Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire
Ce 4 au soir.
Le corps du duc d'Œls tient encore entre Schauberg et Zwickau. Avec les milices et les uhlans on le croit encore fort de 6 à 7,000 hommes. Ce partisan a enlevé toutes les armes à feu qu'il a pu saisir dans cette contrée où la liberté de la chasse fait attacher du prix à de bons fusils. Le général Bongars est à Leipzig, ce qui probablement a fait dire ce matin à Dresde que le duc d'Œls était à Halle. Des avis de la frontière parlent du corps de l'électeur de Hesse comme devant venir se joindre à celui du duc d'Œls. Il parait que c'est le corps qui avait pénétré dans Bayreuth et que l'approche du général Rivaud, qui, le 28, était à Wurtzbourg, aura forcé de rentrer en Bohème. Le roi s'est informé des routes de la Bohême, de la Franconie et de la Thuringue: laquelle prendra-t-il?
M. de Malsbourg, écuyer de S. M. envoyé à Francfort auprès du roi de Saxe depuis notre entrée à Dresde, et le retour de M. de Courbon nous fera connaître sans doute la résolution définitive de ce souverain. M. Bigot, officier d'ordonnance, est parti hier pour le quartier général impérial, où M. Guériot, parti de Leipzig dix-huit heures après l'expédition de mon estafette du 26, doit déjà être arrivé.
Freyberg, ce 5 juillet 1809.
J'ai reçu la lettre du 22 juin par laquelle Votre Excellence m'accuse réception de mes lettres nos 51 et 52, et me transmet les ordres que Sa Majesté Impériale a daigné me faire réitérer dans cette occasion. Je m'efforcerai, Monseigneur, dans ma position actuelle, de les remplir de mon mieux, quelque indigne que je sois de rendre compte des opérations militaires. Heureusement le ministre de Saxe, remplissant les fonctions de chef d'espionnage, est assez au courant des mouvements dont on fait un grand mystère au quartier-général à nous autres profanes du corps diplomatique. Le ministre des affaires étrangères porte l'habit et prend quelquefois le langage d'officier d'ordonnance; il ne nous appartient plus et c'est presque de vive force que j'ai été obligé d'emporter avant-hier un moment de conversation avec lui. Le roi l'avait chargé en ma présence de me communiquer les bulletins; il ne l'a pas fait; le chef d'état-major m'avait promis la communication de ses rapports: je me suis lassé de les demander. Comme au reste ces informations parviendront à Sa Majesté Impériale par un autre canal et que Votre Excellence pourra lire les bulletins un peu plus tard dans le moniteur westphalien, il n'y a point d'inconvénients et je suis même très éloigné de me plaindre d'une situation qu'il était facile de prévoir et qui ne me rend responsable que de mes propres erreurs.
C'est par le ministre de Saxe que j'ai appris que les troupes saxonnes détachées à la poursuite du général Kienmayer, qui s'était retiré au-delà de Peterswalde avec 3,000 hommes environ de troupes réglées, avait ordre de se rapprocher d'ici et que le général Bongars était à Leipzig. J'ai pensé que ce pourrait être pour aller à la rencontre du roi de Saxe; d'autres disent que c'est pour se procurer plusieurs objets qui manquent à ses cuirassiers; d'autres qu'une partie de sa cavalerie a eu ordre de se rendre à Cassel. J'apprends que le général Bongars aussi doit se rapprocher de nous. La position de Freyberg est plus centrale en effet; cependant Dresde, où n'est restée aucune troupe, sera de nouveau livrée aux incursions ennemies.
Le roi, depuis qu'il est à l'armée, a donné tout son temps à ses occupations: il a fait presque toute la route à cheval. Le général Rewbell, chef de l'état-major, et le comte de Bernterode du Coudras, capitaine de ses gardes, sont habituellement auprès de lui; le comte de Furstenstein ne quitte point sa personne. Le général Klosterlerod, les colonels Chabert, de Lepel, Verdun, de Borstel, de Schlosheim, Zeweinstein, de Laville, Villemereuil, le prince de Salm, font le service du quartier-général. MM. de Soudressons, l'un maréchal de la cour, l'autre préfet du palais, M. de Marinville, secrétaire du cabinet, et deux pages composent le reste de sa suite.
Aux membres du corps diplomatique, s'est joint depuis hier au soir le ministre de Prusse, qui, quoique à peine rétabli, s'est mis en route immédiatement après avoir reçu de Berlin l'ordre de suivre Sa Majesté.
Il n'est plus douteux que le corps ennemi a été constamment plus faible que le nôtre et qu'en y comprenant la Landwehr il n'a jamais dépassé 10,000 hommes. Une mésintelligence constante a régné entre les Autrichiens et le corps du duc d'Œls.
Le général Rewbell se plaint de la jalousie qui règne chez nous, entre les Saxons, les Hollandais et les Westphaliens. En Saxe, on prétend que les Autrichiens ont tenu une meilleure discipline que les nôtres sans exception. Cependant il n'y a point d'excès graves; les gardes par besoin ont, dit-on, enlevé ou échangé quelques chevaux. Le comte de Bernterode a fait couper la queue à un cheval qu'il se destinait. Le général Rewbell l'a fait rendre.
Le général d'Albignac a beaucoup perdu de sa réputation. Le général Gratien avait offert son concours à Dœmitz pour ne laisser échapper aucun ennemi: l'autre a voulu avoir seul la gloire et l'ennemi s'est échappé. Le ministre de Hollande m'a assuré que Gratien avait reçu à Rostock l'ordre de ne point attaquer Schill et de revenir, mais que c'était cet ordre en poche qu'il avait marché sur Stralsund. Les généraux hollandais se distinguent par leur tenue et leur maturité dans une position difficile. Le régiment de Berg (officiers et soldats) est mal discipliné. Rewbell se plaint du comte de Bernterode qui, dit-il, ne fait que des bévues. Le général Allix se plaint du général Rewbell pour avoir laissé son parc d'artillerie à Dresde sans aucune troupe pour le protéger. Comme notre marche est devenue un peu incertaine, les soldats commencent à penser qu'on n'a pas grande envie de se battre.
Le général Royer a fait enlever de Marbourg le nommé Ermerich et les autres prisonniers, probablement pour les mettre à l'abri d'un coup de main de quelque bande insurgée. M. Siméon les a réclamés; j'apprends qu'ils vont être ramenés à Cassel.
Pour donner à Votre Excellence une idée de l'esprit de cette ville, je ne saurais mieux faire que de transcrire quelques passages de la correspondance de M. Lefebvre.
Le roi a visité ce matin les bâtiments où se fait la fonte ou l'amalgame du minerai. J'avais parlé à M. de Furstenstein de M. Werner comme d'un homme du mérite le plus distingué et comme du premier minéralogiste de l'Allemagne. Mais un chef des mines qui ne savait pas le français a conduit Sa Majesté, et le prince de Salm a servi d'interprète.
Les généraux hollandais, le général d'Albignac et le colonel Thielmann se sont réunis ici aujourd'hui; on attend demain le général Bongars et un régiment hollandais venant de Magdebourg.
Le roi nous a dit qu'il avait fait écrire au général Kienmayer pour lui demander si le duc d'Œls était à la solde de l'Autriche: que dans le cas contraire il ne pourrait le traiter que comme un aventurier.
La gazette de Leyde, en imprimant l'article dont j'ai parlé dans mon numéro précédent, l'accompagne d'une réfutation. M. de Huygens vient de demander à M. de Furstenstein, comme le seul moyen de rendre justice et satisfaction à Sa Majesté hollandaise, que la réfutation aussi soit imprimée dans les gazettes qui sont sous l'influence du gouvernement westphalien. Ce ministre l'a promis.
Depuis que je suis au quartier-général j'ai envoyé toute ma correspondance à Votre Excellence par estafette, mon no 55, le 24 juin, de Querfurt à Francfort; mon no 56, le 26 à minuit, de Leipzig à Stuttgard. Un officier saxon, que le roi avait retenu et qui est parti de Dresde le 2 juillet au matin pour Francfort, s'est chargé, sous les auspices de M. de Furstenstein et sous l'enveloppe de ministre de Westphalie à Francfort, de mon no 57. Je me propose d'envoyer la présente expédition par estafette, de Chemnitz, où nous allons demain matin, à Stuttgard: c'est un détour sans doute, mais je n'ose pas encore m'écarter de la route de Francfort, dans l'incertitude où je suis sur l'état des affaires en Franconie.
P.-S.
Ce 5 au soir.
Un courrier du roi, revenant de Cassel, m'apporte à l'instant, de la part de M. Lefebvre, la dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser le 26 du mois passé. Je me félicite, Monseigneur, d'avoir pressenti et prévenu les intentions de S. M. Impériale. Votre Excellence aura pu se convaincre que je n'ai jamais été incertain sur le parti que j'avais à prendre, quoique dans un temps où il n'était point question de s'éloigner des frontières de la Westphalie et où l'on assurait que l'on n'entrerait point en Saxe, j'ai cru devoir chercher quelque expédient pour ne rien préjuger sur les ordres de Sa Majesté l'empereur quels qu'ils puissent être.
Je me suis empressé de communiquer à M. le comte de Furstenstein et les bulletins que M. Lefebvre avait déjà copiés pour les faire imprimer à Cassel, et le contenu de votre dépêche. J'ai dit à ce ministre que, quoiqu'il n'y soit question que du langage ostensible que j'avais à tenir, il en résultait cependant que déjà la marche du roi répondait parfaitement aux vues de Sa Majesté Impériale, et que la réponse confidentielle et positive que Sa Majesté allait recevoir pouvait en quelque sorte être prévue. M. de Furstenstein a paru incertain s'il convenait que le roi entrât personnellement en Bohême. Comme il s'agit aujourd'hui de trois corps, l'opération aura besoin d'être concertée: on ne courra plus le risque de s'aventurer, et si le roi entre en Bohême, il y paraîtra d'une manière glorieuse et digne de sa personne. C'est du reste à Chemnitz qu'il faudra prendre une résolution, et la lettre de Votre Excellence ne pouvait arriver plus à propos. Le courrier de M. Bourgoing, en remettant votre paquet à M. Lefebvre, a dit de vive voix qu'on disait à Francfort que le roi de Saxe en partirait mercredi 6, mais qu'il n'irait que jusqu'à Leipzig. J'ai informé M. de Furstenstein de ce oui-dire, mais je n'ai pu deviner ce que signifiait le sourire avec lequel il l'a reçu. Il signifiait à peu près qu'on n'était pas très content de Sa Majesté saxonne et qu'on ne croyait pas à son retour.
Lorsque j'ai annoncé au ministre de Saxe que toutes les contributions levées par des bandes ou patrouilles autrichiennes seraient restituées aux dépens des pays héréditaires, il m'a demandé en riant si les dépenses occasionnées par la présence des troupes amies retomberaient aussi sur l'Autriche. Il a ajouté aussi qu'il espérait que je représenterais à Sa Majesté impériale mon maître combien cette marche était coûteuse pour la Saxe. Il m'a paru que cette observation lui avait déjà été faite de Francfort, et sa position en effet est délicate.
Schleiz, ce 12 juillet 1809.
À peine mes collègues et moi avions-nous fait partir un exprès de Werdau pour porter à Géra nos paquets, d'où ils ont été expédiés par une estafette à Francfort, que nous apprîmes par hasard, comme à l'ordinaire, que le roi allait partir, non pour Géra, mais pour Reichenbach. Ce départ fut annoncé le 10, à onze heures du matin; il eut lieu à midi. D'après tout ce que j'ai pu recueillir depuis, le motif de ce changement subit de détermination était qu'on avait appris vaguement que le duc d'Abrantès s'était retiré et même qu'il avait éprouvé un échec. Quoiqu'il se soit passé trois jours depuis que ce prétendu événement aurait eu lieu, tout ce qui me paraît constaté, c'est que le duc d'Abrantès ne s'avance point à notre rencontre, qu'il n'y a point eu de jonction, ni peut-être de communication directe entre les deux corps. Le roi au reste dit positivement que le duc d'Abrantès est sous ses ordres; il a même assuré avant-hier que c'était lui-même qui avait donné à ce général l'ordre de se retirer pour serrer d'autant plus sûrement l'ennemi entre les deux corps. Cette manière ingénieuse de justifier éventuellement la retraite du duc d'Abrantès est un trait de générosité, et c'est par la même impulsion que le roi a fait son mouvement en avant[120].
Lorsqu'on fut arrivé à Reichenbach, on afficha un ordre du jour qui défendit à toutes les voitures de suivre l'armée, à l'exception de celles du roi et de celles qui auraient une permission expresse du chef de l'état-major. Après une conversation avec M. le comte de Furstenstein dans laquelle ce ministre nous répéta que le roi verrait toujours avec plaisir que nous le suivissions, rien ne fut changé à l'égard de l'ordre donné pour les voitures du corps diplomatique, et le lendemain matin, 11 juillet à quatre heures, on se mit en marche pour Plauen. Dans la journée d'hier, les ennemis tenaient encore à Hof; il y eut même une affaire de reconnaissance avec un détachement du général d'Albignac, contre lequel les ennemis firent sortir de Hof trois escadrons et deux bataillons d'où l'on inféra qu'ils y étaient en force. Ce n'est qu'hier au soir ou dans la nuit passée qu'ils ont évacué cette ville. Cependant au moment de notre entrée à Plauen, un détachement de sept hussards noirs parut encore à Œlsnitz à deux lieues de Plauen.
Aujourd'hui, le roi a voulu partir de Plauen à trois heures du matin: il n'a pu en sortir qu'après quatre heures, à cause des bagages et des colonnes qui défilaient. À midi, son quartier-général s'est trouvé établi à Schleiz. Trois trains d'artillerie, tous les généraux, tous les corps, excepté les Saxons et le colonel Thielmann, sont réunis ici. Les Saxons mêmes, qui de Marienberg devaient se porter à Dresde, ont eu ordre de se rapprocher de nous. Le général Bongars nous avait joints à Reichenbach.
Ce matin, la nouvelle était que le général Klenau avec 3,000 hommes était venu de Bohême joindre le général Kienmayer. Cette nouvelle par plusieurs raisons paraît apocryphe.
Nous voici maintenant sur la grande route de Géra et de Hof, ainsi que sur la route de Iéna. Le roi reviendra-t-il à son premier projet dont il me parla à Werdau? Ou se portera-t-il de nouveau sur Hof? C'est ce que nous n'apprendrons peut-être que demain matin.
Sa Majesté a reçu à Reichenbach les dépêches de Sa Majesté le roi de Saxe portées par un officier. Ce souverain n'a pas encore jugé à propos de quitter Francfort; et il est à peu près décidé maintenant qu'il n'y aura point d'entrevue. On dit que c'est le mouvement que les Autrichiens avaient fait sur Chemnitz qui l'a fait changer de résolution. Le roi qui avait constamment tenu S. M. saxonne au courant de sa marche et des points où l'entrevue pourrait avoir lieu, paraît avoir reçu cette nouvelle avec un certain déplaisir. Il a dit à l'officier que peut-être dans deux ou trois jours ses promenades en Saxe finiraient par l'ennuyer et qu'alors il retournerait à Cassel. Sa Majesté vient d'expédier pour sa capitale un courrier chargé, comme on croit, d'y annoncer son arrivée prochaine.
Ce matin, avant de partir de Plauen, le roi m'a dit qu'il avait reçu des nouvelles de S. M. Impériale; que le passage du Danube avait eu lieu, et que déjà 3,000 Autrichiens avaient été faits prisonniers. Le capitaine Gueriot, étant parti du quartier-général impérial le 4, la veille du passage, a appris les nouvelles subséquentes en route par un officier wurtembergeois.
Le ministre de Prusse, toujours malade et invité par nous tous à retourner, a pris à Reichenbach le parti de s'en aller à Géra. Le ministre de Saxe, tombé malade aussi, est resté à Plauen. Ce matin, le roi a chargé M. le comte de Furstenstein, en notre présence, d'annoncer à M. de Schœnbourg qu'il pouvait retourner à Cassel. Ce ministre ayant dit également au ministre de Hollande que rien n'empêchait les autres membres du corps diplomatique de partir aussi, je pense que notre retour pour notre résidence ordinaire ne sera plus guère différé.
Hier au soir les ministres de Bavière et de Hollande se rendirent au quartier du roi pour demander à M. de Furstenstein une explication positive sur les intentions de Sa Majesté concernant notre départ. Je n'avais pas voulu les accompagner, parce qu'il m'avait paru qu'il me convenait d'être le dernier à demander cette explication et que M. de Furstenstein jugerait peut-être convenable de me la donner de son propre mouvement.
Mes collègues trouvèrent ce ministre accompagnant Sa Majesté dans une promenade au jardin, bien mal entretenu, du prince de Reuss-Schleiz. Il n'y avait qu'un jeu de quilles, le roi y joua avec gaîté. Dans ce moment arriva le major Sand, annonçant qu'il avait rencontré l'ennemi en avant de Plauen; que les tirailleurs l'avaient poursuivi, lui avaient tué six chevau-légers; qu'il estimait de 10,000 hommes les deux colonnes qu'il avait vu descendre des hauteurs et qu'à neuf heures du matin l'ennemi était entré à Plauen.
Le ministre de Wurtemberg vint m'annoncer cette nouvelle; je montai au château. Bientôt le général Rewbell vint au-devant de moi. «Que nous sommes heureux, dit-il, d'être sortis de ce mauvais trou de Plauen! Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, lorsque je vis cette position détestable. Encore dans la marche de ce matin, l'ennemi avait diverses routes pour nous couper; par l'une, à moitié chemin entre Plauen et Schleiz, il tombait sur le milieu de notre colonne: il nous anéantissait par l'autre, à la jonction de la grande route; à notre route de traverse, il nous devançait ou nous empêchait de prendre position.» Cela est fort heureux sans doute, mais pourquoi les cheveux du chef de l'état-major ne se dressent-ils que lorsqu'on est déjà arrivé dans la position qu'il a dû reconnaître, indiquer et ordonner?
Un instant après, le major Borstell nous annonça que l'ordre du roi était que toutes les voitures sortissent à l'instant de la ville pour être parquées à un quart de lieue de la ville, et que nous avions à nous dépêcher. Je répondis qu'avant tout j'avais besoin de consulter M. le comte de Furstenstein pour savoir si je devais me séparer de ma voiture; que ne croyant pas pouvoir la laisser en ville, je pourrais me trouver obligé d'en sortir aussi, et que jusque-là je priais que l'ordre ne me fût point appliqué.
M. de Furstenstein parut. Nous l'entourâmes tous; mais je ne crus devoir parler que pour moi. Je dis à ce moment qu'attendu l'ordre concernant les voitures, j'étais prêt à envoyer la mienne à l'instant même à Cassel, sous la conduite d'un domestique éprouvé, ainsi que tout ce qu'elle renfermait, et à suivre Sa Majesté avec plaisir, par devoir et par dévouement; seulement que je devais dans ce cas prier Sa Majesté de me donner les moyens de l'accompagner (le roi avait promis de me prêter une de ses calèches). M. de Furstenstein alla sur le champ en parler au roi et revint immédiatement nous annoncer que, dans les circonstances actuelles, Sa Majesté trouvait bon que nous retournassions à Cassel. Je demandai en conséquence qu'il nous fût permis de prendre congé de Sa Majesté. Nous fûmes admis sans délai: il était dix heures:
«Eh bien! Messieurs, dit le roi, vous voulez partir?—Votre Majesté, répondis-je, veut que nous partions.—Oui, dit le roi, vous m'embarrasseriez.» Il parla ensuite de la situation des choses: «Je m'attendais, nous dit-il, à être attaqué à deux heures (c'est ce que nous avait déjà dit le général d'Albignac). J'irai au devant d'eux, c'est-à-dire je chercherai à les attirer dans la position que j'ai choisie, où je réponds d'eux, et où je pourrai tenir pendant trois jours contre 20 et même 30,000 hommes. Il faut espérer que le duc d'Abrantès les suit: je ne sais ce qu'il fait; il s'endort, je crois (ce n'est qu'à Iéna que nous avons appris que le duc d'Abrantès était entré à Bayreuth le 6; il paraît certain qu'aucune communication directe et suivie n'existe entre le roi et ce général). S. M. nous parla ensuite de la position de Plauen et du bonheur de l'avoir quittée, à peu près dans les mêmes termes que le général Rewbell; Elle nous congédia en nous invitant à partir promptement. Le roi nous avait proposé de prendre la route de Saalfeld; je proposai celle de Neustadt, de Kahla et de Iéna. C'est cette dernière que nous avons prise. Nous sommes partis de Schleiz à minuit; nous sommes arrivés à Weymar ce soir à deux heures, sans le moindre accident et surtout sans la moindre inquiétude. En effet, comme on ne saurait douter que le passage du Danube n'ait eu lieu, les ennemis qui depuis plusieurs jours pouvaient en connaître le résultat devaient chercher, dans ce moment de confusion où je les suppose, à éloigner le corps du roi de leurs frontières; ils ne se porteront pas en avant de Plauen, mais longeant la Bohême et cherchant même à gagner Dresde, ils se tiendront sur la défensive. Le roi, de son côté, avant d'entreprendre quelque chose de décisif, attendra les nouvelles du Danube.
Le ministre de Bavière nous a déjà quittés pour se rendre à Francfort. Les ministres de Wurtemberg et de Hollande sont ici avec moi. Ce dernier voyageait dans la voiture du ministre de Saxe, où il laissa tous ses effets. M. de Schœnbourg, avec la fièvre et sans chevaux, n'ayant pu quitter Plauen, nous sommes inquiets de ce qui lui sera arrivé.
Je me propose d'attendre ici un ou deux jours; M. le colonel Clary aussi doit venir nous joindre: ensuite je continuerai ma route pour Cassel.
C'est ainsi, Monseigneur, que s'est terminé pour nous ce voyage militaire où, je l'avoue, nous nous sentions tous, sans exception, un peu déplacés et où moi, personnellement, je crains d'autant plus de l'avoir été que je ne puis espérer d'avoir été capable de vous transmettre sur les événements de la campagne, et, à leur défaut, sur les mouvements des troupes, des notions dignes de fixer l'attention de Sa Majesté Impériale.
On comprend qu'en lisant les dépêches de Reinhard, l'empereur ait trouvé assez mauvais la manière dont le jeune roi menait ses troupes et exécutait ses ordres, aussi lui écrivit-il de Schœnbrunn, le 17 juillet à six heures du soir:
Mon frère, le major-général m'a mis sous les yeux votre lettre du 7 juillet. Je ne puis que vous répéter que les troupes que vous commandez doivent être toutes réunies à Dresde. Il n'y a à la guerre ni frère de l'empereur ni roi de Westphalie, mais un général qui commande un corps.
Dans les 18,000 hommes dont vous faites le compte, vous ne comprenez pas la brigade La Roche, qui est d'un millier de dragons. Vous pouvez y joindre en outre le 22e de ligne.
Pendant la durée de l'armistice, les Saxons peuvent se recruter de quelques milliers d'hommes et remonter leur cavalerie.
Vous pouvez attirer à vous tous les Hollandais, de sorte que vous puissiez vous présenter à l'ouverture des hostilités avec 25,000 hommes sur les frontières de la Bohême, ce qui obligera l'ennemi à vous opposer une pareille force, et, comme le théâtre de la guerre sera nécessairement porté de ce côté, nous serions bientôt en mesure de nous joindre par notre gauche ou par notre droite.
Jérôme, arrivé à Cassel le 19 juillet 1809, écrivit à Napoléon le 20:
Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de Schœnbrunn en date du 14. La retraite du duc d'Abrantès sur le Danube m'avait forcé de prendre position à Schleitz et de quitter l'offensive, l'ennemi étant dès lors très supérieur à moi. J'étais dans cette position lorsque j'appris la nouvelle des grandes victoires de Votre Majesté et le débarquement des Anglais. Je jugeai dès lors que je n'avais pas à craindre que le corps autrichien m'attaquât. Je n'étais pas assez fort pour le poursuivre en Bohême, ce qui me décida à me porter tout d'un coup sur la Baltique par deux marches de onze lieues chacune. J'arrivai le 17 à Erfurt; l'ennemi ne fit pas un seul pas pour me suivre et il ne le pouvait, d'après la défaite de l'armée autrichienne. Le 18, j'ai appris l'armistice; cela m'a fait persévérer dans ma marche sur le Hanovre, puisque je n'avais rien à craindre pour la Saxe pendant six semaines, et que dans les quinze jours réservés pour la dénonciation de l'armistice, j'avais le temps de me reporter du Hanovre sur les frontières de la Bohême. J'ignorais totalement que Votre Majesté pût tenir à ce que j'occupasse Dresde, et, craignant même qu'elle n'y désapprouvât mon séjour, je n'y étais resté que le temps nécessaire pour faire rafraîchir mes troupes. La division hollandaise, qui est réduite presque à rien (les quatre régiments d'infanterie n'ayant pas 900 bayonnettes chacun et le régiment de cavalerie n'ayant que 280 chevaux), est restée à Erfurt pendant que le général Gratien est occupé à régler l'armistice avec le général autrichien qui est à Plauen. Je compte faire rejoindre cette division à Hanovre, quand j'aurai la certitude que les Anglais débarquent en force, ce qui me paraît bien douteux d'après tous les événements.
D'après les intentions de Votre Majesté, j'ai donné l'ordre au régiment de ligne français et aux chevau-légers polonais qui sont dans les forteresses de l'Oder de rejoindre mon armée à Hanovre; mais je ferai observer à Votre Majesté que ces villes vont se trouver presque sans garnison.
J'augmente mes troupes tant que je puis; mais, je puis l'assurer à Votre Majesté (et elle peut s'en convaincre par les rapports de toutes les personnes qui connaissent la situation actuelle de la Westphalie), ce royaume ne peut aller encore quatre mois tel qu'il est, comme je l'ai déjà écrit à Votre Majesté que je ne trompe jamais. Depuis trois mois, la liste civile, les ministres et les fonctionnaires publics ne sont pas payés et n'ont reçu que de faibles à-comptes sur leurs traitements, et la solde des troupes sera suspendue dans deux mois si Votre Majesté ne change pas l'état du royaume. Cependant, il est impossible d'y mettre plus d'ordre et d'économie que je ne le fais. Aucun budget n'est atteint, mais les rentrées réelles sont bien loin des recettes présumées. Enfin la Westphalie ne peut se soutenir si elle continue à payer le restant de la contribution de guerre, ce qui fait sortir annuellement 7 millions de numéraire de la circulation.
La Westphalie ne peut exister sans la France; mais aussi la Westphalie peut être d'une très grande utilité au système politique de Votre Majesté.
Je prie Votre Majesté de croire que tout ce que je lui dis là n'est que la stricte et exacte vérité.
Les explications données par le roi Jérôme à Napoléon ne convainquirent nullement ce dernier et ne le firent pas changer d'avis, car le 27 juillet 1809, M. de Champagny, alors auprès de l'empereur à Vienne, écrivit à Reinhard la lettre suivante:
Sa Majesté m'avait chargé de vous faire connaître combien Elle avait été affligée du résultat de l'expédition du 10e corps d'armée en Saxe et en Franconie. Elle me charge encore de vous écrire une seconde fois sur ce sujet. Si des fautes ont été commises, si le résultat n'a pas été, comme l'empereur l'avait espéré, d'enrichir la réputation militaire de son auguste frère, l'empereur pense que c'est moins le tort de Sa Majesté westphalienne, dont la jeunesse ne peut faire supposer une grande expérience, que celui des personnes à qui Elle avait accordé sa confiance. L'empereur veut donc que vous parliez à M. le comte de Furstenstein, à M. le général Rewbell et à M. le général d'Albignac, et que vous leur fassiez entendre que, s'ils ne veulent point être l'objet du mécontentement et de la sévérité de Sa Majesté, ils doivent s'attacher à ce que l'influence qu'ils exercent ait pour résultat d'amener dans la marche des affaires, soit militaires, soit civiles, le sérieux et la suite qu'elles exigent. L'abandon de la Saxe et de Dresde, le retour à Cassel lorsque l'objet de la campagne n'était pas rempli, le cortège du corps diplomatique avec une armée où l'empereur ne veut que des soldats, sont des choses que l'empereur désapprouve. Ce serait un malheur qui nous affligerait tous que l'empereur remît en d'autres mains le commandement de ce corps d'armée[121]. Que tous les amis du roi (et qui le connaît lui est sûrement attaché) se réunissent donc pour prévenir ce malheur et concourent à donner aux affaires et surtout aux opérations militaires une direction plus ferme. Vous savez quel prix l'empereur met à la gloire militaire, et tout ce qui pourrait porter la plus légère atteinte à celle des armes françaises, plus que toute autre chose affecterait vivement Sa Majesté.
Au mécontentement causé à l'empereur par la conduite un peu légère de son frère, pendant la campagne de Saxe, vint bientôt se joindre le mécontentement que lui firent éprouver la question financière en Westphalie et le non acquittement des obligations de ce pays envers la France. Et cependant!... Un État miné dès l'origine et ne parvenant à se procurer des ressources pour son existence journalière qu'à l'aide de subterfuges pouvait-il faire face à des exigences pareilles à celles qu'imposait Napoléon? N'était-ce pas demander des choses impossibles à ce pays?... Revenons un instant à la question de finance.
Le 21 juillet M. Jollivet écrivait de Cassel:
Le mal est empiré depuis que, par une dépêche du 4 avril dernier, j'ai eu l'honneur d'informer Votre Excellence de l'état financier de ce pays-ci et des dispositions peu courtoises du gouvernement westphalien relativement aux intérêts de Sa Majesté Impériale et à ceux de ses donataires.
Par un ordre particulier du roi, la caisse d'amortissement a cessé ses paiements envers l'empereur.
En conséquence, les bons de caisse délivrés en paiement de la dette reconnue par le traité de Berlin du 22 avril 1808, et montant à 500,000 fr. par mois, n'ont point été acquittés pour les mois de mai et de juin derniers.
Ceux du mois de juillet, dont le dernier est échu hier et que Son Excellence le ministre du trésor public à Paris vient d'adresser au sieur Brichard pour en faire le recouvrement, ne le seront pas davantage: on a été obligé de les protester.
Il en sera de même du mois d'août et des suivants. En un mot, le gouvernement ne fait ni ne paraît vouloir faire aucune disposition pour sortir de cette léthargie.
Dès le premier refus, je me suis empressé de réclamer auprès de Sa Majesté le roi de Westphalie. Le roi m'a répondu qu'il avait rendu compte à Sa Majesté l'empereur de l'impossibilité où il se trouvait de faire honneur à cette dette, que l'empereur, connaissant sa situation, avait trouvé bon cet ajournement et qu'il était inutile que j'insistasse là-dessus.
De son côté, M. Malchus, directeur de la caisse d'amortissement, craignant d'être accusé d'avoir mal défendu sa caisse, a donné et fait agréer sa démission. On lui savait, de plus, très mauvais gré à la cour d'avoir concouru avec moi à la conclusion du traité de Berlin.
Il est remplacé par M. de Malsbourg, auparavant directeur du trésor public, place dont celui-ci a cru devoir donner sa démission, parce que, n'y ayant habituellement de fonds que jusqu'à concurrence de la moitié ou du tiers des sommes nécessaires au service, il a trouvé moins affligeant de passer à la caisse d'amortissement où il n'y a plus maintenant à se défendre contre personne, et qui n'est aujourd'hui qu'une espèce de réservoir où puise le ministre des finances pour ajourner, s'il est possible, la catastrophe.
Il faut qu'en ce moment la crise soit bien violente, puisque la liste civile, qui a le pas sur tous les autres services, est arriérée d'un mois et demi, et que le roi s'est trouvé obligé, dans l'expédition qu'il vient de faire en Saxe pour repousser les Autrichiens, d'emprunter 70,000 fr. d'un banquier saxon.
Quinze jours ou trois semaines avant l'ouverture de cette campagne, le roi avait détaché M. le commandant Rewbell pour Bremen et Hambourg. On ignorait l'objet de cette mission qui a été tenu fort secret. Mais des lettres de commerce, venues de Hambourg à Cassel et Francfort, en ont fait connaître le but. Il s'agissait de proposer aux magistrats de ces deux villes de recevoir garnison française ou de s'en exempter à prix d'argent. Ces magistrats ont refusé, ne voulant obéir qu'à un ordre formel de S. M. l'empereur que M. Rewbell n'a pu leur montrer.
Hier matin, Sa Majesté le roi de Westphalie a annoncé qu'il venait de recevoir l'ordre de Sa Majesté Impériale de former à Hanovre un camp de 15,000 hommes pour couvrir l'embouchure de l'Elbe et du Weser et d'envoyer des garnisons à Bremen et à Hambourg.
Il est assez vraisemblable que, dans la pénurie extrême d'argent où l'on se trouve ici, M. Rewbell, s'il n'y a pas nécessité urgente d'y laisser des garnisons, s'empressera de renouer la négociation manquée il y a six semaines. C'est du moins l'opinion de l'un des ministres du roi de qui je tiens ces détails et qui m'a ajouté qu'on espérait en tirer 5 à 6 millions, soit à titre d'emprunt, soit tout autrement, attendu qu'il ne fallait plus compter sur l'emprunt de Hollande qui, en effet, a manqué totalement.
Cette dernière circonstance avait déterminé le ministre des finances à proposer la suppression de plusieurs monastères de religieuses et la vente de leurs biens. Elle a été effectuée moyennant 2,200,000 fr.; mais le banquier Jacobson, qui les a achetés, a retenu sur le prix une somme de 1,200,000 fr. en reste de 1,500,000 fr. qu'il avait prêtés au roi et qui ne figurent point dans ma dépêche du 4 avril dernier, parce que cet emprunt avait été tenu fort secret et qu'il n'a percé qu'à l'occasion de la vente des monastères dont il s'agit.
Ces monastères n'ont donc aidé le trésor royal westphalien que jusqu'à concurrence d'un million.
Le ministre des finances vient encore d'en mettre d'autres en vente; mais personne ne se présente pour les acheter, et, s'il les vend, ce ne pourra être qu'à très vil prix.
Tandis que les sources tarissent de toutes parts, le roi ne néglige point d'augmenter sa liste civile. Par décret du 1er juin dernier, Sa Majesté y a ajouté les biens de l'ordre teutonique, non sans opposition de plusieurs de ses ministres et de son Conseil d'État; mais il a fallu céder, parce que (a très bien observé le roi) ce n'est pas à l'État, mais au prince qu'il a été dans l'intention de Sa Majesté l'empereur de donner les biens de l'ordre teutonique supprimé par son décret du 24 avril précédent.
On présume ici que le revenu des biens de l'ordre teutonique situés en Westphalie s'élève de 3 à 400,000 fr. par an.
J'ai fait connaître à Votre Excellence l'espèce de guerre à mort qu'ont vouée aux domaines impériaux le ministre des finances westphaliennes et les divers agents sous ses ordres. Sa conduite, à cet égard, est un véritable dévergondage. Il n'y a pas jusqu'à des pots de vin, qui autrefois et très abusivement se prélevaient sur les fermiers lors du renouvellement des baux à loyer et des adjudications de dîmes, qu'il ne veuille aujourd'hui faire revivre au profit du trésor public westphalien, et cela sur les domaines impériaux, nonobstant le traité de Berlin qui les fait passer dans la main de Sa Majesté Impériale et dans celle des donataires qu'Elle a bien voulu en gratifier, francs et quittes de toutes dettes et charges.
Ci-inclus la copie de la lettre du directeur impérial à Cassel, du 20 de ce mois, qui rend compte à son supérieur de cette nouvelle prétention et des moyens dont le ministre des finances a usé envers les agents inférieurs pour la faire réussir.
Je vais tâcher, s'il en est temps encore, de prévenir le mal qui peut en résulter. Mais j'ai peu d'espérance de détruire ou de modifier une influence qui s'accroît dans la même proportion que les besoins du chef de l'État; et je persiste à croire que le remède ne peut venir que de l'exercice de la toute-puissance de Sa Majesté Impériale.
Cette opinion est fondée sur ce que les alentours du roi ont, depuis plus de six mois, tellement bercé Sa Majesté de l'idée que le royaume de Westphalie ne pouvait supporter une distraction d'un revenu de 7 millions en faveur des donataires de l'empereur, que le roi lui-même a fini par croire que la force des choses amènerait l'anéantissement de cette disposition du traité de Berlin, d'où résulte, comme si la chose était déjà arrivée, défaut absolu de protection, et, de la part du ministre des finances, malveillance entière aussitôt qu'il s'agit de l'intérêt de Sa Majesté l'empereur et de ses donataires.
En conséquence, les domaines impériaux sont impitoyablement frappés de toutes sortes de réquisitions; les fermiers en réclament la déduction sur leurs fermages. Déjà quelques tribunaux l'ont prononcée ainsi.
Le Sr Barrois, directeur général de ces domaines, qui a succédé au Sr Ginoux, craint la contagion de cet exemple et n'ose aller en avant. Pendant cette incertitude, le recouvrement est ralenti; le roi lui-même garde et ne veut pas rendre des domaines de Sa Majesté Impériale qui sont entrés dans des dotations; les donataires se plaignent de tous côtés de ne rien recevoir; le directeur général ne peut faire connaître à chacun d'eux leur vraie situation relativement au gouvernement westphalien, sans risquer d'en voir naître un éclat qui pourrait ne pas se trouver dans la politique de l'empereur.
En un mot, les choses à cet égard prennent à bas bruit une tournure si grave que le Sr Barrois a résolu de se rendre demain à Hanau, près de Villemanzy, ou pour faire accepter sa démission, ou pour en obtenir un plan quelconque de conduite qui le mette à l'abri de tout reproche de négligence.
Tels sont, Monseigneur, les renseignements qu'il me fallait ajouter à ceux contenus dans ma dépêche du 4 avril dernier, afin que Votre Excellence se trouve en mesure, si elle le juge nécessaire, de les mettre sous les yeux de Sa Majesté Impériale.
P. S. J'oubliais de dire ici que la liste civile recevait en ce moment un nouvel accroissement par le sequestre des domaines du prince de Kaunitz-Rittberg, de Vienne, situés au comté de Rittberg enclavé dans le royaume de Westphalie. Le revenu n'en est point encore connu.
J'apprends à l'instant: 1o que les monastères achetés par le banquier Jacobson lui ont été vendus comme produisant un revenu de 28,000 thalers faisant 108,780 fr., et que dans la quinzaine il les a loués 34,000 thalers faisant 132,090 fr.;
2o Que ce bon marché le détermine à se mettre sur les rangs pour acheter les autres biens qui sont à vendre.
Après la réception des dépêches du duc de Cadore relatives à la campagne de Saxe et au mécontentement de l'empereur, M. Reinhard, assez embarrassé pour jouer le rôle délicat qui lui était imposé, eut plusieurs conversations avec les personnes faisant l'objet des lettres de Champagny et répondit au ministre des relations extérieures de France les deux lettres suivantes, datées de Cassel les 4 et 8 août 1809:
La dépêche chiffrée par laquelle Sa Majesté daigne me faire connaître, pour mon instruction seule, le jugement qu'Elle a porté de l'expédition de Sa Majesté westphalienne en Saxe et m'ordonne de nouveau de l'instruire de tout ce qui est propre à faire apprécier le gouvernement de la Westphalie auquel Elle prend un si vif intérêt, me laisse dans la ligne qui m'avait été tracée jusqu'à ce moment par les instructions de Votre Excellence.
La seconde dépêche, qui me charge de faire connaître directement à M. le comte de Furstenstein et à MM. les généraux Rewbell et d'Albignac le mécontentement de Sa Majesté, me fait sortir de cette ligne: elle m'impose de nouveaux devoirs et une responsabilité nouvelle.
Dès hier et avant-hier je me suis acquitté des ordres qui m'ont été donnés auprès de M. le comte de Furstenstein et de M. le général d'Albignac. Le général Rewbell est absent. Dès hier et avant-hier je me suis occupé des éléments d'un nouveau rapport à soumettre à Votre Excellence sur l'état actuel de la Westphalie. Mais plus la circonstance me paraît grave et importante, et plus, Monseigneur, je sens le besoin de me recueillir afin que le rapport que j'ai à faire soit digne d'être mis sous les yeux de Sa Majesté impériale, non seulement par sa scrupuleuse fidélité, mais encore par l'exactitude de ses aperçus. Les reproches que Sa Majesté impériale adresse aux personnes désignées ne sont que trop fondés; mais si l'on peut espérer qu'ils produiront sur leur conduite personnelle un effet salutaire, il n'en résulterait peut-être pas encore une amélioration très sensible dans la marche des affaires générales, puisque l'influence de ces personnes sur le Roi n'est qu'indirecte, partielle et intermittente. Comme il s'agit avant tout d'épargner un chagrin pénible au roi, chagrin qui affligerait profondément et ses serviteurs (et, comme le dit avec vérité Votre Excellence, tous ceux qui le connaissent lui sont attachés), je n'ai point hésité, et d'après votre lettre même, et de l'aveu de M. le comte de Furstenstein, à en entretenir M. Siméon et M. le général Eblé.
Toutes ces conversations, Monseigneur, n'ont encore amené aucun résultat de détermination: elles n'en amèneront peut-être aucun de fait, puisqu'en dernière analyse, tout dépend de la volonté du Roi qui est forte et absolue, sans être ferme et constante.
Dans cet état de choses, quelques jours encore me paraissent nécessaires pour laisser fermenter et éclaircir les sensations et les idées; et ce sera dans le courant de la semaine prochaine que j'aurai l'honneur d'adresser à Votre Excellence une expédition où, je l'espère, Votre Excellence trouvera au moins de mon côté la preuve de l'absolu dévouement avec lequel j'ai à cour de servir Sa Majesté l'Empereur, mon bienfaiteur et mon maître.
Le 8 août 1809.
J'ai à vous rendre compte des conversations que j'ai eues d'après les ordres de Sa Majesté impériale avec M. le général d'Albignac et M. le comte de Furstenstein. Le premier allait partir pour son expédition, lorsque j'ai saisi une occasion qui se présentait à propos pour le faire prier de passer chez moi. Après lui avoir parlé en termes généraux de la commission dont j'étais chargé, je lui ai montré la lettre de Votre Excellence. M. d'Albignac en a été profondément affligé. «Je ne me mêlerai point, a-t-il dit, de ce qui regarde les autres personnes qui ont aussi encouru le mécontentement de Sa Majesté impériale. Pour moi, je dirai que je ne suis que soldat et que je ne sais qu'obéir. D'ailleurs, comment ai-je pu devenir l'objet des reproches de Sa Majesté l'Empereur, moi qui pendant toute la campagne n'ai vu le roi que trois ou quatre fois et pendant autant de quarts d'heure?—Vous avez, ai-je répondu, été chargé de l'expédition contre Schill, votre nom a paru souvent et pendant que vous commandiez l'avant-garde, il a paru souvent seul dans les bulletins de l'expédition en Saxe. Sa Majesté impériale a dû penser, en conséquence, que vos conseils avaient influé sur la conduite des affaires.—Des conseils, a dit M. d'Albignac, le roi n'en reçoit de personne, c'est l'homme le plus absolu que je connaisse.—Et cependant, ai-je repris, comment se fait-il qu'il y ait eu tant d'ordres et de contre-ordres dont vous vous plaigniez vous-même? D'où vient ce système vacillant dont Sa Majesté impériale se plaint avec tant de raison?» M. d'Albignac a gardé le silence. «Le roi, ai-je dit, a le coup d'œil vif, prompt et juste; il le sait, peut-être s'y fie-t-il trop, et de là ce qu'il y a de prompt et d'absolu dans ses volontés. Peut-être ses idées manquent-elles quelquefois de liaison. L'objet n'a pas été considéré sur toutes ses faces; la justesse de son esprit le lui fait apercevoir, et de là cette versatilité. Avec un esprit comme le sien il y a de la ressource, et cette versatilité même donne les moyens d'influer sur ses déterminations.—Oui, quand on y est, ou qu'il n'est pas trop tard; mais, a-t-il ajouté avec le mouvement d'un homme pénétré, comment me justifier, lorsque je ne le pourrais qu'en accusant le Roi? Encore une fois je ne suis que soldat et je ne fais qu'obéir.—Cela ne vous sauvera pas; encore une fois, le roi est jeune et vous avez sa confiance.—Le roi a déclaré qu'il ne reconnaîtrait aucune supériorité: d'ailleurs comment pourrais-je m'en arroger, moi dont l'avancement trop rapide pour mon mérite ne me donne aucun droit de prétendre à aucune supériorité ni d'expérience ni de lumières?—Oui vous étiez tous dans ce cas, et le sentant vous-même et pouvant prévoir la responsabilité qui pèserait sur vous, pourquoi n'avez-vous pas engagé Sa Majesté à emmener le général Eblé?—Je l'ai désiré, demandez au général Eblé ce que je lui ai dit à ce sujet avant de partir? Que me reste-t-il à présent, qu'à me faire tuer ou à rentrer dans l'armée de l'empereur comme simple lieutenant de cavalerie.—Mais pensez donc au roi, vous lui êtes attaché: nous avons à craindre tous un coup sensible qui pourrait le frapper.—Monsieur, m'a dit le général d'Albignac, j'en suis au désespoir, mais je vous le répète, je n'ai point d'influence; aucun de nous n'en a et n'en aura.»—Il s'est levé en me serrant la main et les larmes aux yeux pour aller se mettre à la tête de son détachement.
Le général d'Albignac, Monseigneur, a la réputation d'un homme franc et d'un honnête homme. Il s'est souvent prononcé contre des abus et surtout contre l'excès des dépenses, lors même qu'elles concernaient son propre département. Il brûlait d'ambition de se faire une réputation militaire et il est profondément affecté de l'avoir manqué, autant que je puis me permettre de juger. Je crains que malgré l'esprit qu'il a, ses moyens ne répondent pas à ses désirs. Son caractère, d'ailleurs, est d'une véhémence qui souvent avoisine la brutalité, et lorsque dans sa dernière campagne contre Schill il s'est trouvé aux prises avec le flegme allemand, ou avec les formalités des employés civils, son emportement quelquefois n'a plus connu de bornes: de là des plaintes et des reproches réciproques; et tandis que le général d'Albignac ne voyait dans les autorités civiles que des partisans de l'ennemi et des traîtres, celles-ci trouvaient en lui un despote dont le pays avait à souffrir plus que de l'ennemi. La jalousie de métier l'avait brouillé avec le général Gratien: il s'en est corrigé, et pendant la campagne de Saxe, je lui ai entendu faire l'éloge de l'expédition de Stralsund; mais une forte animosité a éclaté entre lui et le général Rewbell. On s'est querellé même en présence du roi, voilà du moins un choc d'où pouvait jaillir la lumière, et il semble que le roi qui l'a souffert souffrirait aussi des conseils.
Je dis à M. de Furstenstein que j'avais reçu deux dépêches de Votre Excellence: que dans la première S. M. I. me faisait connaître pour mon instruction seule qu'elle n'approuvait pas la manière dont avait été conduite l'expédition en Saxe; que j'aurais renfermé scrupuleusement en moi-même cette communication, si par la seconde dépêche je n'avais point été chargé d'une commission pénible: que Sa Majesté pensait que si des fautes avaient été commises, il fallait moins les attribuer au roi qu'aux personnes auxquelles il accordait sa confiance. «Cela, me dit M. de Furstenstein en m'interrompant, ne peut me concerner en aucune manière: je suis tout à fait étranger aux affaires militaires.»—«Je demande pardon à Votre Excellence, les vues de Sa Majesté s'étendent plus loin, et les personnes à qui je suis chargé de parler sont les généraux d'Albignac et Rewbell, et M. le comte de Furstenstein.»—«Pour les affaires civiles je ne m'en mêle pas plus que des affaires militaires, et je me tiens exactement renfermé dans mes fonctions. D'ailleurs, le roi ne souffre pas qu'on lui donne des conseils et il chasserait celui qui l'oserait. Je suis attaché à Sa Majesté, je cherche à la servir fidèlement, mais je n'ai aucune influence.»—«Sa Majesté suppose avec raison de l'influence à celui qui est constamment auprès de la personne du roi et qui vit dans une certaine intimité avec Sa Majesté. L'influence, d'ailleurs, consiste ou à donner des conseils ou à empêcher l'effet de ceux qui ne seraient pas bons, à provoquer certaines mesures ou à s'y opposer.»—«Mais comment peut-on croire que je donne des conseils perfides, moi qui donnerais ma vie pour le roi?»—«J'ose dire que personne ne le croit; mais (voyant que je n'avançais point) je dois vous demander, monsieur le Comte, la permission de vous montrer, comme j'y suis autorisé, la lettre de M. de Champagny.»
La lecture de cette lettre fit une forte impression sur M. de Furstenstein. «Si j'ai eu le malheur, dit-il, de déplaire à Sa Majesté impériale, il ne me reste qu'à donner ma démission.»—«Non: il ne suffirait pas de ne s'occuper ici que de soi-même puisqu'il s'agit de nous réunir tous pour épargner un chagrin au roi, et je prie Votre Excellence de me seconder comme je la seconderai autant que cela est en moi.»—«Monsieur Reinhard, ce que vous savez depuis hier, le roi le sait depuis trois jours; je savais aussi que Sa Majesté impériale est mécontente de moi, et depuis deux jours j'en suis malade, mais comment faire? Le roi écrira à l'empereur: il le priera de lui dire ce qu'il veut qu'il fasse, et il fera tout ce que Sa Majesté impériale voudra.»—«Cela est très bien: l'empereur est le frère aîné ou, pour me servir d'une expression de Sa Majesté elle-même, le père du roi. L'empereur est celui auquel personne au monde ne peut se comparer, enfin il est le maître. Mais dès ce moment il existe ici deux hommes qui appartiennent au roi et qui appartiennent aussi à l'empereur: c'est M. Siméon et M. le général Eblé. Pourquoi ne se concerterait-on pas avec eux dans une circonstance aussi importante?» M. de Furstenstein n'est point entré dans cette idée: du moins il ne lui a pas donné de suite et il m'a paru que c'était parce que, comme MM. Siméon et Eblé eux-mêmes, il n'en attendait pas beaucoup de succès. «Pourquoi, continuai-je, le roi n'a-t-il pas emmené pour l'expédition de Saxe le général Eblé?»—«Le général Eblé était trop nécessaire ici. D'ailleurs, si le roi n'a été entouré que de jeunes officiers, ce n'est pas sa faute, il avait demandé des officiers de mérite à Sa Majesté impériale[122]. On a, m'a dit ensuite M. de Furstenstein, fait beaucoup de faux rapports à l'empereur. «Par exemple?»—M. de Furstenstein après un moment d'hésitation: «Par exemple on a mandé que le roi avait écrit une lettre inconvenante au général Kienmayer (mais vous n'y étiez plus alors), tandis que le roi n'a point écrit, mais qu'il a seulement envoyé un officier avec un message verbal; (après un moment d'hésitation encore) on a aussi mandé que le roi amenait avec lui six voitures attelées de six ou huit chevaux.»—«Moi je n'ai parlé que des voitures du corps diplomatique, et j'ai dit que nous en avions trois.»—«Le roi, Monseigneur, n'avait que deux calèches, l'une pour lui et l'autre pour ses valets de chambre. Les fourgons appartenant à la bouche, etc. pouvaient être au nombre de quatre, mais indépendamment de cela, le train était hors de proportion avec le corps d'armée. En Saxe, il fallait 1,800 chevaux de réquisition: celle qui parvint à Gotha, pendant que nous y étions, était encore de 1,300. Les Hollandais surtout avaient un train énorme.»
Ma conversation avec M. de Furstenstein s'est prolongée pendant près d'une heure. Sans égard pour les chevaux attelés, je me sentais pressé d'obtenir quelque chose, et qui nous aurait vus aurait dit que c'était moi qui recevais les reproches. Le ton de M. de Furstenstein devenait quelquefois confidentiel, mais sans abandon, et surtout il n'est entré dans aucun détail d'explication ni de justification. Le général d'Albignac avait été surpris à l'improviste: il n'avait pris conseil que de ses sentiments. M. de Furstenstein s'était préparé: il avait pris conseil d'autrui.
Suit dans la lettre de Reinhard le portrait du comte de Furstenstein inséré au liv. XIII (4e volume) des Mémoires de Jérôme.
Pour ce qui concerne le général Rewbell, Monseigneur, je ne l'ai guère vu qu'à la cour, et, pendant la campagne de Saxe, on disait ici généralement qu'il s'était distingué en Silésie. Pendant tout l'hiver dernier il avait été écarté, lorsque le comte de Bernterode avait la faveur: quand elle lui est revenue, il n'a montré que de la morgue et de la fatuité. Il faut voir les hommes en position pour les juger.
Je venais, Monseigneur, d'achever ce paragraphe, lorsqu'on est venu me dire, encore sous grand secret, que le général Rewbell avait écrit au roi pour demander une indemnité pour sa troupe, à laquelle il avait promis, lui Rewbell, le pillage de la ville de Brunswick. La ville de Brunswick, Monseigneur, où se tient en ce moment une foire célèbre depuis plusieurs siècles et qu'un usage sacré met plus éminemment en ce moment sous la protection du droit des gens, la ville de Brunswick, seconde ville du royaume, seconde résidence du roi, s'était conduite avec une sagesse admirable pendant les derniers événements. Dans une population de 30,000 hommes, aucun habitant n'avait manqué à son devoir; la populace même n'avait pas commis le moindre désordre. Le duc d'Œls avait respecté les lieux où avait vécu son père il n'avait rien exigé, il n'avait compromis personne. Après son départ les proclamations qu'il avait fait afficher furent arrachées sur-le-champ; et le général Rewbell avait promis le pillage de cette ville aux troupes westphaliennes!
Il faut rendre justice au roi: il a été profondément affecté de cette inconcevable démence. Le conseil des ministres s'est occupé hier de la rédaction d'un décret qui destitue le général Rewbell et le déclare incapable à jamais de servir Sa Majesté. Le général Bongars a été envoyé pour prendre le commandement de sa troupe. Le décret n'a point encore été signé: il sera probablement adouci si le général Rewbell dans l'intervalle est encore parvenu à bien mériter contre le duc d'Œls. M. Siméon voulait qu'on se bornât à la destitution. Les autres ministres ont insisté pour la sévérité entière, et je jurerais, Monseigneur, que dans leur âme ils n'ont été guidés que par l'horreur que leur inspirait son action.
Il me reste à rendre compte à Votre Excellence de mes conversations avec M. Siméon et avec M. le général Eblé. Ces deux ministres confirment ce que m'ont assuré les deux premiers interlocuteurs, que personne n'exerce une influence directe et soutenue sur l'esprit du roi; que ses volontés changent souvent, mais qu'elles sont toujours absolues. Malheureusement, il n'y a point là de contradiction, même apparente. Tout s'explique par l'idée exagérée que le roi se fait de la puissance souveraine, par le désir de régner seul, par son âge et par ses habitudes. Avec un jeune prince comme lui, personne n'a d'influence, et tout le monde en a. Croyant toujours agir d'après lui-même, il n'agit que d'après des inspirations prises au hasard, et comme la plupart de ses résolutions sont plutôt dictées par un aperçu prompt et rapide que par l'étude et la réflexion, la justesse même de son esprit le rend vacillant, lorsqu'à une idée qui lui paraissait bonne il en trouve à substituer une qui lui paraît meilleure. En vain les bien intentionnés voudraient-ils se concerter, le roi se défie des concerts: la malveillance s'en prévaudrait, ce serait le moyen de tout perdre. Avoir des volontés, c'est à ses yeux avoir du caractère, tandis que trop souvent c'est en manquer. «L'empereur aime que l'on ait du caractère», voilà son refrain lorsqu'on lui représente les conséquences d'une certaine manière de penser et d'agir qui semblerait blesser ses rapports personnels avec son auguste frère; tant il est vrai que lors même qu'un esprit mal entendu d'indépendance ou d'opposition semble diriger sa conduite, le roi ne s'y livre que dans la persuasion d'être d'accord avec la pensée secrète de l'empereur.
Pour moi, dans toutes les occasions soit publiques, soit particulières, où j'ai l'honneur d'approcher Sa Majesté, je n'ai reconnu que des preuves d'une vénération profonde dont le roi est pénétré pour Sa Majesté impériale. Jamais je n'ai aperçu en lui un mouvement qui ne fût dicté par le respect, ou par la confiance, ou par l'orgueil de lui appartenir. Je me suis convaincu que tout ce qui paraîtrait contraire à ces sentiments intimes ne vient que d'une erreur de l'esprit et que cette erreur s'est déjà affaiblie. J'oserais dire que les fautes commises dans l'expédition de Saxe ont été prévues et en quelque sorte expiées par l'aveu qu'il m'a fait à Leipzig, que, si au lieu de vingt-quatre ans il en avait eu trente, il ne l'aurait pas entreprise.
C'est à cette pensée, c'est à cette conviction que l'expérience s'acquiert et ne s'anticipe point que, comme Sa Majesté impériale l'a déjà fait avec tant de sagesse dans la lettre que Votre Excellence m'a écrite, il convient de le ramener. Le roi prend trop la mesure de sa supériorité sur ceux qui l'entourent habituellement. Il lui en coûte de reconnaître celle de l'âge, de l'expérience et des études, et parce que souvent son résumé vaut mieux qu'un long rapport, qu'une longue discussion, parce que les qualités éminentes qu'un roi possède sont bientôt représentées par la flatterie comme les seules qu'un roi doive posséder, Sa Majesté méconnaît la longueur du chemin et la grandeur des efforts qu'il lui restait à faire pour arriver à la perfection. Elle m'a dit deux fois en voyage: «Depuis que je ne suis plus à Cassel, tout y va mal: la tête y manque». Elle l'a dit sans amour-propre, parce qu'elle le croyait et parce que dans un certain sens elle avait raison. Les circonstances pénibles où elle s'est trouvée et où elle se trouvera encore pourront devenir une source de biens. La sagesse de Sa Majesté impériale saura y puiser le remède de l'avenir.
La gloire militaire intéresse directement et éminemment Sa Majesté impériale. Une autre crise se prépare pour ce royaume par l'état des finances auquel Sa Majesté impériale est aussi directement intéressée. Si la paix qui paraît prochaine doit donner le repos aux peuples d'Allemagne, si elle doit consolider la Confédération du Rhin, ce bienfait encore ne peut émaner que des mains de Sa Majesté l'empereur. Tout ce que je me permettrai d'ajouter, Monseigneur, c'est que je suis convaincu de la nécessité de venir au secours des intentions et des mesures du roi et qu'aucun des sujets de Sa Majesté impériale qui sont ici ne saurait remplir dans toute son étendue et sous tous les rapports de convenance une si haute mission.
P. S.—Votre Excellence trouvera dans le moniteur westphalien du 8 une lettre du ministre de l'intérieur au préfet de Brunswick: elle fait allusion au décret de destitution du général Rewbell; mais ce décret n'est point encore imprimé. Il avait été envoyé à l'imprimerie, composé et traduit: M. de Bercagny ayant attendu jusqu'à minuit l'ordre positif d'insertion ne voulut pas passer outre. Le considérant est très fort et presque infamant contre cet officier; le dispositif a été restreint à la destitution. On dit qu'hier il est arrivé à Minden à quatre lieues de Cassel, et que de là il a écrit à Sa Majesté.
Le général Bongars écrit que les troupes dont il venait de prendre le commandement se livrent à des excès et au pillage dans le pays de Hanovre, et que les habitants en sont exaspérés. Le duc d'Œls doit avoir passé Nienbourg. Le général Gratien a reçu un courrier du roi de Hollande: on croit que son corps a été rappelé à cause du débarquement des Anglais.
Nous avons dit que le 27 juin le duc de Brunswick s'était séparé de ses alliés et avait pris la route de la Westphalie. Lorsque l'armistice de Znaïm fut conclu, le gouvernement autrichien lui fit dire de cesser les hostilités. Il refusa, ne se regardant pas comme engagé par les mesures du cabinet de Vienne, et résolu à tenir seul la campagne. Le roi Jérôme mit à ses trousses le général Rewbell. Le duc se dirigea de Plauen sur Zwickau, espérant faire soulever les anciens États et au pis aller donner la main aux Anglais. Le 22 juillet il se mit en marche de Zwickau sur Leipzig, adressa une allocution aux officiers d'abord, aux soldats ensuite de sa légion, pour leur faire savoir qu'il était décidé à persévérer dans son entreprise, les laissant libres de déposer les armes s'ils le voulaient. Un petit nombre se retira, mais il lui resta une troupe dévouée et résolue de près de 3,000 combattants, dont 700 cavaliers avec quelques bouches à feu.
Le 25 juillet, il parut devant Leipzig sans avoir été inquiété. Le 26, il poursuivit sa route sur Brunswick par Halle et Halberstadt.
Cette marche était audacieuse et pleine de danger. En effet, la division hollandaise Gratien était à Erfurth, à vingt lieues sur sa gauche; les Saxons de Thielmann à Dresde; au nord, la garnison de Magdebourg; enfin, la division Rewbell de Westphalie, ancienne d'Albignac, forte de 6,000 hommes, était entre Brême et Celle, dans le Hanovre, prête à se porter aux bouches du Weser ou de l'Elbe, sur la route même que le duc devait tenir pour gagner la mer. En apprenant la marche en avant de la légion noire, Thielmann partit de Dresde, Gratien partit d'Erfurth, tous deux se réunirent en arrière de Leipzig. Rewbell, sur l'ordre de Jérôme, se concentra à Celle et s'avança sur Brunswick. Le 29 juillet, le duc s'approcha d'Halberstadt. Le 5e de ligne westphalien aux ordres du colonel comte de Willingerode (Meyronnet, grand maréchal du palais de Jérôme et un de ses favoris, envoyé de Magdebourg à Hambourg), venait d'arriver à Halberstadt. Surpris par le duc d'Œls qui enfonça les portes de la ville à coups de canon, le régiment, après une résistance honorable de trois heures, fut fait prisonnier ainsi que son colonel blessé pendant l'action. Les officiers furent remis aux mains des Anglais, les soldats renvoyés, à l'exception de 300 qui grossirent les rangs de la légion. À la suite de ce succès, Brunswick hâta sa marche sur la capitale de ses anciens États. Il adressa deux proclamations aux habitants, mais sans effet. À son approche les autorités avaient quitté la ville. Le 1er août, Gratien et Thielmann ralliés entraient à Halberstadt, et Rewbell s'avançant par la route de Brunswick atteignait Œlpern. Le duc marcha résolument à la rencontre de Rewbell, lui tendit habilement une embuscade, le battit et le força à passer l'Oker. Le malheureux général westphalien parvint à rallier les débris de sa division aux forces de Gratien et de Thielmann à Wolfenbuttel (deux lieues de Brunswick). Le duc ayant à quelques lieues derrière lui les 10,000 hommes de Gratien, Thielmann et Rewbell, et personne devant lui, se hâta de gagner de vitesse ses ennemis et d'atteindre les bouches du Weser. Il parvint avec beaucoup d'habileté à entrer au petit port d'Elsfleth, sur le Weser, à six lieues de Brême, et à se rembarquer avec sa légion, après avoir fourni la course la plus audacieuse. Le 14 août il débarqua en Angleterre où il fut accueilli avec la plus haute distinction.
Tous les événements qui avaient eu lieu en Westphalie n'étaient pas de nature à satisfaire Napoléon qui crut devoir enlever à son frère le commandement du 10e corps. Prévenu par le major-général et fort attristé de cette décision, Jérôme écrivit de Napoléonshœhe, le 25 août 1809, à l'empereur:
«Sire, le major-général, par sa lettre du 13, me fait connaître l'ordre de Votre Majesté du 11, qui forme un 8e corps aux ordres du duc d'Abrantès et m'ôte le commandement de la Saxe et des troupes saxonnes.
«Votre Majesté a voulu par là m'ôter réellement tout commandement militaire; car 6,000 recrues westphaliennes et quelques dépôts qui se trouvent dans la place de Magdebourg, etc... ne sont pas susceptibles de me mettre à même de faire la guerre activement et même de défendre Magdebourg que les Prussiens ne manqueraient pas d'attaquer si les hostilités recommençaient, car ils y ont beaucoup d'intelligences.
«Il ne me restera donc que le chagrin de ne pouvoir prendre part à la guerre si elle a lieu.»
L'année 1809 s'écoula assez tristement pour le jeune roi à qui Napoléon n'écrivait plus et à l'égard duquel il montrait en toute circonstance une froideur, disons même une raideur souvent peu justifiée et qui causait un véritable chagrin à Jérôme.
Le ministre Reinhard continuait, par ses bulletins directs à l'empereur, par ses lettres au duc de Cadore, à relater tout ce qui se passait, tout ce qui se disait en Westphalie.
Le 10 août, il envoya à Paris le bulletin suivant:
Les gazettes ont annoncé que le roi étant à Grimma avait retiré de l'eau un soldat de sa garde qui se noyait dans la rivière de Mulde. Voilà ce qui s'est passé. Les gardes du corps traversaient la rivière tout près du pont pour faire abreuver leurs chevaux. En revenant, deux ou trois chevaux perdirent terre ou se couchèrent; les cavaliers tombèrent dans l'eau. Le roi se trouvait à quelque distance causant avec le ministre de Hollande. Dès l'instant où l'on entendit des cris, le roi se jeta dans une nacelle avec les ministres de Hollande et de Bavière. Arrivé sur les lieux, il trouva les hommes déjà retirés. Toute la cour était accourue; M. de Furstenstein et quelques autres étaient sur le pont. Le ministre de Hollande, en homme prudent, quitta la nacelle. Le roi seul avec celui de Bavière s'obstina à remonter la rivière. M. de Furstenstein du haut du pont lui cria de ne point s'exposer.—«Ah! voilà, dit le roi, la diplomatie qui s'en mêle; envoyez-moi une note.»—Après avoir passé le pont très habilement, le courant poussa la nacelle contre un pilier où elle resta collée. Enfin, les officiers du roi de droite et de gauche entrèrent dans la rivière. Le roi sauta hors du bateau ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Peut-être ce jeu n'avait-il pas été sans danger; mais le roi, dans ce moment, était si gai, si bon, si aimable, que l'impression que cette scène me donna ne me laissa pas penser aux inconvénients qu'elle pouvait avoir.—À l'époque de son mariage, M. de Furstenstein rompit une liaison avec Mme de P. On prétend que dans cette occasion, il fit l'éloge de sa vertu au roi, ce qui inspira à ce dernier le désir d'en triompher. Depuis cette époque, toutes les distinctions furent pour elle. Des négociations, dit-on, furent entamées. Le roi partant pour la Saxe promit de revenir dans dix jours. Après son retour, on disait qu'un contrat avait été signé et que ce contrat était un peu cher, lorsqu'on vit Mme de P. partir pour Weymar. Elle est revenue depuis le retour de la reine. Son mari, premier chambellan, avait reçu, il y a quelques jours, une mission pour Aix-la-Chapelle. Il en est déjà revenu et l'on peut encore croire à la vertu de Mme de P.—La petite maison de la reine est achetée, on en évalue l'achat à 100,000 thalers et l'on trouve cette dépense un peu forte, parce qu'il est incertain que la reine y mettra jamais les pieds.—Le roi étant allé déjeuner dernièrement dans une maison de campagne du banquier Jordis dit en sortant au jardinier: «Cette maison m'appartient.» Le marché fut conclu pour 30,000 thalers. Elle en avait coûté 7,000 à M. Jordis. On estime les améliorations à 5,000. On a déjà tracé une allée qui y conduit depuis la grande route. Quoique la distance ne soit pas grande, il faudra encore acheter le terrain par où passera l'allée.—Une caisse venant de Paris, contenant pour le roi des bijoux d'une valeur considérable et adressée à M. Cousin de Marinville, avait été remise à un homme de la poste allant au quartier général. Sa voiture s'étant rompue, il remit à un maître de poste la caisse dont il ignorait la valeur. Celui-ci l'expédia pour Plauen où elle tomba directement aux mains du général Kienmayer.
Le roi annonça lui-même le sort du général Rewbell à sa femme. Elle était à folâtrer avec les dames de la cour, lorsque le roi lui dit: Betty, j'ai à vous parler. Elle fut atterrée; elle demanda s'il n'y avait aucune grâce à espérer? Tout ce que je puis vous dire de consolant, dit le roi, c'est qu'il vaudrait mieux pour vous et pour lui que votre mari fût mort. Elle fut ramenée à la ville. Mme Rewbell est américaine, jolie, naïve, ne sachant contraindre ni dissimuler aucun de ses mouvements. Quelques jours auparavant elle avait été désolée d'une petite disgrâce qui lui était attribuée. Le roi lui ayant retiré ses entrées pendant quelques jours pour avoir, sans sa permission, passé la nuit en ville où elle était allée pour voir ses enfants, elle ne put se pardonner les larmes que cet ordre un peu inhumain lui avait fait verser. Le roi lui a fait conseiller, dit-on, de se rendre provisoirement à Bernterode, terre du général Ducoudras.—Le général alla, il y a peu de jours, annoncer à M. Siméon que le roi lui avait fait don de la terre de Bernterode.—«Mais elle est donnée. Le roi veut l'acheter à tout prix, il veut que vous vous occupiez des formalités du contrat.»—Le directeur de l'instruction publique, dans sa dernière expédition à Gœttingue, avait défendu aux étudiants de porter des bonnets d'une certaine forme et couleur, ainsi que des moustaches, signes de ralliement des associations (Bundsmannschaften). Depuis cette époque, les étudiants portent des bonnets de femme et des chapeaux de paille. Ils envoyent leurs moustaches coupées au pro-recteur. Des plaisanteries pareilles ont été de tout temps l'effet de pareilles défenses, mais on dit que près de 400 étudiants des pays étrangers ont pris l'engagement de quitter Gœttingue à la fin du trimestre suivant et de se rendre à Heidelberg.—Le spectacle allemand vient d'être congédié, il sera remplacé par un ballet venant de Paris.
Le même jour, 10 août 1809, Reinhard écrivit à Champagny:
J'ai d'autant moins hésité à confier à M. Lefebvre la mission qui va le conduire auprès de Votre Excellence, qu'outre l'importance des circonstances qui m'a paru la rendre nécessaire, il m'avait témoigné le désir de faire ce voyage qu'il croit pouvoir devenir utile à ses intérêts personnels.
Je m'en rapporte avec une entière confiance au compte qu'il vous rendra, Monseigneur, de la situation des choses de ce pays-ci. L'étude que nous en avons faite nous a été commune et nos aperçus ont rarement différé. La nécessité indispensable de venir au secours des affaires éprouve un grand obstacle par le caractère du roi. Les ménagements à employer sont du ressort de la sagesse et de la prévoyance; mais la question est de savoir si, malgré tous les ménagements, ce caractère permettrait le succès d'une mesure quelconque dont le but ou l'effet serait de restreindre son autorité.
J'avoue que je l'ai pensé. Il a reçu la leçon des événements. Des crises pénibles menacent son royaume: il s'agit de maintenir la gloire d'une couronne.
Cependant, l'opinion des personnes qui approchent Sa Majesté de plus près et plus souvent que moi, la conversation même que vient d'avoir avec elle M. Lefebvre, prouvent qu'il est difficile de calculer ce que serait capable de faire ou de sacrifier un roi absolu de vingt-cinq ans dont les passions seraient irritées ou qui se croirait blessé dans sa dignité. Sous ce rapport, il est aisé de pressentir l'effet pénible que pourrait avoir pour nous deux le voyage de M. Lefebvre, si, je ne dis pas en conséquence, mais à la suite de ce voyage, il arrivait des événements qui ne seraient point agréables à Sa Majesté.
Je ne saurais non plus dissimuler à moi-même ni à Votre Excellence que, par les ordres que j'ai eu à exécuter en vertu de votre dépêche du 27 juillet, ma position a changé et qu'elle est devenue plus délicate que jamais.
Je dois peut-être à l'opinion que le roi a de mon intégrité de n'avoir point déplu et de n'avoir été soupçonné que légèrement. Je devrai à mon entière soumission aux ordres de l'empereur, à la maxime qui sera toujours sacrée pour moi, de dire la vérité telle que je l'aperçois, telle que je la vois, à l'étude constante de faire mes rapports (sine ira et studio), la continuation de la protection et de la bienveillance de Sa Majesté impériale.
M. Reinhard ayant fait connaître au ministre des relations extérieures de Westphalie que l'empereur avait été fort mécontent de ce que la cour diplomatique avait suivi le roi pendant la campagne de Saxe, le comte de Furstenstein lui écrivit le 10 août 1809:
L'empereur n'a point approuvé que MM. les membres du Corps diplomatique aient suivi le roi en Saxe. Aucune invitation formelle ne les avait engagés à cette démarche: ils avaient été laissés libres d'agir d'après les instructions de leurs cours respectives. Sa Majesté pensait alors que son absence de Cassel serait de très courte durée et qu'elle ne serait pas obligée de passer de sa personne les frontières pour chasser l'ennemi de la Saxe, mais les ministres furent congédiés aussitôt que les opérations militaires firent sentir que leur présence était déplacée. Je restai auprès du roi pour recevoir et expédier d'après ses ordres le travail des ministres qui arrivait journellement de Cassel. Je ne suis point militaire et je suis absolument étranger à tout ce qui s'est passé dans cette campagne.
Les affaires intérieures ont fixé l'attention de S. M. I. et elle voit avec déplaisir leur affligeante situation. La cause ne peut m'en être imputée. Ministre secrétaire d'État et des relations extérieures, je n'ai point d'administration et je n'exerce point de contrôle sur mes collègues. Je ne conçus jamais l'ambition d'être un ministre dirigeant, je n'en ai point le talent, et le caractère connu de S. M. ne permet pas de croire que personne puisse en avoir l'influence. La crise actuelle ne provient que de causes étrangères à la manière d'administrer. Elle se trouvé dans les troubles qui ont agité l'État, la misère qui y règne depuis longtemps et l'extrême rareté du numéraire. Les charges du royaume sont fortes et le département de la guerre seul absorbe plus de la moitié des revenus. Le moment actuel n'admet point un système d'économie dans cette partie de l'administration, et les dépenses ne peuvent qu'augmenter. Dans cet état de choses Votre Excellence jugera facilement des entraves que doit éprouver le gouvernement dans sa marche.
Cette sorte de justification du comte de Furstenstein n'était pas exacte sur tous les points. Les ministres étrangers avaient suivi Jérôme en Saxe pour obéir à la volonté de ce prince et ne l'avaient quitté qu'à son retour à Cassel. La crise financière n'était pas la conséquence des troubles intérieurs du royaume, mais des exigences de l'empereur à l'égard de ce malheureux pays. Napoléon, d'ailleurs, ne pouvait pardonner à Jérôme quelques dépenses inutiles, quelques générosités intempestives.
M. Lefebvre, premier secrétaire d'ambassade, envoyé auprès de l'empereur, étant arrivé et ayant remis sa dépêche, le duc de Cadore écrivit, le 21 août 1809, à Reinhard:
M. Lefebvre arrivé ici le 18, m'ayant remis vos dépêches du 8 et du 10 août, nos 70 et 71, et vos trois lettres non numérotées du 6 et du 9, je les ai envoyées le jour même à Sa Majesté l'empereur et roi.
Sa Majesté me donne l'agréable commission de vous mander qu'Elle les a lues avec attention et avec intérêt.
Elle me charge aussi de vous faire connaître qu'en sa qualité d'auteur et de garant de la Constitution du royaume de Westphalie, Elle imputera les violations que cet acte aurait éprouvées aux ministres dont le devoir non seulement est d'en suivre, mais encore d'en maintenir religieusement les dispositions, et que, si contre le vœu de la Constitution la liste civile est accrue, Elle en rendra responsables les ministres des finances et du trésor public.
Il convient, Monsieur, que vous tourniez l'attention de ces ministres sur ce genre de responsabilité auquel ils n'ont peut-être pas songé; mais vous choisirez pour le faire l'occasion et la forme qui vous paraîtront propres à remplir cet objet sans alarmer la susceptibilité du roi.
Reinhard à Champagny.
Cassel, 1er septembre 1809.
M. Lefebvre est revenu à Cassel le 29 au soir, ayant achevé son voyage en moins de six jours. Il m'a remis les deux dépêches du 21. Sa Majesté impériale en daignant me faire connaître qu'Elle a lu mes rapports avec attention et intérêt m'a accordé une récompense dont je n'ai jamais senti l'inestimable valeur plus profondément que dans les circonstances actuelles. Je me réserve, Monseigneur, de vous rendre compte de l'exécution de vos ordres concernant l'accroissement de la liste civile. Pour aujourd'hui, je me borne à vous informer d'un objet qui m'a attiré la visite de M. de Bercagny. «Le roi, m'a-t-il dit, est blessé du décret impérial qui établit une ligne de douanes françaises au travers de ses États; il aurait désiré qu'au moins le ministre de France eût été chargé d'en donner connaissance. Il a donné ou va donner l'ordre de s'opposer à l'établissement de cette ligne et sa volonté est dans ce moment tellement forte que toute représentation serait inutile. Si j'avais su cela par le roi, a ajouté M. de Bercagny, mon devoir serait de me taire; mais je l'ai su indirectement, puisque la police doit savoir tout, je crains qu'il n'en résulte un nouveau sujet de malaise pour Sa Majesté.» J'ai remercié M. de Bercagny de sa confidence, et j'ai dit que s'il ne s'agissait que d'une question de forme, je m'empresserais de demander à 'Votre Excellence l'ordre de faire au roi la communication officiel du décret impérial; mais que j'apprendrais avec peine que l'opposition portât sur le fond. J'apprends au reste que la ligne des douanes est déjà établie.
J'ai oublié de dire dans mon avant-dernière dépêche que, pendant les deux jours que j'ai passés à Napoléonshœhe, le roi s'est abstenu de me parler d'aucun autre objet que de ce qui se rapportait immédiatement à la solennité du jour, et que je n'ai pas cru qu'il m'appartînt de prendre l'initiative.
Il paraît que l'ordre donné par Sa Majesté Hollandaise au général Gratien de revenir en Hollande avec sa division, le refus de Sa Majesté le roi de Westphalie d'autoriser formellement le départ de ce général, et les incertitudes qui en sont résultées dans la marche de la division, sont devenus un nouveau sujet de discussion entre ces deux frères. M. Huygens a été chargé de remettre au roi une lettre de son souverain, qu'on dit écrite avec une sensibilité voisine de l'amertume.
M. de Gilsa, ci-devant grand écuyer de l'électeur de Hesse et continué dans les fonctions du même département sous les ordres du grand écuyer d'aujourd'hui[123], vient d'être nommé envoyé extraordinaire de Westphalie auprès de Sa Majesté le roi de Hollande, aux appointements de 36,000 fr. et sa femme conservant ceux de dame d'honneur. C'est un homme de bien, père de treize enfants vivants, et très heureux de sa mission qu'il n'a acceptée qu'après avoir confessé au roi qu'il allait faire ses premières armes en diplomatie. On dit que M. Girard, général, est nommé ministre du roi à Munich, en remplacement de M. Schœll.
Reinhard à Champagny.
Cassel, 8 septembre 1809.
Le roi est parti mardi dernier pour faire un voyage aux mines du Harz; il s'est fait accompagner par les ministres des finances et de la justice. M. le comte de Furstenstein, après avoir annoncé au corps diplomatique que le voyage ne serait que de cinq ou six jours, a profité de l'absence de Sa Majesté pour passer quelques jours dans les terres du comte de Hardenberg, son beau-père.
Avant-hier, à quatre heures du matin, est arrivé un courrier du roi portant ordre de faire marcher sur-le-champ à Hanovre les chevau-légers de la garde et les chasseurs carabiniers. Dans le même temps s'est répandu dans le public le bruit que les Anglais avaient fait une descente à Brême. Ce bruit était faux, mais on continue à parler d'une affaire que le général Bongars aurait eue avec les Anglais. Le ministre de la guerre ne paraît avoir aucune connaissance d'un pareil événement et il ignore les motifs de l'ordre donné pour la marche des troupes. On croit en même temps, et avec un peu plus de vraisemblance, à un voyage du roi à Hanovre et à Hambourg.
Le Harz et ses mines sont un objet très intéressant et pour la curiosité et pour l'administration. Le travail des mines entretient une population de 30,000 âmes; cependant le produit en est presque nul, du moins lorsqu'on porte en compte le prix du bois nécessaire à leur exploitation. Ce n'est que parce que cette denrée se trouve à portée et qu'il serait difficile d'en faire un autre emploi que le produit des mines peut être regardé comme avantageux, même sous le simple rapport du revenu. Du reste, le nouveau mode d'administration qui n'est en activité que depuis peu de mois, et les améliorations qu'il sera possible de faire, suffisent pour faire attendre de ce voyage des résultats utiles et importants.
Je suis informé que M. de Bulow a proposé au Conseil des ministres un projet d'emprunt à faire aux villes de Hambourg et Brème et il paraît que ce voyage aux mines du Harz est lié à ce projet. Dans le public on dit qu'il s'agit de les vendre et M. de Bercagny n'est pas éloigné de croire à cette mesure qui pourrait dépopulariser ses antagonistes et compromettre leur responsabilité. Selon toute apparence, il s'agit d'hypothéquer les revenus des mines pour cet emprunt, qui ne réussira point, à moins d'employer une sorte de violence. Il y a dans tout ceci quelque chose qu'on me cache, ainsi qu'au public. On dit même que le comte de Furstenstein s'est opposé au projet en question, et, d'après toutes ces données, je soupçonne qu'il s'agit d'une chose qu'on prévoit qui pourrait déplaire à Sa Majesté impériale.
Le départ de M. de Bulow m'a empêché de lui parler à fond sur la liste civile; je devais avoir avec lui un rendez-vous qui aura lieu après son retour. Mais je me suis déjà entretenu avec M. Siméon qui, plus d'une fois, m'avait témoigné son regret de ce que la liste civile dépassait la ligne constitutionnelle.
M. Pothau a fait imprimer un mémoire en réfutation du rapport du ministre des finances sur l'administration des postes. Celui-ci s'est plaint au roi de ce que son rapport fait par ordre et dans la supposition qu'il ne serait pas publié a été imprimé par M. Pothau. Le rapport et la réponse étant en contradiction absolue sur tous les faits et sur tous les principes, une commission du Conseil d'État composée de MM. de Martens et de Malsbourg a été nommée pour vérifier les uns et pour discuter les autres.
Reinhard à Champagny.
Cassel, le 15 septembre 1809.
Le roi est revenu de son voyage hier au soir à huit heures. Sa Majesté quittant le Harz avait passé par Goslar, Brunswick et Hildesheim et s'était arrêtée pendant trois jours à Hanovre.
Comme vraisemblablement je ne verrai, avant le départ de cette lettre, aucune des personnes de la suite de Sa Majesté, je dois m'en rapporter provisoirement aux paragraphes du moniteur westphalien, ne connaissant encore que quelques détails du séjour que le roi a fait à Gœttingen.
Une fermentation nouvelle avait éclaté parmi les étudiants de cette université. Le cheval d'un gendarme avait été heurté par celui d'un étudiant allant au galop et trop mauvais cavalier apparemment pour pouvoir le retenir. L'étudiant se sentant poursuivi se sauva dans une maison: le gendarme le pistolet à la main le prit au collet et le conduisit en prison. Tous les étudiants prirent le parti de leur camarade, la police prit celui du gendarme; des rapports, des estafettes furent envoyés à la capitale. Il fut décidé que le gendarme serait déplacé, mais qu'en même temps il serait avancé en grade. Le gendarme avant de quitter Gœttingen ne manqua pas de s'y montrer avec les marques de son nouveau grade; grande rumeur parmi les étudiants. Des listes furent colportées; 400 jeunes gens signèrent l'engagement de quitter l'université après l'expiration du semestre d'études.
Le roi fit appeler le pro-recteur: il lui parla avec beaucoup de bonté et de condescendance, et le chargea d'être l'interprète auprès des étudiants. Il convint que le gendarme avait eu tort; à la remarque du pro-recteur qu'il avait été avancé en grade, il répondit que c'était une mesure du gouvernement, étrangère à la question: il dit que son âge le rapprochait un peu de la jeunesse des étudiants pour pouvoir se mettre à leur place; qu'il voulait que l'université de Gœttingen fût la première de l'Allemagne; que ces complots de départ étaient ridicules, et que quand 200 s'en iraient, il serait assez puissant pour en attirer 400 autres.
Les déclarations de Sa Majesté, transmises par le pro-recteur, avaient produit le meilleur effet, lorsque les étudiants apprirent que six d'entre eux venaient d'être relégués. C'étaient ceux qui avaient colporté les listes de départ; alors les jeunes têtes se rallumèrent, et l'on dit qu'une centaine d'étudiants étrangers a déjà quitté l'université pour n'y plus revenir.
Il paraît que le projet était d'aliéner pour douze ans les mines du Harz soit à la ville d'Hambourg si l'emprunt réussissait, soit au banquier Jacobson, et que le roi a voulu attendre à Hanovre le résultat de la négociation avec Hambourg. Si cela est, la marche des troupes westphaliennes sur cette ville s'explique assez. Quand de pareils projets pourraient réussir dans les circonstances actuelles, ce seraient toujours des palliatifs ruineux, peut-être même illégitimes, sans le concours des États que le roi voudrait convoquer, mais auxquels les ministres ne savent que proposer.
Le général Berner, officier de mérite, est revenu d'Espagne. Le général Morio, tombé devant Girone malade d'une fièvre putride, et transporté à Perpignan, est allé se rétablir à Montpellier. Le ministre de Bavière est revenu de sa campagne dans un état de santé tellement délabré qu'il reste peu d'espoir de sa guérison. Le général Rewbell s'est embarqué à Emdem avec sa famille pour Baltimore. La vente de son mobilier n'a point suffi pour payer ses dettes. M. de Furstenstein s'est rencontré dans la terre de son beau-père avec M. de Hardenberg, l'ancien ministre d'État prussien. Ils n'auront pu se trouver ensemble longtemps: car immédiatement après le départ du premier, un courrier était venu l'appeler auprès du roi, à Hanovre.
En septembre 1809, le roi et la reine firent un voyage aux mines du Hartz. Jérôme, de retour, écrivit de Napoléonshœhe à l'empereur le 20 du même mois:
«Sire, je suis de retour d'un voyage que j'ai fait dans le Harz; j'ai en même temps visité deux régiments de mes troupes qui sont à Hanovre. La misère est portée à un tel point dans tout le royaume (personne ne pouvant être payé) que si Votre Majesté ne vient à son secours, il ne peut aller encore deux mois; comme j'ai déjà eu l'honneur de l'annoncer à Votre Majesté, les troupes ne sont plus entièrement soldées et si je n'avais eu la faculté de les mettre dans les villes hanséatiques et dans le Hanovre, je serais hors d'état de les nourrir. Malgré tous les soins que je porte à mon administration, je crois qu'il est impossible de la soutenir plus longtemps, et je prie Votre Majesté de me permettre de me retirer en France. Là, comme ailleurs, je m'efforcerai de lui prouver qu'elle n'a personne qui lui soit plus entièrement dévoué que moi. Toutes les mesures que Votre Majesté croira devoir prendre pour fixer le sort de mes États, je les approuverai et les seconderai de tout mon pouvoir.»
On voit que par son système l'empereur Napoléon Ier rendait impossible le règne de ses frères dans les États qu'il leur avait octroyés. Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, sombraient sous la question financière.
Nous continuons à donner quelques lettres ou extraits de lettres de Reinhard au duc de Cadore.
Cassel, ce 21 septembre 1809.
J'avais à entretenir M. le ministre des finances du domaine de Rittberg, et la conversation étant tombée sur d'autres objets, l'occasion de m'acquitter de l'ordre que Votre Excellence m'avait donné par sa dépêche du 21 s'est présentée naturellement. M. de Bulow me parla de la mission de M. de Bocholtz[124] dont il prétend n'avoir eu aucune connaissance: il me parut douter si M. de Bocholtz serait l'homme propre à donner sur l'état des finances des renseignements aussi exacts et aussi complets qu'on pouvait le désirer. Il pensait, et j'étais fort de son avis, que le meilleur parti à prendre serait de se conduire dans l'hypothèse où la Westphalie serait réduite à ses propres ressources, et qu'en dernière analyse tout dépendait de l'esprit de sagesse de son gouvernement. «D'ailleurs, lui dis-je, avant de se relâcher sur des engagements que le gouvernement westphalien a contractés envers la France et qu'il paraît être en ce moment dans l'impossibilité de remplir, Sa Majesté impériale serait en droit de s'informer des causes qui ont amené cet état de détresse; et s'il résultait de ces informations qu'une partie des revenus de l'État a été détournée de sa véritable destination; que ceux de la liste civile, par exemple, ont été étendus au-delà des limites légitimes, elle pourrait pour intervenir faire valoir son titre d'auteur et de garant de la Constitution.»—«Il me semble, me dit alors M. de Bulow, que vous avez quelque chose à me dire, et je vous prie de me le faire sans détour. Auriez-vous à me faire une communication de la nature de celles que vous avez été chargé de faire à quelques militaires?»—«Point du tout, lui dis-je, les circonstances ne se ressemblent point, mais puisque vous le savez déjà, je vous dirai que je suis prévenu qu'en sa qualité d'auteur et de garant de la Constitution du royaume de Westphalie, Sa Majesté imputera les violations que cet acte aurait éprouvées aux ministres, et que cette disposition pourrait s'appliquer particulièrement aux accroissements donnés à la liste civile.»—«En faisant serment d'obéissance à mon souverain, me répondit M. de Bulow, j'ignorais que j'étais encore responsable envers un autre souverain; mais cette responsabilité même, je n'ai point à la craindre, et il est certain que sous mon administration, il n'est pas sorti du Trésor un seul denier en augmentation de la liste civile.»—«Cet autre souverain, repris-je, est l'auteur et le garant de la Constitution en vertu de laquelle le roi règne et les ministres président à l'administration. Sa Majesté l'empereur a le droit d'en surveiller le maintien autant et plus encore que s'il s'agissait de l'exécution d'un traité.» M. de Bulow entendit cela,—«mais, dit-il, en vertu de mon serment je suis obligé de ne rien laisser ignorer au roi, et vous me permettrez de lui donner connaissance de notre conversation.»—«Si vous croyez, répliquai-je, que le devoir vous y oblige, je ne saurais m'y opposer. Je vous prie seulement de considérer qu'il est de notre intérêt commun que cet avertissement, qui en temps et lieu peut produire un excellent effet, n'en produise pas un mauvais, et que la susceptibilité du roi soit ménagée. En conséquence la confidence que j'ai l'honneur de vous faire est livrée à votre sagesse et à votre discernement.»—«Connaissez-vous le roi, me demanda M. de Bulow?»—«Je crois le connaître assez, quoique moins bien que vous.»—«Eh bien! croyez-vous qu'il souffre qu'on lui résiste?»—«Et quand on résiste la Constitution à la main.»—«Et même la Constitution en main. Il y avait un temps, m'a dit M. Siméon, où le roi disait ne vouloir gouverner que par la Constitution, mais il a changé de langage.» Après ces préliminaires, M. de Bulow entra en matière. Après m'avoir répété, ce dont je l'assurais, que je ne doutais pas que le roi n'avait jamais touché du trésor public que les prorata de cinq millions, à l'exception cependant du mois d'octobre et du mois de novembre 1807, antérieurs à l'administration de M. de Bulow, il me fit l'énumération des autres articles qui composent aujourd'hui la liste civile. La voici:
| 1o | Intérêts des capitaux donnés par Sa Majesté l'empereur. | 500,000 | fr. |
| 2o | Domaines de la couronne. | 350,000 | |
| 3o | Ordre Teutonique. | 300,000 | |
| 4o | Redevance d'un pour cent des fiefs déclarés allodiaux. | 400,000 | |
| 5o | Sept domaines repris sur des donataires français. | 250,000 | |
| 6o | Domaines réclamés par le roi pour compléter un million de revenus en sus de la liste civile. | 650,000 |
«Or, dit M. de Bulow, tous ces articles ont constamment été étrangers à mon administration, et la Constitution ne dit pas que ce que Sa Majesté tient d'une autre source doive être défalqué des cinq millions de la liste civile. Quant aux domaines de la couronne, la dignité du roi exige qu'il y en ait. Le produit de ceux dont Sa Majesté jouit est peu considérable, et nous nous promettons bien qu'Elle se désistera de la prétention des 650,000 francs, dont Elle n'a pas encore joui, et qu'il paraît qu'on a portés en compte lorsqu'on a fait monter les revenus de la liste civile à 7,500,000 francs. Les biens de l'Ordre Teutonique et les redevances pour les fiefs déclarés allodiaux ont été attribués au roi par des décrets rendus au Conseil d'État, les uns parce que le texte du décret impérial ne paraissait pas au moins s'opposer à ce que le roi se les appropriât, et les autres parce que Sa Majesté trouvait juste d'être indemnisée des avantages dont Elle aurait profité en cas de mouvance. Les deux décrets ont été rendus contre mon avis, mais je n'ai pu pousser plus loin mon opposition, parce que ni l'un ni l'autre objet n'étaient encore entrés dans mes attributions. Quant aux sept domaines pris sur plusieurs donataires impériaux, j'ignore s'ils seront remplacés ou restitués soit en nature, soit en argent. Mais cet article encore n'est point de ma compétence.» Je n'ai rien à ajouter, Monseigneur, à la justification de M. de Bulow, si ce n'est qu'il a porté plus bas l'évaluation des articles nos 3 et 4, que je ne l'ai fait dans ma lettre no 71, d'après l'assertion de M. Siméon. Celle des redevances, en effet, ne peut guère être connue que par approximation, et il est possible que les biens de l'Ordre Teutonique, en ce moment où il reste des pensions et des indemnités à payer, ne rapportent à la liste civile que le revenu net tel que l'a estimé M. de Bulow. Ce que M. de Bulow m'a dit sur les finances de l'État est vague et n'ajoute rien aux aperçus que Votre Excellence connaît déjà. Il se nourrit encore de la gloire de son excédant de cinq millions de l'année passée. Pour l'année courante il n'en espère que trente au lieu de trente-huit. Cependant il est convenu que l'absence des troupes françaises causait au trésor un grand soulagement, et que l'épargne qui en résultait pouvait balancer et au-delà les pertes que les incursions ennemies avaient causées à la Westphalie. Il m'a dit que la contribution personnelle pour l'an 1808 était rentrée, mais qu'on n'avait pu mettre encore en recouvrement celle pour l'an 1809. De là vient la détresse pour la caisse d'amortissement que cette contribution est destinée à alimenter. Malheureusement les fonctionnaires publics, surtout ceux du culte et de l'instruction publique, ne sont pas payés davantage que les créanciers de l'État, et le ministre de la guerre continue à se plaindre amèrement de ce que ses ordonnances ne sont pas acquittées.
Malgré tous ces embarras le ministre des finances, qui a la réputation d'espérer toujours, persiste à dire que les ressources de la Westphalie sont assez grandes pour suffire à un état de dépenses bien ordonné et au paiement des dettes et de leurs intérêts. Ce qui, plus que tout autre chose, lui paraît être hors de proportion avec les revenus, c'est l'état militaire. Le projet concernant les sémestriers a été adopté par le roi; mais comme le décret entier, qui embrasse plusieurs objets d'administration militaire, présente un ensemble de dispositions liées entr'elles, il faut en attendre l'adoption définitive. M. de Bulow a fait imprimer le compte des recettes et des dépenses de l'année passée. Ce compte, qui ne renferme que les mouvements du trésor public, ne peut être contrôlé que par celui du ministère des finances dont le ministre promet aussi la publication; et ce ne sera que lorsque cette dernière publication aura paru que mes recherches dirigées par des données certaines pourront me conduire à un résultat digne d'être soumis à Votre Excellence.
M. de Bulow m'a parlé aussi de l'emprunt qui se négocie en ce moment à Hambourg. Il s'agissait, m'a-t-il dit, de le conclure sur les mêmes bases que celui qui avait été projeté en Hollande, à l'exception des sels cependant dont Hambourg n'a pas besoin. Or, ces sels étaient l'objet principal de la négociation hollandaise. Quoi qu'il en soit, il est en ce moment question du produit des mines dont il paraît qu'on propose d'aliéner l'exploitation pour un temps déterminé. M. de Bulow prétend être étranger à cette affaire qui se traite aujourd'hui directement par le cabinet et par l'entremise du banquier Jordis, homme sans fortune, sans crédit et sans considération. «Je ne connais, ajouta M. de Bulow, que deux manières de traiter cette affaire: ou bien qu'un banquier connu et estimé se mette à la tête et donne l'exemple en souscrivant pour une somme importante, ou bien qu'un agent avoué présente au nom du gouvernement les sûretés, offre les conditions et traite sous les auspices de la foi publique,» M. de Bulow ne croit point au succès de cet emprunt.
Le public ne sait pas encore bien s'expliquer le dernier voyage du roi à Hanovre, et je ne suis pas plus instruit à cet égard que le public. Le passage du duc d'Œls et ses conséquences peuvent y être entrés pour quelque chose. On parle aussi de quelques fournitures, de souliers par exemple, faites ou commandées dans cette occasion. Le général Bongars et le banquier Jordis y sont venus de Hambourg rendre compte de leur négociation. Dans le public on s'attendait à une prise de possession. Sa Majesté a été très satisfaite de la cordialité avec laquelle Elle a été reçue par les habitants du Harz. À Brunswick on a cru s'apercevoir d'une froideur qui contrastait avec la joie que les habitants de cette ville avaient témoignée dans d'autres occasions. Au moment de son arrivée à Brunswick le roi ordonna au ministre des finances de payer tous les arrérages. «J'ai prévenu les ordres de Votre Majesté, répondit M. de Bulow, tout est payé.» En effet, il avait fait arriver d'avance tout l'argent des caisses des environs.
Dans la conversation que le roi eut avec M. Lefebvre après son retour de Vienne, Sa Majesté ne manqua pas de lui reparler de ses soupçons contre M. Jollivet. Ces soupçons, Monseigneur, je l'avoue, sont pénibles pour moi, et je prie Votre Excellence de croire que, même au risque de les attirer sur moi, je désirerais que le roi ne les ait pas conçus. M. Jollivet remplit parfaitement son devoir dans l'administration qui lui est confiée, et si notre position est délicate, nous ne pouvons tous les deux prendre pour règle de conduite que notre dévouement à S. M. I. Du reste cette matière ne me paraît point être de nature à me permettre de m'en expliquer jamais avec M. Jollivet.
M. de Bercagny doit aller à Mayence au devant de sa femme que le roi lui a ordonné de faire venir. Il parait que dans ces derniers temps plusieurs circonstances ont nui à M. de Bercagny dans l'esprit de S. M., et si cette diminution momentanée de son influence peut l'engager à faire un retour sur lui-même et à se prescrire des règles fixes et équitables pour sa conduite, il en résultera un grand bien. Malheureusement je viens d'apprendre un trait qui m'en fait désespérer. La haute police prétend savoir d'après plusieurs indices que feu M. de Müller avait eu connaissance de la conspiration de Dœrnberg. J'oserais, moi, donner un démenti formel à cette assertion au nom de M. de Müller dans la tombe, non seulement à cause de la connaissance que j'avais de son caractère, mais encore d'après toute sa manière d'être dans les circonstances d'alors. Quoi qu'il en soit, la haute police ne peut vouloir fouiller ainsi dans la cendre des morts qu'avec le projet de déterrer quelqu'accusation contre les vivants; et lorsqu'elle aura tiré le voile qui couvre encore le mystère, on verra que M. de Bercagny, et deux ou trois associés qui le valent, sont les seuls serviteurs vraiment fidèles et nécessaires de Sa Majesté.
On a vu que l'empereur avait fait établir en Westphalie (où les marchandises anglaises commençaient à être introduites) une ligne de douanes. Jérôme s'était opposé à cette mesure. Reinhard écrivit à l'empereur le 25 septembre 1809:
«Il est pénible pour moi d'avoir à revenir sur ce qui se passe en Westphalie, relativement à la nouvelle ligne de douanes dont Elle a ordonné l'établissement; mais je ne crois pas pouvoir me dispenser de mettre sous vos yeux, Sire, le nouveau rapport qui m'est fait par M. Collin, afin que Votre Majesté puisse donner les ordres qu'Elle jugera convenable sur cet important objet.»
D'après l'ordre de l'empereur, Cadore écrit à Reinhard, de Vienne, le 3 octobre:
«Sa Majesté l'empereur avait ordonné en Westphalie l'établissement d'une nouvelle ligne de douanes, pour s'opposer avec plus d'efficacité à l'introduction des marchandises anglaises. Les brigades de Neukirchen et d'Alfaugen (?) ayant été obligées, le 9 septembre, de cesser leurs fonctions, il s'est introduit sur leurs postes, du 9 au 13 inclusivement, plus de trois cents voitures de marchandises anglaises, escortées pour la plupart par des gendarmes westphaliens et des paysans armés. J'ai l'honneur de vous envoyer une copie du rapport qui rend compte de ces faits et qui a été mis sous les yeux de l'empereur.
«Sa Majesté vous charge de faire les plus vives instances pour que le gouvernement de Westphalie cesse de s'opposer à l'établissement de cette ligne de douanes. Sa Majesté use de son droit de protecteur, en prenant des mesures pour fermer tout accès au commerce de l'Angleterre dans les États de la Confédération. Elle a été étonnée de ce que, dans les moyens qu'elle prenait pour faire la guerre à l'Angleterre, la Westphalie était le pays où elle éprouvait des obstacles. Je vous prie, Monsieur, de m'informer du résultat de vos démarches.»
Quelques mois plus tard, Champagny écrivait encore à ce sujet (de Paris, le 8 février 1810):
«Je viens d'être instruit par Son Excellence le Ministre des finances qu'un mouvement séditieux a eu lieu en Westphalie contre le service des douanes impériales. Le 15 novembre dernier, à la suite d'une saisie faite par les préposés de Cuxhaven, pour contravention au décret du 29 octobre précédent, de dix-neuf petites embarcations chargées de sucre, café et autres denrées, les objets saisis composant le chargement de trente-trois voitures furent conduits à Bremerlehe, sous l'escorte d'un détachement de cuirassiers westphaliens. Le convoi arriva en bon ordre, mais l'heure ne permit pas d'opérer immédiatement le chargement sur bateau pour Brême. On mit donc provisoirement les marchandises en magasin à Bremerlehe même, avec d'autant plus de confiance que l'escorte était forte, qu'il y avait dans la ville une garnison westphalienne et qu'on pouvait ainsi espérer secours et protection en cas de tentatives d'enlèvement de la part du peuple, mais cette garnison, cédant à l'impulsion de la multitude, qui ne tarda point à manifester ses mauvaises intentions, fut la première à favoriser le pillage et enleva elle-même des marchandises.
«Les soldats de l'escorte prirent part aussi à ce pillage au lieu de s'y opposer, et une patrouille envoyée par le commandant et les préposés ne put empêcher qu'une partie des marchandises (480 bûches de bois de teinture, 64 sacs et un tonneau de sucre rafiné, ainsi que 4 sacs de café) ne fût enlevée.
«Je vous prierai, monsieur le baron, de vouloir bien porter ces faits à la connaissance du gouvernement westphalien et de demander que les auteurs de ce désordre soient recherchés et punis. Vous voudrez bien me faire part du résultat de vos démarches à cet égard.»
Le ministre des finances du royaume de Westphalie, M. de Bulow, était, en sa qualité d'allemand, en butte à la haine du parti français. Reinhard, dans ses lettres et dans ses bulletins, laisse pressentir sa prochaine disgrâce.
Bulletin.
Cassel, le 28 septembre 1809.
«La cour est revenue de Napoléons-Hœhe à Cassel mardi dernier. Quoique la détermination en ait été prise subitement, elle a été suffisamment motivée par le temps froid et pluvieux qui ne cessait de rendre le séjour de Napoléons-Hœhe malsain et désagréable.
«L'exemple de la France et de la Hollande, où les gardes nationales ont montré une si noble ardeur à marcher contre un ennemi déjà en présence, avait inspiré à M. Bercagny l'idée de faire paraître devant le roi, le jour de sa fête, la garde nationale de Cassel. Comme elle est composée d'un corps d'arquebusiers en uniformes, et du reste de la bourgeoisie qui n'en a point, il s'agissait de donner des uniformes à toute la garde. Une souscription devait être ouverte en faveur de ceux qui n'avaient pas assez de fortune pour s'en procurer de leurs propres moyens. On espérait que quatre ou cinq cents hommes pourraient se présenter en uniforme le jour où le roi les passerait en revue. Dimanche dernier, M. Bercagny vint m'entretenir de son projet comme d'une chose qui plairait sûrement à l'empereur. Il en exposa les avantages avec enthousiasme. Il était sûr que tous les départements s'empresseraient d'imiter la cour et la capitale. «J'ai proposé au roi, me dit-il, d'ordonner que toute la cour prît l'habit de garde national; il est vrai que Sa Majesté me répondit que cela ne prendrait point, et que ce ne serait qu'un habit de plus.» Je convins avec M. Bercagny que son idée était excellente; cependant je l'avertis de n'y point mettre trop de chaleur, parce que le flegme allemand n'aimait point à être trop pressé.
«Le lendemain matin, je vis passer dans la rue et j'entendis des cris qui me parurent être des vivat; voilà, dis-je, M. Bercagny qui a donné de bonne heure à boire à sa garde nationale; je me trompais. La bourgeoisie assemblée par le maire avait refusé de se mettre en uniforme, et les cris que j'entendais étaient des cris d'opposition.
«Il paraît que la crainte vague de prendre un engagement dont on ne connaissait pas assez ni l'objet ni le terme, et une jalousie déjà existante entre les arquebusiers et le reste de la garde ont été la cause de ce refus qui heureusement n'a heurté que les espérances trop vives de M. Bercagny. Le gouvernement, qui ne s'était pas encore prononcé, s'est décidé sagement à ne donner pour le moment aucune suite à cette affaire. Je suis persuadé qu'on pourra la reprendre avec succès, si l'on y met le temps nécessaire, et peut-être aussi en la faisant manier par des personnes plus populaires que M. Bercagny. Le roi ce jour-là vint en ville sans escorte et sans garde, et cette démarche simple prouva aux gens qui étaient déjà tentés de crier à la révolte, qu'il était étranger à cet incident et qu'il n'y mettait aucune importance.
«Il paraît que les troupes westphaliennes ont quitté la ville de Hambourg et qu'elles sont revenues à Hanovre. Le cinquième régiment, le même qui s'était trouvé à Halberstadt, est revenu de Magdebourg à Cassel. On dit que le nombre d'hommes sous les armes dont il est composé n'excède pas encore 800.
«La négociation du général Bongars et du banquier Jordis paraît avoir abouti à deux cent mille francs pour accélérer le départ des troupes. J'ai une lettre d'Hambourg où il est question de dix-sept cent mille francs, mais je crois qu'il y a un zéro de trop. Quant à l'emprunt, le sénat de Hambourg propose toujours des conditions telles que le conseil du roi a dû nécessairement les refuser.
«M. de Bulow affirme que les recettes vont en ce moment assez bien; cependant à Brunswick encore, il s'était trop pressé en annonçant que tout avait été payé. M. de Wolfradt ne manqua pas de montrer au roi une lettre du préfet qui assurait le contraire. M. de Bulow répondit qu'il avait fallu quelques jours pour exécuter les ordres donnés; M. de Wolfradt soutient que c'est encore un mensonge. M. de Bulow à contre lui un très fort parti composé à peu près de la totalité des Français et même de plusieurs Allemands. Il est accusé de fournir au roi tout l'argent qu'il demande pour ses dépenses, ce qui est faux et absurde; d'augmenter à dessein le désordre et la détresse des finances, pour amener des troubles et la ruine de l'État, ce qui est chimérique. On a dit au roi qu'il avait profité de sa place pour payer ses dettes. Il en avait: elles provenaient de ses ancêtres, il en a toujours mis l'état sous les yeux de Sa Majesté, en prouvant que sa fortune réelle les excédait de beaucoup. On m'assure que depuis qu'il est ministre elles n'ont point été diminuées. «Je ne tiens point à ma place, me dit dernièrement M. de Bulow, mais j'y resterai aussi longtemps que le roi voudra me la conserver, parce que je suis certain que je serais remplacé par un imbécile ou par un fripon.» On est au reste généralement persuadé qu'il ne se soutiendra plus longtemps. La tournure que prendra l'affaire des postes, où la famille de M. de Furstenstein fait cause commune, peut en décider, car, quoiqu'il soit plus que probable que M. de Bulow a raison dans le fond, il paraît avoir exagéré quelques détails. On dit que le roi pense encore de temps en temps à M. Hainguerlot.
«Les ordres pour le mouvement des troupes continuent à être donnés à l'insu de M. le ministre de la guerre. Il en est de même des nominations militaires, sur lesquelles on dit que le comte de Bernterode exerce une plus grande influence. On cite la nomination d'un colonel pour le sixième régiment. C'est un certain Laruelle ne sachant ni l'allemand ni le français et recommandable seulement pour avoir le même bon ton que M. de Bernterode. On craint une nomination pareille pour le premier régiment. Le comte Bernterode, ajoute-t-on, veut se faire nommer inspecteur général de l'armée. Le général Bœrmer est négligé. Les officiers allemands sont dégoûtés de tant de passe-droits. Il convient de citer mon autorité: c'est le général d'Albignac. Mais ce que j'ai dit du peu d'influence du général Eblé, je le tiens de ce ministre lui-même à qui je n'ai pu m'empêcher de dire qu'un homme de son mérite était assez fort pour lutter et pour l'emporter. Encore un trait que m'a raconté le général Eblé. Dans un groupe de courtisans à Napoléons-Hœhe, il était question de Sa Majesté l'empereur et du roi de Hollande. Et nous aussi, dit, en se frottant le menton, le comte de Bernterode, nous nous raccommoderons.
«L'esprit des départements ne s'est pas encore amélioré. Aucune dépense n'est payée; les impôts ne rentrent qu'à force d'exécutions militaires. Voilà le refrain. À Brunswick, on vend le portrait, on porte les couleurs du duc d'Oels, on y attend les Anglais. On ne les attendra plus quand la paix sera signée.
«On a fait des réparations au palais. On allait y bâtir une salle de spectacle; mais on a trouvé que le local ne s'y prêtait point et l'on se borne à continuer la construction de celle de Napoléons-Hœhe. D'un autre côté, on prend quelques mesures d'économie; la table du maréchal a été restreinte à douze couverts. Le palais de Brunswick n'est pas encore achevé et il paraît certain que la cour ne s'y rendra point pendant l'hiver prochain.»
Le 12 octobre Reinhard envoie de Cassel la lettre suivante:
«Le 3 octobre, l'avant-veille de mon départ, s'est passé à Cassel un événement dont il est de mon devoir de rendre un compte détaillé à Votre Excellence. Le ministre des finances était ce jour-là à dîner avec quelques autres ministres et conseillers d'État chez le grand veneur, M. le comte d'Hardenberg, revenu le même jour de sa campagne. Pendant le dîner il reçoit un billet de sa femme; il se lève de table, disant qu'un événement désagréable arrivé dans son intérieur l'oblige de se rendre chez lui. On se perd en conjectures, on envoie pour savoir de ses nouvelles; il fait dire qu'une affaire survenue avec la police l'empêche de revenir. Voici le fait.
«Le sieur Schalch, commissaire général de la haute police à Cassel, avait proposé au valet de chambre de M. de Bulow de lui procurer l'entrée du cabinet de son maître. Le domestique en informa non M. de Bulow, mais Madame, qui lui ordonna d'accepter la proposition en se faisant donner une promesse par écrit. Le sieur Schalch la donna signée de son nom et scellée du sceau de la haute police. Un nommé Dumoulin, d'une famille prussienne et commis dans les bureaux de M. de Bulow, était chargé d'examiner et d'enlever les papiers. Le jour où M. de Bulow allait dîner chez M. de Hardenberg paraît une occasion favorable. Le valet de chambre introduit le sieur Dumoulin dans le cabinet du ministre et Mme de Bulow le surprend assis au bureau de son mari, examinant ses papiers. M. de Bulow arrive, et, muni du billet du sieur Schalch, se rend immédiatement chez le roi. Il représente à Sa Majesté que l'attentat qui vient d'être commis ne concerne point sa personne, mais celle du roi, que les papiers qui se trouvaient dans le cabinet d'un ministre d'État ne sont pas les siens, mais ceux du roi; qu'en conséquence il n'a rien à demander personnellement, et qu'il appartient entièrement à Sa Majesté de faire justice.
«Le roi se montre indigné; il donne sur le champ l'ordre de faire arrêter les sieurs Schalch et Dumoulin. Le premier est mis au castel; le second s'étant réfugié, dit-on, chez M. Bercagny, est réclamé par le préfet de Cassel. M. Bercagny répond qu'il ne sait pas où est ledit Dumoulin, et que d'ailleurs un ordre du préfet ne suffirait pas pour le faire mettre en prison. L'ordre en conséquence est expédié par le ministre de la justice; le sieur Dumoulin aussi est conduit au château. J'appris ces faits le lendemain de M. de Coninx qui avait assisté au dîner. M. de Bulow me les confirma en masse; il me répéta ce qu'il avait dit au roi. Du reste il avait l'air modestement heureux d'un homme qui avait déjoué un complot dangereux et qui avait été plus fin que ses ennemis.
«Le même jour, au spectacle, j'entendis M. le général Eblé demander au ministre de l'intérieur qui n'est nullement ami du ministre des finances: «Que pensez-vous de l'affaire de M. de Bulow?»—«Je pense, dit M. de Wolfradt, que M. Schalch n'a pas agi sans l'autorisation de M. Bercagny, et que M. Bercagny n'a pas agi sans.......» Ici la phrase fut interrompue. M. Lefebvre, pendant mon absence, ayant écrit jour par jour tout ce qui s'est passé à la suite de cet événement, je ne saurais mieux faire, Monseigneur, que de vous envoyer l'extrait des notes qu'il m'a remises lors de mon retour. Votre Excellence jugera facilement de la satisfaction que cet événement a produite, et peut-être, dans aucune circonstance, un esprit de parti qui ne devrait pas exister ne s'est montré plus ouvertement et plus mal à propos que dans celle-ci. Le sieur Dumoulin s'obstinant dans son refus de répondre, le ministre de la justice avait ordonné de lui mettre les menottes. M. de Wolfradt vient de me dire qu'aujourd'hui, au lever du roi, plusieurs Français l'ont interpellé pour savoir si le fait était vrai, et qu'ils en jettent les hauts cris.
«Faut-il remonter aux causes de cet attentat? Ma correspondance antérieure en a dit assez pour me dispenser ici de fatiguer Votre Excellence par des conjectures; mais je dois citer un fait qui m'a été rapporté en confidence. Dans une conversation sur la querelle qui existe entre M. Pothau et M. de Bulow, quelqu'un demanda au premier pourquoi il était si difficile d'entamer un homme ennemi des Français et contre lequel il s'élevait de si fortes préventions? «Ah! dit M. Pothau, si nous pouvions nous procurer deux pièces que nous savons être dans son cabinet, nous prouverions bien qu'il est traître, mais il faudrait une autorisation.»
«Quoi qu'il en soit, Monseigneur, la doctrine professée par le sieur Schalch, et dans son interrogatoire et dans une lettre qu'il a écrite au ministre de la justice, est aussi celle de M. Bercagny, qui donnait une trop grande latitude à quelques expressions du roi sur une attribution de surveillance générale contre laquelle tous les ministres protestent depuis un an, et voudrait même insinuer que cette doctrine est conforme à l'opinion de Sa Majesté. Si j'avais réussi, disait M. Bercagny, encore ce matin (je cite M. de Wolfradt), j'aurais obtenu un grand cordon; j'ai échoué....... Mais abstraction faite de la moralité de l'entreprise, un directeur de la haute police doit-il échouer ainsi?
«Le sieur Schalch est natif de Schaffouse; c'est un homme d'une réputation tarée; on m'en a raconté un trait qui mériterait non le cordon, mais la corde. Un autre Suisse avait reçu d'un oncle une traite qui ne suffisait point à ses besoins; il s'en plaignit. Eh bien! dit le sieur Schalch, ajoutez un zéro!—Il sera destitué et banni du royaume.
«La direction de la haute police va rentrer provisoirement dans les attributions du ministère de la justice. Les commissaires généraux de police seront subordonnés aux préfets. M. Bercagny sera préfet de police à Cassel. Le décret qui crée une direction séparée de la haute police subsiste. Si la nécessité l'exige, un nouveau directeur pourra être nommé. M. Siméon m'a dit qu'à présent les plaintes contre M. Bercagny pleuvaient et qu'il en résultait en toute hypothèse que c'était un homme qui n'avait exercé son emploi que dans la vue de se faire une fortune dans deux ans. Le roi est très prévenu contre Mme de Bulow; il l'appelle un monstre, pour avoir joué un rôle insidieux qui dégradait son caractère de femme. Que ce soit elle ou non, il est certain que ce rôle qu'elle a joué ou qu'elle s'est laissé attribuer a quelque chose qui répugne à la délicatesse. Mais sans le flagrant délit, comment obtenir la preuve?
«J'ai oublié d'informer Votre Excellence que M. B. Huygens, ministre de Sa Majesté hollandaise, est rappelé et qu'il a été nommé conseiller d'État. On dit qu'il ne sera remplacé que par un chargé d'affaires.»
Par suite de cette maladresse de la police dans l'affaire Bulow, Bercagny fut remplacé dans ses fonctions par le général Bongars, chef de la gendarmerie, le commissaire général Schlach fut expulsé du royaume, et une scission eut lieu dans le cabinet. Le parti allemand représenté par Bülow, plus puissant que jamais, après Siméon, entra en lutte avec le parti français représenté par le comte de Fürstenstein et M. de Salha, devenu comte de Hœne et ministre de la guerre. Mais Bülow par son influence, Siméon par son talent, étaient autrement forts que MM. Le Camus et de Salha, ministres assez médiocres.
Revenant sur l'affaire relative à M. Hainguerlot, Reinhard écrivit le 17 octobre 1809, de Brême, où il se trouvait, au duc de Cadore:
«La dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire sous la date du 9 a été envoyée à Cassel par estafette par M. Durand. M. Lefebvre me l'a expédiée par un courrier. J'ai trouvé tous les cachets intacts. Je dois vous rendre compte, Monseigneur, du fait qui m'a donné lieu d'écrire le mot concernant M. Hainguerlot. Je tiens de M. Lefebvre que M. Courbon lui a dit que lorsqu'au mois dernier le roi l'expédia pour Vienne auprès de Sa Majesté l'empereur, le roi qui était seul dans son cabinet appela devant lui M. de Marinville, son secrétaire intime, et lui demanda: «Avez-vous écrit ce que je vous ai dit au sujet de M. Hainguerlot?» Et que M. de Marinville lui répondit: «Oui, Sire;» qu'après un moment de silence, Sa Majesté lui dit: «Non, toute réflexion faite, ne l'écrivez point.»
«Cette circonstance m'avait été racontée à l'époque à peu près de la rédaction de ma dépêche et il paraît en effet que, dans la crise où était alors la situation de M. de Bulow, le nom de M. Hainguerlot avait été prononcé, non dans le public, non par des personnes de l'administration, mais très dans l'intérieur de la cour; et voilà comment, étant loin d'y attacher toute l'importance que la chose méritait, j'ai été conduit à écrire la phrase en question. Si j'ai écrit: on dit, je ne saurais justifier ce mot dans toute son exactitude, j'aurais dû écrire: il paraît. Comme toutes les circonstances du fait qui a été raconté par M. de Courbon à M. Lefebvre ne sont plus présentes à ma mémoire, j'engage ce dernier, qui ne verra point cette réponse, à vous en rendre compte directement dans une lettre particulière; et je me borne à lui écrire, comme je me bornerai à lui dire, qu'une phrase que je vous avais écrite au sujet de M. H. vous avait engagé à me demander quelques éclaircissements à ce sujet.
«Je me permettrai seulement d'ajouter, Monseigneur, que, si dans la circonstance dont je parle, le souvenir de M. Hainguerlot s'est présenté dans l'esprit de Sa Majesté, le souvenir d'autres particularités que j'ignore s'y est présenté aussi et l'a emporté; que ce fait est antérieur à la nomination de M. Girard pour Carlsruhe où Mme Girard[125] s'est rendue quinze jours après le départ de son mari, et que, si le nom de M. Hainguerlot a été prononcé après cette époque, il est plus que douteux que le roi en ait donné la moindre occasion.»
Le 18 octobre, M. Reinhard manda de Cassel au duc de Cadore:
«L'attention de Sa Majesté a été si souvent appelée sur les finances de la Westphalie, que ce n'est pas sans un sentiment de répugnance qu'on se voit obligé de ramener sans cesse sa réflexion sur ce triste tableau. Des réformes de valets ont eu lieu dans l'intérieur du palais, mais on ne peut raisonnablement se flatter d'en attendre une amélioration dans les finances. Quelques réductions partielles ne forment point un système complet d'économie. Ce qu'une sage administration doit se prescrire, c'est de ne point charger sa dépense au delà des forces de son budget. Mais, Monseigneur, l'économie est une vertu dont le goût viendra tard ici; elle choque les penchants d'un jeune roi né avec de nobles et généreuses inclinations qui met la libéralité au premier rang des qualités d'un souverain, et qui, comme il m'a fait l'honneur de me le dire à moi-même, n'a d'abord vu dans la royauté que le plaisir de donner. Toutefois, Sa Majesté impériale peut être sous ce rapport sans inquiétude. Tous les ministres sont d'accord pour combattre le penchant du roi à des dépenses peu proportionnées avec les forces de l'État. Le ministre des finances, éveillé par le dernier et sérieux avertissement qu'il a reçu, ne souffrira aucune application des revenus publics à des objets qui ne seraient pas autorisés par la Constitution. M. de Bulow est un homme franc, plein de ressources, et peut-être, quoi qu'on en publie, celui de tous les ministres qui est le mieux à sa place.
«Le roi, sur la demande de la ville de Brême, a supprimé une foule de droits aussi injustes qu'onéreux que s'étaient arrogés sur le commerce les commandants qui avaient été successivement stationnés dans cette ville. Il a également réduit au-dessous des demandes et des espérances du sénat les dépenses de table du général qui y commande; enfin si Sa Majesté s'est vue dans l'obligation d'envoyer une partie de ses troupes vivre momentanément chez ses voisins, il est du moins de la justice de déclarer que la conduite de ces troupes a été partout exempte de reproches.
«Le chargé d'affaires qui doit remplacer M. le ministre de Hollande étant arrivé hier, M. le chevalier de Huygens se propose de demander demain son audience de congé et de quitter Cassel vers le commencement de l'autre semaine.»
Lefebvre, qui remplaçait Reinhard à Cassel pendant le voyage de ce dernier à Brême, écrivit, le 20 octobre, au duc de Cadore:
«M. Reinhard, en me faisant passer la réponse ci-jointe à la dépêche que je lui avais transmise à Brême d'après vos ordres, m'écrit qu'il aurait bien désiré que j'eusse pris sur moi de l'ouvrir et que la chose principale regardait M. Hainguerlot; que Sa Majesté impériale a été frappée d'un passage de la correspondance qui le concerne: «On dit que le roi pense de temps, en temps encore à M. Hainguerlot;» que Votre Excellence désire quelques éclaircissements sur ce qui a donné lieu à cette phrase; enfin M. Reinhard me mande qu'il répond à Votre Excellence, en lui racontant le fait autant qu'il peut se le rappeler. Mais, comme c'est à moi que la chose a été communiquée dans le temps, il m'engage à vous en écrire, Monseigneur, dans une lettre particulière.
«Voici les faits aussi exacts que je puis me les rappeler moi-même:
«Je m'entretenais un jour avec M. Siméon (et non avec M. de Courbon, comme M. Reinhard m'écrit qu'il l'a mandé à Votre Excellence), je m'entretenais, dis-je, avec M. Siméon des finances de ce pays, du parti qui devenait tous les jours plus violent contre M. de Bulow et de la complaisance avec laquelle le roi commençait à écouter les accusations contre ce ministre; je demandai alors à M. Siméon à qui il pensait que pût être remise une commission si difficile dans le cas où Sa Majesté se déciderait à retirer le portefeuille à M. de Bulow. «Je ne vois, dit-il, personne ici qui ait les épaules assez fortes pour un tel fardeau. Tous ceux qui crient contre le ministre actuel auraient lieu de crier bien davantage contre son successeur. On dit que l'on a fait demander il y a quelque temps l'abbé Louis à Sa Majesté impériale; mais le roi s'accommoderait mal de l'humeur dure et de l'esprit exact de l'abbé Louis. Le roi voudrait bien sans doute qu'il lui fût permis de faire venir Hainguerlot, mais l'empereur ne souffrirait jamais cet homme ici.» Voilà, Monseigneur, dans quel sens la chose a été dite, et celui aussi dans lequel doit être entendue la phrase de M. Reinhard. Cette phrase ne veut point dire que le roi pense à appeler M. Hainguerlot, mais qu'il l'appellerait s'il ne savait point qu'il s'exposerait au mécontentement et qu'il encourrait la disgrâce de Sa Majesté impériale.
«Si, après cette explication, Votre Excellence voulait me permettre d'ajouter quelque chose de moi-même, je n'hésiterais point à l'assurer que, quel que puisse être un reste d'attachement que le roi conserve pour cette famille, jamais ce prince, rempli de reconnaissance comme il l'est et de vénération pour son auguste frère, ne se permettrait une telle démarche dans l'état de discrédit où est tombé M. Hainguerlot, et après que Sa Majesté impériale a fortement exprimé sa volonté de ne le point souffrir auprès de la personne du roi. Sa Majesté a sans doute un sentiment très vif de l'indépendance, je dirai même une volonté passionnée d'être et de paraître roi. Ce prince semble blessé de tout ce qui arrête son autorité ou lui indique qu'elle a des bornes. C'est là son côté faible. Plus on va et plus on rencontre en lui une disposition prompte à se raidir contre tout ce qui peut indiquer un pouvoir hors de lui. Mais en avouant cela il faut aussi convenir que cet esprit d'indépendance fléchit sans résistance devant la volonté de Sa Majesté impériale dans tout ce qui peut intéresser la gloire de ses armes et tendre à l'accomplissement de ses hauts desseins, et il paraît que ce n'est de la part de ce prince ni soumission forcée, ni résignation née du calcul de sa faiblesse, mais que cette obéissance, en tant qu'elle se rapporte à des choses de quelque haute importance, est le résultat d'un système puisé autant dans les sentiments de reconnaissance et de vénération dont il m'a toujours paru pénétré pour Sa Majesté impériale que dans le sentiment d'un intérêt commun.»
L'empereur, qui voulait tout savoir, avait auprès de son frère Jérôme deux hommes chargés de lui faire connaître tout ce qui se passait en Westphalie, M. Reinhard, sous le nom d'ambassadeur de famille, le comte Jollivet, chargé de liquider la partie financière concernant la France. Jérôme, espionné jusque dans l'intérieur de ses appartements par les agents secondaires des agents de son frère, ayant découvert par hasard à quelles menées il était en butte, écrivit le 20 octobre, de Cassel, à l'empereur qui avait cessé de répondre à ses lettres:
«Sire, malgré l'oubli total dans lequel Votre Majesté paraît décidée à me laisser, puisque je ne reçois aucune réponse à mes lettres, je ne puis m'empêcher de lui faire part de la conduite scandaleuse que l'un de ses agents se permet de tenir, non seulement vis-à-vis de moi et de mon gouvernement, mais encore par rapport à mes affaires particulières. Votre Majesté aura de la peine à croire que, depuis un mois, quatre de mes domestiques, tant de la chambre que de la bouche et des écuries, ont été renvoyés parce qu'ils ont été convaincus d'être les espions du comte Jollivet.
«Enfin, Sire, le scandale est porté à un point tel qu'il n'est plus de la dignité de votre frère de le souffrir! Moi-même j'ai surpris un de mes huissiers feuilletant mes papiers sur mon propre bureau, et l'ayant sommé de me déclarer qui lui faisait commettre une action aussi criminelle, il m'a déclaré, en se jetant à mes pieds, que depuis un an il était payé par le comte Jollivet qui lui avait dit que c'était par ordre de l'empereur! C'est le nom de Votre Majesté qu'on employait pour engager à une pareille action! C'est un agent de Votre Majesté que j'ai toujours comblé de bontés qui la faisait commettre! Loin de donner de l'éclat à une pareille action, je l'ai étouffée et me suis contenté de renvoyer ces domestiques infidèles en laissant même ignorer au comte Jollivet la cause de leur renvoi.
«Mais, Sire, c'est à Votre Majesté que je m'adresse pour demander le rappel de M. Jollivet; il est impossible que Votre Majesté veuille mon déshonneur à ce point! Je serais indigne de vous appartenir si je souffrais chez moi et avais l'air de ménager plus longtemps un homme aussi méprisable. Je prie Votre Majesté de croire que, malgré la triste situation dans laquelle je me trouve et l'abandon total dans lequel elle me laisse, elle n'a personne qui lui soit plus tendrement attaché que moi.»
Ne recevant pas de réponse de l'empereur, Jérôme se décida à lui écrire de nouveau le 30 octobre:
«Sire, malgré l'abandon dans lequel me laisse Votre Majesté et que je n'ai rien fait pour m'attirer, je vous demanderai de la prier de décider de ma situation qui est tout-à-fait fausse comme roi de Westphalie. Daignez décider, Sire, si je dois me conduire comme sujet ou comme souverain. Le choix de mon cœur est et sera toujours d'être sujet de Votre Majesté, je n'aime ni l'allemand ni l'Allemagne, et je suis tout français. Cependant, je ne puis être ces deux choses à la fois et Votre Majesté conviendra avec moi que lorsque des douaniers viennent à main armée et de force s'établir chez un souverain sans que celui-ci en ait la moindre connaissance par traité, ni par notification officielle, à moins qu'il ne fût un lâche et un malheureux proscrit, il a dû les renvoyer; quand même je n'aurais été, Sire, que gouverneur pour Votre Majesté, certes vos ministres et vos conseillers d'État n'auraient pas établi dans mon gouvernement des lignes de douanes sans ma participation; d'autant plus, Sire, que ce n'est pas au milieu du pays d'Osnabruck que l'on peut espérer d'empêcher la contrebande, mais sur les frontières. Voilà cependant, Sire, le crime que l'on ose m'imputer à vos yeux; et, pour avoir fait ce que tout homme eût fait à ma place, ce que Votre Majesté eût certainement fait elle-même, on ose dire que je ne vous aime pas, que je ne suis pas français! Comme si mon pays n'était pas la France, et que je ne respectasse pas dans Votre Majesté mon frère et mon bienfaiteur!
«Sire, je suis de votre sang et, aussi longtemps que Votre Majesté laissera sur ma tête la couronne qu'elle a daigné y poser, je ne saurais agir autrement que ne doit le faire un roi, frère de l'empereur. Tout m'impose l'obligation d'être jusqu'au dernier souffle de ma vie lié à votre système politique, à celui que vous avez créé pour votre famille et pour la France, mais, m'asseyant vous-même sur un trône, vous avez entendu que je serais indépendant pour les affaires intérieures du royaume que vous me donniez. Je le répète, Sire, je n'aime ni l'Allemagne ni l'allemand, mais, dans toutes les circonstances de ma vie, je suivrai la route de l'honneur que Votre Majesté m'a si bien tracée.
«J'ai désiré sans doute d'avoir un peuple à gouverner; je l'avoue à Votre Majesté, je préférerais vivre en particulier dans son empire à être comme je suis souverain sans nation. Votre nom seul, Sire, me donne l'apparence du pouvoir, et je le trouve bien faible quand je songe que je suis dans l'impossibilité de me rendre utile à la France, qui, au contraire, sera toujours obligée d'entretenir cent mille bayonnettes pour étayer un trône sans importance.
«Je finis, Sire, avec la conscience intime que, quels que soient les torts dont on cherche à me noircir, Votre Majesté ne peut pas persister, avec réflexion, à me croire coupable d'indifférence et d'ingratitude.»
Peu de temps après, le roi obtint la permission de se rendre à Paris. Lefebvre, chargé de remplacer Reinhard, écrivit de Cassel, le 10 novembre 1809, au duc de Cadore:
«Je n'ai pas rendu compte à Votre Excellence, dans ma dernière dépêche, d'un entretien que le général Eblé a eu avec Sa Majesté, la veille même de son départ pour Paris. Je n'en connaissais alors que ce qui m'avait été rapporté par M. Siméon, qui m'avait demandé le secret, et j'ai mieux aimé attendre de savoir tous les détails par le ministre de la guerre lui-même, pour n'avoir rien à mander que d'exact à Votre Excellence.
«Elle a pu voir, par la correspondance de M. Reinhard, que depuis longtemps le général Eblé éprouve des dégoûts. Il cherchait l'occasion de demander au roi la permission de se retirer en France, lorsque le roi qui en avait appris quelque chose, je ne sais comment, ni par qui, lui dit, il y a quelques semaines: «Eh bien! général, on prétend que vous voulez nous quitter?»—«Cela est vrai, Sire, répondit le général Eblé; j'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre Majesté qu'on ne pouvait bien servir deux maîtres à la fois, j'ai cru longtemps que je pourrais concilier mes devoirs envers l'empereur, mon souverain, et Votre Majesté; je vois malheureusement que cela est impossible.»—«Mais qu'espérez-vous donc? Le sénat? Est-ce que vous êtes sûr de l'obtenir?»—«Sûr, non pas, Sire, mais mes services passés me donnent le droit de prétendre à cette honorable récompense, et les bontés de l'empereur, celui de l'espérer.»—«Vous pourriez vous tromper dans vos espérances, ce que je vous offre est plus sûr, vous êtes marié, votre femme est ici, la voilà grosse; restez avec moi, j'aurai soin de vous, d'elle et de vos enfants. Je ne vous demande point aujourd'hui votre dernier mot, pensez-y; nous en reparlerons.»
«Le jour du départ de Sa Majesté, le général Eblé étant allé prendre ses ordres, le roi lui dit: «Eh bien! voulez-vous toujours me quitter?»—«Mes raisons sont toujours les mêmes, Sire, répliqua le ministre.»—«Vos raisons!... reprit le roi, avec un air de bonté: croyez-moi, restez avec moi. Je remettrai, puisque vous le voulez, votre lettre à l'empereur, mais je ne veux pas que vous me quittiez. Je n'ai pas mérité ce procédé. Après tout, rien ne presse, n'est-il pas vrai?»—«Non, Sire.»—«Attendez mon retour et nous verrons après.» Le général Eblé m'a dit qu'il y avait consenti et que les choses en étaient demeurées là. C'est ce que m'a aussi confirmé M. Siméon.
«La cause des dégoûts de M. le général Eblé n'est peut-être pas aisée à assigner, Monseigneur. D'après tout ce que j'ai pu recueillir de lui-même, il paraît que l'impossibilité de faire ici tout le bien qu'il aurait désiré est la plus forte. D'un côté il se plaint des envahissements tous les jours plus grands de M. le comte de Bernterode, qui s'est créé, dit-il, comme un second ministère, et a élevé, pour ainsi dire, autel contre autel. À cet objet de plainte se rattachent aussi, si j'ai bien jugé, les ordres que, sans les lui communiquer, le roi adresse souvent de son cabinet aux généraux ou chefs de corps employés hors de ses États. Ces ordres contrarient souvent ceux donnés par le ministre. De là, selon lui, versatilité dans les dispositions générales ou de détail, confusion dans les mouvements des troupes, et déconsidération de son autorité. Enfin il paraît que l'inexactitude du trésor public à acquitter les ordonnances de la guerre dérange sans cesse les plans du général Eblé, ruine ses dispositions et s'oppose à l'économie sévère qu'il serait si essentiel d'établir dans toutes les parties du service dont il est chargé. Ces raisons peuvent être vraies au fond, Monseigneur, mais il est également certain que sa retraite porterait un grand préjudice aux intérêts de Sa Majesté. Le général Eblé est un homme laborieux, exact, sévère et qui sera très difficilement remplacé ici. Il a rétabli l'ordre dans le département de la guerre, où avant lui il n'y avait que pillage. De grandes économies ont été faites sur toutes les parties; d'autres ne peuvent manquer d'avoir lieu, s'il continue de garder le portefeuille; enfin tout ce qu'avec des moyens bornés, mais distribués avec sagesse et intelligence, on a pu obtenir, a été obtenu.
«Peut-être aussi, et je ne craindrais pas de le dire à M. le général Eblé, y aurait-il un peu d'ingratitude de sa part à quitter ainsi le service du roi. Sa Majesté a pour lui (et il en convient lui-même) la plus haute estime; jamais il n'a cessé d'être traité avec tous les égards dus à son âge et à son expérience. Il a même éprouvé peu de ces négligences qui sont si fort dans le caractère du roi, je dirai plus, il est vraisemblable (et je n'en veux pas faire une accusation contre ce ministre) que le crédit du général comte de Bernterode n'aurait pas été porté aussi loin, si le général Eblé, comme l'a exprimé M. Reinhard dans sa correspondance, avait su défendre son travail devant le roi ou réclamé avec plus d'insistance contre l'abus de ce pouvoir étranger. Mais enfin, de quelque manière qu'on envisage la chose, le chagrin de ne pas faire tout le bien qu'on voudrait n'est pas un motif suffisant de retraite, et je conserve encore l'espérance, qu'au retour du roi, M. le général Eblé se laissera aller à prendre une autre détermination.
«La reine a fait toutes ses dispositions pour partir, dans le cas où elle serait appelée par le roi à Paris, ce qu'elle paraîtrait désirer vivement.»
À la suite de conversations sur le royaume de Westphalie, Napoléon ayant demandé à Jérôme une note sur ce que l'on pourrait faire pour tirer ses États de la position précaire dans laquelle ils se trouvaient, Jérôme lui écrivit le 6 décembre: