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Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire

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«Mon frère, le roi d'Espagne vient d'abdiquer. Le prince de la Paix a été mis en prison. Un commencement d'insurrection a éclaté à Madrid. Dans cette circonstance, mes troupes étaient éloignées de 40 lieues de Madrid; le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23 avec 40,000 hommes. Jusqu'à cette heure le peuple m'appelle à grands cris. Certain que je n'aurai de paix solide avec l'Angleterre qu'en donnant un grand mouvement au continent, j'ai résolu de mettre un prince français sur le trône d'Espagne. Le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs la Hollande ne saurait sortir de ses ruines. Dans le tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n'y a pas de moyen pour qu'elle se soutienne. Dans cette situation des choses, je pense à vous pour le trône d'Espagne. Vous serez souverain d'une nation généreuse, de 11 millions d'hommes et de colonies importantes. Avec de l'économie et de l'activité, l'Espagne peut avoir 60,000 hommes sous les armes et 50 vaisseaux dans ses ports. Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce projet. Vous sentez que ceci n'est encore qu'un projet, et que, quoique j'aie 100,000 hommes en Espagne, il est possible, par les circonstances qui peuvent survenir, ou que je marche directement et que tout soit fait dans quinze jours, ou que je marche plus lentement et que cela soit le secret de plusieurs mois d'opérations. Répondez-moi catégoriquement: Si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous? puis-je compter sur vous? Comme il serait possible que votre courrier ne me trouvât plus à Paris, et qu'alors il faudrait qu'il traversât l'Espagne au milieu des chances que l'on ne peut prévoir, répondez-moi seulement ces deux mots: J'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui, et alors je compterai que vous ferez ce que je voudrai; ou bien non, ce qui voudra dire que vous n'agréez pas ma proposition. Vous pourrez ensuite écrire une lettre où vous développerez vos idées en détail sur ce que vous voulez, et vous l'adresserez sous l'enveloppe de votre femme à Paris. Si j'y suis, elle me la remettra, sinon elle vous la renverra.

«Ne mettez personne dans votre confidence et ne parlez, je vous prie, à qui que ce soit de l'objet de cette lettre; car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue d'y avoir pensé, etc., etc.[60]»

Le roi refusa, indigné de ce qu'il considérait comme une spoliation envers le malheureux Charles IV. «Je ne suis pas un gouverneur de province, disait-il à ce sujet, il n'y a d'autre promotion pour un roi que celle du ciel, ils sont tous égaux. De quel droit pourrais-je aller demander un serment de fidélité à un autre peuple, si je ne restais pas fidèle à celui que j'ai prêté à la Hollande en montant sur le trône?»

L'empereur, mécontent de ce refus, donna la couronne d'Espagne à Joseph; il continua à se plaindre de la Hollande, «nation souple et fallacieuse, dit-il dans un moment d'humeur, et chez laquelle se fabriquent toutes les nouvelles qui peuvent être défavorables à la France.» Ses agents de police secrète, et ils étaient nombreux, même à la cour du roi Louis, lui affirmaient que les Hollandais faisaient avec l'Angleterre des affaires importantes par la contrebande. Il en était bien quelque chose, et le contraire eût été difficile. En vain les principaux organes de la presse criaient à la calomnie, en déclarant faux tout ce qu'on rapportait à Napoléon. Ce dernier savait très bien à quoi s'en tenir et répétait à qui voulait l'entendre «que tout le pays de Hollande était entaché d'anglomanie et que le roi en était le premier smogleur.» Tous les rapports affectueux entre les deux frères avaient cessé, l'horizon politique entre les deux pays s'obscurcissait, il était impossible que la Hollande ne reconnût pas qu'elle courait à une crise dangereuse pour elle. Louis, pressé par une puissance formidable à laquelle il ne pouvait opposer qu'une bien faible résistance, fut obligé de se résigner. Une circonstance se présenta de prouver à l'empereur qu'il n'était pas aussi dévoué à l'Angleterre que Napoléon voulait bien le dire, il la saisit avec empressement.

Le roi était allé à Aix-la-Chapelle pour y voir Madame mère; là il apprit que les Anglais occupaient l'île de Walcheren et qu'ils cherchaient à s'emparer de la flotte française en station sur l'Escaut. Il n'hésita pas un instant et expédia sur-le-champ l'ordre à ses généraux de se rapprocher avec leurs forces de la ville d'Anvers, pour protéger la flotte contre les entreprises des Anglais; toutes les tentatives des Anglais eussent été vaines, si le général Bruce, officier hollandais qui commandait le fort de Batz, n'eût trahi ses devoirs en secondant les vues de l'ennemi et en laissant sans défense ce fort où il pouvait longtemps se maintenir. Les troupes hollandaises, furieuses d'une trahison à laquelle elles n'avaient eu aucune part, reprirent le fort. Le général Bruce fut destitué et jeté en prison.

D'Aix-la-Chapelle, en passant par Amsterdam, le roi rejoignit ses généraux dans les environs d'Anvers, où il forma un corps d'armée. Des troupes françaises se réunirent aux hollandaises, et quoiqu'il s'y refusât de bonne foi vis-à-vis des généraux français, le roi fut obligé de prendre le commandement des troupes rassemblées sur ce point. Il se rendit à la déférence qu'on lui marquait, mais avec la crainte qu'elle ne fût point approuvée par l'empereur. Il ne s'était point trompé, le prince de Ponte-Corvo vint bientôt prendre ce même commandement au nom de Napoléon. Louis quitta aussitôt Anvers, emmenant sa garde et laissant le commandement de ses propres troupes au général Dumonceau. Cette conduite de l'empereur était mortifiante pour le roi. Il pensa qu'on se méfiait de lui, et ses conjectures sur des événements qu'il pressentait depuis longtemps ne tardèrent pas à prendre de la consistance par la quantité de troupes françaises que l'on rassemblait dans le Brabant.

La ville de Flessingue, bien défendue, pouvait opposer une longue résistance et peut-être même en faire abandonner le siège; mais après une défense très faible, le général Monnet, avec 4,000 hommes de garnison, se rendit aux Anglais. Il fut mis en jugement.

Comme l'occupation de la Zélande par les Anglais n'avait pas altéré l'amour des Hollandais pour leur souverain, on célébra la fête du roi Louis à Amsterdam et dans toute la Hollande avec les démonstrations de la joie, jamais la cour n'avait été plus brillante que pendant ces trois jours de fêtes.

À l'anniversaire de la fête de Sa Majesté, on joignit la fête de l'ordre de l'Union, le roi y distribua des décorations. Parmi les nouveaux chevaliers figuraient de braves officiers blessés à la reprise du fort de Batz.

Cependant les Anglais, dès qu'ils eurent inondé la Zélande de leurs marchandises, l'évacuèrent. On les vit s'éloigner avec peine, parce qu'ils avaient ravivé le commerce dans cette partie de la Hollande. Les produits de fabrique anglaise refluaient jusque dans le palais du roi, où tout le monde, depuis le grand dignitaire jusqu'au plus simple serviteur, voulait en avoir et s'en parer: on en trouvait partout et partout on en désirait, en dépit du décret du roi qui les prohibait. Ainsi se trouvaient justifiés en partie les rapports des agents de l'empereur et le jugement que Napoléon portait sur les tendances des Hollandais.

Peu de temps après la conclusion de la paix avec la Prusse et la Russie, une partie de l'armée hollandaise dut franchir les Pyrénées pour aller combattre en Espagne. Les régiments bataves déployèrent beaucoup de bravoure et montrèrent une discipline remarquable. Le roi, qui n'entrevoyait même plus pour la suite une amélioration à la fausse position de ses États vis-à-vis de la France, n'en continuait pas moins de travailler aux réformes intérieures, ainsi qu'on le verra par le récit des événements en 1809.

III.
1809—Mai 1810.

En 1809, tandis que Napoléon battait l'Autriche sur les bords du Danube, que le prince Eugène faisait en Italie et en Hongrie les brillantes campagnes qui illustrèrent son nom, que le roi Joseph luttait contre les Anglo-Espagnols, souvent avec succès, le roi Louis s'efforçait de vaincre les répugnances d'une nation stationnaire et de lui procurer les bienfaits d'une administration analogue à celle de la France, et cependant en rapport avec les mœurs et les coutumes des habitants. Le 13 janvier, il proposa au Corps législatif un projet de loi relatif à l'introduction d'un système uniforme de poids et mesures, basé sur celui de l'Empire français; il fit adopter un nouveau code criminel qui devait avoir force de loi à dater de février 1810. Apprenant qu'une inondation terrible ravageait la Hollande, il se rendit sur les lieux pour s'assurer de la situation des choses, s'exposant à de véritables dangers pour porter des secours et juger des mesures à prendre. À Gorcum, à Nimègue, il paya de sa personne, étudiant avec soin le système d'endiguement qui fait la sauvegarde du pays; il visita, non seulement les villes, mais encore les plus pauvres villages de cette partie de la Hollande; il distribua des décorations et des récompenses à plusieurs ministres de la religion, qui tous étaient à leur poste; il fit surseoir à la perception de tous les impôts dans les districts inondés, forma un comité central du Watterstadt, comité qu'il composa des plus habiles ingénieurs pour conférer avec eux sur les moyens de dresser un plan général d'amélioration pour préserver les pays les plus exposés. Louis visita ensuite les digues du Leek, et ne rentra à Amsterdam qu'après avoir pris connaissance de tous les travaux à effectuer. Il s'occupa aussi d'un travail important sur les cultes[61].

Au commencement de mars, le roi fit un voyage dans le département de l'Over-Yssel. Son but était d'inspecter le pays pour un grand projet du Watterstadt (l'agrandissement du lit de l'Yssel), d'examiner l'état des finances communales et d'aplanir certaines difficultés entre les catholiques et les protestants, pour la possession des églises. Pendant cette tournée dans ses états, il reçut à l'improviste de l'empereur le décret qui disposait du grand-duché de Berg en faveur du prince royal de Hollande, Napoléon-Louis. Ce décret se terminait ainsi: «Nous nous réservons le gouvernement et l'administration du grand-duché de Berg et de Clèves, jusqu'au moment où le prince Napoléon-Louis aura atteint sa majorité; nous nous chargeons dès à présent de la garde et de l'éducation dudit prince mineur, conformément aux dispositions du titre 3 du 1er statut de notre maison impériale..» Le roi fut content de cette donation, parce qu'il crut y voir l'intention secrète de son frère d'en faire jouir la Hollande; cependant il ne put s'empêcher d'être blessé de n'avoir pas été prévenu et d'avoir appris la cession par une simple lettre d'avis; mais ce qui lui fit un chagrin profond, c'est de voir que sans son consentement, on séparait à jamais son fils de lui, privant ainsi un père de ses droits de tutelle et de surveillance. Il ne témoigna à l'empereur que sa gratitude, espérant voir luire des jours plus heureux pour lui et pour son peuple. Lors de son retour à Amsterdam, il réunit le Corps législatif en session extraordinaire, et l'on s'occupa d'un projet de loi relatif à la noblesse, projet de loi qui fut adopté. Il différait des lois françaises en ce que toute l'ancienne noblesse du pays fut reconnue, en ce que la nouvelle n'eut pas de majorat, et enfin en ce que le roi faisait ériger un certain nombre de terres en comtés ou baronnies, et qu'il se réservait le droit de les donner aux personnes qui mériteraient ces récompenses, à condition que ces domaines rentreraient à la couronne dans le cas où la succession directe viendrait à manquer. C'est cette dernière disposition que le roi regardait comme la seule et véritable base constitutionnelle de la noblesse, dans un gouvernement monarchique, mais libre. Il voulait même qu'à la mort d'un homme ayant bien mérité de la patrie, et qui avait obtenu un comté, une baronnie, ce comté, cette baronnie fissent retour à la couronne, ne pouvant passer en la possession du fils sans une nouvelle donation du roi, faite à la majorité de ce fils, s'il en paraissait digne. «La noblesse n'est honorable et réelle, disait le roi Louis, que lorsqu'elle s'unit au mérite personnel. Le fils du gentilhomme doit être préféré à tout autre pour succéder à son père, à mérite égal, jamais sans mérite et sans autre titre que celui de la naissance. Seule la famille régnante doit être exceptée, parce qu'elle n'est pas établie pour l'intérêt et l'avantage des membres de cette famille, mais pour l'utilité de la société; c'est donc, dans ce cas, une espèce de magistrature.» Telles étaient les idées de Louis sur la noblesse, et nous les trouvons bonnes et rationnelles. «La noblesse, prétendait plaisamment le roi, ressemble à l'empreinte des monnaies, qui est réelle si le métal qu'elle couvre a une valeur intrinsèque, mais qui est nulle et sans prix si le métal est faux.»

Le 10 avril, après la session extraordinaire du Corps législatif, le roi partit d'Amsterdam pour visiter le Brabant et la Zélande. Dans un des villages où il se rendit, régnait une maladie contagieuse qui répandait la désolation. 140 maisons sur 180 étaient atteintes du fléau. Louis entra dans toutes les demeures infectées par la contagion, adressant des paroles d'encouragement aux malheureux habitants, distribuant lui-même des secours; puis il ordonna de faire venir à la hâte tous les médicaments nécessaires, et il quitta ce malheureux village en disant au curé: «Disposez sans ménagement de tout ce qui est en ma puissance, quelque chose qu'exige la maladie.» Pendant tout son long voyage, comme dans ceux qui l'avaient précédé, le roi fit un bien immense aux pays qu'il visita, et se fit adorer de tous les habitants, qui ne pensèrent jamais à lui attribuer les malheurs résultant pour eux du système impérial. Il revint à Amsterdam par Berg-op-Zoom, le 20 mai. Cependant, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la France et l'Autriche étaient de nouveau en guerre. Tandis que la grande armée de Napoléon s'emparait de Vienne (mai 1809), les Hollandais poursuivaient dans le nord de l'Allemagne le partisan prussien Schill et le duc de Brunswick-Oels, qui avait formé un corps d'armée en Bohême, d'où il s'était jeté en Westphalie où régnait, depuis Tilsitt, Jérôme, le plus jeune des frères de Napoléon. Les troupes hollandaises se mirent à la poursuite de Schill qui, après plusieurs marches et combats, se réfugia dans Stralsund. La ville fut enlevée et le partisan prussien y trouva la mort et la fin de ses aventures singulières. Après cette expédition, une partie de l'armée hollandaise quitta Stralsund pour se joindre aux troupes du roi Jérôme et combattre le duc de Brunswick. Les Hollandais formèrent l'avant-garde de l'armée de Westphalie et montrèrent dans ces deux courtes campagnes le plus brillant courage. Pendant que la Hollande envoyait ses enfants combattre pour la cause française, des articles violents et injustes étaient insérés contre elle dans les journaux de France. Louis s'en plaignit à l'empereur, qui lui répondit, le 17 juillet, de Schœnbrunn:

Mon frère, je reçois votre lettre du 1er juillet. Vous vous plaignez d'un article du journal.... c'est la France qui a sujet de se plaindre du mauvais esprit qui règne chez vous. Si vous voulez que je vous cite toutes les maisons hollandaises qui sont les trompettes de l'Angleterre, ce sera fort aisé. Vos règlements de douane sont si mal exécutés, que toute la correspondance de l'Angleterre avec le continent se fait par la Hollande. Cela est si vrai que M. de Staremberg, envoyé d'Autriche, a passé par ce pays pour se rendre à Londres.... La Hollande est une province anglaise.

Il y avait du vrai dans ces reproches de l'empereur, mais les reproches de Napoléon auraient dû s'adresser moins à son frère qu'à la nation hollandaise, dont les intérêts étaient trop en souffrance pour qu'elle ne cherchât pas à éluder les dispositions des décrets impériaux qui ruinaient son commerce.

L'Autriche, battue à Raab en Hongrie, à Wagram près de Vienne, traita de la paix, qui fut conclue le 15 octobre. L'empereur revint à Paris, et y convoqua les souverains alliés de la France. Le but ostensible de cette réunion était le couronnement solennel des rois créés par le traité de Presbourg. Louis résolut de ne pas s'y rendre, craignant qu'une fois en France on ne le laissât plus revenir dans ses états.

Tout à coup, l'amiral Werhuell arriva à Amsterdam, disant n'avoir d'autre mission que de parler à son souverain de la position particulière du pays, et cela de son propre mouvement; mais bientôt il chercha à décider le roi à se rendre à Paris, et laissa percer ainsi le véritable motif de son voyage. Les rois alors dans la capitale de la France étaient ceux de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg, de Westphalie, de Naples et le vice-roi d'Italie. Louis refusa, prétextant qu'on ne l'avait pas engagé. Quelques jours après, il reçut une invitation formelle de l'empereur. Le moment était critique; il était dangereux de rien refuser à Napoléon, il paraissait dangereux à Louis de quitter la Hollande, car les troupes françaises s'avançaient de plus en plus de la Zélande sur le Brabant, s'établissant dans le pays. Il fallait donc, ou lever le masque et préparer la défense du territoire contre un ennemi qui faisait trembler l'Europe entière, ou essayer de prolonger une existence pénible, en se pliant à la nécessité. Le roi consulta ses ministres; un seul, celui de la guerre, fut d'avis d'opposer une légitime défense. L'armée semblait disposée à ce parti violent. Pour combattre avec quelque chance de n'être pas écrasée, la Hollande devait forcément s'allier avec l'Angleterre, et jouer en désespérée son existence politique. Le roi était fort embarrassé; ses ministres le pressèrent, le conjurèrent de céder, de partir pour la France. Il céda, leur déclarant que c'était contre son opinion.

Avant de se rendre à leurs vœux, il convoqua le Corps législatif, qu'il laissa assemblé pendant son absence, afin que la nation fût prête à tout événement. Dans son message, il développa la situation du pays, et annonça son départ. Il se mit en route le 27 novembre, emmenant son ministre des affaires étrangères, son grand maréchal, un de ses aides de camp, deux écuyers et un chambellan. En passant à Bréda, il donna l'ordre écrit aux gouverneurs de cette place, de Berg-op-Zoom et de Bois-le-Duc, de n'obéir qu'à un ordre signé par lui-même et de n'admettre aucune troupe étrangère. On a vu que l'année précédente, l'empereur avait proposé la cession par la Hollande du Brabant et de la Zélande, contre de grands dédommagements en Allemagne, et qu'ensuite, sur le refus du roi Louis, Napoléon avait paru abandonner ce projet. Il n'en était rien, ainsi que la suite le prouva. Dès les premiers jours de 1810, l'annexion de la Hollande était résolue, et le ministre de la guerre recevait l'ordre de former l'armée du nord. Plein d'une défiance fort bien justifiée contre le gouvernement français, le roi convint secrètement, avec ses ministres, que tout acte, toute pièce qui ne se terminerait pas par quelques mots hollandais ou par la devise de l'ordre de l'Union, serait regardée comme nulle. Louis arriva à Paris, le 1er décembre 1809. Sa première entrevue avec son frère fut orageuse. Il était descendu chez sa mère, au faubourg Saint-Germain. Il semblait en disgrâce, très peu de personnes eurent le courage de le venir voir. La session du Corps législatif allait être ouverte par l'empereur. Le roi ne fut pas engagé à y paraître avec les autres princes de la famille impériale. Le lendemain, il connut le passage du discours relatif à la Hollande. «La Hollande, avait dit Napoléon, placée entre la France et l'Angleterre, en est également froissée; elle est le débouché des principales artères de mon empire. Des changements deviendront nécessaires, la sûreté de mes frontières et l'intérêt bien entendu des deux pays l'exigent impérieusement.» Le ministre de l'intérieur fut plus explicite, il s'exprima ainsi devant le même Corps législatif: «La Hollande n'est réellement qu'une portion de la France... la nullité de ses douanes, les dispositions de ses agents, et l'esprit de ses habitants qui tend sans cesse à un commerce frauduleux avec l'Angleterre, tout fait un devoir de lui interdire le commerce du Rhin et du Weser... Il est temps que tout cela rentre dans l'ordre naturel.» En lisant ces passages, le roi comprit que son voyage était une faute. Il voulut cependant profiter de son séjour à Paris pour obtenir, de concert avec la reine Hortense, une séparation de corps. Le conseil de famille refusa. On demanda au roi son consentement à la dissolution du mariage de Napoléon avec Joséphine; il voulut refuser, puis il céda; il eut même la faiblesse de paraître à la cérémonie du mariage de Napoléon avec Marie-Thérèse, ainsi qu'à la fête d'adieu donnée par la ville de Paris. Il se trouva aussi à la cérémonie du 1er janvier 1810, mais à partir de ce jour, il ne parut plus en public pendant les cinq mois qu'il resta à Paris. Alors commença pour le malheureux roi de Hollande un véritable esclavage. Il fut emprisonné dans la capitale de la France. En vain, il chercha à s'échapper pour retourner en Hollande, en vain il essaya quelques courses à sa terre de Saint-Leu; il était bien et dûment prisonnier, gardé à vue, sous la surveillance d'une police qui faisait chaque jour son rapport sur lui. Avant de quitter la Hollande pour se rendre à Paris, Louis, agité de funestes pressentiments, craignant, une fois aux mains de son frère, d'être privé de son libre arbitre, ainsi que cela arriva en effet, avait remis au ministre de la marine, Van der Heim, président du conseil, l'ordre formel ci-dessous:

M. Van-der-Heim, ministre de la marine et des colonies, je m'absente pour quelques jours et juge convenable de vous laisser la présidence du corps des ministres. La manière dont les affaires doivent se traiter est réglée par les deux décrets de ces jours; mais il reste un objet qui a besoin d'un ordre secret et confidentiel, et c'est le but de cette lettre.

Je rends les ministres et vous et celui de la guerre particulièrement, responsables si des troupes françaises entrent dans Amsterdam, ou si ma garde et le 5e régiment d'infanterie, destinés à la garde de ce poste important, n'y restent pas constamment employés. Le ministre de la guerre commandera pendant l'absence des généraux Tarrayre et Travers, toutes les forces militaires d'Amsterdam. Le général Verdooren sera sous ses ordres; ne pouvant jamais donner un ordre que d'autres troupes que des troupes hollandaises occupent ma capitale et le palais, je vous ordonne de n'obéir à aucune sommation que l'on pourrait vous faire pour occuper Amsterdam et ses lignes, Naarden y comprises, et de donner au ministre de la guerre l'ordre de l'empêcher par tous les moyens qui sont en son pouvoir, et de signifier à ceux qui pourraient tenter d'y vouloir pénétrer par force qu'ils sont responsables des conséquences, et vous leur ferez connaître que je ne le veux point; qu'on ait la certitude des ordres que j'ai donnés à cet égard. Si de même on veut occuper une autre partie quelconque du territoire, je vous ordonne de n'y consentir que sur un ordre écrit de ma main en entier, signé en hollandais finissant par un ou deux mots: doc Wel en Zic nict om. Faites connaître aux ministres que chacun est responsable pour sa partie, pour tout ce qui ne pourrait pas avoir été prévu avant mon départ, et qu'on doit regarder tout acte de ma part comme nul, s'il n'est signé en hollandais et finissant par la devise: doc Wel en Zic nict om.

Cet ordre n'était pas resté longtemps un secret pour l'empereur, car la division française du général Maison s'étant présentée pour entrer à Berg-op-Zoom, l'entrée lui avait été refusée. (Lettre du duc de Feltre au roi Louis, 20 janvier 1800.)

Indigné de la conduite qu'on tenait à son égard à Paris, Louis fit porter par un de ses écuyers, M. de Bilandt, l'ordre formel et réitéré de défendre le pays au moyen des inondations, et surtout d'empêcher l'occupation d'Amsterdam. Napoléon en fut informé, manda son frère et eut avec lui une altercation violente. Le roi maintenant les ordres qu'il avait envoyés, l'empereur changea de ton, et lui dit froidement: «Eh bien! choisissez: ou contremandez la défense d'Amsterdam, destituez Krayenhoff et Mollerus (ministres de la guerre et des affaires étrangères), ou voici le décret de réunion que je fais partir à l'instant même, et vous ne retournerez plus en Hollande; il m'est indifférent que l'on me taxe d'injustice et de cruauté, pourvu que mon système avance: vous êtes dans mes mains.» À ces mots, à la vue du décret, Louis sentit qu'il ne pouvait se tirer de ce mauvais pas qu'en gagnant du temps. Il réfléchit un instant, et prit la résolution de céder, puis de s'évader pendant la nuit; mais à peine rentré dans l'hôtel de Madame mère, il vit arriver jusque chez lui des gendarmes d'élite, chargés de ne pas le perdre de vue. Toutes les mesures pour l'empêcher de retourner en Hollande étaient prises. Le ministre de la guerre, alors duc de Feltre, vint à son tour se plaindre de ce que les commandants des places fortes en avaient refusé l'entrée aux troupes françaises, et sur le refus du roi de donner des explications, il se retira en disant: «Ainsi votre Majesté déclare la guerre à la France et à l'empereur.—Pas de mauvaise plaisanterie, a répondit Louis, un prisonnier ne déclare pas de guerre. Que l'empereur me laisse en liberté et alors il fera ce qu'il voudra.» Ce même jour, 18 janvier 1810, le ministre écrivit au roi une lettre par laquelle il le prévenait que l'empereur avait donné ordre que les pays entre l'Escaut et la Meuse fussent occupés militairement par le duc de Reggio, et qu'on fît passer par les armes quiconque y apporterait la moindre opposition. Forcé dans ses retranchements, le roi permit aux troupes françaises de cantonner provisoirement dans les places, mais il ordonna de protester contre toute usurpation de pouvoir ou d'autorité. Bientôt on commença à annoncer la réunion du Brabant et de la Zélande à la France, ensuite on en prit possession militairement. Le 24 janvier, Bréda et Berg-op-Zoom furent occupées par deux brigades françaises. Les autorités hollandaises protestèrent vainement; quelques jours après, les autres places furent également occupées et on exigea le serment de fidélité à l'empereur. Les Hollandais le refusèrent partout, bravant les menaces et les mauvais traitements. Les journaux français ne tarissaient pas en invectives contre la Hollande, en reproches adressés au roi. Ce dernier fit un message au Corps législatif de Hollande, pour lui exprimer son chagrin et sa position. Voici ce document, daté de Paris, 1e février 1810.

Le roi de Hollande, au Corps législatif.

Messieurs, j'ai été trompé dans mon attente de revenir avant le 1er janvier; par les pièces ci-jointes du Moniteur d'hier (c'est celui du 31 janvier, et les pièces se trouvent dans la Gazette royale des 5 et 6 février, no 31-32), vous verrez que l'issue des affaires est subordonnée à la conduite que tiendra le gouvernement anglais.

Le chagrin que j'ai ressenti a été bien augmenté par la fausse accusation que l'on nous a faite, d'avoir trahi la cause commune, c'est-à-dire de n'avoir pas fidèlement rempli nos engagements; et je vous écris ceci pour diminuer l'impression qu'une accusation si injuste et si criante fera naître dans vos cœurs et dans ceux de tous les véritables Hollandais.

Tandis que pendant les quatre années qui se sont écoulées depuis le commencement de mon règne, la nation entière, et vous surtout, appelés à veiller à ses intérêts, avez supporté avec peine et patience l'augmentation des impositions, le redoublement de la dette publique tout aussi bien que les préparatifs de guerre beaucoup trop grands en proportion de la population et de la situation du royaume, nous pensions peu qu'on nous accuserait d'avoir trahi nos devoirs et de n'avoir pas assez fait; et cela dans un moment où la situation des affaires sur mer nous opprimait plus que tous les autres pays ensemble, et que pour surcroît de malheur, nous avions encore à endurer un blocus du continent. C'est le sentiment intérieur de ceci qui doit, Messieurs, nous animer à la docilité, jusqu'au moment où la justice de S. M. l'empereur, mon frère, nous délivrera d'une accusation que nous sommes si loin de mériter.

Je ne puis encore calculer combien de temps je serai empêché de voir s'accomplir le premier et le plus ardent de mes souhaits: celui de retourner dans ma capitale et de me trouver au milieu de vous dans ces moments critiques. Quelque éloigné que soit ce moment, soyez assurés que rien ne sera en état de changer mon attachement pour la nation, mon zèle à travailler pour son intérêt, ni mon estime et ma confiance en vous.

Louis.

Vers la même époque, le gouvernement français essaya par la Hollande de faire une tentative auprès de l'Angleterre pour l'ouverture d'une négociation. Le ministre de France, M. de Champagny, duc de Cadore, après avoir assuré le roi Louis que l'empereur n'avait nulle envie de réunir la Hollande à l'empire, qu'il ne voulait pas même prendre le Brabant et la Zélande; que, loin de là, il augmenterait son royaume du grand-duché de Berg, ajoutant que s'il voulait faire preuve d'une obéissance aveugle aux volontés de Napoléon, tout changerait; que Napoléon, mécontent de la conduite de son frère, demandait pour première preuve que ce dernier était décidé à suivre désormais la politique de la France, de se prêter à un stratagème qui consistait à envoyer quelqu'un en Angleterre pour voir si l'appréhension de la réunion de la Hollande ne déterminerait pas cette puissance à entrer en pourparlers pour la paix. Alors M. de Champagny mit sous les yeux du roi le modèle d'une lettre que Louis devait écrire à un de ses ministres. Louis rejeta d'abord avec indignation cette rédaction, parce qu'on lui faisait dire qu'il était convaincu de la nécessité de la réunion, puis sur les instances qu'on fit auprès de lui, sur l'assurance qu'on lui donna que tout cela n'avait d'autre but que de faire bien comprendre aux Anglais l'imminence d'une réunion, il se décida à rédiger dans ce sens une lettre à ses ministres.

Nous allons donner toutes les pièces, tous les documents relatifs à cette haute comédie politique imaginée par Napoléon et dans laquelle le roi Louis, alors sous l'entière dépendance de l'empereur à Paris, fui contraint, bien malgré lui, de prendre un rôle. Comme nous venons de le dire, le tout-puissant souverain de la France, à l'apogée de son pouvoir et désireux de la paix maritime, crut, au moyen d'une mise en scène habile, en faisant craindre au gouvernement britannique une réunion prochaine de la Hollande à son vaste empire, arriver à l'ouverture de négociations pour la cessation de la guerre. Louis rédigea un projet de lettre destiné à ses ministres en Hollande, lesquels devaient se réunir pour élaborer une sorte de procès-verbal à expédier au président du conseil en Angleterre, sir Arthur Wellesley, afin de prévenir le gouvernement du danger qui menaçait les Îles britanniques si l'empereur Napoléon donnait suite au projet qu'il semblait prêt à exécuter, de réunir la Hollande à ses états et d'en faire un département français. En effet, cela doublait la puissance maritime de l'empire. Or, rien ne pouvait empêcher cette réunion si Napoléon l'ordonnait. L'indépendance de la Hollande ne pouvait être indifférente pour l'Angleterre, et dans ces conditions une paix maritime pouvait être avantageuse pour la France, pour la Hollande, et pour l'Angleterre elle-même. Telle était l'opinion de l'empereur.

Le 9 janvier, le roi Louis écrivit donc de Paris la lettre ci-dessous.

Louis à ses ministres.

Messieurs,

Depuis six semaines que je suis auprès de l'empereur, mon frère, je me suis constamment occupé des affaires du royaume. Si j'ai pu effacer quelques impressions défavorables ou du moins les modifier, je dois avouer que je n'ai pu réussir à concilier dans son esprit l'existence et l'indépendance du royaume avec la réussite et le succès du système continental, et en particulier de la France contre l'Angleterre. Je me suis assuré que la France est fermement décidée à réunir la Hollande malgré toutes les considérations, et qu'elle est convaincue que son indépendance ne peut plus se prolonger si la guerre maritime continue. Dans cette cruelle certitude, il ne nous reste qu'un espoir, c'est celui que la paix maritime se négocie; cela seul peut détourner le péril imminent qui nous menace. On propose la cession du Brabant et de la Zélande, de fournir 14 vaisseaux et 25,000 hommes, et j'ai la certitude que même après cela le reste de la Hollande serait bientôt demandé. Ainsi l'intention claire et formelle de la France est de tout sacrifier pour acquérir la Hollande et augmenter par là, quelque chose qui doive lui en coûter, les moyens maritimes à opposer à l'Angleterre. Je suis obligé de convenir que l'Angleterre aurait tout à craindre d'une pareille augmentation de côtes et de marine pour la France. Il est donc possible que leur intérêt porte les Anglais à éviter un coup qui peut leur être aussi funeste. Faites donc en sorte, de vous-mêmes, sans que j'y sois nullement mentionné, que le ministère anglais soit prévenu du danger imminent de votre pays. Mais il n'y a pas de temps à perdre. Envoyez de suite quelqu'un du commerce, sur et discret, en Angleterre, et envoyez-le-moi de suite dès qu'il sera de retour. Faites-moi savoir l'époque à laquelle il pourra l'être, car nous n'avons pas de temps à perdre, il ne nous reste plus que peu de jours. Deux corps de la grande armée marchent sur le royaume. Le maréchal Oudinot vient de partir pour en prendre le commandement. Faites-moi savoir ce que vous aurez fait en conséquence de cette lettre et quel jour je pourrai avoir la réponse de l'Angleterre.

Sur ce, Messieurs, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Projet de lettre jointe à celle du roi, et devant être adressée au marquis de Wellesley:

Quelque étrange que puisse paraître la démarche d'une nation qui, pour se sauver d'un péril imminent qui la menace, croit ne trouver d'autre moyen de salut qu'en s'adressant à la puissance même avec laquelle cette même nation se trouve en état de guerre ouverte, tel est cependant le résultat des circonstances qui ont amené l'état actuel des choses sur le continent, que cette démarche extraordinaire est devenue indispensable pour ceux qui, pendant l'absence de leur souverain, composent le gouvernement de Hollande.

Si d'une part ce n'est pas sans peine (pourquoi le déguiserions-nous?) que nous nous voyons réduits à une démarche à laquelle aucune autre considération que celle de la perte de notre existence politique n'aurait été capable de nous engager; d'un autre côté, ce n'est que dans la conviction la plus intime d'agir conformément au plus sacré des devoirs politiques que nous devons croire pouvoir nous y déterminer et passer sur toutes les raisons qui ont pu nous arrêter un instant, au risque même de voir notre conduite désavouée, pour ne pas dire davantage, par le monarque même dont la conservation en fait un des principaux motifs, mais dont l'urgence du danger ne nous a point permis de demander l'approbation.

En effet, M. le marquis, il ne s'agit dans ce moment de rien moins que la Hollande soit rayée de la liste des nations et d'en faire une province de la France.

Depuis longtemps, un orage nous menaçait, et le roi, convaincu que le seul moyen de l'écarter était une entrevue avec son auguste frère, n'a pas hésité un seul instant de se rendre auprès de lui, lorsqu'il voyait toute autre tentative inutile. Mais quelqu'aient été les efforts qu'il a employés, les sacrifices auxquels il a voulu se résigner, rien n'a été capable de concilier dans l'esprit de l'empereur Napoléon l'existence et l'indépendance de la Hollande avec la réussite du système continental.

Les nouvelles informations officielles qui nous sont transmises de Paris nous assurent que la France est fermement décidée à réunir la Hollande, et que l'époque de ce grand événement n'est éloignée que de quelques jours. Déjà, le maréchal destiné à l'exécution de ce plan, vient de partir. Déjà l'armée sous ses ordres paraît s'approcher de nos frontières, sans qu'aucune instance de notre part soit capable d'en arrêter les progrès. Dans cette cruelle certitude, un seul espoir nous reste, c'est celui d'une prompte négociation de paix entre la France et l'Angleterre. Cela seul peut détourner le péril qui nous menace, et sans la réussite de ces négociations, c'en est fait de l'existence politique de la Hollande, qui, une fois perdue, ne saurait lui être rendue sans un bouleversement total de l'ordre actuel des choses sur le continent, circonstance à laquelle il nous paraît aussi difficile de croire qu'impolitique de la désirer. Il est possible que nous nous faisions illusion, mais l'expérience du passé nous engage à croire que toutes les puissances, surtout l'Angleterre, sont intéressées à la conservation de notre existence politique et à ne négliger aucun moyen convenable pour parer le coup qui nous menace. La Hollande, puissance indépendante, ne pourra jamais porter le moindre ombrage à la grande force à laquelle l'Angleterre a su s'élever; réunie au contraire à la France, et les grandes forces qu'elle possède encore mises à la disposition du monarque qui gouverne ce vaste empire, et dont Votre Excellence est trop juste elle-même pour ne pas reconnaître le génie transcendant, la Hollande pourra donner indubitablement à la France les moyens de prolonger encore bien longtemps une lutte qui a déjà trop duré pour le malheur des nations.

Ce n'est pas tout: l'indépendance même de l'Angleterrre dans ses relations directes avec le continent nous paraît menacée pour toujours du moment que la Hollande sera irrévocablement réunie à la France, et l'Angleterre par conséquent réduite à l'alternative de ne cultiver ses relations que par des voies longues et détournées ou de se soumettre à tous les inconvénients que pourra éprouver son commerce, en prenant par les états de la puissance la plus prépondérante du continent.

Pardonnez, M. le marquis, notre zèle nous emporte trop loin, mais nous croyons qu'il est d'un intérêt si majeur pour l'Angleterre de ne point voir la Hollande devenir province française, que nous osons demander en considération sérieuse à Votre Excellence de contribuer, pour tout ce qui dépend d'elle, à prévenir ce désastre par une prompte ouverture de négociations de paix. Nous sentons qu'une pareille démarche peut paraître au premier abord contraire à la juste fierté du gouvernement anglais, mais lorsque nous considérons que la première base sur laquelle reposeront ces ouvertures serait d'exiger formellement que tout restât relativement à la Hollande sur le pied actuel, nous pensons, au contraire, que bien loin de blesser la fierté de votre gouvernement, des ouvertures de paix de sa part ne sauraient que lui être glorieuses.

Voilà ce que le désir de notre conservation nous a suggéré de soumettre immédiatement à Votre Excellence. Nous aurions pu sans doute nous étendre davantage, si nous n'eussions craint de faire tort à sa pénétration, en entrant dans des développements ultérieurs.

Au cas où Votre Excellence penserait que ce que nous avons dit mérite quelque attention du gouvernement anglais, qu'elle veuille bien se persuader qu'il n'y a pas de temps à perdre, chaque instant est infiniment précieux.

Nous terminerons cette lettre par l'expression de l'espoir que nous aurons pour opérer auprès de Votre Excellence la même conviction qui réside auprès de nous à l'égard du contenu.

Cela étant, nous aimons à nous flatter du plus heureux succès, la sagesse connue de Votre Excellence nous est le sûr garant qu'elle saura trouver les moyens de conduire l'important ouvrage dont il s'agit à une fin heureuse. Et après une gloire militaire acquise à si juste titre, quelle ne serait pas la satisfaction pour Votre Excellence elle-même de voir pendant son ministère actuel luire le jour heureux à l'humanité souffrante, dont la justice ne saurait manquer de reconnaître en elle un des grands hommes d'état auxquels il était réservé de réaliser l'espoir des nations.

L'empereur, peu satisfait de ce projet de lettre, écrivit à ce sujet le lendemain, 17 janvier, au duc de Cadore:

Monsieur le duc de Cadore, vous trouverez ci-joint une lettre du roi de Hollande avec un projet de dépêches au ministre des affaires étrangères d'Angleterre. Vous ferez connaître au roi que je n'approuve point ce projet de dépêche, et que je n'approuve point non plus qu'il retourne en Hollande. Cela serait contraire aux circonstances actuelles. Mes troupes ont déjà reçu l'ordre de se diriger sur Dusseldorf et d'entrer en Hollande. Je vous envoie ci-joint trois pièces: 1o un projet de note que vous remettrez à M. de Roëll, le ministre des affaires étrangères de Hollande; 2o un projet de procès-verbal d'une séance du conseil de Hollande; 3o un projet de lettre du président de ce conseil au président du conseil d'Angleterre.

L'empereur attachait une telle importance à cette affaire, que lui-même fît écrire, sous sa dictée, la note ci-dessous:

Note dictée par l'empereur et sans date.

Je pense qu'il est convenable que quinze ou vingt des plus notables de la nation hollandaise se rendent à Paris. Là, on leur fera connaître la situation des choses et la volonté où je suis de réunir leur pays, en leur disant tout ce que j'ai fait pour leur bien-être.

Si la guerre maritime dure encore, l'indépendance de leur pays est impossible, mais que l'empereur demande que cette démarche soit faite, pour faire connaître la position de la Hollande au gouvernement anglais. Enfin, si on veut faire la paix ou plus tôt ou plus tard, la paix se fera. En la faisant aujourd'hui, la Hollande conservera son indépendance.

Cette démarche aussi peut frapper Londres, et mettre dans l'embarras les ministres anglais.

Que le Corps législatif fasse faire des démarches en Angleterre pour faire connaître que la paix peut conserver l'indépendance de la Hollande.

Il faut pour cela que le discours soit fait de façon à prouver que la Hollande sent l'impossibilité de conserver son indépendance si la guerre dure. La réunion du Brabant est indifférente à l'Angleterre.

Causer de cela avec le ministre des affaires étrangères et l'ambassadeur, et voir le parti à prendre.

Que la Hollande se donnera franchement à la France si on ne fait rien avec l'Angleterre.

Alors le duc de Cadore fît rédiger un second projet, qui, revu avec beaucoup de soin et corrigé de la main de l'empereur, fut envoyé de Paris à MM. Van der Heim, Mollerus et autres ministres de Hollande.

Voici ce document:

Projet de procès-verbal.

Que si l'Angleterre connaissait le sort qui menace la Hollande, ce pourrait être pour la Grande-Bretagne une occasion de se relâcher de ses mesures et d'ouvrir au moins une négociation provisoire par laquelle la France serait engagée à renoncer aux décrets de Berlin et de Milan, et l'Angleterre à ses ordres du conseil et à ses prétentions relatives aux droits de blocus; et que ce simple arrangement rendant à la guerre le caractère qu'elle avait il y a trois ans, la Hollande pourrait en conséquence exister comme elle existait alors, en commerçant avec les neutres, sans nuire aux intérêts du continent: que les Anglais jugeraient peut-être que le moment est favorable pour entamer les négociations d'une paix qui serait utile à l'Angleterre, Sa Majesté assurant l'indépendance d'une nation dont le voisinage lui est si avantageux, et qui est la plus directe et la plus courte communication avec le continent; que dans ces circonstances il est évident que des négociations de paix ou du moins des arrangements provisoires peuvent seuls conserver à la Hollande son existence politique, et qu'en conséquence il sera envoyé le plus promptement possible auprès du gouvernement anglais un agent secret chargé de lui faire connaître la situation de la Hollande, et de lui communiquer la note du ministre des relations étrangères de France et le présent procès-verbal. Que si l'Angleterre ne consentait pas à profiter de cette circonstance pour faire des ouvertures de paix, elle pourrait, du moins, rétablir les choses telles qu'elles étaient avant les ordres du conseil et s'entendre pour une négociation relative à l'échange des prisonniers de guerre; et que par là elle rendrait à la guerre actuelle le caractère d'une guerre ordinaire, et éviterait les malheurs qui menacent la Hollande. Que si, au contraire, l'Angleterre est inaccessible à ces considérations, la nation hollandaise n'aura pas d'autre parti que de se soumettre avec dévouement au grand homme qui veut la réunir à son empire, en lui laissant son organisation intérieure et en ouvrant à son commerce tout le continent européen.

Quelques députés au Corps législatif et autres personnes notables pourront être convoqués à ce conseil et signer ce procès-verbal.

Le roi Louis, qui avait voulu d'abord décliner toute participation dans ce projet et refuser un rôle dans cette haute comédie politique, circonvenu, avait fini par se rendre, comme on l'aura vu, et était devenu l'âme de l'affaire. Il fit passer en Hollande le projet de lettre ci-dessous, à joindre avec les dépêches à expédier en Angleterre.

Projet de lettre que le président du conseil des ministres de Hollande devra écrire au président du conseil d'Angleterre:

J'ai l'honneur de vous envoyer une note du ministre des affaires étrangères de France, ainsi que le procès-verbal d'une séance du conseil tenu en conséquence. Votre Excellence reconnaîtra trop bien par le but de ma démarche, pour que j'aie besoin de lui dire à quel point l'indépendance de la Hollande est menacée; et elle sait combien la réunion de la Hollande à la France serait funeste pour l'Angleterre. Les résolutions de l'empereur ne peuvent être détournées que par un traité de paix, où l'on mettrait pour condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à l'égard de la Hollande; où, par une négociation provisoire relative à l'échange des prisonniers de guerre, et à la suppression des décrets de Berlin et de Milan, et des ordres du conseil d'Angleterre, l'on mettrait également pour condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à l'égard de la Hollande. Si les deux puissances ne voulaient pas s'entendre pour rendre la paix et le bonheur à l'humanité, elles pourraient, du moins, par un arrangement, établir des principes sur le commerce des neutres et l'échange des prisonniers, ce qui ôterait à la guerre ce caractère farouche et désespéré qu'elle a pris depuis quelques années: arrangement d'autant plus avantageux pour l'Angleterre qu'il sauverait l'indépendance de la nation hollandaise. Mais si tant de considérations d'humanité et de politique ne peuvent rien sur le gouvernement britannique, il ne nous restera qu'à nous rallier de bonne foi au grand empereur qui veut nous admettre dans son empire, et reconnaître que les actes qu'il fait contre notre indépendance ne sont point le résultat du caprice et de l'ambition, mais celui de l'inflexible nécessité.

Il me reste à vous prier de ne donner aucune communication de cette lettre, afin qu'elle ne parvienne pas aux oreilles de notre souverain. J'espère, lorsque j'aurai reçu la réponse de Votre Excellence, lui faire agréer la démarche que je fais dans ce moment. Sa Majesté reconnaîtra la pureté de mes motifs, mais encore est-il convenable qu'elle ne l'apprenne pas par d'autre que moi-même.

Enfin, le 24 janvier 1810, un troisième projet de note fut remis au baron de Roëll. L'empereur avait revu avec soin cette note, dont l'original porte des corrections de sa main. Voici ce dernier projet qui fut confié à un Hollandais, M. Labouchère, et porté par lui à Londres:

24 janvier 1810.

Le soussigné, ministre des relations extérieures de France, est chargé de faire connaître à Son Excellence M. le baron de Roëll, ministre des affaires étrangères de Hollande, la détermination à laquelle la situation actuelle de l'Europe oblige Sa Majesté impériale. Si cette détermination est de nature à contrarier les vœux d'une partie de la nation hollandaise, si elle afflige le cœur de son roi, l'empereur en est fâché sans doute, et ne le prend qu'avec regret, mais l'impitoyable destinée qui préside aux affaires de ce monde et qui veut que les hommes soient entraînés par les événements, oblige Sa Majesté de suivre d'un pas ferme les mesures dont la nécessité lui est démontrée, sans se laisser détourner par des considérations secondaires.

Sa Majesté impériale, en plaçant un de ses frères sur le trône de Hollande, n'avait pas prévu que l'Angleterre oserait proclamer ouvertement le principe d'une guerre perpétuelle, et que, pour la soutenir, elle adopterait pour base de sa législation les monstrueux principes qui ont dicté ses ordres du conseil de novembre 1807. Jusqu'alors son droit maritime était sans doute combattu par la France et repoussé par les neutres; mais enfin il n'excluait pas toute navigation et laissait encore une sorte d'indépendance aux nations maritimes. Il y avait peu d'inconvénient pour la cause commune à ce que la Hollande commerçât avec l'Angleterre, soit par l'entremise des neutres, soit en employant leur pavillon. Marseille, Bordeaux et Anvers jouissaient du même avantage. L'Angleterre avait encore à ménager les Américains, les Russes, les Prussiens, les Suédois, les Danois, et ces nations formaient une sorte de lien entre les puissances belligérantes.

La quatrième coalition a détruit cet état de chose. L'Angleterre, parvenue à réunir contre la France la Russie, la Prusse et la Suède, ne s'est plus vue obligée à tant de ménagements; c'est alors qu'abusant et des mots et des choses, elle a élevé la prétention de faire taire et disparaître tous les droits des neutres devant un simple décret de blocus. L'empereur s'est vu forcé d'user de représailles, et, à son arrivée à Berlin, il a répondu au blocus de la France par la déclaration du blocus des Îles britanniques. Les neutres et surtout les Américains demandèrent des explications sur cette mesure. Il leur fut répondu que, quoique l'absurde système de bloquer un état tout entier fut une usurpation intolérable, l'empereur se bornerait à arrêter sur le continent le commerce des Anglais; que le pavillon neutre serait respecté sur mer; que ses bâtiments de guerre et ses corsaires ne troubleraient point la navigation des neutres, le décret ne devant avoir d'exécution que sur terre. Mais cette exécution même, qui obligeait de fermer les ports de la Hollande au commerce anglais, blessait les intérêts mercantiles du peuple hollandais et contrariait ses anciennes habitudes. Première source de l'opposition secrète qui commença d'exister entre la France d'un côté, et de l'autre le roi et la nation hollandaise. Dès lors Sa Majesté entrevit avec peine que le moyen qu'elle avait choisi entre des partis extrêmes, pour concilier l'indépendance de la Hollande avec les intérêts de la France, ne remédierait à rien et qu'il faudrait un jour étendre les lois françaises aux débouchés de la Hollande et réunir ce royaume à l'empire. La paix de Tilsitt eut lieu. L'empereur de Russie, provoqué par les outrages que l'Angleterre avait faits à son pavillon pendant qu'il combattait pour elle, et indigné de l'horrible attentat de Copenhague, fit cause commune avec la France.

La France espéra alors que l'Angleterre verrait désormais l'inutilité d'une plus longue lutte et qu'elle entendrait à des paroles d'accommodement; mais ces espérances s'évanouirent bientôt. En même temps qu'elles s'évanouissaient, l'Angleterre, comme si l'expédition de Copenhague lui eût ôté toute pudeur et eût brisé tous les freins, mettait ses projets à découvert et publiait ses ordres du conseil de novembre 1807, acte tyrannique et arbitraire qui a indigné l'Europe. Par cet acte, l'Angleterre réglait ce que pourraient transporter les bâtiments des nations étrangères, leur imposait l'obligation de relâcher dans ses ports, avant de se rendre à leur destination, et les assujettissait à lui payer un impôt. Ainsi, elle se rendait maîtresse de la navigation universelle, ne reconnaissait plus aucune nation maritime comme indépendante, rendait tous les peuples ses tributaires, les assujettissait à ses lois, ne leur permettait de commercer que pour son profit, fondait ses revenus sur l'industrie des nations et sur les produits de leur territoire, et se déclarait la souveraine de l'Océan, dont elle disposait comme chaque gouvernement dispose des rivières qui sont sous sa domination.

À l'aspect de cette législation, qui n'était autre chose que la proclamation de la souveraineté universelle, et qui étendait sur tout le globe la juridiction du Parlement britannique, l'empereur sentit qu'il était obligé de prendre un parti extrême et qu'il fallait tout employer plutôt que de laisser le monde se courber sous le joug qui lui était imposé. Il rendit son décret de Milan, qui déclare dénationalisés les bâtiments qui ont payé le tribut à l'Angleterre qui était imposé. Les Américains, menacés de nouveau de se trouver soumis au joug de l'Angleterre, et de perdre leur indépendance si glorieusement acquise, mirent un embargo général sur tous leurs bâtiments et renoncèrent à toute navigation et à tout commerce, sacrifiant ainsi l'intérêt du moment à l'intérêt de tous les temps, la conservation de leur indépendance.

Le succès des vues de l'empereur dépendait surtout de l'exécution universelle et sans exception de ses décrets. La Hollande a été un obstacle à cette exécution. Elle ne s'est soumise qu'en apparence à ces décrets. Elle a continué de faire le commerce interlope avec l'Angleterre. De fréquentes représentations ont été faites au gouvernement hollandais; elles ont été suivies de mesures de rigueur qui attestaient le mécontentement de l'empereur. Deux fois les douanes françaises ont élevé une barrière entre la France et la Hollande. L'empereur voulait tout tenter avant de se résoudre à détruire l'indépendance d'une nation qu'il avait protégée et favorisée, en lui donnant pour souverain un prince de son sang. Il a cherché à épuiser tous les moyens de conciliation, afin de pouvoir se rendre ce témoignage qu'il ne cédait qu'à l'impérieuse nécessité.

Le moment est venu de prendre un parti. Déjà l'empereur a fait connaître à la nation française, à l'Europe, la nécessité d'apporter quelques changements à la situation de la Hollande, puisque la nation hollandaise, loin d'avoir le patriotisme dont les Américains ont fait preuve, ne paraît guidée que par une politique purement mercantile et l'intérêt du moment présent. C'est de la part de l'empereur une résolution inébranlable que de n'ouvrir jamais ses barrières au commerce de la Hollande; il croirait les ouvrir au commerce anglais. La Hollande peut-elle donc exister dans cet état d'isolement, séparée du continent et cependant en guerre avec l'Angleterre?

D'un autre côté, l'empereur la voit sans moyens de guerre et presque sans ressources pour sa propre défense. Elle est sans marine, les seize vaisseaux qu'elle devait fournir ont été désarmés. Elle est sans armée de terre. Lors de la dernière expédition des Anglais, l'île de Walcheren, Bath et le Sud-Beveland n'ont opposé aucune résistance. Sans armée, sans douane, on pourrait presque dire sans amis et sans alliés, la nation hollandaise peut-elle exister? Une réunion de commerçants, uniquement animée par l'intérêt de leur commerce, peut former une utile et respectable compagnie, mais non une nation. L'empereur est donc forcé de réunir la Hollande à la France, et de placer ses douanes à l'embouchure de ses rivières. Laisser les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut à la Hollande, n'est-ce pas les livrer au commerce anglais, et ces grands fleuves ne sont-ils pas les artères de la France, comme la Hollande est une alluvion de son territoire?

Sans les ordres du conseil de novembre 1809, la France se serait plu à maintenir l'indépendance de la Hollande, parce qu'elle était compatible avec la sienne; mais depuis lors, rien de ce qui favorise le commerce anglais n'est compatible avec la souveraineté et l'indépendance des puissances du continent.

Sa Majesté désire la paix avec l'Angleterre. Elle a fait à Tilsitt des démarches pour y parvenir, elles ont été sans résultat. Celles qu'il avait concertées avec son allié à Erfurth, l'empereur de Russie, n'ont pas eu plus de succès. La guerre sera donc longue, puisque toutes les démarches tentées pour arriver à la paix ont été inutiles. La proposition même d'envoyer des commissaires à Morlaix pour traiter de l'échange des prisonniers, quoique provoquée par l'Angleterre, est restée sans effet, lorsqu'on a craint qu'elle pût amener un rapprochement.

L'Angleterre, en s'arrogeant par ses ordres du conseil de 1807 la souveraineté universelle, et en adoptant le principe d'une guerre perpétuelle, a tout brisé et a rendu légitimes tous les moyens de repousser ses prétentions. Par sa réunion avec la France, la Hollande s'ouvrira le commerce du continent, et ce commerce utile à la cause commune deviendra une source de richesses pour ses industrieux habitants.

Deux voies se présentent pour opérer cette réunion: la négociation ou la guerre. L'empereur désire s'entendre avec la nation hollandaise, lui conserver ses privilèges et tout ce qui, dans son mode d'existence, serait compatible avec les principes qu'il a constamment soutenus, et ne pas être réduit à fonder son droit sur les plus légitimes de tous: la nécessité et la conquête.

En exécution des ordres du roi Louis, les ministres du gouvernement hollandais envoyèrent M. Labouchère à Londres, avec mission de faire connaître au ministère britannique l'état des choses, de lui faire envisager combien il serait avantageux à l'Angleterre que la Hollande ne fût pas réunie à la France, enfin de l'engager à entrer en négociation pour une paix générale.

M. Labouchère, riche et honorable commerçant très connu et très estimé à Londres, devait envoyer le récit détaillé de ses démarches, des réponses qui lui seraient faites, et revenir en Hollande avant de se rendre à Paris près du roi. Les instructions données à M. Labouchère sont libellées en date du 1er février. Le 12 du même mois, sir Arthur Wellesley répondit: que l'Angleterre compatissait aux maux de la Hollande, que la mission de M. Labouchère n'était pas de nature à donner lieu à aucune observation sur une paix générale; que la France n'avait encore manifesté aucun symptôme, ou d'une disposition à la paix ou d'une tendance à se départir de ses prétentions, prétentions qui jusqu'alors avaient rendu nulle la volonté si bonne du gouvernement de la Grande-Bretagne pour mettre fin à la guerre.

En recevant cette réponse à Londres, M. Labouchère s'empressa de rendre compte au gouvernement hollandais de l'inutilité de ses démarches et de la persuasion où il était que toute tentative échouerait.

Ainsi se termina ce singulier épisode politique. On voulut essayer de le reprendre, et le 20 mars l'empereur écrivit à son frère de renvoyer à Londres M. Labouchère, non plus au nom du ministère hollandais, mais en son nom, avec une note non signée et non d'une écriture connue. Cette note, jointe à la lettre de l'empereur, se trouve à la page 319 du 20e volume de la correspondance de Napoléon Ier. Vers cette époque on répandit en Hollande le bruit de la mort du roi et de la régence de la reine. Ce bruit venait de ce que Louis, dont la santé était fort délabrée déjà, n'avait pu subir toutes les vexations auxquelles il avait été soumis sans tomber sérieusement malade. Il fut retenu assez longtemps au lit par une fièvre nerveuse. Tous les souverains et les princes alors à Paris s'empressèrent de le venir voir. Napoléon seul s'en abstint quelque temps. Il parut enfin un beau matin, brusquement, en se rendant à la chasse. La conversation des deux frères fut assez amicale. Ni l'un ni l'autre n'aborda la question des grands intérêts politiques. Pendant la maladie du roi, les troupes françaises continuaient à s'approcher d'Amsterdam. Louis trouva moyen d'envoyer encore des ordres formels pour qu'on mît cette capitale dans le plus imposant état de défense[62]. Une fois à peu près rétabli, il voulut s'assurer par lui-même s'il était encore prisonnier en France. Il se rendit à son château de Saint-Leu. Le doute ne lui fut pas permis. On n'avait pas encore arraché à ce malheureux prince toutes les concessions que l'on désirait. On ne tarda pas à lui faire à cet égard des ouvertures qu'il commença par repousser, comme d'habitude, et puis qu'il finit par écouter, attendu qu'il ne pouvait faire autrement sans mettre dans le plus grand péril l'indépendance de la Hollande. Or, Louis espérait toujours que de la force du mal naîtrait le bien, que les mesures du blocus poussées à l'extrême amèneraient une paix maritime, que lors de cette paix la Hollande pourrait sortir de ses ruines. Il voulait donc gagner du temps pour atteindre à cette paix. La question la plus importante, à ses yeux, c'était de faire vivre de la vie politique, et à l'état de nation, un royaume à qui la France enlevait chaque jour un lambeau. Pour maintenir les Hollandais sur le tableau des puissances européennes, le roi consentit à tout ce qu'on voulut, à l'exception de la conscription, coutume qui répugnait par trop à son peuple, et de l'imposition sur la rente, mesure qu'il considérait comme équivalente à une banqueroute. Interdiction de tout commerce et de toute communication avec l'Angleterre, mise sur pied, entretien d'une flotte considérable, d'une armée de terre de 25,000 soldats, suppression de la dignité du maréchalat, destruction de tous les privilèges de la noblesse contraires à la constitution donnée par l'empereur, tout fut accordé.

Le 24 février 1810, avait paru au Journal officiel un article virulent contre la Hollande. Le roi en fut très affecté et chargea Werhuell d'en parler au duc de Cadore, et de prier ce dernier de demander à l'empereur de faire connaître ses intentions pour que le gouvernement hollandais accédât à ses désirs, si la chose était possible. Werhuell écrivit dans ce sens au duc de Cadore, et dès le lendemain le roi Louis reçut de son frère un projet de traité.

En marge de ce traité le roi Louis écrivit: «Je consentirai à tous les sacrifices que l'empereur exigera, pourvu que je puisse tenir les engagements que je contracterai; pourvu encore que le reste de la Hollande puisse exister, et surtout si ces sacrifices ôtent tout sujet de mécontentement de la part de mon frère et me donnent la possibilité de regagner son amitié et sa bienveillance; et c'est par cette raison que je désirerais qu'on omît des considérants ces mots: différents survenus entre eux. Je n'ai pas d'autre différent que la peine de voir l'empereur et mon frère fâché contre moi.»

Ce traité se composait de 15 articles, pour quelques-uns desquels le roi demanda des modifications. Il proposa ensuite neuf articles additionnels. L'empereur consentit à quelques-unes des modifications proposées par son frère et rejeta les autres.

Daté du 16 mars, ce traité contenait en outre les quatre articles secrets suivants:

1o Le roi ne s'oppose pas à ce que le corps de 18,000 hommes du deuxième article soit commandé par un général nommé par l'empereur.

2o Il consent à ce que les bâtiments chargés de contrebande qui arriveraient dans les rades de Hollande y soient arrêtés et déclarés de bonne prise, et toutes les marchandises anglaises et coloniales confisquées, sans égard à aucune déclaration.

3o Qu'il est dans le projet du roi d'éloigner de sa personne les ministres qui ont eu l'intention de défendre Amsterdam, et n'ont pas craint de provoquer la colère de la France. Sa Majesté veillera à ce que dans aucun discours ou publication quelconque il n'y ait rien qui tende à favoriser les sentiments haineux de la faction anglaise contre la France.

4o Sa Majesté s'engage à cesser insensiblement d'entretenir des ministres en Russie et en Autriche, de manière à ce que cette mesure ne soit pas un sujet de remarque et que les cours ne puissent s'en formaliser.

Après être tombé d'accord sur le traité avec son frère, le roi Louis envoya à ses ministres en Hollande la lettre ci-dessous, qui fut lue en séance du Conseil d'état, en présence de tous les membres du cabinet, par le vice-président du Conseil.

Paris, 21 février 1810.

Le roi au Conseil d'état.

Quoique le troisième mois après mon départ tire déjà à sa fin, il n'y a encore rien de décidé au sujet de l'état de nos affaires. Je ne puis cependant mieux employer le premier moment de ma guérison qu'en vous renouvelant l'assurance que j'emploierai continuellement tous les moyens possibles pour conserver l'existence de ce royaume. Il ne faut pas le feindre, ceci nous coûtera des sacrifices grands et pénibles; mais s'il y a seulement une lueur de possibilité qui nous assure la continuation de l'existence de la Hollande après tout ce qu'on exige d'elle, je n'hésiterai pas un moment de me reposer sur la magnanimité de l'empereur mon frère, dans l'espoir que les raisons de mécontentement une fois remédiées, nous obtiendrons le dédommagement que nous pouvons prétendre à si bon droit et dont nous aurons besoin plus que jamais.

Mon intention, en me conformant à tout ce que l'empereur, mon frère, exigera de nous, est de lui montrer que nous avons beaucoup d'ennemis, que nous sommes la victime du vice, de viles passions et d'intérêts; mais que nous n'avons cessé de continuer toujours d'admirer l'empereur et de nous comporter comme des amis et des alliés fidèles de la France, et éprouvés par mille sacrifices. Si, comme j'ai raison de me flatter, je puis réussir dans mes intentions réelles, le reste suivra de soi-même, tandis que ce doit être l'intérêt et le désir de la France de protéger et d'agrandir la puissance de ses amis, au lieu d'y apporter atteinte. Je vous invite ainsi de réunir tous vos efforts pour prévenir les émigrations dans les pays étrangers ou autres démarches désespérées et d'animer la nation à attendre, avec la modération qui fait le fond de son caractère, et convient à sa juste cause, le décret que l'empereur donnera pour notre sort. Il ne m'est pas inconnu tout ce que chacun souffre. J'ai fait pour plaider notre cause tout ce qui était en mon pouvoir; ni la perte de mon temps, ni la mauvaise réussite de mes peines n'ont pu me décourager, aussi ai-je tout espoir d'espérer que si nous pouvons faire un arrangement qui n'exclue pas entièrement la possibilité de notre existence, la Hollande pourra encore échapper à cette tempête, surtout si après tout cela il ne reste, non seulement aucun sujet de mécontentement, mais aucun prétexte de mésentendu ou de mécontentement, et c'est à quoi je tâche de faire aboutir tous mes efforts.

Votre roi,
Louis.

Cet acte, connu du maréchal Oudinot, fut envoyé par lui au major général, le 3 mars, de Bois-le-Duc, avec la lettre suivante:

Monseigneur, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence copie de deux lettres[63] du roi de Hollande, au Corps législatif et au Conseil d'état de son royaume. En lisant ces lettres, Votre Excellence ne sera point surprise des obstacles que l'on m'oppose et des espérances des Hollandais. Il n'est pas douteux qu'outre ces lettres, le roi n'envoie des ordres secrets pour qu'il soit pris des mesures qui reculent le moment de notre entrée en Hollande, et pour que les magistrats se refusent à tout ce qui aura l'air de prise de possession.

La tranquillité continue de régner dans le Brabant, mais le pays n'est pas riche; il a souffert par les inondations dans les années précédentes, et l'armée ne pourra guère y vivre qu'au jour le jour.

J'attends toujours une décision relativement au séquestre des caisses publiques et aux hussards hollandais qui sont à Bréda et dont le corps est en Espagne.

P.-S.—Je reçois à l'instant un rapport de M. le général Dessaix, qui m'annonce que quelques troupes hollandaises sont sur la rive droite du Wahal et ont ordre de ne laisser passer aucun militaire étranger.

Leurs hussards bordent la rive droite et paraissent destinés à observer nos mouvements, et à en donner la nouvelle.

J'ai ordonné que l'on mît en état le pont volant qui est à Nimègue; il peut porter 300 hommes à la fois.

Les eaux de la Meuse ont considérablement augmenté cette nuit et l'on ne peut communiquer que très difficilement avec Bommel et Gorcum.

Lorsque Napoléon eut obtenu tout ce qu'il désirait pour l'instant, la surveillance qui pesait sur le roi cessa par son ordre, et lui-même chercha à rétablir entre eux des rapports d'amitié. L'empereur lui témoigna même le désir qu'il fût jusqu'à Soissons au-devant de l'archiduchesse Marie-Louise, pour l'accompagner au château de Compiègne. Louis, dont la santé s'était un peu améliorée, se livra à quelques distractions et assista à une partie des fêtes qui eurent lieu à l'occasion du mariage de Napoléon, bien qu'il fût loin d'approuver le divorce, car il aimait beaucoup l'impératrice Joséphine. Arrivé à Compiègne le 24 mars, dans la matinée, le roi apprit bientôt que ses appartements étaient contigus à ceux de la reine Hortense. On semblait vouloir exiger un rapprochement qui n'était pas dans ses idées. Pour éviter toute discussion à cet égard, le 30 mars, deux jours après que l'empereur et l'impératrice furent au château, il donna ordre de préparer ses équipages pour son départ la nuit même. Un incendie, qui eut lieu au moment où il allait s'éloigner, le retint encore quelques jours. Enfin, le 8 avril, après une dernière entrevue avec son frère, entrevue dans laquelle Napoléon annonça à Louis que la reine le suivrait dans ses états avec le prince royal, le roi de Hollande put quitter la France. Il se dirigea sur Amsterdam par Aix-la-Chapelle, tandis que Hortense prit la route ordinaire. Le retour du roi causa la plus vive sensation dans tout le pays, surtout lorsqu'on sut que la reine allait arriver également. On adorait cette princesse et l'on espérait que la bonne intelligence ne serait plus troublée entre les deux époux. Hortense arriva en effet avec le prince royal; mais, par ordre de Louis, toutes les communications entre les appartements de cette princesse et les siens furent murées, la séparation de corps fut rendue ostensible, le roi même sembla prendre à tâche de prouver son éloignement pour la reine, en sorte que les courtisans ne savaient plus s'ils avaient tort ou raison, dans leur intérêt, d'aller rendre leurs hommages à Hortense. Cette contrainte ne dura pas longtemps, Hortense résolut de quitter la Hollande, mais son mari ne lui en laissa pas d'abord la possibilité. Il fit pour elle ce que l'empereur avait fait pour lui, tout récemment, à Paris. Ce ne fut que quelque temps après, en employant la ruse, après un court séjour au château de Lao, en laissant son fils qu'elle adorait, que la reine put s'échapper. On crut que le roi serait furieux en apprenant son départ ou plutôt sa fuite; il n'en fut rien. Il se montra très calme, ne parla pas d'Hortense, et ne quitta plus le jeune prince royal. En vertu du traité du 16 mars 1810 entre la France et la Hollande, traité imposé au roi, signé par Werhuell, et ratifié conditionnellement par Louis, qui avait ajouté de sa main: autant que possible, les troupes françaises, vers la fin d'avril, occupèrent Leyde et La Haye. D'autres troupes furent dirigées sur la Frise, et le duc de Reggio, commandant en chef, établit son quartier général à Utrecht. Il était clair qu'on voulait s'emparer du pays, mais qu'opposer aux volontés de Napoléon? la raison du plus fort n'est-elle pas toujours la meilleure? Le roi, indigné des usurpations d'autorité qui se renouvelaient sans cesse, se plaignit au maréchal. Ce dernier répondait en montrant les ordres de l'empereur[64].

Le 29 avril, Napoléon et la nouvelle impératrice se rendirent à Bruxelles, pour gagner de là les frontières enlevées à la Hollande et nouvellement annexées à la France. Louis quitta Amsterdam le 4 mai pour être le 5 à Anvers et les y recevoir. Sa visite faite, il repartit. Chacun voyait bien que sa couronne chancelait sur sa tête. Il n'était plus qu'un semblant de roi. Le maréchal exerçait, au nom de l'empereur, une puissance absolue. Napoléon écrivit à cette époque (20 mai)[65] une lettre tellement forte à son frère, que l'idée d'abdiquer ou de se défendre dans la capitale de ses états commença à germer en son âme. Un événement presque ridicule précipita la crise devenue imminente. Un cocher de l'ambassadeur de France eut une dispute suivie d'une rixe dans la rue près du palais de l'ambassade. M. de la Rochefoucauld jeta feu et flammes, demanda une réparation ostensible; l'empereur prétendit qu'on avait insulté son ambassadeur en insultant sa livrée, et prétexta de là pour écrire au roi une nouvelle et dernière lettre plus dure encore que la précédente, et qui se trouve également à la page 276 de l'ouvrage de M. Rocquain.

Le roi venait à peine de recevoir cette lettre, lorsqu'il apprit à son pavillon de Haarlem, où il se trouvait alors, que le duc de Reggio demandait l'occupation de la capitale et l'établissement de son quartier général à Amsterdam[66]. À cette foudroyante nouvelle, Louis, frémissant d'indignation, résolut de défendre sa capitale jusqu'à la dernière extrémité. Il comptait sur le peuple et sur l'armée, mais pour exécuter un semblable projet, il fallait d'abord inonder le pays, exposer les habitants à toutes les horreurs, et sans espoir de ne pas succomber un jour. Les ministres, les généraux furent d'un avis opposé au sien; lui-même, naturellement d'un caractère doux et bon, lorsqu'il envisagea froidement les conséquences de sa résolution extrême, sentit son cœur touché de compassion pour ses peuples. Il crut donc faire mieux en abdiquant en faveur de ses enfants, sous la régence de la reine, assistée d'un conseil de régence.

Je vais mettre, dit-il, l'empereur au pied du mur, et le forcer de prouver à la face de l'Europe et de la France le secret de sa politique envers la Hollande et envers moi, depuis cinq années. Je mets mon fils à ma place. Si toutes les querelles faites à moi et à mon gouvernement sont véritables, il reconnaîtra mon fils, qui lui laissera tous les moyens de faire tout ce qu'il veut relativement au commerce et à l'Angleterre, puisque, par la constitution du royaume, à mon défaut, la régence lui appartient de droit.

Si, au contraire, il profite de mon abdication pour s'emparer de la Hollande, il sera prouvé incontestablement aux yeux de tous les Français que toutes les accusations étaient des querelles d'Allemand, que c'était là où l'on en voulait venir; et du moins ni le droit de conquête, ni une cession, ni une soumission quelconque, ne donneront la moindre ombre de légalité à cette usurpation de la Hollande; je ne craindrai plus que l'on se serve de mon nom pour s'en emparer avec quelque apparence de droit.

Le roi rédigea ensuite de sa main un message au Corps législatif. Ce message était violent: c'était l'histoire des griefs de la Hollande contre la France. Il était de nature à exaspérer l'empereur, à nuire au pays, à la régence de son fils; toutes ces considérations l'engagèrent à en rédiger un autre. Il écrivit aussi son acte d'abdication et une proclamation au peuple. Dans son message à l'Assemblée législative, il laissa deviner qu'il abdiquait parce qu'il n'avait pu se défendre; dans son acte d'abdication, il eut la générosité de se laisser envisager comme le seul obstacle au bonheur de la Hollande; dans sa proclamation au peuple, il annonça l'entrée des Français à Amsterdam, en recommandant de voir en eux des amis. Pour éviter qu'on ne cherchât à s'emparer de sa personne, le roi voulut que tous ces actes, datés de Haarlem le 1er juillet 1810, ne fussent publiés qu'après son départ.

Il mit ensuite ordre à ses affaires d'intérêt, puis à minuit, après avoir inondé son fils de ses larmes, il sortit de son pavillon à pied, par le jardin, pour gagner sa voiture. Il fit une chute dans le fossé, chute qui faillit l'empêcher de partir. Enfin, ce bon et malheureux prince quitta la Hollande, regretté de tout le monde. Il informa l'empereur de sa résolution extrême. Napoléon, sans précisément regretter l'abdication de son frère, fut péniblement affecté de son départ, qui n'était nullement dans sa politique. Les troupes françaises entrèrent à Amsterdam, et le 11 juillet la Hollande fut réunie à la France.

Lorsque Louis Bonaparte était monté sur le trône de Hollande, de par la volonté de Napoléon, le pays avait une population de 2,100,000 habitants. Après le traité du 16 mars 1810, ayant perdu le Brabant hollandais, la Zélande, y compris l'île de Schouwen, la Gueldre située sur la rive gauche de la Meuse, elle avait été réduite à 1,667,000 habitants, et son territoire s'était trouvé diminué de 1322 lieues carrées.

Voilà quel avait été, en définitif, l'avantage que ce pays avait retiré du protectorat de la France. On comprend que, dans d'aussi tristes conditions, le roi Louis ait cru devoir faire le sacrifice d'une couronne qu'il avait acceptée parce qu'il ne pouvait faire autrement, et avec l'intention formelle d'être utile à sa nouvelle patrie.

IV.
Juillet 1810-1846

En apprenant l'abdication et le départ du roi Louis, l'empereur envoya prendre par un de ses aides de camp (le général de Lauriston) le jeune prince royal. Il le remit aux mains de sa mère à son arrivée à Paris, et lui dit:

Venez, mon fils, je serai votre père, et vous n'y perdrez rien. La conduite de votre père afflige mon cœur; sa maladie seule peut l'expliquer. Quand vous serez grand, vous paierez sa dette et la vôtre. N'oubliez jamais, dans quelque position que vous placent ma politique et l'intérêt de mon empire, que vos premiers devoirs sont envers moi, vos seconds envers la France. Tous vos devoirs, même ceux envers les peuples que je pourrais vous confier, ne viennent qu'après.

Ici se termine la seconde partie de l'histoire du roi Louis de Hollande. Nous avons exposé longuement les différentes phases de son règne si court et pourtant si plein de péripéties, nous avons montré les causes qui rendirent ce règne malheureux pour le roi. Nous n'avons pas à nous prononcer sur le plus ou moins de loyauté de la conduite de Napoléon à l'égard de Louis, sur le plus ou moins de raisons qu'avait Louis pour résister à la grande politique de Napoléon. D'un côté, si la politique excuse bien des choses, d'un autre côté, un roi ne comprend pas ses devoirs de la même façon qu'un simple particulier. Quoi qu'il en soit, le règne du roi Louis ne fut pas inutile pour la Hollande et stérile pour le pays.

En quittant la Hollande, le roi Louis fit connaître, par une circulaire adressée aux diverses cours de l'Europe, les motifs et les conditions de son abdication. En outre, un conseiller d'état fut expédié à la reine Hortense, alors à Plombières. On a vu que Napoléon avait rendu inutiles toutes ces précautions pour assurer la couronne au prince royal et, à son défaut, au second des enfants de Louis. Avant de partir, le roi avait vendu la petite terre d'Ameliswerd, située près d'Utrecht, et avait laissé ses revenus du mois de juin à son fils, n'emportant que dix mille florins en or et ses décorations en brillants. Il se dirigea sur Tœplitz où il arriva le 9 juillet, prenant des précautions pour n'être pas arrêté en route par ordre de l'empereur. Il avait choisi le titre de comte de Saint-Leu, voulant retourner plus tard en France, dans la terre de ce nom, si on reconnaissait son fils; mais lorsqu'il eut appris ce qu'avait fait Napoléon, le doute n'étant plus permis, il se décida à habiter un pays neutre. Il hésita entre l'Amérique, la Suisse ou l'Autriche. Jusqu'à ce qu'il pût vivre à Rome, dont le climat était nécessaire à sa santé, il choisit les états autrichiens. Il écrivit donc à l'empereur François II, déclarant qu'il désirait rester indépendant de Napoléon, mais non son ennemi.

Il traversa Dresde et se rendit ensuite aux eaux de Tœplitz. Le 11 juillet 1810, il écrivit de cette dernière ville à M. de Bourgoing, ambassadeur de France:

Monsieur de Bourgoin, je suis passé avant-hier à Dresde; mais, comme je désire vivement rester inconnu, je ne vous ai point fait avertir. Je suis aux bains de Tœplitz, où je compte rester, s'il m'est possible, toute cette saison; je n'ai pas voulu que l'ambassadeur de l'empereur fût instruit par d'autres que par moi de mon arrivée dans ce pays, du but de mon voyage et de mon projet. Vous serez peut-être instruit, à l'heure qu'il est, que j'ai abdiqué en faveur de mon fils aîné. Je ne devais pas faire autrement, les choses étant venues au point qu'il m'aurait fallu me déshonorer, et ravaler entièrement l'autorité royale en mettant ma capitale sous les ordres d'un officier, ainsi que tout le pays, simulacre inutile et peut-être plus. Je ne pouvais souffrir cette dernière humiliation, surtout après avoir mis toute la résignation possible en acceptant le traité commandé par mon frère, sans écouter aucun sentiment d'orgueil, d'amour propre ou d'intérêts personnels. La politique de mon frère ou de la France commandant l'anéantissement de mon gouvernement, ainsi qu'il était impossible de me le celer, j'ai dû, ou sacrifier mon rang et descendre du trône, ou résister, c'est-à-dire succomber en défendant la juste cause d'un pays malheureux et injustement maltraité; mais si j'avais pu oublier que la Hollande serait devenue le théâtre de toutes les horreurs de la guerre, seul fléau que j'ai pu parvenir à écarter de son sol durant mon règne, je ne pouvais oublier que c'est à cette terrible extrémité que les ennemis de la Hollande et les miens, et ceux de l'empereur, auraient voulu réduire le pays; mais j'ai tout fait pour éviter un si grand malheur, et mon frère, s'il est bien informé, doit être bien convaincu que, seul, j'ai empêché l'explosion du mécontentement et du désespoir même d'un peuple maltraité et vexé chaque jour davantage d'une manière aussi peu politique qu'elle était injuste et contraire, non seulement au droit des gens et aux égards qu'on doit à un pays paisible, mais encore entièrement contraire aux stipulations précises du traité du 16 mars de cette année. Si j'avais pu me dissimuler que, loin d'être sauvé par la résistance, mon royaume aurait été ruiné de fond en comble, comment aurais-je pu oublier que j'étais né Français, que mes enfants le sont comme moi, que je suis connétable et prince français, et qu'enfin, malgré tant de peine et de calomnies, j'étais parvenu à concilier à la France les habitants malheureux et ruinés de la Hollande, gémissant sous le poids des barrières du commerce et de la navigation? Je ne pouvais pas faire perdre à la Hollande le fruit de tant de sollicitudes, et j'ai été persuadé comme je le suis, et le serai toujours, que je n'avais pas d'autre parti à prendre que celui de l'abdication. Par là, la régence qui gouvernera au nom de mon fils fera entièrement la volonté de S. M. l'empereur et de ses ministres, ce que je ne pouvais faire qu'autant que j'étais convaincu que cela n'était pas contraire à mon devoir. Si mon fils était majeur, j'eusse renoncé pour lui aussi; mais comme il ne l'est pas, j'espère qu'avant sa majorité la paix maritime sera arrivée et le pillage des douaniers et des corsaires fini. D'ici là, mon frère s'apercevra qu'il m'a accusé injustement, que je ne lui ai rien dit que de vrai sur la Hollande, et mon fils sera plus heureux et plus tranquille que son pauvre père. D'après ce petit exposé, vous voyez que je ne pouvais rester en Hollande, ne régnant plus. Forcé à un parti qui m'a profondément affligé, j'ai dû songer à obtenir une retraite entière où je sois inconnu, et c'est ce qui m'a fait choisir ce lieu jusqu'à la fin de la belle saison.

J'ai rendu compte à mon frère de mon abdication; j'ai tout lieu de penser qu'il l'approuvera, puisque j'ai assuré plusieurs fois, par écrit, verbalement et par des actes officiels faits au général français en Hollande, écrit à la légation française à Amsterdam, et à celle de Hollande à Paris, que si l'on ordonnait toujours un traité si dur par lui-même, comme on a commencé d'abord à le faire, surtout si l'on faisait occuper la capitale par les troupes françaises, je regarderais cela comme la dissolution de mon gouvernement, et que, quand même je pourrais être assez aveugle pour ne pas le sentir davantage, cela arriverait de fait, le commandant des troupes françaises, des miennes, comme celui de ma capitale n'étant plus sous mes ordres. Je vous prie, M. de Bourgoing, de vouloir rendre compte à S. M. l'empereur de mon arrivée ici, de mon vif désir de rester dans les environs pour y soigner tranquillement ma santé, et que je le prie de me permettre ensuite de résider tout à fait dans les environs de Dresde, d'où je pourrais venir aux eaux chaque année et m'y préparer durant l'hiver par le régime et la retraite. Cela n'est sujet à aucun inconvénient. J'ai pris le nom de Saint-Leu; je suis fermement résolu à passer le reste de ma vie dans la plus profonde retraite, quelque chagrin que je puisse en éprouver. Je vous prie surtout de plaider ma cause: le plus grand malheur de ma position, c'est de ne pouvoir pas rentrer en France, où je devrais paraître dans mon rang et avec des fonctions quelconques, ce qui est impossible et le sera toujours; je n'ai qu'un vœu, rester simple particulier le reste de ma vie. J'ai choisi Dresde sous le rapport de la salubrité de l'air et des eaux; cependant, si l'empereur voulait que je sois ailleurs, je m'y rendrai avec soumission. Je vous prie de ne me connaître et de ne me parler, si je vous vois, que sous le nom de M. de Saint-Leu; vous me feriez beaucoup de peine en faisant autrement.

Adieu, Monsieur, recevez l'assurance de ma considération.

M. de Bourgoing se hâta de transmettre au duc de Cadore la lettre du roi. Le ministre des relations extérieures de France lui écrivit le 27 juillet:

Votre lettre no 319, à laquelle vous aviez joint votre réponse au roi de Hollande, m'est parvenue promptement. Elle m'a été remise par M. de Langenau. J'ai attendu ensuite avec une impatience que l'empereur a partagée, la lettre précédente qui devait renfermer les premières nouvelles du roi de Hollande dont nous ignorions encore la retraite. Elle n'est arrivée que trois jours après. Vous n'aviez envoyé votre courrier qu'à Francfort. Là, la lettre a été mise à la poste, je ne sais par qui, et elle n'est arrivée au ministère que deux jours après les lettres que j'ai présumé être parties de Francfort à la même époque. Le prince d'Eckmul a été instruit par le général Compans de l'arrivée de votre courrier à Francfort et des nouvelles qu'il apportait deux jours avant celui où j'ai reçu votre lettre.

Je n'entre dans ce détail, Monsieur, que pour vous faire sentir la nécessité d'envoyer directement vos courriers à Paris, surtout lorsqu'ils doivent annoncer des événements importants dont je vous suppose jaloux de donner les premières nouvelles. C'est par M. de Langenau que l'on a appris à Paris que le roi de Hollande était à Tœplitz; jusque-là nous ignorions où il était.

Vous vous êtes renfermé en lui répondant dans les bornes convenables. Vous ferez bien, si l'occasion s'en présente à vous d'une manière naturelle, de représenter à ce prince que sa place n'est pas en pays étranger, que sa dignité, les titres auxquels il n'a pas renoncé et sa qualité de Français et de prince français le rappellent en France, que son retour lui est prescrit par ses devoirs envers l'empereur, chef de sa famille et son souverain, envers sa famille et son pays. Vous lui direz les choses comme de vous-même et avec toutes les formes de respect propres à faire excuser la liberté que vous oserez prendre. Vous pourrez même lui dire:—Je ne sais ce que l'empereur a pu écrire à Votre Majesté, mais si mon respect et mon dévouement pour l'empereur, que j'ai l'honneur de servir, et mon attachement à votre personne pouvaient m'autoriser à m'expliquer avec franchise, j'oserais dire à V. M., etc., etc. Je vous invite d'ailleurs à transmettre avec exactitude les détails qui vous parviendront sur le séjour du roi à Tœplitz et à prendre des mesures pour en bien connaître toutes les circonstances. L'empereur prend trop d'intérêt au sort de son frère, quels que puissent être ses torts envers lui, pour ne pas désirer d'être fidèlement instruit de tout ce qui le concerne, et si vous parveniez à déterminer le roi à rentrer en France, l'empereur vous saurait gré de cette preuve de votre zèle à le servir.

En vain, notre ministre à Dresde fit auprès de Louis toutes les démarches pour l'engager à se rendre en France, le roi de Hollande refusa, et M. de Bourgoing ayant fait connaître ces refus réitérés, M. de Cadore lui écrivit:

De Paris, le 30 août 1810.

Monsieur, j'ai reçu votre lettre du 18 août dans laquelle vous me rendez compte des efforts que vous avez faits pour vous rapprocher du roi de Hollande et lui faire la communication que je vous avais indiquée dans ma lettre du 27 juillet. Cette lettre, Monsieur, ne vous prescrivait pas de n'entretenir le prince que verbalement; elle ne vous défendait pas de vous adresser à lui par écrit. Vous y avez trouvé cette expression: «dire ces choses comme de vous-même,» etc. Mais le mot dire, dans un sens figuré, s'applique aussi à ce que l'on écrit. On dit par écrit comme verbalement. Ce que je vous recommandais surtout était de chercher une occasion naturelle de faire ces représentations. Un rendez-vous aux frontières, que vous aviez sollicité du roi, n'était pas une occasion naturelle; on en aurait beaucoup parlé. L'occasion naturelle était une réponse que vous auriez pu faire à une lettre du roi. Il est fort heureux que le roi ait refusé l'entrevue que vous lui avez fait demander. Il n'est pas probable que vous puissiez trouver maintenant une occasion très naturelle de donner au prince les conseils indiqués dans ma lettre, et l'empereur désire que vous ne preniez plus aucune part à cette affaire. S. M. veut que, si vous êtes consulté encore par le comte de Saint-Leu, vous vous absteniez de lui répondre, que vous lui laissiez faire ce qu'il désire et que vous ne vous mettiez plus en peine de ce qui le regarde, ce qui ne doit pas empêcher de faire connaître ce que vous apprendrez de lui.

Louis était tellement las des grandeurs et excédé de tout ce qu'il avait souffert sur le trône, qu'il souhaitait avant toute chose le repos; aussi le 20 juillet écrivit-il à son oncle, le cardinal Fesch, la curieuse lettre suivante:

Mon cher oncle, je suis aux eaux de Tœplitz depuis dix jours; j'en éprouve beaucoup de bien. J'ai écrit à maman et à Pauline, mais je suis si loin que je crains, avec raison, que mes lettres ne leur parviennent pas. Vous êtes à présent peut-être le seul de la famille auprès de l'empereur. Dites-moi, je vous prie, si vous croyez qu'il me permette enfin de vivre tranquille et obscur. C'est là tout mon désir. Après les malheurs que j'ai éprouvés, je ne puis plus rien être, et si l'empereur le veut, je vous prierai de me vendre vos biens en Corse et j'irai m'y établir; mais comme je suis résigné à tout plutôt qu'à être quelque chose, après n'avoir pu rester sur le trône de Hollande, je crains qu'il n'y consente pas. Si je pouvais obtenir de m'y retirer avec le plus jeune de mes enfants, je me trouverais bien heureux, puisque je serais à jamais tranquille. Veuillez, mon cher oncle, vous en informer directement chez mon frère et me dire sa réponse et votre opinion. J'attends votre réponse avec impatience.

Ce malheureux prince commençait en effet à goûter un repos salutaire, après tant de péripéties. Lorsqu'il apprit la réunion de la Hollande à la France, désespéré de voir les droits de ses enfants méconnus, il ne put qu'adresser à toutes les cours une protestation dans laquelle il établissait qu'ayant accepté le trône sans conditions, ayant exécuté toutes ses conventions avec la France, n'ayant abdiqué qu'à la dernière extrémité, après avoir été contraint par la force à signer le traité du 16 mars 1810, Napoléon, son frère, n'avait pas le droit de réunir la Hollande à l'empire et de frustrer de la couronne le prince son fils.

Le roi ne tarda pas à éprouver quelques chagrins d'une autre nature et qui, pour être d'un ordre moins élevé que les chagrins de la politique, n'en jetèrent pas moins dans son cœur une affliction réelle et un profond dégoût de la nature humaine. Il ne s'était fait accompagner dans son exil volontaire que par deux hommes, le général Travers et le contre-amiral Bloys, qui lui devaient tout et qu'il avait choisis parmi une foule de personnes loyales et sûres; ces deux hommes le quittèrent au bout de quelque temps, le laissant seul, sans famille, presque sans relation d'aucune espèce, sur une terre étrangère. Tout à coup il vit paraître près de lui le chevalier (plus tard duc) Decazes, son ancien secrétaire de cabinet, jadis secrétaire des commandements de Madame mère, alors conseiller à la cour de justice de Paris. M. Decazes venait l'engager à rentrer en France. Louis fut inébranlable dans sa résolution de ne pas revenir dans sa patrie, et comme les climats tempérés lui étaient favorables, il quitta Tœplitz pour se rendre à Gratz en Styrie, partie la plus méridionale des états autrichiens. Il eût préféré Rome ou Naples, mais Rome n'était plus indépendante, et Naples était sous l'influence de Napoléon. M. Decazes l'accompagna à Gratz, renouvelant sans succès les tentatives qu'on l'avait chargé de faire pour persuader au prince de rentrer en France.

Pendant ce court voyage, il fut rejoint par M. Lablanche, secrétaire de l'ambassadeur français à Vienne, qui lui apportait une sommation de se rendre à Paris.

Sire, disait M. Otto[67] dans cette lettre du 12 octobre, l'empereur m'ordonne d'écrire à Votre Majesté dans les termes suivants: Le devoir de tout prince français et de tout membre de la famille impériale est de résider en France, et il ne peut s'absenter qu'avec la permission de l'empereur. Après la réunion de la Hollande à l'empire, l'empereur a toléré que le roi résidât à Tœplitz, sa santé paraissait lui rendre les eaux nécessaires; mais aujourd'hui l'empereur entend que le prince Louis, comme prince français et grand dignitaire de l'empire, y soit rendu au plus tard au 1er décembre prochain, sous peine d'être considéré comme désobéissant aux constitutions de l'empire et au chef de sa famille, et traité comme tel.

Je remplis, Sire, mot pour mot, la mission qui m'est confiée, et j'envoie le premier secrétaire d'ambassade pour être assuré que cette lettre aura été remise exactement.

Je prie Votre Majesté d'agréer l'hommage de mon profond respect.

Louis resta sourd à cette sommation, comme il était resté sourd aux prières; il espérait être enfin délivré de cette persécution d'un nouveau genre, il n'en était rien. Son ancien secrétaire, M. Decazes, lui fut envoyé de nouveau et ne réussit pas mieux qu'à son premier voyage. Il y avait à peine deux mois que l'ex-roi de Hollande habitait Gratz, lorsqu'il connut tout à coup, par le Moniteur du 15 décembre, le sénatus-consulte du 10 du même mois[68]. Indigné, il envoya le 30 au sénat la protestation suivante:

Sénateurs, le Moniteur du 15 arrive; j'étais loin de m'attendre au coup mortel, à l'atteinte ineffaçable que me porterait le sénatus-consulte du 10 décembre.

Je dois au nom de l'empereur, qui est aussi le mien, à mes enfants et au peuple à qui j'appartiens depuis le 5 juin 1806, de déclarer publiquement, comme je déclare en ce moment:

Que, lié à jamais, ainsi que mes enfants, au sort de la Hollande, je refuse pour moi, comme pour eux, l'apanage dont il est fait mention dans ledit sénatus-consulte. J'ordonne, par le présent acte que je porte à sa connaissance, à la reine, de refuser pour elle, comme pour ses enfants, la moindre partie d'un tel don, et de se contenter de ses propriétés particulières jointes aux miennes.

J'ordonne, par le présent acte, au sieur Tivent, intendant général de la couronne, à qui j'ai confié l'administration de ces propriétés, comme chargé de mes affaires particulières, de mettre la reine en possession de tout ce qui m'appartient individuellement, consistant dans toutes les acquisitions qui, depuis le 5 juin 1806, n'ont pas été réunies au domaine de la couronne par l'acte d'achat.

Je déclare, en outre, que je désavoue toutes les accusations, lettres et écrits quelconques, lesquels tendraient à faire croire que j'ai trahi mon pays, mon peuple, moi-même, ou manqué à ce que je devais et aimerai toujours à devoir à la France, ma première patrie, que j'ai servie, depuis mon enfance, de cœur et d'âme. Placé sur le trône de la Hollande, malgré moi, mais lié à ses destinées par mes affections, mes serments et les devoirs les plus sacrés, je ne veux et ne peux vouloir que rester Hollandais toute ma vie. En conséquence, je déclare le don dudit apanage nul et de nul effet pour moi, comme pour mes enfants, et pour leur mère, annulant d'avance tout consentement ou acceptation donnés, soit directement, soit indirectement.

En foi de quoi j'ai rédigé le présent acte écrit et signé de ma main. Je prie le Sénat de le recevoir et de faire agréer mon refus à l'empereur.

Le même jour, il écrivit à la reine:

Ma douleur et mon malheur seraient à son comble si je pouvais accepter l'apanage honteux que me destine, ainsi qu'à mes enfants, le sénatus-consulte que je vois dans le Moniteur du 15 de ce mois. Je vous ordonne de refuser jusqu'à la moindre partie de ce don vil et douloureux. J'annule d'avance toutes les acceptations ou consentements que vous pourriez donner, soit pour vous, soit pour mes enfants. Toutes mes propriétés particulières sont à votre usage et à celui de mes enfants. Je vous autorise, par l'écrit ci-joint, à vous en mettre en possession; cela, joint à vos propres biens, vous suffira pour vivre en simple particulière. Reine, épouse, mère, sous tous les rapports, tout autre don vous offenserait, et je vous désavouerais en tout temps comme en tout lieu.

Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles le roi goûta enfin quelque tranquillité; il en profita pour se livrer à son goût dominant, l'étude des arts et de la littérature.

La campagne de Russie amena le désastre des armées françaises dans le Nord, comme l'injuste guerre d'Espagne avait amené les désastres de l'armée française dans le Midi. La fortune se lassait de suivre Napoléon. Profondément affligé des malheurs de sa patrie, Louis, resté toujours bon Français, écrivit le 1er janvier 1813 à l'empereur la lettre ci-dessous:

Sire, profondément affligé des souffrances et des pertes de la Grande-Armée, après des succès qui ont porté les armes françaises jusqu'au pôle; pouvant aisément juger combien vous êtes pressé, combien il est urgent de réunir tous les moyens de défense possibles, au moment enfin où une lutte terrible va continuer et se prépare encore plus furieuse; convaincu qu'il n'y eut jamais pour la France, pour votre nom, pour vous, de moment plus critique, je croirais manquer à tous mes devoirs à la fois, si je ne cédais à la vive impulsion de mon cœur. Je viens donc, Sire, offrir au pays dans lequel je suis né, à vous, à mon nom, le peu de santé qui me reste et tous les services dont je suis capable, pour peu que je puisse le faire avec honneur. Je suis, de Votre Majesté, le respectueux et tout dévoué frère.

Cette lettre fut envoyée par l'ambassadeur de France à Vienne et placée dans une autre lettre écrite à Madame mère. L'empereur y répondit, le 16 janvier 1813, qu'il voyait avec plaisir les sentiments qui animaient Louis, mais qu'il lui avait fait connaître déjà que ses devoirs envers l'empereur, sa patrie et ses enfants, exigeaient son retour en France; qu'il le recevrait comme un père reçoit son fils, qu'il avait des idées fausses sur la situation des affaires, que lui, Napoléon, avait un million d'hommes sur pied, deux cents millions dans ses caisses, que la Hollande était française à jamais, etc. Cette lettre, d'un style plus modéré que les précédentes, contenait cependant encore quelques expressions personnelles blessantes pour le roi. C'était, du reste, la première que Louis recevait de Napoléon depuis celle de mai 1810, finissant par ces mots: «c'est la dernière lettre de ma vie que je vous écris». Le roi, dont les propositions n'avaient pas été acceptées, fit un voyage au mois de juin 1813 aux bains de Neuhans, près de Gratz, pour sa santé. Il en revint au mois de juillet, et le 8 il se décida à faire des démarches auprès du congrès dont on annonçait l'ouverture à Prague, sous la médiation de l'Autriche. Des protestations, des notes envoyées à tous les souverains, n'eurent aucun résultat. Voyant la guerre prête à éclater entre l'Autriche et la France, Louis ne voulut pas rester plus longtemps dans les états de l'empereur François II, malgré les bienveillantes instances de ce souverain pour l'y retenir. Il crut donc devoir se rapprocher de sa patrie, et le 10 août il partit pour la Suisse[69].

En arrivant à Ischl, il écrivit à Napoléon:

Sire,

Les approches de la guerre avec la France m'avaient fait songer, depuis plusieurs mois, à quitter ce pays; voulant être sûr de ne point me trouver enfermé dans un pays ennemi, je suis parti le 10 août. Je vous écris des frontières de la Bavière.

Le duc d'Otrante, que j'ai vu à son passage par Leybach, m'a beaucoup parlé; je lui ai caché mon dessein, parce que je voulais que vous l'apprissiez par moi seul.

Sire, j'avais le projet de me rendre dans une retraite sûre et définitive dont j'ai plus besoin que jamais. La Bosnie m'était ouverte; comme un pays tranquille, amie naturelle de la France, elle me convenait sous tous les rapports, même sous celui du climat; mais, Sire, quand j'étais au moment de partir, j'ai appris les malheurs d'Espagne, j'ai appris que les ennemis étaient de ce côté sur les frontières, j'ai vu que la guerre était imminente, que vous alliez avoir un million d'hommes armés contre vous... Je ne me suis pas cru le maître de me soustraire à la crise imminente et terrible qui se prépare. Je suis peu de chose, mais ce que je suis je le dois à la Hollande, et après à la France et à vous. Je vais donc en Suisse pour pouvoir en être appelé par vous, quand vous croirez pouvoir le faire sans m'ôter l'espoir de rentrer en Hollande à la paix générale, ni d'une manière contraire au serment que je lui ai prêté, car, comme il est cependant impossible que vous ayez voulu faire de moi et de mes enfants des êtres provisoires, il est impossible que Votre Majesté ne veuille pas leur rétablissement et le rétablissement de la Hollande, quand toutes les affaires relatives au commerce et à la navigation seront terminées. Enfin, Sire, si je puis jamais être utile et à la France et à V. M., elle saura mieux que moi la manière dont cela convient à celui de ses frères qui est devenu roi de Hollande... Si cela n'est jamais le cas, je serai dans un pays qui, du moins, ne cessera jamais d'être ami de la France; quand je suis venu en Autriche, j'étais persuadé que le pays de l'impératrice de France ne serait de longtemps en guerre avec elle, et à coup sûr de mon vivant.

Je vous prie de faire attention, Sire, que je viens à vous pour souffrir; que je le désire plus vivement à mesure que le péril augmente; que, dans la malheureuse position où m'ont placé les événements, j'ai dû ne plus partager la prospérité de ma maison, mais non me soustraire à ses dangers. Puissent, Sire, ceux qui la menacent, n'être pas aussi réels que je le crains! Mais les armements sont immenses, et dans un tout autre ordre et esprit que précédemment. Tout le monde gémit et réclame la guerre contre la France. Sire, je fais mon devoir, et envers la Hollande, et envers la France, et envers vous, en me rapprochant de tous trois, en me mettant plus à votre portée. Jamais je n'aurai à me reprocher de les avoir privés par ma faute de mes faibles efforts, quels qu'ils puissent être, et cette conviction me consolera, quelque chose qui arrive.

Cette lettre resta sans réponse. Louis fit quelques courses pour visiter la Suisse, puis il attendit à Saint-Gall les suites des événements qui grossissaient de toutes parts. Après la malheureuse bataille de Leipsick, Murat, ayant quitté l'armée française pour revenir à Naples, passa par la Suisse; il vit le roi son beau-frère et lui conseilla de rentrer en Hollande par le secours des alliés[70]. Louis répondit qu'il ne le ferait pas, attendu qu'on n'admettrait jamais la neutralité de la Hollande et qu'il ne voudrait, pour aucun trône du monde, faire la guerre à son pays. Toutefois, voulant profiter des circonstances pour une nouvelle tentative faite bien moins dans son intérêt que dans celui de ses enfants, il envoya un des officiers de son ancienne garde attendre Napoléon à son passage à Mayence, avec mission de lui remettre une lettre.

Louis demandait qu'on le laissât retourner en Hollande et qu'on lui permit de traverser la France pour se rendre à Amsterdam. Persuadé qu'au point où en étaient les affaires, l'empereur serait ravi de lui céder de nouveau un pays qui allait tomber aux mains des alliés, et qu'il croyait être seul à même de sauver et de soustraire à la coalition, l'ex-roi de Hollande vint jusqu'à Pont-sur-Seine, après avoir écrit à l'impératrice régente et au prince Cambacérès; mais, à son grand étonnement, il apprit qu'on refusait de le recevoir à Paris. Il rentra donc en Suisse, et là fut rejoint par l'officier envoyé à Napoléon. Cet officier, et bientôt après les lettres de Berthier et du duc de Vicence, lui firent connaître la réponse de l'empereur.

«J'aime mieux que la Hollande retourne sous le pouvoir de la maison d'Orange, avait dit Napoléon, que sous celui de mon frère.»

Malgré tous les échecs, malgré tous les déboires, Louis crut encore devoir faire une tentative en octobre 1813, lorsqu'il connut les événements qui venaient d'avoir lieu en Hollande, l'insurrection de ce pays contre la France, son abandon par les troupes de l'empereur et l'établissement d'une espèce de gouvernement provisoire exercé par les magistrats d'Amsterdam. En conséquence, il adressa, le 29 novembre, de Soleure, à ce gouvernement provisoire, une longue lettre dans laquelle, passant en revue toutes les phases de son règne, il relatait ses droits et ceux de ses enfants. Il n'avait ni désiré, ni recherché la couronne, il ne s'était décidé à l'accepter que sur l'instance de la députation batave, et dans l'espoir d'assurer à son pays d'adoption la protection puissante de la France; il avait fait tout ce qui était humainement possible pour maintenir l'intégrité du territoire, l'indépendance de la nation; il avait cherché à faire jouir les peuples des bienfaits de lois équitables, il n'avait abdiqué qu'en faveur de son fils, tout récemment il avait voulu se rendre à Amsterdam pour mettre la nation hollandaise à même de se prononcer librement pour lui ou pour la maison d'Orange.

Louis commençait ce long, intéressant et véridique plaidoyer en disant que les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvait la Hollande l'obligeaient à sortir de sa retraite, que ces circonstances devaient ou compléter les obligations qui l'attachaient au pays depuis huit ans, ou l'en dégager entièrement. Il terminait en promettant d'achever ce qui n'avait été qu'esquissé par l'acte d'union d'Utrecht, en assurant une constitution plus étendue, et en affirmant qu'il ferait tous ses efforts pour maintenir l'état de paix et de neutralité. Quelques personnes lui proposèrent de se rendre en Hollande pour y décider le peuple en sa faveur, il refusa. «Je ne puis y rentrer, répondit-il, que rappelé par la nation; il ne convient ni à mon caractère ni au bien de la Hollande que j'y rentre par la guerre ou par les troubles! Je dois me borner à faire savoir aux Hollandais que mon dévouement au pays est toujours le même, le reste les regarde.»

Sa démarche auprès des magistrats d'Amsterdam n'obtint aucun succès, la maison d'Orange fut rétablie sur le trône. Dès lors, Louis se considéra comme entièrement dégagé de toute obligation envers la nation hollandaise, et il résolut de rentrer chez lui, à Saint-Leu, espérant qu'on l'y laisserait jouir de la tranquillité qui semblait le fuir en tous lieux. Le prince de Talleyrand lui ayant fait connaître l'entrée des alliés en Suisse, l'ex-roi de Hollande hâta son départ, et le 22 décembre 1813, après avoir fait une déclaration conforme à sa lettre du 29 novembre, il se rendit à Lyon et de là à Paris, où il arriva le 1er janvier 1814. Il descendit chez Madame mère, mais il ne put voir l'empereur. On lui insinua même l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de la capitale de la France. Il refusa d'obéir, «personne, dit-il, n'ayant le droit de m'empêcher de demeurer chez moi.» Enfin le 10 janvier, il put être admis auprès de l'empereur, grâce à la médiation de l'impératrice. L'entrevue fut froide, les deux frères ne s'embrassèrent pas. Louis pria Napoléon d'écarter toujours, dans leurs conversations, ce qui pouvait concerner la Hollande. Quelques jours auparavant, le roi avait reçu de l'empereur la lettre autographe ci-dessous:

Mon frère, j'ai reçu vos deux lettres et j'ai appris avec peine que vous soyez arrivé à Paris sans ma permission. Vous n'êtes plus roi de Hollande depuis que vous avez renoncé et que j'ai réuni ce pays à la France. Vous ne devez plus y songer. Le territoire de l'empire est envahi et j'ai toute l'Europe armée contre moi. Voulez-vous venir comme prince français, comme connétable de l'empire, vous ranger auprès du trône? Je vous recevrai, vous serez mon sujet; en cette qualité, vous y jouirez de mon amitié et ferez ce que vous pourrez pour le bien des affaires. Il faut alors que vous ayez pour moi, pour le roi de Rome, pour l'impératrice, ce que vous devez avoir. Si, au contraire, vous persistez dans vos idées de roi et de Hollandais, éloignez-vous de quarante lieues de Paris... Je ne veux pas de position mixte, de rôle tiers. Si vous acceptez, écrivez-moi une lettre que je puisse faire imprimer.

Le roi désirait ardemment être employé, être utile à la France dans ce moment de crise, sans recevoir ni rang, ni apanage, ni titres, lesquels eussent été en opposition avec sa déclaration de Lausanne, lesquels l'eussent empêché de s'éloigner de France dans le cas où la victoire eût rendu la Hollande à celle-ci, et qui, dans ce cas, eussent été un assentiment tacite à la réunion, mais il éprouva avec une cruelle amertume combien, dans l'exil et le climat froid de la Styrie, trois années d'isolement et de chagrin avaient délabré sa santé. Il essaya vainement de se tenir à cheval, il ne pouvait même rester debout quelque temps.

Il vit une seconde fois son frère, la veille du départ de Napoléon pour l'armée, le 23 janvier 1814. L'empereur semblait décidé à faire la paix après la première victoire, mais il se laissa entraîner ensuite dans un système opposé. Louis, d'accord avec Joseph, lui adressa presque journellement des lettres dans lesquelles il le suppliait de traiter le plus vite possible avec les alliés. Le 16 mars, il lui écrivit: «Si Votre Majesté ne signe pas la paix, qu'elle soit bien convaincue que son gouvernement n'a guère plus de trois semaines d'existence. Il ne faut que du sang-froid et un peu de bon sens pour juger l'état des choses en ce moment[71]

Ces mots étaient prophétiques.

Louis demeura à Paris les mois de janvier, février et mars, jusqu'au 30 de ce dernier mois, qu'il suivit l'impératrice à Blois. Il insista pour que celle-ci n'abandonnât pas la capitale malgré l'entrée des alliés, mais elle ne l'osa pas.

L'empereur, dans ses instructions, déclarait traîtres tous ceux qui resteraient à Paris dans le cas où cette ville serait occupée par l'ennemi, et même tous ceux qui conseilleraient à l'impératrice de le faire..... Louis arriva à Blois avec Marie-Louise, qu'il avait rejointe à Rambouillet, étant parti après elle. Il séjourna à Blois jusqu'au 9 avril, époque à laquelle le retour des Bourbons fut connu. Des officiers de l'armée alliée étant venus chercher l'impératrice, l'ex-roi de Hollande prit congé d'elle et revint en Suisse. Il parvint le 15 avril à Lausanne. On lui avait fait dire avant son départ de Blois qu'il pouvait habiter la France; il pensa que son devoir s'y opposait, et qu'il devait partager la mauvaise fortune de sa famille. Peu de temps après la rentrée de Louis à Lausanne, le gouvernement des Bourbons érigea la terre de Saint-Leu en duché, sans même l'en prévenir. À cette nouvelle et à celle du traité de Fontainebleau, le prince fit une protestation, déclarant qu'il renonçait à tous les avantages qui lui étaient faits par la convention du 11 avril, qu'il y renonçait également pour ses enfants; que, simple particulier depuis son abdication, vivant comme tel, étranger à toute autre position, ayant refusé toutes les offres, ayant rejeté l'apanage qu'on lui voulait donner par le sénatus-consulte du 10 décembre 1810, il n'entendait conserver d'autres dépendances à sa propriété de Saint-Leu que celles qui y étaient en 1809, et qui, seules, lui appartenaient. Louis resta en Suisse jusqu'au mois de septembre, prolongeant son séjour dans ce pays, par l'espoir d'obtenir de sa mère qu'on lui remît son fils aîné. Toutes ses démarches ayant été inutiles, il se retira à Rome, où le Saint-Père le reçut avec joie. Le chef de l'église n'avait point oublié la conduite du roi Louis à son égard, les offres de service qu'il lui avait faites, les témoignages d'affection et de fidélité qu'il lui avait fait donner par le prélat Ciamberlani, supérieur des missions en Hollande, et cela dès le commencement des différends du pontife avec l'empereur Napoléon. Le prince arriva à Rome le 24 septembre 1814, et il s'empressa de réclamer hautement l'aîné de ses fils. Il recourut même aux tribunaux qui, le 7 mars 1815, lui donnèrent gain de cause; mais le 20 du même mois, Napoléon était remonté sur le trône, tous les statuts de famille furent remis en vigueur, en sorte que ce qui concernait les Bonaparte dépendit encore uniquement de la volonté de l'empereur qui s'opposa au désir de son frère. Enfin, après la seconde abdication, le malheureux roi Louis obtint de la reine Hortense son fils aîné qui, dès lors, demeura avec lui. Pendant les cent-jours, Louis, dont la santé était gravement altérée, qui avait un impérieux besoin de repos, de tranquillité et de soins, qui n'avait plus de devoirs à remplir, résista aux pressantes sollicitations de se rendre auprès de sa sœur à Naples, ou bien à Paris. Il pensait d'ailleurs que le premier devoir social, que le caractère distinctif des gens de bien, la maxime la plus essentielle à la conservation, à l'ordre et au repos de la société, consiste dans le respect le plus profond envers les gouvernements établis.

C'est vraisemblablement en vertu de ce principe qu'il professait hautement, que le roi Louis blâma les tentatives de son fils à Strasbourg et à Boulogne, ainsi qu'on le verra plus loin.

Le roi Louis, philosophe par nature, supporta la chute de sa famille et la sienne avec résignation, dignité et grandeur d'âme. Méprisant le luxe, n'aimant pas la puissance du rang suprême, dans laquelle il ne voyait qu'obligations et devoirs, il se livra sans partage à l'étude des belles-lettres. Si des idées tristes interrompaient souvent la sérénité habituelle, la douceur normale de son âme, c'est que sa tendresse paternelle s'inquiétait pour l'avenir de ses enfants. Il quitta Rome pour le beau climat de la Toscane et le ciel pur de Florence. En 1831, il éprouva une immense douleur, il perdit l'aîné de ses deux enfants, le prince Napoléon-Louis, mort dans l'insurrection des Romagnes. Lorsque l'ancien roi de Naples et d'Espagne, Joseph, vint des États-Unis à Londres, pour essayer, après 1830, de soutenir les droits du fils de Napoléon au trône de France, Louis eut avec son frère aîné de fréquentes correspondances.

Avant la fin de sa longue et pénible carrière, l'ex-roi de Hollande devait éprouver encore deux profonds chagrins, qui hâtèrent ses derniers instants. Le premier fut la tentative de Strasbourg, faite par le dernier de ses enfants, le prince Louis-Napoléon, suivie bientôt après de la tentative de Boulogne; le second fut le refus des gouvernements de France et d'Angleterre de permettre à ce fils de venir lui fermer les yeux.

Lorsque l'ex-roi de Hollande connut les tentatives de son fils, il était malade à Florence. Il n'avait cessé d'être en relation suivie avec le duc de Padoue, son parent. Il lui écrivit le 15 novembre 1836:

Mon cher cousin,

Je m'adresse à vous avec confiance dans le nouveau malheur que j'éprouve et qui tombe sur moi comme un coup de foudre. Malgré le malheur que j'ai eu il y a six ans de perdre mon fils aîné, par suite d'une intrigue et d'une séduction infernale, son frère, qui fut compromis aussi alors, s'est laissé de nouveau entraîner dans une action aussi folle que grave. Vous savez mon état de santé, vous savez qu'il m'est impossible d'agir par moi-même. Veuillez donc, je vous prie, faire des démarches en mon nom auprès du gouvernement et des personnes que j'ai connues autrefois, telles que le duc de Cazes, s'il est à Paris, le comte Molé et tous ceux que vous croirez être plus accessibles à mes prières, pour les engager à obtenir du gouvernement que mon fils soit renvoyé en Angleterre avec sa mère. On peut oublier son incartade en considération de la folie et je dirai presque du ridicule d'une telle tentative et de ce qu'elle n'a coûté la vie à personne.

Il est inutile que je vous parle de la reconnaissance que je vous aurai d'un tel service, la gravité de la chose parle assez d'elle-même.

Je me persuade que vous ne me refuserez pas un service aussi important; en tout cas, veuillez me faire parvenir votre réponse le plus promptement possible.

Adieu, mon cher cousin, recevez l'assurance de mon sincère attachement.

À la même époque, le 21 novembre 1836, la reine Hortense écrivait d'Arenenberg à M. de Padoue:

Monsieur le duc, en revenant chez moi, on m'a remis votre lettre. Elle eût été d'une grande consolation pour moi, et peut-être n'aurais-je pas entrepris un voyage aussi pénible, si j'avais su à temps que la vie de mon fils n'était pas en danger, mais cette incertitude était affreuse, et j'en allais appeler à vous tous, à vos anciens sentiments, pour m'aider à obtenir une vie qui m'était si chère, lorsque j'ai appris qu'il n'y avait rien à craindre pour elle. Je ne me suis pas montrée, je n'ai pas même été jusqu'à Paris; je ne voulais troubler personne, sans cela j'aurais été charmée de vous revoir ainsi que votre fille[72]. Vous devez penser qu'elle m'est toujours chère, que son bonheur m'intéresse et que je serai toujours heureuse de vous assurer tous deux de mes sentiments.

Le prince Louis-Napoléon, étant parvenu à s'échapper du château de Ham avant la mort de son père, espéra pouvoir passer en Italie et arriver assez à temps pour le voir une dernière fois. L'Angleterre ne le permit pas, les passeports nécessaires lui furent refusés. Le malheureux père mourut à Florence le 25 juillet 1846, à la suite d'une congestion cérébrale, sans avoir pu recevoir les embrassements d'un enfant adoré. Il avait 68 ans, était toujours en exil et séparé de tous les siens. Ses restes furent déposés d'abord dans l'église de Santa-Croce à Florence. En 1848, un des premiers actes de son fils, dès que les portes de la France s'ouvrirent devant lui, fut de remplir les intentions testamentaires du roi son père en faisant placer son corps dans l'église de Saint-Leu, près de celui de Charles Bonaparte. En 1835, à propos des bruits accrédités par quelques journaux du mariage du prince Louis-Napoléon avec la jeune reine de Portugal, Dona Maria, le fils du roi Louis trouva occasion de faire connaître l'impression profonde que la belle conduite de son père avait laissée dans son cœur. Il écrivit au rédacteur d'un de ces journaux la lettre suivante:

Arenenberg, le 14 décembre 1835.

Monsieur le rédacteur, plusieurs journaux ont accueilli la nouvelle de mon départ pour le Portugal comme prétendant à la main de la reine Dona Maria. Quelque flatteuse que soit pour moi la supposition d'une union avec une jeune reine, belle et vertueuse, veuve d'un cousin qui m'était cher, il est de mon devoir de réfuter un tel bruit, puisqu'aucune démarche qui me soit connue n'a pu y donner lieu.

Je dois même ajouter que, malgré le vif intérêt qui s'attache aux destinées d'un peuple qui vient d'acquérir sa liberté, je refuserais l'honneur de partager le trône de Portugal, si le hasard voulait que quelques personnes jetassent les yeux sur moi.

La belle conduite de mon père, qui abdiqua en 1810 parce qu'il ne pouvait allier les intérêts de la France avec ceux de la Hollande, n'est pas sortie de mon esprit. Mon père m'a prouvé, par un grand exemple, combien la patrie est préférable à un trône étranger. Je sens en effet qu'habitué dès mon enfance à chérir mon pays par-dessus tout, je ne saurais rien préférer aux intérêts français, persuadé que le grand nom que je porte ne sera pas toujours un titre d'exclusion aux yeux de mes compatriotes, puisqu'il leur rappelle quinze années de gloire; j'attends avec calme dans un pays hospitalier et libre que le peuple rappelle dans son sein ceux qu'exilèrent en 1815 douze cent mille étrangers. Cet espoir, de servir un jour en France comme citoyen et comme soldat, fortifie mon âme et vaut, à mes yeux, tous les trônes du monde.

Le roi Louis publia plusieurs ouvrages d'un mérite réel, en voici la liste:

1o En 1800, un roman en 3 volumes, intitulé Marie ou les peines de l'amour. Nous avons déjà dit un mot de ce roman, dont il fit paraître une 2e édition en 1814, sous le titre de Marie ou les Hollandaises.

2o En 1813, un livre de poésies, intitulé Odes, qui fut édité à Vienne. C'est une de ces odes dont nous avons cité quelques jolis vers, les adieux à Gratz.

3o En 1814, un mémoire sur la versification, en réponse à une question proposée par la deuxième classe de l'Institut. Ce mémoire imprimé à Rome en 2 volumes, en 1825, sous le titre d'Essai sur la versification, remporta le prix de la question mise au concours. Dans cet ouvrage, l'auteur demande la suppression de la rime dans les vers, la conservation de la césure et l'ancien nombre de syllabes. Il complète leur rhythme par une distribution régulière des accents, ce qui les fait essentiellement différer des vers blancs. Il note pour cette accentuation la pénultième des mots finissant par des e muets et la finale de tous les autres. Il appliqua lui-même ce système, dont il est l'inventeur, en faisant une tragédie, une comédie, un opéra, une ode, et en s'excusant de n'avoir pas poussé jusqu'à l'épopée.

4o En 1820, trois volumes, intitulés Documents historiques sur le gouvernement de la Hollande[73].

5o L'Histoire du Parlement anglais, depuis son origine en 1234, jusqu'à l'an VII de la République française, suivi de la grande charte avec des notes autographes de Napoléon. Ce livre, un volume, parut en 1820, à Paris.

6o En 1828, une réponse à sir Walter Scott sur son histoire de Napoléon, brochure de 160 pages.

7o En 1834, une brochure d'une cinquantaine de pages, intitulée Observations sur l'histoire de Napoléon par M. de Norvins. C'est une réfutation sans réplique d'un assez grand nombre de faits avancés inconsidérément par cet historien trop officieux de l'empereur.

Nous terminerons ce travail sur le roi Louis par une lettre qui lui fut écrite de Londres par son frère Joseph, le 1er août 1834, et qui nous paraît de nature à faire connaître le caractère de ces deux princes.

Mon cher frère, je n'ai pas répondu plus tôt à ta lettre du 3 juillet, je suis encore convalescent d'une douloureuse esquinancie qui m'a tenu plus de quinze jours au lit et dont les suites me tiennent encore à la maison, à cause du temps humide et nébuleux qui règne depuis ma convalescence.

Personne n'est moins dogmatique que moi, et si tu es d'humeur à régayer le tableau que tu fais si sombre de la vie par de nouveaux rapports qui puissent embellir le déclin de ta vie, personne n'en sera plus heureux que moi, chacun a le sentiment et la mesure de ce qu'il peut et doit pour son propre bonheur, et on fait légitimement de tenter un sort meilleur lorsqu'on en espère du bonheur.

Je ne m'appesantirai pas davantage sur la thèse du mal ou du bien de cette vie, je crois la vérité dans le mélange de quelques plaisirs et de plus de douleurs; mais on multiplie, on aggrave les douleurs en s'étudiant à voir tout en mal et on ne remédie à rien par de la mauvaise humeur; sans doute et le bonheur et la vertu sont en minorité sur la terre, j'en conviens, et il faut s'y soumettre, c'est notre lot, celui qui se soumet à ce qu'il ne peut empêcher est le moins malheureux et le plus sage. Faire de nécessité vertu, considérer plus bas que nous pour se trouver moins malheureux, se consoler dans la bonne conscience, si on croit à une autre vie, ne voir que le vrai bonheur: tu sais tout cela mieux que moi, mais je répète les appuis sur lesquels je me suis appuyé dans ma longue vie.

J'ai eu une bonne femme et je n'ai pas vécu avec elle depuis trente ans; j'ai sans cesse combattu sans ambition les brigands, les ennemis de mon pays, des exigences que je n'approuvai pas; l'homme le plus aimant de la terre a passé sa vie sans sa famille, dans un autre monde; depuis 1830, j'ai dépensé pour la cause de mon neveu plus d'un million de francs, c'était la moitié de ce qui me restait de disponible après l'incendie de ma maison en Amérique, en 1820. Je crois être assuré que c'est la politique qui a mis le feu à ma maison pour y détruire les lettres que Napoléon m'avait confiées. Revenu en Europe sur l'invitation de Julie et la tienne, j'ai comme toi voulu aider Caroline et Jérôme; j'ai cru que toute querelle domestique se dissiperait à ma voix fraternelle et je puis dire paternelle. Qu'ai-je recueilli de mes soins, de ma bonne volonté? Caroline, par ses soupçons, par son abnégation de toute fierté, les autres, par leur peu de sympathie et l'appui qu'ils paraissent avoir donné à ses calomnies contre mon oncle le cardinal, contre moi-même, m'ont fait sentir qu'il était encore de plus grands maux que ceux que nous devons à la persécution des rois conjurés contre nous; ton fils mort était aussi mon fils; celui qui a épousé mon aînée je l'ai vu, comme Caroline, aux pieds de nos ennemis... Ce qui m'empêche d'aller en Italie, c'est qu'on sait que je possède des secrets que vous ignorez. Je lutte contre la mauvaise fortune et je n'en suis pas abattu; ma santé faiblit, il est vrai, mais j'ai 71 ans: combien sont plus infirmes que moi! Julie, mes filles, toi, m'avez conservé votre cœur dans toute sa pureté; ton fils, ma sœur, Charles, mes neveux, que de sujets de douleurs! Notre oncle m'eût resté ami, sa sœur lui a laissé les portraits de famille sous toutes les formes, sous toutes les reliures; l'homme qui m'a dit de la part de notre mère, sous le plus inviolable secret, qu'il était chargé de vendre le collier qu'elle destinait au roi de Rome pour 200,000 francs, prix qu'elle n'avait pas trouvé à Rome, me dit aussi qu'elle avait disposé du médaillon contenant le portrait de l'empereur, valant plus de 60,000 francs, il a été trouvé: le collier a été vendu par l'ordre de Madame, elle a disposé du prix, elle l'a voulu et personne n'a rien à y voir: le cardinal n'y est pour rien, le cardinal n'a pas voulu risquer des funérailles dignes de la mère de Napoléon et de nous tous pour la même raison que moi-même en Amérique je n'ai pas dû affronter les préventions et les âmes toutes puissantes de la Sainte-Alliance, par la même raison que tu n'as pas dû ni pu rendre à notre fils les honneurs funéraires qui lui étaient dus; mais notre oncle m'a souvent entretenu du monument somptueux qu'il a l'intention de consacrer à sa sœur, mais où? quand? et ne lui faut-il pas l'assentiment de nous tous? Je lui ai écrit qu'en sus de ce qu'il ferait, j'y contribuerais aussi pour ma part. Je ne doute pas que tu ne fasses comme moi, mais où? Faut-il suivre l'exemple que tu as donné à Florence, où est mort ton fils? Faut-il suivre celui qu'a donné ta femme à l'occasion de ton autre fils et demander en grâce que notre mère soit enterrée où nous ne pouvons ni vivre ni mourir? Le cardinal a pensé à Ajaccio, mais cela est-il convenable? Notre oncle n'est pas un génie de premier ordre, mais on le calomnie lorsqu'on lui refuse les qualités du cœur et des talents et des connaissances dont s'honoreraient bien des ecclésiastiques considérés dans ce monde.

Si tu crois à mes paroles, à ma probité, à mon honneur, crois que tu t'es trompé sur notre oncle le cardinal Fesch; je désire te convertir à ma croyance, parce que je suis sûr de ce que je dis, que j'ai connu notre oncle lorsque vous ne pouviez pas l'apprécier dans votre enfance, lorsque nous étions tous orphelins de notre père, et notre mère a toujours disposé de ce qui appartenait à son frère pour le bien de la famille à son grand contentement, lorsque la mort prématurée de notre père nous laissa dans les embarras occasionnés par les dépenses au-dessus de sa fortune qu'il avait été obligé de faire dans ses missions de Paris et à Versailles[74].

Je suis fatigué, la tête me tourne, je t'embrasse de tout mon cœur, mon cher Louis.

III.
LE ROI JÉRÔME.

De 1784 à 1808.

Jérôme Bonaparte, le dernier des fils de Charles Bonaparte et le plus jeune des frères de l'empereur Napoléon Ier, a parcouru une longue carrière et assisté aux plus grands événements.

Non seulement il fut témoin, mais souvent acteur dans le grand drame de 1800 à 1815. Le rôle important qu'il y a joué ne s'est pas terminé avec le premier empire, car son nom se rattache également à la seconde élévation de sa famille. Il est peu de vies où les alternatives de grandeur et de mauvaise fortune se soient aussi brusquement succédé.

À neuf ans, il est rejeté de la Corse, sa patrie, sur la terre de France, fuyant exilé avec sa famille. Un de ses frères s'élève par son génie aux premiers rangs de la hiérarchie militaire et lui fait donner une éducation brillante; mais ce frère veut que Jérôme, dont les premières années ont été consacrées à l'étude, devienne vite un homme et un homme utile à la France. Il en fait un marin, bientôt après un général, puis un prince, puis un roi. À vingt-trois ans le jeune homme ceint son front d'une couronne royale. Six ans plus tard, à l'âge où l'on n'est pas encore sorti de la jeunesse, ce souverain par les conquêtes des Français est contraint d'abandonner un trône qui s'écroule, entraîné dans les désastres de la France. Jusqu'alors il s'est élevé, il redescend. Il se souvient de son premier métier, laisse tomber le sceptre du roi pour ressaisir l'épée du soldat. Le dernier sur le champ de bataille de Waterloo, il y verse son sang et rallie les débris de la grande armée, prêt à les mener à de nouveaux combats, si telle est la volonté du génie devant lequel il s'est toujours incliné.

De 1784, époque de sa naissance, à 1813, époque de la chute du royaume de Westphalie, Jérôme monte les degrés, s'élevant sans cesse. De 1813 à 1847, il les descend. Proscrit par la politique de l'Europe coalisée contre le plus grand génie des temps modernes, brutalement repoussé par la famille de sa femme, les princes de Wurtemberg, dépouillé par des gens qui le flattaient au temps de sa prospérité et qui lui devaient tout, traqué par les gouvernements de l'Autriche, de l'Allemagne et de l'Italie, ne sachant où reposer sa tête, il voit enfin dans sa patrie éclater une révolution qui lui donne l'espoir d'y rentrer bientôt. Illusion trompeuse, le temps n'est pas venu. Proscrit depuis quinze ans, la fortune ne lui a pas fait assez expier les faveurs qu'elle lui a accordées pendant la première partie de sa vie.

Dix-sept ans encore les portes de la France lui sont fermées ainsi qu'aux siens. Ses enfants n'ont connu jusqu'alors que l'exil. Sa vertueuse femme ne doit plus revoir sa seconde patrie. Enfin des démarches incessantes, une lutte courageuse triomphent de tous les obstacles, il peut venir s'asseoir au foyer qui lui rappelle de si grands souvenirs.

Jérôme commence à remonter les degrés qu'il a descendus depuis 1813.

Quelques mois après son retour en France, une révolution plus radicale que celle de 1830 éclate de nouveau. Un membre de la famille Bonaparte, son neveu, par la magie de son nom, est élevé au premier rang. Jérôme va reprendre une grande position dans l'État. Le grade conquis par son épée et par ses services militaires lui est rendu, il devient le gardien des cendres du grand homme et le gouverneur de l'hôtel consacré aux soldats mutilés. Il se retrouve avec les vieux compagnons d'armes dont plusieurs ont suivi ses pas sur les champs de bataille du premier empire. Il est mis ensuite à la tête du premier corps de l'État. Enfin, le second empire le place sur les degrés mêmes du trône. Jérôme a donc remonté un à un tous les degrés de l'échelle sociale lorsque la mort vient terminer sa carrière.

Telles sont, à grands traits, les principales phases de cette existence que l'on peut dire tout exceptionnelle et qui embrasse dans son ensemble le consulat, l'empire, les cent-jours, les deux restaurations, le gouvernement de juillet, la république de 1848 et les huit premières années du second empire.

Depuis sa naissance jusqu'au moment où il entra dans la marine, nous avons peu de choses à dire sur Jérôme Bonaparte.

Il naquit à Ajaccio, le 15 novembre 1784, de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolino. Son enfance se passa comme celle de tous les enfants qui naissent les derniers dans une famille nombreuse. Il fut en quelque sorte le Benjamin, non seulement de sa mère (son père mourut avant qu'il le pût connaître), mais de son oncle, plus tard cardinal Fesch, et de ses autres frères. Napoléon surtout avait pour Jérôme un faible qui perça toujours. Cette prédilection ne se démentit dans aucune des circonstances de sa vie militaire et politique.

À l'âge de neuf ans, comme nous l'avons dit, Jérôme dut abandonner la maison paternelle pour un premier exil dont il comprit déjà les douleurs. Sa famille, bannie de l'île de Corse, se retira en France, et il fut placé au collège de Juilly pour y faire ses études. On était en 1793. La révolution menaçait de s'étendre sur l'Europe entière liguée contre elle. Personne ne se doutait alors que dans les rangs des défenseurs de la République combattait l'homme prodigieux qui devait bientôt la dominer.

Pour le jeune Jérôme, six années s'écoulèrent (de 1793 à 1799), dans les études et les plaisirs du lycée. Après le 18 brumaire (9 nov. 1799), il sortit du collège pour continuer son éducation sous les yeux de ce frère que six années avaient grandi de façon à attirer sur lui les regards du monde entier.

Jérôme, alors âgé de quinze ans, vint, au commencement du consulat, loger au château des Tuileries, à l'entresol, au-dessous des appartements occupés par le premier consul au pavillon de Flore. Dès cet instant il laissa percer, avec la fougue naturelle à la jeunesse, les qualités et les défauts d'un caractère que le temps et les diverses phases par lesquelles il passa ne modifièrent qu'en partie. Un esprit juste, un jugement solide, une grande bravoure personnelle, une véritable noblesse, surtout dans l'adversité, de la bienfaisance, de l'esprit naturel, la passion des plaisirs, une vivacité tournant quelquefois à l'étourderie, une certaine légèreté qui paralysait souvent ses belles qualités, l'amour de la représentation et du faste, tels sont les traits dominants du caractère de ce prince. Toujours porté au bien lorsqu'il suivait l'impulsion de son cœur, Jérôme en était parfois détourné quand sa nature impressionnable l'entraînait dans des écarts qui alors n'influaient du reste que sur sa conduite privée.

Lorsque le général Bonaparte revint d'Italie après Marengo, il fit entrer son frère Jérôme dans la garde consulaire, aux chasseurs à cheval. L'enfant, âgé de seize ans, eut une altercation avec le frère de Davout; ils se battirent, et, à la suite de cette aventure, Bonaparte ordonna à Jérôme de quitter son régiment.

Le premier consul, à cette époque, commençait à donner une sérieuse attention à tout ce qui se rattachait à la marine. Il prévoyait sa lutte avec l'Angleterre, il voulait battre par ses armes l'éternelle et implacable rivale de la France. Pour cela il fallait commencer par rendre à la marine française cette confiance en elle que l'émigration et ses derniers revers lui avaient fait perdre; il fallait relever le personnel tout en activant les réparations du matériel et les nouvelles constructions. Or, rien n'était plus fait, d'après lui, pour concourir à ce résultat et pour prouver au corps des officiers et des matelots son estime, que de placer dans ses rangs son propre frère, dont le caractère audacieux se prêtait aux aventures de la carrière maritime. Jérôme était fort heureux de cette résolution. Ce fut donc avec une joie véritable qu'il reçut sa nomination d'aspirant de 2e classe, datée du 29 novembre 1800.

À peine revenu de la campagne de Marengo, le premier consul tourna ses regards vers l'Égypte dont il désirait secourir l'armée. Ce n'était pas chose facile; la marine française, à cette époque, était fort peu en état de lutter avec avantage contre la marine de la Grande-Bretagne dont les flottes bloquaient nos ports.

Non seulement il fallait, pour jeter des troupes sur les côtes d'Alexandrie, embarquer dans le plus grand secret des hommes et un matériel considérable, mais il était nécessaire de trouver un marin ou assez habile pour tromper la surveillance fort active des croisières anglaises, ou assez audacieux pour passer à travers les bâtiments ennemis. Bonaparte fit choix pour cette dangereuse mission du contre-amiral Ganteaume, qui avait été assez heureux pour le ramener d'Égypte malgré les Anglais. Il lui confia une escadre composée de sept vaisseaux de ligne, de deux frégates et d'un lougre[75]. Le jeune Jérôme Bonaparte fut placé avec son grade d'aspirant de 2e classe sur le vaisseau amiral.

Il accompagna Ganteaume dans cette campagne maritime où, malgré son habileté et son courage, l'amiral ne réussit pas à porter en Égypte les renforts qu'attendait Bonaparte.

Jérôme fit bravement ses premières armes, le 24 juin, dans le combat livré entre Candie et l'Égypte par l'Indivisible et le Dix-Août, au vaisseau anglais de 74, le Swiftsure, un des plus beaux de l'escadre de l'amiral Keith. Ce vaisseau venait de quitter l'escadre ennemie au mouillage d'Aboukir et faisait route pour Malte. Après l'avoir chassé quelques heures, l'Indivisible et le Dix-Août le joignirent à portée de pistolet, l'attaquèrent et s'en emparèrent après un combat des plus vifs.

Le premier consul accueillit avec joie la nouvelle de ce combat, et, pour récompenser les deux équipages qui y avaient pris une part glorieuse, il rendit un décret en date du 22 août 1801, accordant deux grenades, deux fusils et quatre haches d'honneur pour les hommes qui s'étaient le plus distingués dans cette affaire.

Le contre-amiral Ganteaume, voulant témoigner à Jérôme Bonaparte sa satisfaction de sa conduite pendant l'action, ne crut pouvoir mieux faire que de lui confier l'honorable mission de se rendre à bord de la prise, de l'amariner et de recevoir l'épée du capitaine.

Après ce combat, dédommagement assez faible de la non-réussite de l'expédition, l'escadre fit voile pour Toulon. Elle captura plusieurs bâtiments de commerce anglais d'une petite valeur, et vint mouiller sur la rade de Toulon au commencement d'août 1801, ayant deux cents prisonniers anglais avec l'état-major et le commandant du vaisseau le Swiftsure.

En rentrant à Toulon Ganteaume fit son rapport au premier consul et rendit bon compte de la conduite de Jérôme, car le 16 août le général Bonaparte écrivit à son frère une lettre des plus flatteuses[76].

Telle fut la première campagne maritime de Jérôme Bonaparte. Quelques jours après son arrivée à Toulon, le 26 août 1801, il débarqua et fut rejoindre son frère à Paris. Il était resté à bord de l'Indivisible depuis le 28 novembre 1800, c'est-à-dire 8 mois et 28 jours. C'était, pour un marin aussi jeune, un assez rude apprentissage.

Lorsque Jérôme Bonaparte revint de sa première expédition, le 26 août 1801, il n'avait pas encore atteint sa dix-septième année. Malgré sa jeunesse, il s'était fait remarquer par sa bravoure, son intelligence et ses dispositions pour le métier de marin. Il sentait que, frère du chef de l'État, tous les yeux étaient fixés sur lui, et il mettait à remplir ses devoirs un zèle qui disposait en sa faveur.

Après son débarquement à Toulon, l'aspirant se rendit à Paris, où il fut accueilli avec joie par le premier consul. Il séjourna deux mois aux Tuileries, puis, le 29 novembre 1801, il fut nommé à la première classe de son grade et reçut l'ordre de se rendre à Rochefort pour être embarqué sur l'un des bâtiments destinés à l'expédition de Saint-Domingue.

À cette époque, Joseph Bonaparte, chargé de la conclusion du traité de paix avec l'Angleterre, était prêt à se rendre à Amiens ainsi que lord Cornwallis, plénipotentiaire de la Grande-Bretagne. Les préliminaires avaient été échangés à Londres le 12 octobre, et rien ne s'opposait à ce que le général Bonaparte, devenu l'arbitre de l'Europe, dirigeât ses flottes vers nos colonies des Antilles, qui cherchaient à échapper à la domination française.

En vue de ce but, une grande expédition avait été décidée. Elle devait se composer de trois divisions navales portant des troupes de débarquement. La première division, organisée à Brest, était sous les ordres de l'amiral Villaret-Joyeuse, réunissant à son commandement celui des deux autres divisions. Il avait mis, le 29 octobre, son pavillon sur le vaisseau l'Océan. La seconde division, en rade de Rochefort, sous le contre-amiral Latouche-Tréville, avait pour vaisseau amiral le Foudroyant, sur lequel Jérôme allait s'embarquer. Cette division avait à rallier une escadre de six vaisseaux espagnols alors en rade de Cadix, sous l'amiral Gravina. La troisième division était composée de bâtiments hollandais rassemblés à Flessingue.

Le général Leclerc, beau-frère du premier consul et mari de Pauline Bonaparte, commandait en chef l'expédition. Son chef d'état-major était le général Dugua. Leclerc arriva à Brest le 19 novembre 1801, et passa une grande revue des troupes le 20.

La longue lutte que nous venions de soutenir si péniblement contre les flottes de la Grande-Bretagne avait vivement préoccupé le premier consul. Dès que la paix avec l'Angleterre fut assurée, il donna une attention toute particulière à la marine de guerre. Convaincu qu'on pouvait beaucoup attendre et obtenir de nos marins, aussi bien que de nos soldats de l'armée de terre, il résolut de tout mettre en œuvre pour éviter à l'avenir les fautes qui, depuis le commencement de la Révolution, avaient concouru à affaiblir notre puissance maritime; ce n'était plus l'organisation médiocre dont on s'était contenté depuis 1789 qu'il fallait à Bonaparte, mais une organisation forte, un matériel puissant, une discipline solide, une union parfaite entre les équipages et les troupes. D'après lui, un des grands moyens d'obtenir sur mer des succès semblables à ceux obtenus sur le continent, c'était d'exciter l'émulation chez les matelots, de leur inspirer, de leur souffler cet enthousiasme auquel nos soldats avaient dû, en grande partie, leurs victoires.

Le premier consul avait été, du reste, merveilleusement secondé en cela par l'amiral Villaret-Joyeuse. Ce dernier avait, à force de persévérance, introduit sur les vaisseaux de son escadre une discipline parfaite.

Les trois divisions navales partirent de Brest, de Rochefort et de Flessingue; celle de Villaret-Joyeuse devait rallier les deux autres, mais la division batave ne put le joindre à cause des vents contraires. Elle mit le cap directement sur Saint-Domingue, en ayant soin de ne pas se montrer avant les vaisseaux de l'amiral commandant en chef la flotte. La division de Latouche-Tréville, au lieu de porter sur Belle-Isle ainsi que cela lui était prescrit, fit route à l'ouest en sortant de Rochefort.

L'aspirant de 1re classe Jérôme Bonaparte, embarqué sur le vaisseau le Foudroyant, monté par Tréville, arriva avec le contre-amiral au Cap, vers la fin de 1801. Il y resta jusqu'au 9 février 1802. Le 4 mars, en vertu des ordres du général en chef Leclerc, il passa avec le grade d'enseigne[77] sur le vaisseau le Cisalpin (capitaine Bergeret[78]), bâtiment envoyé en France.

Le jeune officier de marine fut chargé de dépêches pressées qu'il devait remettre au premier consul. Bien qu'il donnât de belles espérances, il est permis de penser que ce ne furent ni sa capacité ni sa parenté avec le premier consul et le général en chef qui le firent choisir pour une mission de haute importance. Il est à présumer que Leclerc, voyant la maladie décimer les troupes et les équipages, prit, à l'insu de Jérôme lui-même, un prétexte pour l'envoyer en France et le soustraire à la pernicieuse influence d'un climat sous lequel il devait succomber bientôt lui-même.

Quoi qu'il en soit, le jeune Bonaparte embarqua au Cap sur le Cisalpin, ayant pour compagnon d'armes Halgan, plus tard amiral, avec lequel il se lia dès lors d'une véritable amitié. Le 5 mars le vaisseau mit à la voile, et le 10 avril les vigies signalèrent le feu d'Ouessant. Le lendemain, à dix heures du matin, le navire entrait dans le port de Brest.

À peine débarqué, Jérôme songea à se rendre à Paris pour remettre ses dépêches au premier consul. Il prit une chaise de poste, emmena avec lui Halgan, devenu son ami, et franchit rapidement la distance qui le séparait de Nantes, en passant par Quimper, Vannes, Laroche[79]. À quelques lieues de Nantes il eut une aventure qui peint son caractère déterminé. Le postillon qui conduisait sa voiture refuse tout à coup d'aller plus loin. Il met pied à terre et s'assied tranquillement sur le bord du fossé de la route. Jérôme et Halgan descendent de leur chaise de poste et, pressés d'arriver, ils essaient de faire remonter à cheval leur capricieux conducteur. C'est en vain. Prières, promesses, menaces, tout échoue devant son entêtement breton. Jérôme, voyant qu'il n'obtiendrait rien, pousse Halgan dans la voiture et, s'adressant au postillon, lui dit: «Veux-tu nous conduire, oui ou non?—Non, répondit ce dernier.—Alors je me charge de ce soin,» reprend le jeune officier. Et, bien qu'en culotte courte et en bas de soie (tenue qu'il a toujours affectionnée), Jérôme saute en selle après avoir ramassé le fouet et enlève les chevaux qu'il lance au grand galop sur la route de Nantes. Il fait en ville une entrée triomphale, tête nue, en uniforme de marin, avec son compagnon dans la chaise de poste, le 13 avril 1802.

Jérôme, laissant Halgan à Nantes, se dirigea vers Paris où il remit ses dépêches au premier consul, qui le garda près de lui jusqu'au commencement de juin 1802. Pendant son séjour aux Tuileries, ami fidèle et dévoué, Jérôme plaida si chaudement la cause d'Halgan près du général Bonaparte, qu'à son départ pour embarquer de nouveau il eut le bonheur d'emporter à Nantes la nomination du lieutenant de vaisseau, son camarade du Cisalpin, au commandement du brick l'Épervier.

Le premier consul, désireux de perfectionner l'éducation maritime de son jeune frère et de le mettre à même d'étudier les colonies françaises, avait décidé qu'il ferait un voyage aux Antilles sur le brick l'Épervier, et qu'il visiterait toutes les positions importantes de cette partie de l'Océan. En conséquence, Jérôme revint à Nantes le 7 juin 1802. Il devait prendre la mer, comme nous l'avons dit, sur le brick l'Épervier, sous les ordres d'Halgan. Les officiers de ce brick, ses camarades, étaient MM. Vincent Meyronnet, qui joua par la suite un certain rôle en Westphalie, Gay, le chirurgien M. Rouillard[80]. Le bâtiment avait pour destination la Martinique. Jusqu'à la fin d'août, Halgan et Jérôme restèrent à Nantes, attendant les ordres de départ.

Ce temps se passa pour eux en fêtes, car c'était à qui des habitants notables ou des autorités de la ville recevrait le plus jeune des frères du premier consul et son ami.

Le 29 août, le brick appareilla et vint mouiller sur la rade de Minden; le 31, il fit voile en suivant les côtes, et, par suite d'un gros temps, vint relâcher le 4 septembre en vue du port de Lorient, dans la rade. Le 6, il entra dans le port. Jérôme, jeune et ami du plaisir, profitant de ce qu'on était obligé de passer quelques jours à Lorient pour faire au bâtiment des réparations indispensables, partit le 5 pour Nantes, où il passa quelques jours.

Le 18 septembre il était à son poste et le brick appareilla. Le 25, on était en vue de Lisbonne, l'amitié d'Halgan fut mise à une rude épreuve. Jérôme voulut visiter cette capitale et demanda au commandant de relâcher dans ce port. Halgan refusa et l'on continua à faire voile pour la Martinique. Le 28 octobre, à midi, la terre était en vue. À 5 heures du soir l'Épervier mouilla au fort Diamant où régnaient la fièvre jaune et une grande mortalité.

Dès le lendemain 29, Halgan et Jérôme furent rendre visite au capitaine général, l'amiral Villaret-Joyeuse, le même officier général auquel avait été dévolu le commandement dans l'expédition de Saint-Domingue. Le contre-amiral Villeneuve, commandant les forces navales stationnées aux Îles du Vent et à Cayenne, était alors absent. Il revint quelques jours plus tard au fort Royal, sur son vaisseau le Jemmapes. Dans l'intervalle, voici ce qui avait eu lieu:

Jérôme était parti de France comme aspirant de lre classe et en qualité d'officier du brick commandé par Halgan; mais à peine arrivé à la Martinique, le capitaine général Villaret, soit qu'il eût des instructions secrètes (chose très probable) émanant du premier consul, soit parce qu'il crût bien faire, nomma le jeune Bonaparte lieutenant de vaisseau, par décision du 2 novembre 1802; puis, sans doute pour suivre un plan convenu, Halgan s'étant trouvé subitement indisposé ou ayant dû se trouver hors d'état de commander le brick, le commandement du navire fut remis provisoirement au nouveau lieutenant de vaisseau qui se trouva donc, à l'âge de 18 ans, à la tête d'un bâtiment d'une certaine importance[81]. Sans doute on avait pensé que Jérôme trouverait de plus grandes facilités pour son voyage d'exploration dans la nouvelle position qui lui était faite.

Le contre-amiral Villeneuve, pour qui le frère du premier consul avait une lettre du ministre de la marine, confirma ce qu'avait fait Villaret-Joyeuse. Il se rendit à bord de l'Épervier le 21 novembre, donna quelques conseils et des instructions détaillées à Jérôme, et lui prescrivit de partir le 29 novembre pour aller d'abord à Sainte-Lucie, colonie française des Îles du Vent, au sud de la Martinique, puis à Tabago, qui faisait partie des Îles sous le Vent, au nord-est de la Guyane. Bien qu'on fût à la fin de novembre, la température était très élevée. Jérôme, plein d'ardeur et n'ayant pas la prudence qui convient dans les climats dangereux où règnent si souvent des fièvres terribles, se fatigua outre mesure en explorant Sainte-Lucie et en montant sur une soufrière dans le fort de la chaleur du jour. Il fut pris par une fièvre violente qui inquiéta les officiers du brick au point qu'ils crurent devoir revenir à Saint-Pierre (Martinique), en faisant prévenir le contre-amiral Villeneuve de ce qui venait d'arriver. Villeneuve courut immédiatement auprès du malade, et reconnut avec joie que l'accident n'aurait aucune suite fâcheuse. Il en rendit compte au ministre Decrès qui avait remplacé Forfait.

Jérôme, hors du danger causé par son imprudence, était moins désireux de reprendre la mer pour continuer son voyage. L'équipage de son bâtiment avait été, en moins d'un mois, tellement décimé par la maladie, qu'il se trouvait à la fin de décembre complètement désorganisé. À la maladie s'était jointe aussi la désertion, en sorte qu'il fut contraint de renoncer à l'idée de faire voile pour Tabago. Villeneuve attendait la frégate la Consolante et voulait lui offrir de se rendre avec lui, sur ce bâtiment, dans les différentes colonies qu'il avait à visiter encore; mais Jérôme, fatigué des ennuis, du tracas qu'il avait éprouvé sur son brick, sollicita de quitter son commandement. Villeneuve en écrivit à Decrès qui, le 25 février 1803, répondit à ce sujet: «Il faut, général, déterminer Jérôme à garder son commandement et à faire aux colonies le séjour que le premier consul désire de lui. Je joins ici une lettre pour lui.» On constitua alors tant bien que mal un équipage au brick l'Épervier qui put enfin partir. Ce bâtiment mouilla à la Basse-Terre (Guadeloupe, nord-ouest de la Martinique). Il fut reçu par le contre-amiral Lacrosse, capitaine général de cette colonie, qui lui fit visiter le pays dans le plus grand détail[82].

Du 8 février au commencement d'avril 4803, Jérôme termina ses voyages dans les différentes colonies qu'on lui avait donné mission de visiter en détail, car le 4 avril, le contre-amiral Villeneuve, dans une dépêche au ministre, rend compte du prochain départ de Jérôme Bonaparte et de sa répugnance à passer par Saint-Domingue, où son beau-frère, le général Leclerc, était mort.

Le brick l'Épervier cependant n'était pas encore parti le 27 avril, puisqu'à cette date le capitaine de vaisseau Lafond, commandant par intérim les forces navales stationnées aux Îles sous le Vent et à Cayenne, écrivait de Saint-Pierre de la Martinique, à bord de la frégate la Didon, au ministre de la marine:

«Le brick l'Épervier, commandé par le lieutenant de vaisseau Bonaparte, est toujours en station au fort de France. Le général Villeneuve, avant son départ[83], m'a dit qu'il lui avait donné l'ordre de s'en retourner en France, et que par conséquent il ne faisait plus partie de la station.»

Pendant un mois encore l'Épervier resta à la Martinique. Plusieurs circonstances fatales avaient empêché Jérôme de quitter l'Amérique, et ces circonstances eurent, ainsi qu'on le verra bientôt, une influence très grande et très singulière sur les premières années de sa vie. D'abord, la maladie et la désertion avaient dépeuplé son bord et l'on n'avait pu recruter l'équipage de façon à mettre le bâtiment en état d'entreprendre un long voyage pour regagner l'Europe, ensuite Jérôme était tombé malade au commencement de mai. Cela ressort du passage d'une longue lettre écrite le 19 juin du port du Passage par le capitaine Lafond au ministre de la marine, lettre dans laquelle on lit:

«Lors de mon départ du fort de France (8 mai 1803), le brick l'Épervier était mouillé à Saint-Pierre. Jérôme avait la fièvre, mal à la tête et aux reins, symptômes de la fièvre jaune; mais, au moment de mettre sous voile, son médecin a fait dire qu'il allait mieux. Il avait écrit au général Villaret qui, vraisemblablement, vous donnera des détails sur sa maladie.»

Lorsqu'au mois de juin 1803 on fut à peu près paré et que Jérôme se trouva à même de mettre à la voile, les relations entre la France et l'Angleterre étaient devenues d'une nature telle que la guerre semblait imminente. En effet, le traité d'Amiens ne tarda pas à être rompu, et dès lors les Anglais, qui savaient Jérôme encore dans les colonies, attachèrent une importance réelle à s'emparer de sa personne, d'autant qu'ils étaient furieux de ce qu'en représailles d'hostilités commises sur mer par les vaisseaux de la Grande-Bretagne sans déclaration préalable, le premier consul avait retenu tous les Anglais alors en France.

Les choses en étaient là, et cependant la rupture entre les deux grandes nations n'était pas encore connue en Amérique lorsque Jérôme eut l'ordre formel de Villaret de prendre la mer pour regagner l'Europe, s'il en était temps encore. Le 1er juin il mit à la voile. Un coup de tête du jeune homme l'arrêta court dans son voyage. Voici ce qui s'était passé. Jérôme avait soumis à une visite, en mer, un gros bâtiment qu'il supposait Français et qui était Anglais. Effrayé des conséquences que pouvait avoir cette affaire, il en avait rendu compte à Villaret-Joyeuse. Ce dernier le blâma et lui donna l'ordre de revenir en France. Jérôme fit quelques observations tellement justes à l'amiral que ce dernier s'opposa à son départ, ce qui fut fort heureux, car le brick l'Épervier, ayant pris la mer le 20 juillet sans Jérôme, fut capturé le 27 par les Anglais.

Jérôme Bonaparte ne quitta pas l'Amérique et, le 20 juillet 1803, il abandonna le commandement de son brick. Nous l'avons laissé à la Pointe-à-Pitre (Martinique), le 15 juin 1803; nous le retrouvons à Baltimore, dans l'État de Maryland (États-Unis d'Amérique), à la fin de juillet de la même année.

Le 26 juillet il écrivit de cette ville au citoyen Pichon, commissaire général des relations commerciales de la France aux États-Unis, pour lui faire connaître que le lieutenant Meyronnet, commandant en second l'Épervier, avait quitté le brick, chargé d'une mission de son commandant pour négocier leur passage sur un bâtiment de commerce américain le Clothier, dont l'armateur refusait de s'arrêter en Espagne; que, décidé à céder à la nécessité et à suivre la destination de ce bâtiment pour Bordeaux, il renvoyait Meyronnet à Philadelphie pour faire hâter l'expédition du navire sur lequel il se hasarderait à revenir en Europe; enfin qu'il attendait à Baltimore que le bâtiment à bord duquel il devait prendre passage fût au bas de la rivière du Patapsco, qui se jette dans la baie de Chesapeake.

Ainsi, à la fin de juillet 1803, Jérôme était prêt à s'embarquer sur un bâtiment américain et à braver les croisières anglaises pour retourner en France. Il était incognito aux États-Unis d'Amérique, où il entretenait une correspondance assez suivie avec notre consul général, M. Pichon. Ce dernier mettait beaucoup de déférence dans ses relations avec le frère du premier consul, jeune homme qui, bien que n'ayant pas encore dix-neuf ans révolus, avait déjà les allures princières qu'il ne devait plus abandonner. Il lui fournissait des sommes assez considérables, hâtait de tous ses moyens le moment de l'embarquement et lui donnait même au besoin des conseils que Jérôme paraissait assez peu disposé à suivre.

Cependant son incognito ne pouvait être bien longtemps observé. Les Anglais, à l'affût de ce que devenait l'ancien commandant de l'Épervier, ne tardèrent pas à savoir où il se trouvait et à donner son signalement sur toute la côte à leurs bâtiments. Un capitaine Murray, alors à Baltimore, dévoila la présence dans cette ville de Jérôme, en sorte que les difficultés devenaient de plus en plus grandes pour lui de quitter l'Amérique. M. Pichon cependant le pressait de s'embarquer, répondant de l'armateur et du capitaine de navire américain qui devait le mener en France. Il l'engageait à faire monter à bord les personnes de sa suite[84] et à suivre le bâtiment sur un bateau pilote jusqu'à la sortie de la baie pour pouvoir, soit revenir à terre, soit s'embarquer définitivement, selon ce que ferait la croisière anglaise. Les choses en étaient là, au commencement d'août, lorsque Jérôme, qui comprenait quel effet déplorable pouvait produire en France la nouvelle de la capture, par les Anglais, du frère du premier consul, résolut d'attendre les ordres du chef de l'État, et d'envoyer pour les prendre son lieutenant Meyronnet qui, lui, passerait plus facilement et pourrait donner connaissance de la position dans laquelle il se trouvait aux États-Unis.

Pichon, en apprenant la nouvelle détermination du jeune officier de marine, l'engagea à quitter Baltimore et à faire un voyage instructif dans l'ouest. Le consul général français avait-il déjà connaissance de la passion naissante qui devait aboutir à un mariage et voulait-il en détourner Jérôme, ou bien pensait-il remplir les intentions du premier consul à l'égard de son frère en l'engageant à voyager? c'est ce que rien ne fait pressentir dans sa correspondance. Toujours est-il que Jérôme ne suivit pas le conseil qui lui était donné, pas plus que celui de cesser ses rapports avec un M. Barny, chez lequel il était logé à Baltimore et contre lequel le consul général cherchait à le mettre en garde.

Le 30 août, Pichon écrivit au ministre des relations extérieures une longue lettre relative au jeune Bonaparte. Cette dépêche, fort curieuse, résume tout ce qui a rapport au frère du premier consul depuis le 22 juillet 1803[85].

Jérôme était arrivé à Georgetown[86], y avait passé trois jours, avait cherché divers moyens de retourner en Europe, tantôt voulant passer à bord d'un navire de commerce, puis à bord d'une frégate américaine qu'il emprunterait aux États-Unis, enfin comme passager sur un bâtiment de guerre destiné à la Méditerranée.

Tous ces projets n'avaient pu avoir de suite. Il n'était possible d'en accueillir aucun, pas même le dernier, auquel il s'était arrêté, de demander passage sous son nom. Pendant ce temps le Clothier, en partance de Philadelphie le 7 août, avait mis à la voile.

Jérôme passa le mois de septembre 1803 à Baltimore. Fort épris de Mlle Paterson, très jolie jeune personne, fille d'un des riches négociants de cette ville, il lui fit une cour assidue à laquelle Mlle Paterson fut loin d'être insensible. Les choses en vinrent au point qu'on commença, vers le mois d'octobre, à parler de mariage. Quoique la France eût encore un gouvernement qui conservait le nom et un semblant de formes républicaines, tout le monde en Europe, comme en Amérique, comprenait que cet état cesserait sous peu et que l'homme qui avait reconstruit l'édifice social était destiné à monter sur le trône. Personne n'ignorait la bonté, la faiblesse du premier consul pour son jeune frère; or une union contractée dans ces conditions avec Jérôme était, pour une famille de négociants d'Amérique, une fortune inouïe. Aussi, loin de s'opposer à la réalisation de ce projet, les Paterson, le père lui-même, semblaient y prêter les mains. La jeune personne, fort éprise, était décidée à tout pour épouser celui qu'elle aimait. Toute cette petite intrigue ne tarda pas à être connue du consul général.

Pichon fut effrayé des conséquences d'un mariage que le chef de l'État n'approuverait certainement pas, puisqu'il était contraire à toutes les lois françaises. En effet, Jérôme, loin d'avoir atteint vingt et un ans, n'avait pas alors dix-neuf ans révolus, et même en eût-il eu vingt et un, il ne pouvait se passer du consentement de sa mère pour que l'acte fût valide. À peine le représentant de la France aux États-Unis fut-il informé de ce qui avait lieu à Baltimore, qu'il écrivit: 1o à Jérôme pour le prévenir que l'union qu'il voulait contracter était nulle aux yeux de la loi; 2o à M. Paterson le père, pour mettre sous ses yeux la loi française; 3o enfin à M. d'Hebecourt, l'agent consulaire français dans le Maryland, pour lui donner des instructions en cas qu'on voulût passer outre et ne pas tenir compte de ses observations.

Jérôme eut connaissance aussi par Pichon des lettres écrites à MM. Paterson et d'Hebecourt[87], puis le ministre des relations extérieures de France (Talleyrand) reçut communication de toutes les pièces relatives à cette affaire. Ceci se passait pendant le mois d'octobre 1803. Ces démarches du consul général, ces observations fort justes parurent produire un certain effet, car le mariage de Jérôme sembla quelque temps un projet abandonné. Pichon en profita pour engager vivement le jeune officier à s'embarquer sur une frégate française, la Poursuivante, alors en relâche à Baltimore. Mais la famille Paterson, d'accord avec Jérôme, abusait le consul général; le mariage, s'il avait été un instant rompu, s'était renoué. Jérôme ne songea plus à retourner en France pour le moment. Il déclara formellement qu'il ne se rendrait pas à bord de la Poursuivante et qu'il attendrait à Baltimore les ordres du premier consul. Au reste, ajoutait-il, il était en mission et n'avait d'ordre à recevoir que du ministre.

Pendant ce temps-là Decrès, ayant connu par le lieutenant Meyronnet la position de Jérôme aux États-Unis, avait soumis l'affaire au premier consul, qui lui prescrivit d'expédier de nouveau le lieutenant de Jérôme avec des instructions pour le retour en France de ce dernier. Meyronnet partit donc pour se rendre en Amérique précisément à l'époque où l'affaire du mariage se dénouait inopinément à Baltimore.

Ainsi que nous l'avons dit, Pichon était persuadé que sur ses observations fort judicieuses, la famille Paterson et Jérôme lui-même avaient complètement abandonné leurs projets. Il était donc fort tranquille de ce côté lorsque, le 25 décembre, il apprit tout à coup par M. Lecamus que le jeune Bonaparte, à qui il avait envoyé une somme assez considérable, venait de faire célébrer son mariage à Baltimore, quatre jours auparavant, le 21. Bien plus, il fut informé par l'agent consulaire français, M. Sottin, que l'union, renouée tout à coup, avait eu lieu en sa présence, parce qu'il n'avait pas cru devoir faire au premier consul l'affront de refuser d'assister à cet acte.

Pichon s'empressa de témoigner à Sottin son mécontentement de ce qu'il avait assisté au mariage et de ce qu'il avait signé un acte contraire à la loi française, et donné l'apparence légale à un acte nul aux yeux de cette loi. Il rendit compte ensuite de toute cette affaire au ministre des relations extérieures; puis, quelques semaines plus tard, le 20 février, il écrivit de nouveau une lettre des plus curieuses relative à Jérôme, à Mlle Paterson et à la famille de cette dernière.

La nouvelle de ce mariage, contracté malgré la loi, malgré toutes les représentations du consul français, arriva à Paris lorsque Napoléon avait changé son titre de premier consul contre une couronne impériale. Furieux de voir que son jeune frère était le premier à enfreindre les lois de son pays, il défendit immédiatement de reconnaître cette union.

On trouve à cet égard, au Moniteur du 13 vendémiaire an XIII (4 mars 1805), la note suivante:

Par un acte de ce jour, défense est faite à tous officiers de l'état civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la transcription de l'acte de célébration d'un prétendu mariage contracté en pays étranger, en âge de minorité, sans le consentement de sa mère, et sans publication préalable dans le lieu de son domicile.

En outre, quelques jours plus tard, l'empereur rendit, comme chef de la famille impériale, le décret suivant:

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