le roi se porta en Westphalie avec 20,000 hommes, 3,000 chevaux et 40 pièces attelées. Son armée avait pris le nom d'armée du Nord. Elle occupa Munster, Osnabruck, Paderborn, tandis que la division Daendels envahissait l'Ost-Frise. Au moment où les Hollandais allaient attaquer Hammeln et Nienbourg, le maréchal Mortier leur demanda de le soutenir. Le roi marcha en personne sur la Hesse, ajournant ses opérations contre les deux places fortes citées plus haut. Le 1er novembre, il était près de Cassel, lorsqu'il fut joint par un écuyer de l'électeur que le roi Louis aimait et dont il envahissait à regret le territoire. Le roi fit donner à l'électeur le conseil de rester neutre, mais Mortier était déjà à Cassel et l'électeur n'eut d'autre parti à adopter que la fuite. Louis vit le maréchal et fut stupéfait d'apprendre de sa bouche qu'il avait ordre de mettre sous son commandement tous les corps hollandais. Choqué, il revint immédiatement avec ses troupes en Hollande, envoyant un aide de camp à Berlin, à son frère, pour se plaindre et lui dire que tout allant bien, et les Hollandais n'étant plus nécessaires, il les ramenait dans leur pays. À la suite de plusieurs longues conversations qu'il eut avec le général Dupont-Chaumont, ministre de France auprès du gouvernement hollandais, il comprit que l'empereur ne considérait pas les affaires de ce pays comme terminées, et que pour lui il devait se considérer à l'armée comme un prince français.
À dater de ce moment, le système de l'empereur relativement à la Hollande commença à ne plus être un mystère pour Louis. Du moins le roi crut entrevoir que l'intention de son frère était d'amener, à force de rigueurs, ce malheureux pays à regarder comme un bienfait sa réunion à la France. Dès qu'il crut reconnaître chez Napoléon ce projet funeste à son royaume, il prit la résolution de ne plus agir qu'en souverain et dans toute la plénitude des devoirs que lui imposait ce titre.
«Ne pouvant ni ne voulant, disait-il, tenir tête à la France, à force ouverte, il faut au moins que le public connaisse la vérité, qu'il soit convaincu que si j'ai pu être trompé, rien ne pourra me détacher d'un pays devenu le mien, auquel me lient les devoirs et les serments les plus sacrés.»
On conçoit que de pareilles paroles rapportées à Napoléon ne pouvaient adoucir le tout-puissant empereur à l'égard de son frère et de la Hollande. Se croyant, à tort ou à raison, éclairé sur les projets ultérieurs de son frère, se montant peut-être aussi la tête, et attribuant à l'empereur des desseins non encore bien arrêtés dans la pensée de Napoléon, desseins sur lesquels il est possible qu'une sorte de soumission l'eût fait revenir, Louis, de retour à La Haye, ne voulant pas envoyer ses troupes en Prusse et voulant les occuper près de ses États, fit bloquer les places de Hammeln et de Nienbourg sans les faire attaquer. Le général Daendels occupa Rinteln sur le Weser, entre Hammeln et Nienbourg. Le roi apprit alors que Blücher avait été battu à Lubeck. Ne pouvant se faire à l'idée d'être considéré à la grande armée comme un simple officier général, il renvoya à Mortier toutes les troupes françaises qui se trouvaient amalgamées avec les troupes hollandaises, puis il fit venir le général Dumonceau, auquel il confia le commandement général, le chargea du blocus et écrivit à son frère qu'il était obligé de retourner lui-même en Hollande et ne pouvait se rendre ni en Hanovre, ni à Hambourg comme l'empereur le voulait. Peu de jours après, les places de Hammeln et Nienbourg se rendirent. Les Hollandais furent heureux de revoir leur souverain. D'abord ils aimaient déjà réellement ce prince, ensuite ce que redoutait avant tout la population de ce pays, c'était un gouvernement militaire et un roi aimant à faire la guerre.
La Hollande respirait à peine, qu'un nouveau malheur vint la frapper, on apprit le fameux décret de Berlin et les mesures prises par Napoléon pour le blocus continental. C'était non seulement la mort d'un pays qui ne vivait que par le commerce, mais ce devait être encore une cause de perpétuelle dissension entre ce royaume et l'empire français. Louis en fut atterré. Il comprit que ce système poussé à l'extrême ruinerait peut-être par la suite l'Angleterre, mais qu'à coup sûr il ruinerait auparavant la Hollande et les États commerçants. Il chercha à éluder les dispositions les plus rigides du décret. Malgré ses efforts et sa prudence, il ne put réussir à donner le change à l'empereur. Ce dernier était trop bien instruit par ses agents de ce qui se passait chez ses voisins pour ignorer la vérité. Furieux, il éleva la voix plus despotiquement. Le roi dut se résigner à faire paraître le 15 décembre 1806 un décret réglant dans ses États le blocus continental. L'empereur néanmoins ne se montra pas satisfait. Il avait une méfiance telle à l'égard de la Hollande qu'il fut sur le point d'ordonner des visites domiciliaires dans ce pays. Ses agents lui persuadaient que des relations commerciales existaient toujours entre l'Angleterre et la Hollande, et de fait ces rapports, peut-être exagérés, étaient cependant basés sur un fonds de vérité.
Malgré tous les ennuis qui accablaient son âme, Louis ne perdait pas de vue les institutions pouvant être utiles à son nouveau pays. Il fit rédiger un code civil et un code criminel, il compléta le système des contributions, système établissant une égalité parfaite entre tous les habitants. Il fit paraître de sages réformes sur les corporations et sur les maîtrises. Il voulut ensuite instituer comme en France de grands officiers du royaume, des maréchaux, des colonels généraux, et enfin il proposa au corps législatif une loi portant création de deux ordres de chevalerie, l'ordre de l'Union et celui du Mérite. L'institution des grands officiers déplut à l'empereur.
Au mois de janvier 1807 une triste circonstance permit à Louis de montrer ses sentiments d'humanité. Leyde éprouva un épouvantable désastre. Un bateau chargé de poudre fit explosion au milieu de la ville. Il s'y rendit aussitôt, prodigua les secours, les consolations, dispensa les habitants de toute contribution pendant dix ans, fit la remise aux débiteurs des arrérages des impôts non acquittés. En un mot, sa conduite lui gagna tous les cours, à tel point que la Société philanthropique de Paris lui adressa l'expression de sa vive admiration pour sa bienfaisance, et le pria de permettre que la Société offrit à la ville de Leyde les secours dont elle pouvait disposer[58]. La France avait exigé beaucoup de sacrifices de la Hollande, de telle sorte que bien malgré lui le roi fut obligé d'avoir recours à de nouveaux impôts. L'esprit national fut froissé, car pour établir les impôts, il fallait nécessairement contrarier d'anciens usages, et la nation hollandaise est une de celles qui tient le plus aux coutumes, aux mœurs, aux habitudes qui lui ont été transmises par ses pères. Louis fut très peiné d'être forcé d'agir ainsi, mais les circonstances étaient trop impérieuses pour qu'il lui fût permis de tergiverser. Il fit ensuite établir un nouveau cadastre et créa une direction des beaux-arts, à la tête de laquelle fut placé le savant Halmon. Les mesures vexatoires et blessantes pour l'amour-propre du roi, prises à son égard par Napoléon pendant la campagne de Prusse; les effets désastreux pour la Hollande du blocus continental, les lettres acerbes de l'empereur aigrirent à tel point les relations entre les deux souverains, que Louis en vint à être convaincu que même avant de mettre la couronne de Hollande sur sa tête, son frère avait eu le projet de démembrer ce pays et de le réunir à la France. Louis le répète à chaque page dans l'ouvrage qu'il publia plus tard sur la Hollande, ouvrage qui choqua Napoléon à Sainte-Hélène. Il est permis de douter que cette pensée ait réellement existé dès 1806 dans l'esprit de Napoléon, mais ce qu'il y a de positif, c'est que le roi Louis le crut et ne mit plus de bornes à sa résistance aux volontés du gouvernement impérial. Avec un homme aussi absolu que l'empereur, c'était une lutte dangereuse. La Hollande envoya néanmoins une députation au château de Finkenstein. Napoléon l'accueillit assez bien, mais se plaignit de son frère, et le prince de Talleyrand, en recevant les députés à Berlin, leur dit: «Votre roi veut donc favoriser absolument les Anglais?»
Tant que Louis fut à l'armée, la reine Hortense resta auprès de l'impératrice, sa mère, à Mayence; elle revint au commencement de 1807 avec ses deux enfants auprès de son mari. On fut heureux de la revoir, car son affabilité lui avait gagné tous les cœurs. Elle ne tarda pas à éprouver un malheur qui lui causa ainsi qu'au roi le plus violent chagrin. Après un voyage fait par ce dernier dans ses États, ils perdirent leur fils, le prince royal, qui leur fut enlevé en quelques jours par le croup, le 5 de mai. La douleur de Louis et d'Hortense fut affreuse et tellement profonde que l'empereur les en blâma. La reine, ne pouvant supporter la vue de ce qui lui rappelait son enfant, partit pour les Pyrénées. Le roi se hâla de pourvoir aux affaires les plus importantes, telles que le complètement de l'armée, la préparation des projets de lois à présenter à la session législative, et surtout les besoins du trésor; puis il rejoignit sa femme. Louis, en fuyant les lieux qui lui retraçaient l'image toujours présente à ses yeux de son fils, avait en outre deux motifs pour s'éloigner momentanément de la Hollande: rétablir sa santé que le climat empirait visiblement; se soustraire au spectacle de la détresse causée dans le pays par le blocus continental. Ne pouvant empêcher les souffrances de son peuple, il voulait n'en pas être le témoin. Le 30 mai 1807, il se rendit dans les Pyrénées en passant par Paris. Les Hollandais, malgré la juste douleur du roi et le besoin qu'il pouvait avoir de prendre les eaux, s'étonnèrent de le voir s'éloigner de ses États dans un moment aussi critique. En effet, ce fut précisément pendant son absence que fut signé le traité de Tilsitt, après la victoire de Friedland, et à la suite d'une campagne dans laquelle les troupes hollandaises s'étaient fort distinguées.
Après Tilsitt, Napoléon revint en France, Louis en fut informé aux eaux, il se hâta de quitter les Pyrénées. À son passage à Paris, il vit l'empereur qui lui dit en riant qu'il ne devait pas être étonné si on lui rendait compte de l'entrée sur le territoire de Hollande de douaniers et de gendarmes français chargés de punir les contrebandiers. «Au reste, ajouta-t-il, cela sera fait à cette heure.»
Le roi n'en entendit pas davantage, et prenant vivement à cœur ce dont il venait d'être instruit, il partit pour ses États et voyagea sans s'arrêter jusqu'à Anvers. Là il eut des détails sur ce qui avait été fait. Des gendarmes déguisés s'étaient introduits dans les places de Berg-op-Zoom, de Breda, de Bois-le-Duc, et y avaient fait des arrestations. L'indignation de Louis fut à son comble, il destitua le général Paravicini de Capeln, gouverneur de Berg-op-Zoom, le président de Breda, et sollicita, mais en vain, l'élargissement des prisonniers conduits en France.
Le 23 septembre 1807, il revint à La Haye[59]. La reine ne l'y accompagna pas. Soit qu'il ne pût lui-même habiter une ville où il avait perdu son fils, soit pour un tout autre motif, cette ancienne résidence des stathouders lui déplut, il transporta le siège du gouvernement à Utrecht. Il s'y rendit au mois d'octobre et s'y installa fort mal, lui et sa cour, malgré tous les travaux qu'il fit faire. Louis semblait poursuivi par le malheur, il portait partout un visage triste que ne pouvaient parvenir à égayer ni les acteurs français venus de Paris, ni les bals et les réunions qui se succédaient autour de lui.
D'ailleurs, l'absence de la reine frappait toutes les fêtes d'une sorte de langueur. On se souvenait combien à La Haye sa spirituelle vivacité savait animer les cercles où elle brillait par le charme de sa jeunesse et de sa bonté. Le 11 novembre Louis obtint, après beaucoup d'instances, un traité entre la France et la Hollande; mais ce traité, signé à Fontainebleau et en vertu duquel la Hollande cédait Flessingue, parut tellement onéreux au roi, qu'il eut de la peine à se décider à le ratifier. Il ne le fit que dans l'espérance de conjurer de plus grands malheurs et d'éviter de plus grands sacrifices. L'année 1807 s'acheva péniblement et tristement pour ce malheureux prince, qui cherchait en vain dans les beaux-arts une distraction à ses chagrins. Des modifications eurent lieu dans son ministère. L'amiral Verhuell, qui portait le titre de maréchal, quitta le portefeuille de la marine pour l'ambassade de Saint-Pétersbourg. Le roi le trouvait trop dévoué aux intérêts de la France et pas assez à ceux de la Hollande. Le ministre de la guerre Hogendorp fut envoyé à Vienne, et M. Van-Maanen, procureur du roi à La Haye, prit le ministère de la police. L'amiral Verhuell n'alla pas en Russie, l'empereur le réclama comme ambassadeur en France. Le gouvernement français envoya comme ambassadeur en Hollande M. de la Rochefoucauld qui, au dire du roi Louis, avait la mission de préparer la réunion de la Hollande à l'empire.
La paix de Tilsitt fut loin d'apporter quelques adoucissements aux rigueurs du blocus continental. Le système gigantesque de Napoléon pour abattre l'Angleterre et l'amener à merci prit un développement plus considérable encore. Jusqu'alors la France et les États qui dépendaient en quelque sorte de cette puissance étaient seuls contraints à observer les mesures rigoureuses du blocus. Après Tilsitt, l'Europe entière dut s'y soumettre. La Prusse y fut contrainte et remplit ses engagements avec la plus grande énergie. Le Danemark l'adopta avec joie, espérant venger le bombardement de Copenhague. La Hollande exécuta aussi par force les mesures ordonnées, mais de mauvaise grâce, parce que cela ruinait son commerce et que son commerce c'était son existence. L'empereur ne pouvait pardonner au roi et au pays leur répulsion pour son vaste plan rendu plus rigoureux encore par le décret daté de Milan le 17 décembre. La conduite récente des Anglais envers le Danemark, les instances de la France avaient aussi déterminé la Russie à se déclarer, en sorte que le tableau de l'Europe à cette époque était des plus singuliers. Les puissances continentales d'un côté, l'Angleterre de l'autre, s'acharnaient à porter la ruine et la désolation dans le monde entier.
Au commencement de 1808, l'empereur Napoléon en était venu au point de déclarer coupable de haute trahison tout fonctionnaire qui favoriserait les contraventions au décret du blocus. Les 18 et 23 janvier, Louis, cédant aux injonctions de son frère, prit encore de nouvelles dispositions plus rigides. Peu de temps après l'arrivée en Hollande de M. de Larochefoucauld, qui vint remplacer Dupont-Chaumont, le bruit se répandit de la cession du Brabant et de la Zélande en échange des villes anséatiques. Offensé de cette nouvelle, que la diplomatie française semblait prendre plaisir à accréditer dans l'ombre, le roi s'en expliqua nettement avec Napoléon, qui répondit d'une manière ironique et évasive, terminant sa courte lettre par cette phrase: «Encore une fois, puisque cet arrangement ne vous convient pas, c'est une affaire finie. Il était inutile même de m'en parler, puisque le sieur de la Rochefoucauld n'a eu l'ordre que de sonder le terrain.»
Louis fût peut-être parvenu à assurer la prospérité de son royaume s'il n'eût été contrecarré dans ses projets par les vastes desseins de son frère, ou s'il eût voulu suivre aveuglément la politique du grand homme, car les mesures qu'il avait prises l'année précédente, surtout les mesures financières, avaient eu un succès inespéré. Utrecht ne devait pas être longtemps la résidence du roi. Ce prince, soit qu'il se fût vite dégoûté de ce séjour, soit qu'il pensât qu'Amsterdam, grand centre de population, remplît mieux les conditions d'une capitale, y transporta le siège du gouvernement. À cette même époque, les affaires d'Espagne avaient pris un nouvel aspect. Napoléon songeait à placer un membre de sa famille sur le trône de ce pays. Soit qu'il fût ennuyé de la lutte du roi de Hollande avec lui, soit qu'il eût l'espoir que Louis suivrait mieux la politique française à Madrid, soit qu'il fût bien aise d'avoir un prétexte pour annexer la Hollande à ses États, peut-être aussi dans le but d'arracher son frère à un climat contraire à sa santé, l'empereur lui proposa la couronne d'Espagne. Le 27 mars 1808 il lui écrivit: