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Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire

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Napoléon, empereur des Français, à tous ceux qui ces présentes verront, salut;

Aussitôt que nous avons été informé d'un prétendu mariage, contracté dans les pays étrangers par notre frère Jérôme Bonaparte, encore mineur, sans aucun consentement de nous, ni de madame notre mère, et contre les dispositions des articles 63, 148, 166, 168, 170 et 171 du code civil, nous avons cru devoir, pour le maintien des lois et de la subordination qu'elles établissent dans les familles, faire, par notre décret du 11 ventôse an 13, défenses à tous les officiers de l'état civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la transcription de l'acte de célébration dudit mariage prétendu.

Ces précautions ne nous ayant point paru suffisantes pour garantir de toute atteinte la dignité de notre couronne, et pour assurer la conservation des droits, qu'à l'exemple de tous les autres princes, nous exerçons sur tous ceux qui ont l'avantage de nous appartenir, nous avons jugé qu'il importait au bien de l'État et à l'honneur de notre famille impériale, de déclarer d'une manière irrévocable la nullité dudit prétendu mariage, comme aussi de prévenir et de rendre vaines toutes tentatives qui seraient faites pour y donner suite ou effet.

À ces causes nous avons ordonné et décrété, ordonnons et décrétons ce qui suit:

Suit le décret en 5 articles qui rend nul le mariage de Jérôme et déclare les enfants illégitimes, etc., etc.

Neuf ans plus tard, en 1812, bien après le mariage de Jérôme, devenu prince français et roi de Westphalie, avec la princesse Catherine de Wurtemberg, l'assemblée générale de Maryland déclara l'union de ce prince avec Mlle Paterson nulle et sans effet, et les deux contractants divorcés, mais sans que cela puisse illégitimer l'enfant issu de cette union.

Ainsi, pour résumer cette singulière union: un enfant, ayant dix-neuf ans à peine, devient épris d'une jeune personne. Sans égard pour les observations qui lui sont faites, sans prendre souci des lois de son pays, dont il est éloigné, sans prévenir même sa famille, il épouse, du consentement du père qui n'ignore ni les conséquences ni les nullités de cet acte, la fille d'un homme honorable. Ce père a été bien et dûment prévenu que le mariage est nul aux yeux de la loi française.

La mère du jeune homme proteste, le chef de la famille, devenu chef de l'État et qui a le devoir de faire exécuter les lois, déclare non seulement le mariage nul, mais les enfants à naître illégitimes; neuf ans plus tard, le divorce est prononcé dans le pays même où l'union a été contractée, et cela par l'assemblée juge en pareille matière, lorsque déjà le marié a épousé une autre femme.

Tel est le résumé de cette bizarre affaire, que l'on peut considérer comme ayant eu pour cause, d'un côté le coup de tête d'un jeune cœur amoureux, d'un autre l'ambition d'une famille qui voit dans ce mariage, qu'elle espère faire reconnaître un jour ou l'autre, un motif de puissance à venir[88].

Jérôme Bonaparte et Mlle Paterson se trouvaient dans une position assez équivoque. Le mariage n'étant pas valide devant la loi française, les représentants de la France en Amérique ne pouvaient l'admettre. Tous deux vécurent dans la famille de la jeune personne jusqu'à l'époque où l'on apprit l'avènement de Napoléon au trône impérial. Aussitôt Jérôme songea à retourner en France, d'autant plus que dans l'intervalle il avait reçu, par le lieutenant Meyronnet, les instructions du ministre de la marine. Il fut donc résolu qu'il s'embarquerait sur la frégate la Didon. Pichon espérait enfin le voir quitter l'Amérique, mais il n'en devait être encore rien. La Didon se trouva bloquée par des forces supérieures, et Jérôme, ayant reçu des lettres de sa famille qui lui faisaient sans doute connaître que son mariage ne serait pas reconnu, ne voulait plus partir.

Le projet de départ fut remis au mois d'octobre. Le capitaine de vaisseau Brouard se trouvait prêt à mettre à la voile avec les frégates qu'il commandait. Jérôme avait promis de partir; mais tous les jours c'était de la part du jeune officier des objections, des tergiversations. Si, d'une part, en prévision des grands événements qui se préparaient en Europe, il tardait à Jérôme de courir auprès de son frère pour jouer un rôle digne de lui et pour obtenir son pardon, d'un autre, il était retenu en Amérique par la famille Paterson à laquelle il avait promis de ne pas abandonner sa femme avant d'avoir obtenu la reconnaissance de son mariage.

À la fin de décembre cependant, Jérôme s'embarqua avec Mlle Paterson, à l'insu de tout le monde, sur un bâtiment américain nommé le Philadelphie; mais ce navire se perdit au bas de la rivière. Il avait été frété par Jérôme Bonaparte lui-même, pour le ramener en France avec sa jeune femme et la tante de cette dernière. Pichon, informé de cette circonstance, se hâta de se rendre auprès d'eux, dans l'État de Delaware.

Bientôt après le jeune homme fit une autre tentative pour son retour en France. Il monta à bord du Président, frégate française; mais une frégate anglaise étant venue se placer en face du bâtiment, Mlle Paterson eut peur et voulut descendre. Jérôme et elle revinrent encore une fois à Baltimore.

En 1804, le consul général français, rappelé en France à cause du mariage Paterson, écrivit au ministre des relations extérieures (31 mars) la longue lettre ci-dessous relative à cette affaire:

Citoyen Ministre, à la suite de la correspondance que j'ai eu l'honneur de suivre avec vous relativement à M. Bonaparte, j'ai celui de vous adresser ci-inclus l'extrait d'une dépêche que j'ai écrite au ministre de la marine. Cette dépêche avait pour objet d'informer ce ministre, dans le département duquel la chose rentrait, de ce que j'avais fait vis-à-vis de M. Bonaparte en conséquence des instructions que je vous ai communiquées dans la fin de ma dépêche du 30 pluviôse. Je me proposais, comme je vous l'ai marqué, de presser M. Jérôme de s'embarquer sur la Poursuivante quand elle serait prête. C'est, comme vous le voyez et comme vous l'aurez appris longtemps avant par l'arrivée de la frégate, ce que j'ai fait, mais sans succès.

C'est postérieurement à mes instances à cet égard envers M. Jérôme, citoyen Ministre, que votre lettre du 4 frimaire m'est parvenue. Je ne l'ai reçue que le 4 de ce mois; M. Bonaparte avait reçu antérieurement les dépêches du ministre de la marine. Si votre lettre me fût parvenue plus tôt, citoyen Ministre, je me serais abstenu de donner à M. Jérôme aucun conseil; quant à celui que j'ai donné, qui n'a pas obtenu votre approbation, les événements subséquents indépendamment des circonstances qui dans le temps m'y déterminèrent, l'auront, je l'espère, complètement justifié à vos yeux.

Depuis quinze jours, citoyen Ministre, j'ai l'avis que le gouvernement en nommant un ministre plénipotentiaire a cru devoir aussi, en conséquence des lettres de M. Jérôme, me donner un successeur comme consul général. L'attente où j'ai été journellement de cette nouvelle mission m'a empêché de vous écrire ultérieurement sur cet officier et sur l'embarras où je me trouve quant aux demandes d'argent qu'il m'a adressées à mon dernier voyage à Baltimore. J'espérais qu'une nouvelle légation m'ôterait de l'alternative excessivement fâcheuse où je me suis trouvé constamment par rapport à lui de faire trop ou trop peu. J'ai avancé depuis le mois de décembre à M. Jérôme 13,000 dollars, dont 3,000 pendant mon dernier séjour à Baltimore vers la fin de février. Depuis il m'a fait presser de payer trois à quatre mille dollars de dettes qu'il avait contractées et au payement desquelles je croyais qu'il avait appliqué les fonds que je lui avais remis antérieurement. La considération du service public qui devient de jour en jour plus onéreux ici, l'impossibilité de se procurer des fonds sur des traites, la crainte d'être trop facile en avances et le désir de me décharger sur mes successeurs de ces demandes embarrassantes, m'ont fait prier M. Bonaparte d'attendre quelque temps. L'intervalle qui s'est écoulé depuis les avis que j'ai reçus de France et les instances des créanciers de M. Jérôme me détermineront à faire des avances ultérieures qui, j'ose le croire, seront approuvées du premier consul. Je serai en outre obligé de faire à M. Bonaparte des payements pour pourvoir à son existence d'une manière convenable.

J'ai appris que M. Jérôme se plaignait beaucoup de mes derniers refus d'argent ou plutôt de mes réponses déclinatoires et qu'il les attribuait à de la pique résultant de mon rappel. J'ose croire que vous me connaissez trop, citoyen Ministre, pour penser que je sois accessible à ces motifs. Les torts de M. Bonaparte envers moi n'ont pas pris un caractère plus grave par l'effet qu'ils ont pu produire. Du moment où je les ai connus, quelles qu'en pussent être les suites, j'ai su quelle opinion m'en former; mais, comme vous l'avez vu, ils n'ont eu aucune influence sur ma conduite envers lui; j'ai fait aux convenances publiques le sacrifice des sentiments que j'ai dû éprouver; j'ai même attendu pour m'en exprimer avec vous, citoyen Ministre, comme je le dois à moi-même, que les résultats en fussent connus, désirant laisser une libre action aux rapports de M. Bonaparte. À présent que l'effet est produit, vous me permettrez, citoyen Ministre, d'en appeler à vous sur ce que j'ai dû sentir quand j'ai appris qu'un jeune homme de 19 ans que j'ai reçu à ma table, qui m'a reçu à la sienne, avec qui j'ai passé deux jours entiers, le dernier surtout, dans une sorte de familiarité, qui, ce dernier jour, m'a demandé et a obtenu de moi de bons offices personnels qui supposent une bienveillance réciproque, que ce jeune homme qui m'a quitté en me serrant la main, ait pu, deux jours après, fabriquer dans l'ombre des interprétations calomnieuses et malignes à des conversations de table auxquelles vous devez croire que l'âge de M. Bonaparte ne m'a pas permis de prendre un bien grand intérêt.

Si j'avais eu le temps de vous rendre, citoyen Ministre, toutes les interpellations singulières et excentriques que M. Bonaparte m'a faites à son arrivée et auxquelles j'ai dû répondre en lui faisant voir l'inconvenance et l'impossibilité d'y satisfaire, vous auriez eu la clef des délations de M. Bonaparte.

L'excessive familiarité qu'il était probablement habitué à prendre avec tout le monde dans les colonies m'aurait, je vous l'assure, porté à ne me tenir près de lui que le temps nécessaire pour lui rendre les services et les devoirs de ma place, si, par déférence pour sa famille et pour sa position, je n'avais cru devoir, dans l'isolement où il était, lui tenir littéralement compagnie; je dois dire que, sous ce dernier rapport, M. Jérôme a changé en mieux depuis son séjour aux États-Unis. Mais outre que je ne me sentais nullement disposé à vous rendre compte des choses que l'âge excuse et qui auraient eu l'air, de ma part, d'un rapport, comme je n'avais aucun motif ni dans ma conscience, ni dans la conduite de M. Bonaparte envers moi, qui pût me faire craindre des démarches comme celles qu'il a faites, je n'ai pu songer à anticiper sur leurs effets. Si j'eusse pu prévoir par quelque indice ces délations, j'aurais dès lors, comme depuis j'en ai ouï parler, eu trop de confiance dans votre justice, citoyen Ministre, et dans celle du premier consul, pour croire que sur des représentations que l'âge de l'officier et sa position devaient discréditer, mon sort, comme homme public, pût être décidé sans me donner l'occasion de me justifier d'accusations que j'ignore encore, surtout quand j'ai la confiance que ma conduite comme agent du gouvernement n'a pu que me mériter son approbation.

Je dis que j'ignore encore sur quoi portent les délations de M. Jérôme, car je ne puis croire que ce qu'il m'a envoyé trois mois après, sur un reproche indirect que je lui en fis, soit une copie exacte de ce qu'il a écrit et de ce dont il n'a probablement dans le temps pas gardé de minute; ce qu'il m'a communiqué me prête des choses qui n'ont pas de sens et entre autres il me faire dire qu'il n'y a en France ni droit civil, ni droit militaire.

Au surplus, citoyen Ministre, je vous demande pardon de vous avoir entretenu si longtemps de choses qui me concernent. C'est pour me dispenser de vous en parler à Paris et n'avoir qu'à vous prier, en tout cas, de remercier le premier consul de la faveur qu'il m'avait faite en me confiant cette place et à vous assurer de ma reconnaissance pour la bienveillance que vous m'avez témoignée.

Pichon, appelé plus tard par Jérôme en Westphalie, devint un de ses conseillers d'État.

En février 1805, sans faire connaître son projet aux autorités françaises, Jérôme prit passage sur l'Ering, en destination pour Lisbonne, avec sa femme et son beau-père.

Cette fois, il revit l'Europe après une traversée heureuse. Il vint débarquer à Lisbonne le 8 avril, et, laissant dans cette ville sa femme et M. Paterson, il partit à franc étrier pour Madrid, courant nuit et jour pour rejoindre l'empereur, alors au couronnement à Milan.

Le Moniteur du 9 mai 1805 annonçait le fait par la note suivante:

Lisbonne, 8 avril 1805.

M. Jérôme Bonaparte est arrivé ici sur le bâtiment américain sur lequel étaient comme passagers M. et Mlle Paterson. M. Jérôme Bonaparte vient de prendre la poste pour Madrid et M. et Mlle Paterson se sont rembarques. On les croit retournés en Amérique.

Le 24 avril il était à Turin, et il ne tarda pas à rejoindre son frère auprès de qui il rentra bientôt en grâce, ainsi qu'on le verra. Quant à Mlle Paterson, elle dut renoncer à toute idée de reconnaissance et de validation de son mariage. En compensation, elle reçut une pension viagère de 60,000 francs. L'empereur ne lui permit pas de débarquer en France et donna à cet égard des instructions secrètes[89].

Sottin, blâmé, essaya de se justifier dans une lettre adressée à Pichon. Quant à Jérôme, une fois en Europe, il fit tenir à l'empereur une lettre de soumission et de regret qui lui valut le pardon de son frère. Ce dernier l'appela près de lui à Milan, et ordonna que tous les ports de France fussent fermés à la famille Paterson. Il chargea ensuite son oncle le cardinal Fesch de se rendre auprès du pape pour obtenir l'annulation du mariage religieux contracté à Baltimore.

Le 9 juin 1805, le cardinal écrivit à Napoléon:

Sire, j'ai présenté hier la tiare[90] à Sa Sainteté. Elle vous en remerciera par sa lettre. Je suis arrivé à temps pour faciliter et éclaircir les doutes de Sa Sainteté sur le mariage de Jérôme. Après des recherches faites dans les bureaux de la Propagande, l'évêque de Baltimore est simplement évêque de l'endroit sans avoir de pouvoirs plus étendus, ainsi, le cas de nullité par suite de la présence du propre pasteur a lieu, mais on objecte que le concile de Trente n'ayant point été publié dans ces pays-là, on doit régler les mariages comme en Hollande, où les mariages clandestins sont valides, selon la déclaration de Benoit XIV. Cependant, j'ai trouvé l'autorité du savant Estins appuyée par le concile de Cambrai qui déclare que dans le cas que des étrangers se marient dans un pays où le concile de Trente n'a pas été publié, il faut déclarer leur mariage nul par défaut du propre curé; lorsque dans leur pays natal, ou de résidence, cette obligation existe. Jérôme est né en Corse où ce concile a été publié, il réside à Paris où cette obligation existe, par une loi expresse, qui publie cette disposition particulière du concile de Trente sur la présence du propre curé, ainsi, nul doute que ce mariage ne soit déclaré nul selon les autorités susdites.

Le pape voudrait bien décider l'affaire en déclarant la nullité; mais il est encore dans l'indécision et le doute. On a présenté les questions sous un autre nom et en secret. Le pape voudrait mettre tout le monde d'accord. V. M. doit être bien convaincue du zèle et de l'activité que je mets dans cette affaire. J'espère de n'avoir pas été inutile[91].

Pour terminer ce qui dans l'histoire du dernier des frères de Napoléon a trait à sa première femme, Mlle Elisa Paterson, nous donnerons encore ici deux lettres envoyées par Napoléon, la première datée d'Alexandrie, 2 mars 1805, et adressée à l'archichancelier Cambacérès; la seconde du 9 décembre 1809, adressée au ministre des affaires étrangères duc de Cadore. Voici la première:

Je ne conçois rien à vos jurisconsultes. Ou Mlle Paterson est mariée ou non. Non, il ne faut aucun acte pour annuler son mariage, et si Jérôme voulait contracter un nouveau mariage en France, les officiers de l'état civil l'admettraient et il serait bon.

Voici la seconde:

Écrivez au général Thurreau[92] que je l'autorise à donner tous les fonds dont Mlle Paterson pourrait avoir besoin pour sa subsistance, me réservant de régler son sort incessamment; que du reste, je ne porte aucun intérêt en cela que celui que m'inspire cette jeune personne; mais que si elle se conduisait assez mal pour épouser un Anglais, alors mon intérêt pour ce qui la concerne cesserait, et que je considèrerais qu'elle a renoncé aux sentiments qu'elle a exprimés dans sa lettre et qui seuls m'avaient intéressé à sa situation.

Jérôme ne revit plus qu'une seule fois Mlle Paterson. Ce fut pendant son exil, longtemps après la chute du premier empire et la mort de Napoléon Ier. Ils se rencontrèrent par hasard à Florence et ne s'adressèrent pas la parole, mais le prince conserva toujours une correspondance épistolaire avec son fils Jérôme Bonaparte-Paterson, pour qui la reine Catherine montra une grande bienveillance, et qu'il vit à Paris sous le second empire, en 1853, l'empereur Napoléon III l'ayant fait venir en France, ainsi que son fils, qui eut un grade dans l'armée. Mme Jérôme Bonaparte-Paterson a survécu plusieurs années à son mari, car elle est morte seulement en 1879.

Cependant Napoléon, loin d'avoir abandonné ses vastes projets maritimes, donnait à cette époque plus de soins que jamais à cette partie des forces vives de son vaste empire. Les flottes reformées de la France commençaient, grâce à lui, à lutter avec avantage contre celles de l'Angleterre. La plus belle armée et la mieux disciplinée qui se fût encore vue campait sur les côtes de la Manche, les yeux tournés vers la Tamise, et n'attendant que le signal pour s'élancer de l'autre côté du détroit. L'empereur avait fait de deux de ses frères, Joseph et Louis, des colonels; Lucien, franchement républicain et rebelle à sa main puissante, s'était détaché de lui; Jérôme devait continuer son métier de marin, métier dans lequel il avait réellement donné déjà des espérances. Telle était la volonté puissante d'un génie qui trouvait alors bien peu de contradiction. Jérôme était tout disposé à reprendre la mer. Aussi accepta-t-il avec joie de se rendre à Gênes pour y commander la frégate la Pomone.

Napoléon fit connaître au ministre de la marine Decrès son intention à l'égard de son jeune frère par une longue instruction en date du 18 mai.

Jérôme devait prendre non seulement le commandement de la Pomone, mais aussi celui de deux bricks. Après s'être rendu avec sa division à Toulon, il devait croiser dans les eaux de Gênes pour exercer ses équipages et presser tous les matelots de la Corse et de l'île d'Elbe. L'empereur recommandait au ministre de faire en sorte que la division commandée par son frère ne s'éloignât pas trop de la côte et que le second à bord de la Pomone fût un bon marin.

Dans cette instruction dictée et signée par Napoléon lui-même, on peut à notre avis reconnaître chez l'empereur la crainte d'exposer un frère bien jeune encore, le désir de lui faire acquérir de la gloire en le mettant en vue, et aussi celui d'être utile à sa marine de guerre en faisant comprendre à tous qu'un membre de la famille impériale serait un jour à la tête des flottes.

Une autre lettre, écrite également par l'empereur à son ministre de la guerre Berthier, descend dans les détails les plus curieux sur la conduite que le jeune commandant de la Pomone doit tenir à son bord. On y lit en tête: «Mon cousin, faites connaître à M. Jérôme qu'il étudie bien les manœuvres du canon, parce que je lui ferai commander l'exercice, etc.»

Jérôme recevait en même temps ses instructions et le brevet de capitaine de frégate[93].

Jérôme, une fois à la tête de sa division à Gênes, trouva sans doute que le frère de l'empereur devait être plus qu'un simple capitaine de frégate, et surtout que son rang ne lui permettait pas de n'avoir point table ouverte, car il prit de son autorité privée les insignes de capitaine de vaisseau, se crut le droit de nommer aux emplois de son bord et se fit payer ses frais sur le pied des officiers de ce grade. Une très singulière correspondance résulta de ce sans-gêne du jeune officier. Le ministre de la marine, informé par Jérôme lui-même, lui écrivit:

J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 12, par laquelle vous m'informez que vous avez reçu de S. M. l'empereur l'ordre de garder à bord de la Pomone le capitaine Charrier. Vous avez pensé devoir prendre les marques distinctives du grade de capitaine de vaisseau et vous y ajoutez de très justes observations sur ce qui résulterait d'inconvénient à les quitter, après avoir été reconnu dans ce grade par la division sous vos ordres.

Je ne puis, Monsieur, que soumettre à S. M. cette circonstance très sérieuse sur laquelle elle seule peut prononcer. Mais je dois improuver la facilité avec laquelle vous avez préjugé ses intentions à cet égard.

Je dois vous prévenir aussi que S. M. donne seule en Europe des avancements même provisoires dans la marine, et qu'en conséquence celui de M. Chassériau doit nécessairement être ajourné jusqu'à ce que S. M. le lui ait conféré, car par décret du 30 vendémiaire an VI, elle a défendu qu'aucun titre ou grade ne fût valable et ne donnât lieu à appointements qu'autant qu'il a été donné et confirmé par elle.

Au reste, l'intérêt que vous inspire l'enseigne Chassériau me persuade qu'il a des droits au grade supérieur. Je vais les examiner, et je désire qu'ils soient tels que je puisse proposer à S. M. de le lui conférer.

Le 6 fructidor an XIII (24 août 1805) on écrivit de Boulogne au ministre de la marine:

L'inspecteur de marine à Gênes observe que M. Jérôme Bonaparte a reçu son traitement de table comme capitaine de vaisseau, quoique cet officier n'ait réellement que le grade de capitaine de frégate.

Il demande à ce sujet les ordres de Monseigneur.

Point de doute qu'il n'y ait lieu à improuver le paiement fait à M. Jérôme; cependant avant de présenter un projet de lettre en conséquence à Son Excellence, on la prie de donner ses ordres.

Le ministre de la marine écrivit au-dessous de cette note, de sa main: Traitement selon son grade.

Écrire: Il est ridicule qu'on me fasse entrer dans ces détails. Chacun sait qu'on ne doit toucher que le traitement de son grade, or, j'ai fait connaître celui que S. M. a bien voulu accorder à M. Bonaparte. Ainsi, que l'inspecteur fasse son devoir et refuse de signer.

Le 27 brumaire an XIV (48 novembre 1805), le préfet maritime à Gênes adresse l'état des sommes payées dans ce port au commandant Jérôme.

Il résultait de cet état que le bureau des armements à Gênes lui avait payé ses frais de table 24 fr. par jour comme capitaine de vaisseau de 2e classe, parce que le bureau l'avait trouvé inscrit en cette qualité sur le rôle lors de la prise de service, le 15 messidor an XIII, et que le bureau des revues l'avait traité comme capitaine de frégate, 20 fr., parce qu'il n'était porté qu'avec ce titre sur son livret.

Cela venait de ce qu'au passage de l'empereur à Gênes, le bruit public avait couru que Jérôme était nommé capitaine de vaisseau, et que le jeune homme en avait pris les insignes[94].

Peu de temps après avoir donné le commandement de la petite division alors à Gênes, l'empereur lui annonça à lui-même, 3 juin, de Milan, qu'il l'avait nommé au grade de capitaine de frégate. On voit dans cette lettre et dans celles qu'il lui écrivit à cette époque quel cas il faisait de son caractère.

Bientôt Napoléon se rendit à Gênes et mit deux frégates de plus (l'Uranie et l'Incorruptible) sous le commandement de son jeune frère. Le 5 juillet il lui envoya une instruction très précise sur ce qu'il avait à faire avec son escadre légère.

Jérôme devait compléter ses équipages, se rendre à Bastia, y prendre tous bons matelots, recueillir des renseignements sur la situation des Anglais aux îles de la Madeleine, côtoyer ensuite la Sardaigne jusqu'aux trois quarts de la côte, s'emparer des bâtiments qui se trouveraient dans le port de la Madeleine, se présenter devant Alger, exiger qu'on lui remette les esclaves génois, italiens et français détenus dans les prisons du dey, et revenir soit à Toulon, soit à Gênes, en ayant soin de ne pas rester plus de six jours sur les côtes d'Afrique.

Ce fut à cette époque que Napoléon Ier revit son frère Lucien, dont il désapprouvait le mariage, comme il avait désapprouvé celui de Jérôme. Ce dernier ayant cru pouvoir lui écrire pour lui parler de Lucien une lettre qui ne nous est pas parvenue, l'empereur lui répondit durement le 9 juin 1805, de Milan:

Mon frère, j'ai reçu votre lettre. Je ne tarderai pas à me rendre à Gênes. Tout ce que vous pouvez me dire ne peut influer en rien sur ma résolution. Lucien préfère une femme... à l'honneur de son nom et de sa famille. Je ne puis que gémir d'un si grand égarement d'un homme que la nature a fait naître avec des talents, et qu'un égoïsme sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de la route du devoir...—Mlle Paterson a été à Londres, ce qui a été un sujet de grand mouvement parmi les Anglais.—Elle ne s'en est rendue que plus coupable.

Vers le milieu de juillet, la division navale de Gênes fut en état de prendre la mer. Elle allait mettre à la voile, lorsque des nouvelles de Livourne annoncèrent qu'Alger avait été envahi par les tribus des montagnes ou Kabaïles. Jérôme crut devoir différer son départ et demander de nouveaux ordres. Le ministre lui fit connaître que l'empereur ne croyait pas à la vérité de ces nouvelles, mais que les faits fussent-ils bien réels, il n'y voyait qu'un motif de plus pour son frère de hâter son départ et de remplir sa mission.

Jérôme se tint prêt à appareiller. Il avait pris à peu près de force des matelots sur d'autres navires pour compléter ses équipages, et bien que ses caronnades ne fussent pas encore toutes arrimées, il résolut de faire terminer ce travail en mer et de mettre à la voile. En effet, dans la nuit du 6 au 7 août il leva l'ancre et mit le cap sur la Corse, mais il fut d'abord contrarié par un calme et de petits vents jusqu'au 9, ensuite par une bourrasque de l'ouest qui occasionna des avaries à la division et le força de venir relâcher à Toulon pour avoir des pièces de rechange.

Après un séjour de soixante-douze heures employées à se réparer, la division commandée par Jérôme partit de nouveau. Elle se composait alors des trois frégates la Pomone, l'Uranie et l'Incorruptible, des bricks l'Endymion et le Cyclope, auquel le préfet maritime voulut bien adjoindre le brick l'Abeille, bon marcheur destiné à servir d'éclaireur.

Le jeune capitaine de frégate remplit la mission que l'empereur venait de lui confier avec la plus grande énergie et le plus grand succès; aussi Napoléon et Decrès lui témoignèrent-ils combien ils étaient satisfaits de sa conduite dans cette circonstance.

Le 11 septembre 1805, Decrès écrivit à Jérôme, de Paris:

Monsieur le commandant, la plus brillante réussite vient de couronner la mission que S. M. l'empereur vous avait confiée; vous portant rapidement de Toulon sur Alger, l'arrivée inattendue de votre division ainsi que la fermeté de vos demandes ont affermi la considération de la Régence pour le pavillon de S. M. Vous avez brisé les fers d'un grand nombre de Liguriens qui depuis longtemps souffraient les horreurs de la captivité et votre retour à Gênes a été marqué par les bénédictions des nouveaux Français.

Personne ne pouvait, et à plus de titres que moi, prendre plus de part à des succès aussi flatteurs pour vous et je m'empresse de joindre mes sincères félicitations à celles qui vous ont déjà été offertes.

De la main du ministre:

Toute l'Europe a les yeux sur vous et particulièrement la France et la marine de S. M. Vous devez à celle-ci de lui donner l'exemple de l'activité et du dévouement à votre métier. Vous le concevez comme moi-même et ce sera pour moi un devoir agréable à remplir que de faire remarquer à l'empereur le développement de ces qualités dans toutes les opérations dont vous chargera sa confiance.

L'empereur ne laissa pas à son frère le temps de prendre un peu de repos. Après sa campagne à Alger, il lui donna le commandement du vaisseau de 74 le Vétéran, le meilleur de l'escadre du contre-amiral Willaumez, escadre chargée de se rendre en Amérique et de faire le plus de mal possible à la marine et aux colonies anglaises.

Willaumez, avant de partir, reçut du ministre des instructions très précises pour tenir sa mission secrète vis-à-vis tout le monde[95], et pour traiter Jérôme Bonaparte en simple capitaine de vaisseau; mais à peine en mer, il crut devoir s'écarter de ses instructions. Soit pour flatter le jeune frère de l'empereur et se le rendre favorable, soit parce qu'il avait reconnu en lui l'étoffe d'un marin de grand mérite, il le nomma son second, bien qu'il fût le moins ancien des commandants de vaisseau de la flotte, il lui fit connaître le but de l'expédition et écrivit à Decrès que Jérôme avait été désigné par les autres officiers pour le poste qu'il lui confiait, comme étant reconnu le plus capable.

Cette violation du secret de l'expédition fit comprendre à Jérôme que la flotte devait tenir la mer beaucoup plus longtemps que le ministre ne le lui avait dit et l'indisposa d'une façon violente. Le jeune homme, ami des plaisirs, n'était pas d'humeur à s'éterniser à son bord.

Il témoigna son mécontentement, et Willaumez en vint bientôt à craindre que Jérôme, assez peu patient de sa nature, n'écrivît à Decrès une lettre violente. Aussi crut-il devoir essayer d'arrêter le jeune homme dans cette voie, en lui adressant, en date du 14 décembre 1805, une longue dépêche que l'on trouvera plus loin.

Donnons d'abord deux lettres relatives à l'expédition, l'une du ministre au préfet maritime, en date du 12 novembre, l'autre de Willaumez au ministre en date du 6 décembre 1805.

Je réponds, Monsieur, à vos dépêches des 11, 13 et 15 courant, relativement aux escadres expéditionnaires.

Le motif de la substitution de l'Éole au Jupiter n'a eu d'autre objet que de mettre un vaisseau plus solide dans la division Willaumez à la place d'un autre qui l'était moins. Ainsi, si par les réparations faites au Jupiter, ce vaisseau est aussi solide que l'Éole, il n'y aura pas lieu à cette substitution.

Je ne vois aucun inconvénient à mettre l'Indienne à la place de la Comète, si celle-ci n'est pas prête.

Le motif qui m'avait empêché de comprendre l'Indienne au nombre des frégates en partance était fondé sur le peu d'opinion que j'avais de ses qualités; ainsi je vous laisse libre d'employer cette frégate au lieu de la Comète, si vous la croyez plus propre à une longue campagne. Je vous prie de concerter cela avec le général Lassègnez.

Par votre lettre du 13, vous m'annoncez qu'on procède à la formation des équipages, cette opération doit être achevée aujourd'hui.

Il faut que les bâtiments qui partent soient bien armés, et je ne puis m'abstenir de vous recommander particulièrement le Vétéran.

L'un des deux contre-amiraux a élevé la question si M. Jérôme Bonaparte commanderait en second ou s'il prendrait rang dans le commandement d'après l'ancienneté de son grade?

M. Jérôme est capitaine de vaisseau en date du 1er vendémiaire de cette année, an XIV.

L'empereur n'ayant donné aucun ordre qui lui fût particulier relativement au commandement, la règle ordinaire du service doit naturellement être suivie.

Si dans la division de Gênes que M. Jérôme a commandée, il a eu sous ses ordres des officiers plus anciens en grade que lui, cela a été une suite d'un ordre particulier de Sa Majesté, qui n'a point eu lieu dans le cas présent.

Je remarque dans votre lettre du 15 qu'il est quelques vaisseaux auxquels vous ne complétiez d'abord que 100 jours d'eau. Je ne puis qu'approuver la successive progression de ce complément, mais il importe que toute l'escadre ait définitivement 4 mois d'eau au moment du départ.

J'ai lieu d'espérer que le 30, les deux divisions seront enfin prêtes à mettre à la voile, ne négligez rien pour devancer ce terme, s'il est possible, et continuez à m'informer par chaque courrier du progrès des travaux.

Dès que les escadres seront prêtes, vous m'en avertirez par le télégraphe; ni l'une, ni l'autre ne devront appareiller avant d'avoir reçu, soit par le télégraphe, soit par courrier, l'ordre de mettre sous voiles, en réponse à votre lettre télégraphique.

L'amiral Willaumez au ministre de la marine (6 décembre 1805):

Monseigneur, le vent est faible et variable depuis plusieurs jours, du nord-ouest à l'ouest. Aujourd'hui, il est au sud-ouest, le ciel est brumeux et quoique le baromètre soit haut, l'opinion générale est que nous aurons un coup de vent du sud-ouest. Ce sera après ce temps, lorsqu'il viendra à souffler de la partie du nord, que je pourrai appareiller et faire bonne route. Je désire très ardemment que ce moment arrive bientôt. Je dois dire à Votre Excellence que c'est aussi le vœu de toute l'escadre, particulièrement de M. le commandant Jérôme. Il se tient à son bord, y surveille les exercices avec la plus grande exactitude et ne cesse de donner l'exemple du zèle, de l'activité, du talent. Il me disait hier: «Une demi-heure après votre signal d'appareiller, je suis sous voiles.» Je verrai avec grand plaisir qu'avant mon départ, S. M. veuille mettre M. Jérôme à la tête des capitaines de vaisseau. Je suis persuadé, Monseigneur, que vous reconnaîtrez dans cette demande que j'ai suivi avec une attention particulière et sans préjugés, la conduite de votre ami dans le service, et que c'est cette conduite qui seule a fixé mon jugement.

Voici maintenant la lettre de Willaumez à Jérôme:

Cette lettre particulière que j'ai l'honneur de vous écrire est dictée par les circonstances et mon attachement pour votre personne. Souffrez que je vous parle d'amitié.

Je vous engage à ne pas écrire au ministre avec humeur, vous pouvez bien lui faire sentir que vous jugez devoir être plus longtemps dehors qu'il ne vous l'avait fait espérer, mais conservez-le comme un ami chaud qui a de l'esprit et qui ne laisse pas échapper les occasions de vous servir auprès de S. M. Vous sentez, d'un autre côté, que vous me mettriez mal avec S. E. si elle apprenait tout ce que vous savez de confidentiel sur mes instructions.

N'oubliez jamais, je vous en supplie, que tous les regards des marins sont tournés vers vous, particulièrement dans l'escadre; de votre exemple peuvent suivre ses succès ou sa perte.

Je ne considère pas ici mon intérêt particulier auprès de l'honneur de notre marine et de la gloire des armes de notre magnanime souverain; il est nul, mais je ne puis vous dissimuler que si on venait à s'apercevoir de votre mécontentement, il en pourrait résulter une influence fâcheuse sur mes opérations et comme vous, un des premiers affligé si nous ne réussissions pas dans toutes nos entreprises, je ne doute nullement que vous ne contribuiez autant par votre conduite que par vos moyens à animer chacun d'encouragement, de détermination et de résolution à bien faire jusqu'au dernier jour.

L'escadre est bien composée, l'esprit des hommes de toutes classes est fort bon; nous pouvons faire de grandes choses. Nous parcourons des climats doux et une navigation facile nous conduit infailliblement à faire beaucoup de mal aux implacables ennemis de la France.

L'expérience que vous acquérez chaque jour vous sera très utile pour le service de votre pays et la prospérité de la marine à la tête de laquelle vous êtes destiné à vous trouver.

Écoutez les conseils d'un homme qui aime sa patrie, qui est tout dévoué au service de notre empereur et qui vous affectionne de cœur depuis plusieurs années.

Faites-moi l'amitié de croire que je n'ai dans cette conduite que l'amour de la gloire que me tracent les instructions de S. M. et votre intérêt personnel. Un sacrifice de quelques mois vous vaudra nombre d'années de bonheur et vous fera obtenir de votre auguste frère toutes sortes de satisfactions.

Jérôme répondit à Willaumez:

Monsieur le général, je reçois votre lettre, je ne puis vous savoir mauvais gré de ce que vous m'y dites. Cependant, je croyais vous avoir plus que persuadé que rien ne me détournerait de mon devoir et que j'ai un intérêt trop direct à la réussite de nos opérations pour afficher un mécontentement que je n'ai point. La tenue de mon vaisseau et de mon équipage, la manière dont l'un et l'autre manœuvrent ont dû vous prouver que si tous les vaisseaux et équipages de l'escadre imitaient mon exemple, les uns et les autres y gagneraient.

Monsieur le général, quant aux peines morales, vous savez qu'elles ne se guérissent pas facilement. Je vous remercie du sentiment qui a dicté votre lettre, et la seule chose qui puisse m'y déplaire c'est que vous m'ayez pu croire un enfant susceptible de faire partager aux autres les contrariétés que je puis éprouver.

Nous ne raconterons pas la campagne de Willaumez qui ne fut pas heureuse. Nous dirons toutefois que cet amiral, après avoir commis la faute de faire connaître à Jérôme des choses qu'il devait tenir secrètes, après avoir désigné pour son second ce jeune homme, après l'avoir consulté sur ses opérations, eut le tort de ne pas suivre les avis du capitaine du Vétéran, qui montra alors une grande sagacité.

Le Vétéran, s'étant trouvé séparé de l'escadre, revint seul en France, échappa aux vaisseaux anglais, se mit à l'abri dans la baie de la Forêt, sur les côtes de Bretagne, près Concarneau.

Decrès, mécontent du retour de Jérôme et n'étant pas éloigné d'admettre que le jeune capitaine s'était égaré volontairement, semblait disposé au blâme; mais tel ne fut pas l'avis de l'empereur qui, ayant des vues sur son jeune frère, le reçut à merveille, puis lui donna le titre de prince, le grand cordon de la Légion d'honneur et le nomma contre-amiral.

Bientôt il ordonna son passage de l'armée de mer dans l'armée de terre, le fit général de division et lui confia un corps de Bavarois et de Wurtembergeois, à la tête duquel le jeune prince fit, pendant la guerre de Prusse, en 1806 et 1807, la conquête des places fortes de la Silésie. Il fut très utile à la grande armée opérant contre les forces de la Prusse et de la Russie, car cette armée lui dut en plusieurs circonstances son ravitaillement, et par contre la possibilité des succès qui amenèrent la paix de Tilsitt et la création du royaume de Westphalie.

La campagne de Silésie comme celle de Willaumez sont deux pages d'histoire qui ont trouvé une large place dans les deux premiers volumes des Mémoires du roi Jérôme et dans les deux volumes intitulés: Opérations du 9e corps de la grande armée en 1806 et 1807.

Nous résumons seulement en quelques mots la campagne de Willaumez. Les instructions de Napoléon à l'amiral intiment: de tenir la mer quatorze mois avec ses six vaisseaux et ses deux frégates, de se rendre de Brest dans l'Océan Atlantique méridional, de faire relâche au Cap un mois pour s'y refaire; de répandre le bruit qu'il se rendait à l'Île-de-France, et, au lieu de prendre à l'est, de revenir vers l'ouest, à vingt lieues de Sainte-Hélène, d'y établir une croisière pour enlever les convois anglais venant des Indes; de se porter ensuite vers les Antilles, de saccager aux Barbades les établissements anglais; de remonter sur Terre-Neuve pour en détruire les pêcheries, et de revenir dans un port de France sur l'Océan, après avoir attaqué partout l'ennemi trouvé inférieur en forces.

Willaumez remplit mal les intentions de l'empereur. Il commença par envoyer une de ses frégates prendre à Sainte-Croix de Ténériffe quelques prisonniers faits dans les premiers jours de la navigation. Au moment où la frégate arriva à Sainte-Croix, cette colonie étant tombée aux mains des Anglais, elle se rendit au Cap, où elle fut capturée. Le contre-amiral, à cette nouvelle, renonçant à la relâche au Cap, se porta autour de Sainte-Hélène, manqua le passage des convois des Indes et se rendit à San-Salvador pour y faire de l'eau. Il resta vingt jours dans la baie de Tous-les-Saints, et le 23 avril mit le cap sur Cayenne, puis sur la Martinique, ayant renoncé à son excursion sur les Barbades. Le 15 août, une forte tempête dispersa ses bâtiments. Déjà le 29 juillet Jérôme avait perdu l'escadre. Ses vaisseaux eurent différents sorts, lui-même revint à grand'peine à Brest au commencement de 1807 sur le Foudroyant.

Le vaisseau le Vétéran avait pour second le capitaine de frégate Halgan, ancien commandant du brick l'Épervier, devenu amiral, homme de mer consommé et ami de Jérôme. Il fut chargé par le ministre de faire alléger le bâtiment et de le faire entrer dans le port de Concarneau.

Ce brave officier avait à son bord le fils de M. de Salha, autre marin dont le père joua un rôle en Westphalie. M. de Salha père, aide-de-camp du prince Jérôme pendant la campagne de Silésie, en relation avec son ancien camarade Halgan, lui écrivit le 27 mai 1807, du quartier général de Jérôme, alors à Schweidnitz, une lettre qui nous a paru avoir une certaine importance. La voici:

Si mon fils avait été aussi prompt à suivre sa route qu'à quitter Brest, il serait ici depuis longtemps. Je l'ai attendu avec la dernière impatience depuis le 1er de ce mois, il arriva à Breslau le 16 à 6 heures du soir, deux heures après mon passage, ayant été expédié du camp de Frankeinstein pour aller porter à l'empereur la nouvelle d'un assez joli succès de notre petit corps d'armée... L'empereur est au château de Finkenstein, à une vingtaine de lieues de Dantzick, j'ai dû attendre pendant plusieurs jours la réponse à mes dépêches, j'arrivai hier et le prince au moment où il recevait la petite relation de mon voyage fit entrer Prosper qui fut bientôt dans mes bras. Arrivé depuis huit à dix jours, il a fait déjà deux fois le service d'officier d'ordonnance et a été comblé de caresses par le prince et tout ce qui l'entoure. Ce début enchante mon jeune homme; un habit de hussard, des chevaux, c'est de quoi tourner une tête de 18 ans, mais, à ma grande satisfaction, cela ne le distrait pas du sentiment de la reconnaissance. Il prononce la sienne pour vous avec une fréquence et une vivacité qui me persuadent de son bon cœur, qualité qui n'est pas aujourd'hui bien commune. Vous lui avez fait, mon cher capitaine, quelques avances dont il croit le montant de 540 francs. Son exactitude pourrait être en défaut à cet égard et je vous prie de la redresser en réclamant le remboursement qui vous est dû de Mlle Christine Dapot, demeurant à Bayonne, laquelle sera prévenue par ce courrier de vous faire toucher à Paris ou partout ailleurs le montant de vos débours pour Prosper.

Il m'eût été plus agréable, mon cher camarade, de m'acquitter ici. Ma lettre précédente vous a prouvé que je l'espérai. L'empereur a répondu en propres termes et de sa main qu'un capitaine comme vous était trop intéressant à conserver dans le commandement d'un bâtiment pour qu'on vous donnât actuellement l'ordre de prendre votre poste auprès de notre jeune prince. Cet honorable témoignage doit vous consoler un peu, votre place ici est assurée et le genre de service que vous suivez aux yeux de S. M. et du prince consolident vos droits qui n'ont pas besoin de l'être dans le cœur du prince. Ne vous affectez donc pas, mon cher camarade, la contrariété est pour vos camarades qui se félicitent de compléter leur réunion en vous recevant.

J'ai rapporté ici la nouvelle de la reddition très prochaine et sans doute déjà effectuée de Dantzick dont la défense a été très honorable pour le septuagénaire Kalkreuth. Sa place manquant de poudre, la corvette le Dauntlen a essayé, à travers mille coups de canon, d'en introduire 200 milliers. Le vent secondait merveilleusement son audace, cette corvette est arrivée toutes voiles dehors assez près des murs de la place, mais, ayant touché, elle a dû se rendre; les rouges de Paris montèrent à l'assaut pour déshabiller l'équipage. Cet événement était la conversation du château. La possession de Dantzick amènera de nouveaux événements. L'empereur n'est pas sans projets vastes sur la Baltique. Les Danois nous aideront de tout leur pouvoir, les Prussiens branlent au manche par la mésintelligence bien marquée entre les Russes et eux. S. M. veut des officiers de marine sur les bords de la Baltique, etc.

Prosper parle avec admiration de la tenue de votre frégate, agréez les témoignages bien vrais de sa reconnaissance et de la mienne. Présentez mes hommages à tout ce qui appartient à la famille du respectable général Cafarelli.

P. S.—Meyronnet, après un mois de séjour auprès du roi de Hollande, vient d'arriver; je lui ai transmis votre souvenir.

Le traité de Tilsitt, signé le 7 juillet 1807, reconnut dans l'Europe centrale un nouveau royaume, celui de la Westphalie, et pour souverain de cet État le plus jeune des frères de Napoléon, Jérôme, alors âgé de vingt-trois ans.

La Westphalie fut formée: 1o de toute la Hesse électorale; 2o de contrées enlevées à la Prusse par la conquête, savoir: l'Eichsfeld, le Hohnstein, le Hartz, Halberstadt, Quedlinbourg, la Vieille Marche, le cercle de la Saale, Hildesheim, Paderborn, Minden et Ravensberg; 3o de contrées démembrées de l'Électorat: la Haute et Basse-Hesse, savoir: Hersfeld, Fritzlar, Ziegenhain, Pleisse, Schmalkalden.

Ces différentes provinces furent unies entre elles par: le duché de Brunswick au nord, par le comté de Schaumbourg à l'ouest, celui de Wernigerode à l'ouest, le comté d'Osnabruck au nord-ouest, pays qui firent partie intégrante du nouveau royaume. On divisa le territoire en huit départements: 1o de l'Elbe au nord-est, chef-lieu Magdebourg; 2o de la Fulde au sud, chef-lieu Cassel, capitale du royaume; 3o du Hartz à l'est, chef-lieu Heiligenstadt; 4o de la Leine au centre, chef-lieu Gottingen; 5o de l'Ocker au nord, chef-lieu Brunswick; 6o de la Saale au sud-est, chef-lieu Halberstadt; 7o de la Werra au sud-ouest, chef-lieu Marbourg; 8o du Weser au nord-ouest, chef-lieu Osnabruck.

Pour la Westphalie comme pour Naples, l'Espagne, la Hollande, l'empereur consentait bien à affubler ses frères du manteau royal, à poser sur leur tête la couronne et à leur laisser le titre de roi, mais il n'en voulait faire réellement que les premiers préfets de son vaste empire. Les contributions, les impôts, d'après ses idées, devaient venir grossir les revenus de la France, les pays conquis et cédés devaient entretenir une partie de ses armées. Peu lui importait que les États de ses frères fussent accablés, pressurés, ruinés et incapables de subsister, il n'entendait donner qu'un citron dont il avait exprimé le jus.

Ce fut surtout pour le royaume de Westphalie qu'il déploya toutes les rigueurs de son système de fer; aussi le jeune Jérôme, pendant les sept années de son règne, ne fut-il, par le fait, qu'un roi in partibus toujours dans la main puissante de son frère et n'osant se permettre, sans l'autorisation de l'empereur, la révocation d'un agent, le choix d'un ministre.

La correspondance des Français envoyés par le gouvernement impérial en Westphalie, correspondance que nous allons publier en grande partie, fera comprendre mieux que toute autre chose la pression exercée par Napoléon Ier sur le nouveau royaume et sur son jeune souverain.

L'empereur commença par dicter un projet de constitution par lequel il se réservait la moitié des domaines allodiaux des princes dépossédés, fixait le contingent du royaume à 25,000 hommes de toutes armes, dont moitié fournis par la France, mais soldés et entretenus par la Westphalie; le conseil d'État, les États du royaume étaient constitués. Le projet, en outre, imposait le Code Napoléon, la conscription comme loi fondamentale et défendait l'enrôlement à prix d'argent.

Cette constitution, signée de lui le 15 novembre 1807, il l'envoya au roi son frère, avec ordre de la promulguer telle quelle et de la faire exécuter, lui laissant pour toute faculté celle de la compléter par des règlements discutés en son conseil d'État.

Le conseil d'État fut divisé en trois sections: justice et intérieur, finances, guerre; les États furent composés de cent membres; la Chambre des comptes de vingt membres laissés à la nomination du roi; le ministère de six ministres à portefeuille: secrétairerie d'État et des relations extérieures, justice et intérieur, finances, commerce et trésor, guerre, haute police.

En attendant l'arrivée à Cassel du nouveau roi, une régence administra au nom de l'empereur, percevant les impôts, faisant rentrer les contributions de guerre et payant les dépenses des troupes françaises qui occupaient le territoire. Les membres de cette régence étaient: le comte Siméon, le comte Beugnot et M. Jollivet, conseillers d'État, le général de la Grange, gouverneur de la Hesse. Elle eut ordre de fonctionner jusqu'au 1er décembre; mais, comme l'empereur n'avait pas révoqué les administrateurs français, les malheureuses provinces continuèrent à être pressurées au milieu d'un conflit incessant. Tantôt les ordres de la régence étaient méconnus par les agents de l'autorité impériale, tantôt ces derniers étaient forcés de céder le pas au gouvernement provisoire.

Dès qu'il eut connaissance des intentions de Napoléon à son égard et du traité de Tilsitt, Jérôme, impatient d'avoir des notions exactes sur le royaume dont la couronne lui était donnée, fit partir deux de ses aides de camp, les colonels Morio et Rewbell, avec mission de se rendre en Allemagne et de lui faire des rapports sur les provinces composant ses États.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur deux lettres de Morio et une de Rewbell, adressées à Jérôme avant l'arrivée de ce dernier en Westphalie:

Morio à Jérôme.

Minden, 2 août 1807.

Votre Majesté sait que Hildesheim est une belle et riche province. Le comté de Schauenburg est encore plus beau. Ce pays est, ainsi que Lippe, Buckeburg, cultivé comme un jardin. Il a des mines de houille, peu productives à la vérité, mais qui peuvent peut-être gagner avec une administration plus éclairée. Les jolis bains de Nenndorf qui ne sont qu'à trois milles d'Hanovre dépendent de Schauenburg.

J'ai oublié de dire à Votre Majesté que les habitants de Hildesheim voulaient prêter de suite, en mes mains, le serment de fidélité à Votre Majesté. J'ai répondu que le serment se prêterait avec la prise de possession qui aurait lieu le 1er septembre.

Toutes les provinces attendent avec impatience ce moment de prise de possession. Effectivement, il arrêtera les réquisitions, la sortie d'argent; et ce jour-là seulement votre peuple se croira un corps de nation. Partout l'intendant général ou l'administrateur général de la grande armée ont ordonné de vendre tout ce qui était en magasin, et de presser la rentrée des fonds, comme si ces pays devaient être rendus à un ennemi.

Votre royaume, Sire, ne cesse pas d'être français, en passant dans les mains de Votre Majesté. Aussi les ressources de l'État sont à ménager par la France comme par nous. La remise au 15 août, de toutes les sommes dues, ferait un bien grand effet en faveur de Votre Majesté. Au reste plus de la moitié des provinces a payé la totalité de l'imposition de guerre.

Schauenburg sera réuni à Minden pour former un département. Tous s'accordent à me dire que Harvensberg doit aussi entrer dans le même arrondissement.

Je vais ce matin visiter l'abbaye de Corvey[96] pour remplir l'instruction de Votre Majesté relativement à la dotation de son ordre de chevalerie.

Minden était tout prussien il y a huit jours. La nouvelle certaine de la paix et du traité qui la cède à Votre Majesté, l'a changée totalement. Elle attend avec joie votre arrivée; elle se promet de grands avantages: 1o du rapprochement de la capitale; 2o de la réunion au royaume, de Brunswick, de Hildesheim, de Schauenburg; 3o du commerce avec la France; 4o des routes qu'elle croit voir établies par la ville pour les communications du Rhin avec l'Elbe.

Minden est beaucoup mieux placée que Hammeln pour être place de guerre. Ainsi, dès que l'empereur fait raser la place hanovrienne, il sera plus simple et plus militaire de fortifier un jour Minden, si l'on veut un point fort sur le Weser. Nienburg hanovrien est totalement rasé depuis quelque temps.

Les provinces de Minden et de Harsewinkel envoient aussi des députés à Paris.

On est très content ici de l'intendant M. Sicard, sous-inspecteur aux revues. Il m'accompagne à Corwey et à Paderborn qui sont de son ressort.

Je serai peut-être ce soir à Paderborn; dans tous les cas je serai le 4 au soir de retour à Cassel et partirai le 5 ou le 6 pour Paris, où j'arriverai le 12.

La population de vos sujets ne s'élevant qu'à 1,900,000 et celle des vassaux à 300,000 âmes au plus, il serait possible que l'empereur augmentât votre pays. Alors, Sire, tous les hommes éclairés désirent d'abord quelques arrondissements dans le Hanovre, ensuite le cours de l'Ems.

Osnabruck n'a que 36,000 âmes; et cependant je devrais en faire un département. Le Teklenburg est aux portes de la ville même d'Osnabruck. Si Votre Majesté pouvait obtenir cette petite province, elle arrondirait ce département coupé par Teklenburg. En général, on voudrait avoir le cours de l'Ems depuis sa naissance dans la principauté de Ravensberg jusqu'à son entrée dans la principauté d'Arenberg. Cela vous donnerait une petite portion de la province de Münster avec Teklenburg et Lingen. Je parlerai plus au long de cela dans mon mémoire.

Dans ma première lettre de Cassel, j'ai parlé de l'importance de Schmalkaden, situé près Eisenach, à cause de la fabrique de fusils. Votre Majesté trouvera au Harz les bâtiments d'une ancienne fabrique qui a été détruite par les Français, sous le maréchal prince Bernadotte, et dont les ouvriers ont été envoyés en France. Votre Majesté pourra la rétablir.

J'ai oublié de dire à Votre Majesté qu'elle avait à Brunswick un théâtre français soutenu des fonds du feu duc.

Les forêts de Minden sont mal entretenues. Le grand maître des forêts n'est pas bon. Au reste, dans la plupart des provinces prussiennes, les bois n'ont pas une police très sévère. Les agents sont pourtant instruits. Il manquait la volonté du gouvernement.

Morio à Jérôme.

Paderborn, 3 août 1807.

Corvey me paraît très propre à la dotation et au dépôt de votre ordre de chevalerie. Les bâtiments sont beaux et spacieux, situés sur le Weser, au centre du royaume. J'aurai l'honneur d'en parler à Votre Majesté, en détail, à mon arrivée à Paris.

Corvey et Paderborn manquent de route. Le premier pays a plus de 5000 âmes par mille.

Dans ces deux provinces, j'ai été reçu en triomphateur, au son des cloches et par les magistrats à la tête de tout le peuple des lieux que je traversais. À Paderborn surtout, on m'a rendu des honneurs et fait des fêtes extraordinaires. Le directeur des postes est venu à la tête d'une douzaine de postillons jouant du cor, m'attendre à une lieue. J'ai trouvé une garde d'honneur à cheval à trois quarts de lieue de la ville, et toute la garde nationale à pied en dehors de la ville, avec un peuple immense, criant: Vive l'empereur! Vive le roi Jérôme! On avait placé des signaux sur la route par laquelle j'arrivais et envoyé des estafettes au-devant de moi.

J'ai été conduit en triomphe au milieu de toute la ville jusqu'au palais du comte de Wesghall, chez qui j'étais logé. Le peuple s'est jeté sur ma voiture et l'a dételée. Tout ce que j'ai pu faire alors, a été de mettre pied à terre pour éviter des honneurs que j'ai cru n'appartenir qu'à la personne même de Votre Majesté et non point à son agent. Le peuple n'en a pas moins conduit ma voiture jusqu'au palais qui m'était destiné. Un arc de triomphe avait été dressé en verdure; on y lisait en latin et en allemand: Vive Jérôme Napoléon, roi de Westphalie.

Toutes les autorités de la province, toutes les corporations sont venues complimenter en moi l'empereur Napoléon, et leur nouveau roi. J'ai conservé une foule d'adresses en français que je porterai à Votre Majesté. Toutes respirent l'enthousiasme pour le grand empereur et pour son digne et auguste frère; mais toutes ces adresses sont froides à côté de l'ivresse populaire. Jusqu'aux enfants de quatre ans qui étaient en corps avec des drapeaux, des branches d'arbres. On a jeté des fleurs sur mon passage dans vingt endroits. Sur mon palier étaient placées des jeunes filles vêtues de blanc, qui ont couvert les marches de fleurs, au moment de mon passage.

Le prince évêque m'a ensuite donné un très beau dîner auquel ont assisté les premières personnes de la province. Tout le peuple était sous les fenêtres avec une musique nombreuse qu'il a interrompue cent fois par des vivat.

Je le répète encore aujourd'hui à Votre Majesté, je ne conçois pas ce qu'on pourra faire pour elle, après ce qu'on a fait pour son envoyé.

On donne ce soir un grand bal pour moi.

J'ai visité la résidence qui est à trois quarts de lieue de la ville. C'est un vieux château qui n'est plus propre qu'à une caserne.

Cette province est presque toute catholique. Elle m'a demandé, comme les autres, la permission d'envoyer des députés à Paris, porter à vos pieds, Sire, l'hommage d'un peuple entièrement dévoué et remercier Sa Majesté l'empereur du cadeau qu'elle leur a fait de son auguste frère.

Les eaux minérales de Briburg sont susceptibles d'un grand accroissement. Votre Majesté a cinq eaux minérales fréquentées dans son royaume, outre une dizaine d'autres sources qui pourraient être exploitées également.

Ce sont deux bonnes provinces que Corvey et Paderborn; mais il reste beaucoup à faire pour elles. Point de débouché, point d'industrie, point de commerce. Tout le monde demande des grandes routes. J'ai assuré que c'était un des premiers objets dont s'occuperait Votre Majesté.

Paderborn a payé toute sa contribution de guerre. Cette capitale est la seule où je n'aie pas trouvé l'accise établie. Les Prussiens n'avaient pas encore osé l'introduire.

Je partirai demain matin à 3 heures pour Cassel où je serai le soir. Je visiterai en route deux maisons royales de Hesse.

Une chronique fort plaisante et fort extraordinaire est la sienne. C'est le 24 juillet 1802 que l'on apprit à Paderborn la fâcheuse nouvelle de la réunion de cette province à la monarchie prussienne; et ce fut le 3 août suivant que le premier agent prussien (général comte Schlamberg) parut dans cette ville. C'est aussi le 24 juillet 1807 que l'on sut à Paderborn la réunion de cette province à la Westphalie; et c'est encore le 3 août que le premier agent du roi de Westphalie est venu dans Paderborn. Il n'y a eu de différence que dans la réception. Toutes les portes et fenêtres étaient fermées pour l'entrée des Prussiens, et des arcs de triomphe ont été dressés pour recevoir les Français.

Le jour même de l'entrée des Prussiens, les agents de cette cour firent ôter de la grande salle de la régence tous les tableaux (assez mal peints d'ailleurs) qui s'y trouvaient. Un seul, jugé un peu meilleur, fut conservé. Ce tableau y est encore, et il se trouve que c'est un saint Jérôme.

Rewbell à Jérôme.

Cassel, 5 août 1807.

Votre Majesté m'ayant ordonné de lui rendre compte des moindres détails de ses résidences, j'ai l'honneur de lui envoyer l'état du linge de table et de lit qui se trouve dans les châteaux de Cassel et de Wilhelmshœhe.

Le major Zurwenstein est arrivé aujourd'hui vers les quatre heures avec les chevaux de Votre Majesté. Tous sont en fort bon état. Le passage continuel des troupes par Cassel, la pauvreté des habitants m'a entièrement détourné de l'idée de loger militairement les gens de l'écurie. J'ai donc pris le parti de conseiller au major d'accorder un traitement de 8 gros à chaque palfrenier, en outre de ses gages, pour sa nourriture. J'espère, Sire, que cette mesure sera approuvée par vous, et qu'elle se trouvera d'accord avec vos sentiments. Je continuerai ce traitement jusqu'à ce qu'il plaise à Votre Majesté de fixer les salaires d'une manière définitive de sa maison, ou jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.

Les chevaux des aides de camp et leurs domestiques ont été placés provisoirement dans les écuries du château de Wilhelmshœhe où ils seront surveillés très sévèrement. Cette mesure m'a encore paru nécessaire pour éviter, dans les premiers moments, toute espèce de désordre et de mécontentement. La grande surcharge de logement qui pèse particulièrement sur Cassel m'enhardit, quoique Votre Majesté ne m'ait chargé que du gouvernement de Cassel et de Wilhelmshœhe, à lui communiquer quelques réflexions tendantes au bien général de son royaume.

La route militaire depuis plus de sept mois traverse la Hesse; il y a quatre gîtes: Marbourg, Hosdoy, Wabern et Cassel; dans ce dernier toutes les troupes qui viennent de France ont séjour.

Les fournitures en tous genres auxquelles les habitants ont dû pourvoir ont épuisé ce pays, qui aujourd'hui peut espérer quelques soulagements. Le moyen de les lui procurer serait d'obtenir une division de la route militaire, surtout pour le retour de l'armée; et cette division peut aisément avoir lieu en dirigeant tout ce qui doit se rendre dans le midi de la France par Marbourg et Strasbourg, ce qui doit se rendre dans l'intérieur, partie par Erfurt, Hanau, Mayence, partie par Brunswick, Cassel et Mayence, et ce qui doit aller dans le Nord, par la Westphalie et Wesel.

Il y aurait parce moyen, Sire, quatre routes: celles de Wurtzbourg, de Cassel, d'Erfurt et de Wesel. Toutes à la vérité traverseront encore une partie des états de Votre Majesté; mais au moins la charge sera partagée, le fardeau en sera plus supportable, l'écoulement des troupes plus facile.

Il restera à organiser le service sur les différents points d'étape, et à savoir s'il conviendrait mieux de faire un service régulier, que de laisser les administrations locales y pourvoir, comme cela se pratique aujourd'hui.

En Hesse, les magasins de l'État présentent des ressources, que peut-être on ne trouve pas dans les autres provinces; et alors sans approvisionnements formés d'avance, il est à craindre que le service ne manque, surtout s'il se présente des masses.

Toujours est-il, je crois, Sire, avantageux de faire fixer les routes que l'armée prendra et les gîtes où elle recevra ses subsistances, sauf à prendre ensuite telles dispositions que Votre Majesté jugera convenable.

Morio ne se borna pas à envoyer des lettres et des rapports au roi, il prit des dispositions relatives aux finances, mesure que l'intendant général Daru trouva fort mauvaise et dont il référa à l'empereur par la lettre ci-dessous, écrite de Berlin, en date du 5 août 1807:

Par suite des dispositions générales prescrites pour la vente de tous les objets qui appartiennent à l'armée, l'administration française était au moment de traiter pour les sels fabriqués qui existent dans l'arrondissement de Magdebourg, lorsque M. Morio, colonel aide de camp de Sa Majesté le roi de Westphalie a invité au nom de ce prince M. l'administrateur général des finances à faire surseoir à ces ventes, en lui annonçant qu'on faisait à cet égard des démarches auprès de Votre Majesté.

Je supplie Votre Majesté de me faire connaître si ce sursis doit être maintenu, ou si je dois faire procéder à la vente des sels et autres objets qui doivent être réalisés au profit de l'armée dans la partie de la Prusse échue à Sa Majesté le roi de Westphalie, de la même manière que dans les autres provinces prussiennes, pour tout ce qui a été reconnu être la propriété de l'armée, et inventorié avant l'époque où la remise des provinces sera faite au roi.

L'empereur envoya l'ordre à Daru de ne rien changer aux dispositions prises, et nous ne serions pas étonné que de là date le peu de sympathie que Napoléon témoigna toujours depuis à Morio.

Le roi Jérôme arriva à la résidence de Wilhelmshœhe, près Cassel, à laquelle il donna le nom de Napoléonshœhe, le 7 décembre 1807; il adressa une proclamation à ses sujets, choisit neuf conseillers d'État et nomma ministres provisoires: MM. Siméon (justice et intérieur), général Lagrange (guerre), Beugnot (finances), Jollivet (trésor et comptes). Il décréta en outre que les fonctions de la régence du royaume cesseraient à dater de ce jour, et donna l'ordre de tenir à sa disposition les fonds existant dans les caisses de l'État depuis le 1er décembre. Toutes ces dispositions paraissaient fort naturelles et Jérôme ne devait pas supposer que son frère voulût le faire roi d'un pays épuisé par les exigences de la France et hors d'état de faire face même aux premières et aux plus indispensables dépenses. C'est cependant ce qui arriva.

Daru, l'intendant général de la grande armée, homme strict, dur, ayant d'ailleurs des instructions précises, fut chargé de faire verser les contributions de la Westphalie dans les caisses de l'armée française. Il refusa de laisser exécuter l'ordre du roi pour les fonds réclamés par le jeune souverain et en référa de nouveau à Napoléon qui approuva sa conduite.

Jérôme, sans un sou pour l'État, n'ayant pour lui-même que dix-huit cent mille francs empruntés à la caisse des dépôts et consignations de Paris, se décida à faire exposer à l'empereur par ses nouveaux ministres, anciens membres de la régence, la position financière de la Westphalie.

MM. Beugnot, Jollivet et Siméon firent un rapport duquel il ressortait que le pays était en déficit de six millions; que l'entretien des troupes françaises coûterait trois millions de plus que la somme affectée au budget de la guerre, et que, par conséquent, le nouveau roi allait commencer son règne avec une dette de neuf millions, somme énorme, à cette époque, pour un royaume comme la Westphalie. Ce rapport exposait en outre: que l'on ne pouvait espérer soutenir les recettes en 1808 sur le pied de l'année 1807, surtout si l'empereur exigeait l'acquittement de la contribution extraordinaire de guerre; qu'il était impossible d'augmenter les impôts dans un pays privé de tout commerce, où l'agriculture était en souffrance, où les peuples n'étaient pas jadis imposés, les souverains remplacés par le roi, vivant avec leurs revenus et soldant les dépenses de l'État.

Les ministres du roi concluaient à un emprunt et imploraient la bienveillance de l'empereur. Napoléon, avant de prendre une décision, fit étudier la question par son propre ministre des finances qui lui adressa un contre-rapport duquel il résultait: 1o que les revenus de la Westphalie pouvaient être estimés à quatre millions de plus; 2o que la dépense pour la perception était exagérée; 3o que néanmoins il était impossible d'exiger immédiatement la contribution extraordinaire de guerre et la contribution ordinaire; 4o que la proposition d'un emprunt devait être prise en sérieuse considération.

À cet exposé de l'état pitoyable des finances westphaliennes ajoutons encore: qu'il était dû un arriéré de trois mois dans tous les services; que le roi réclamait le paiement des six premiers mois de sa liste civile, fixée à cinq millions, et le paiement, par anticipation, des six derniers; que les agents impériaux avaient touché d'avance les revenus et n'avaient acquitté aucune dépense.

Au moment où l'état des choses était ainsi exposé à Napoléon, ce dernier apprit par son frère lui-même un acte de générosité qui lui parut déplacé et ridicule. Jérôme l'informa par lettre du 28 décembre qu'il venait de créer comte de Furstenstein et de donner une terre de quarante mille livres de rente à son secrétaire Le Camus[97]. L'empereur s'empressa de témoigner son mécontentement à Jérôme par une lettre en date du 5 janvier 1808, et déclara que si son frère trouvait de l'argent pour payer des favoris et des maîtresses, il saurait bien en trouver pour solder ses dettes.

Ce don de la terre de Furstenstein à M. Le Camus ne fut nullement bien vu des Allemands, ainsi que le prétendait le roi Jérôme dans sa lettre à l'empereur. Cette affaire lui fit le plus grand tort dans l'esprit positif et organisateur de Napoléon. Il devait en être ainsi. En effet, n'est-il pas singulier de voir le jeune roi annoncer pompeusement, dans sa lettre du 28 décembre, qu'il a cru devoir imiter ses prédécesseurs dans cette circonstance et faire un don de quarante mille livres de rente à son secrétaire, lorsque trois jours auparavant, le 25, il écrivait pour exposer sa misère, disant qu'il n'avait pas un sou dans sa caisse[98]?

Outre ce sujet de mécontentement contre son frère, l'empereur en trouva un autre dans une lettre en forme de note qui lui fut adressée de Cassel, par M. Jollivet, à la fin de décembre 1807; la voici:

Le peuple de Cassel s'est singulièrement refroidi depuis l'arrivée du roi. On chante misère, on se plaint. Les choses ne vont pas comme on se l'était promis.

Les Français qui s'étaient rendus en Westphalie se retirent en foule et entièrement mécontents. On se désole à la ville, on se déplaît à la cour où il n'y a, dit-on, ni argent, ni plaisir. Tout le monde est triste.

Le roi ne reçoit pas beaucoup de témoignages de respect. Rarement le salue-t-on dans les rues où il passe souvent à cheval. Il a perdu dans l'opinion publique. Quelques affaires de galanterie lui ont déjà nui. On sait dans le public qu'une des femmes de la reine a été renvoyée à cause de lui. Le premier chambellan (M. Le Camus) avait néanmoins trouvé moyen de retenir cette femme à Cassel pour le compte de son maître. La reine a insisté pour qu'elle en sortît. La police l'en a enfin débarrassée. M. le Camus passe pour un serviteur complaisant de son roi. Une comédienne de Breslau, que le roi y avait connue pendant sa campagne de Silésie, doit avoir été attirée à Cassel par les soins de M. Le Camus et par ordre de son maître. On raconte quelques autres histoires du même genre. Les mères de Cassel qui ont de jolies filles craignent de les laisser aller aux bals et aux fêtes de la cour. La reine est aimée. On craint beaucoup pour son bonheur domestique.

Le chef de la police de Cassel (M. La Jarriette) passe pour un brouillon et pour un bavard. Sa police est le secret de la comédie et elle ne sert qu'à indisposer tout le monde. C'est un homme tranchant, plein de jactance et qui veut que personne n'ignore ce qu'il fait. Il paraît surtout attacher de l'importance à être maître de tous les secrets de la poste et il s'y prend de manière à ce que tout le monde le sache. Puis il s'amuse à colporter les histoires d'amour qu'il a surprises; puis il cherche à se donner les airs d'un homme qui a toute la confiance du roi, toute celle de la reine et toute celle des ministres. On le regarde comme un intrigant et comme un sot. Du reste, il ne contribue pas peu à indisposer les habitants de Cassel contre la cour et à leur faire prendre une mauvaise idée du gouvernement. Le tout va fort mal.

Ce genre de lettre en forme de note ou bulletin était fort souvent employé par les agents de l'empereur sur son désir, et nous verrons bientôt l'ambassadeur de France à la cour de Cassel, M. le baron de Reinhard, agir de même, par ordre.

Napoléon, loin de venir en aide à son frère Jérôme, maintint ses prétentions sur les domaines, sur la contribution de guerre de vingt-six millions payable en douze mois, et l'intendant-général Daru ainsi que M. Jollivet[99] reçurent des instructions très positives pour exiger une rente de sept millions sur les revenus des domaines. Le dernier, en vertu d'un décret du 3 janvier 1808, fut chargé, sous la direction immédiate de Daru, de l'exécution des articles relatifs aux arrangements avec la Westphalie pour la fixation des contributions arriérées ordinaires et de guerre, pour le partage de tous les domaines dont moitié pour l'empereur et moitié pour le roi, et eut défense d'occuper aucun emploi dans le nouveau royaume.

Jérôme et la reine Catherine quittèrent Napoléonshœhe et firent leur entrée à Cassel, fort bien accueillis par la population; mais, ainsi que nous l'avons dit, en montant sur le trône le jeune roi se trouva immédiatement aux prises avec les grandes difficultés de la grosse question financière.

La Westphalie pouvait produire un revenu net d'une quarantaine de millions, en y comprenant ceux des domaines; mais les dépenses du budget s'élevaient à trente-sept millions, il fallait servir trois à quatre millions pour l'intérêt de la dette et l'empereur réclamait vingt-cinq millions de la contribution de guerre. Comment faire face à de pareilles exigences avec une aussi modique ressource?

Depuis le jour où les troupes françaises étaient entrées dans les pays devant former le royaume de Westphalie, c'est-à-dire depuis le 1er octobre 1806 jusqu'au 1er octobre 1807, le trésor français avait encaissé tous les revenus, ne payant que la partie la plus indispensable des choses locales. Un arriéré considérable existait donc déjà au 1er octobre 1807, et il n'y avait rien dans les caisses du royaume. La rentrée des contributions ordinaires était en outre paralysée par la concurrence que lui faisait la perception de la contribution de guerre, et le roi lui-même, avec les dix-huit cent mille francs de son emprunt à Paris, ne pouvait aller bien loin. Aussi le jeune prince dut-il avoir recours, pour sa personne, à un emprunt de deux millions qu'il fit négocier à des conditions onéreuses avec un banquier juif nommé Jacobson.

Daru, appelé à Cassel auprès de Jérôme, eut un entretien très long avec lui, mais ne céda sur aucune question. Il fut convenu que ce qui restait dû de la contribution de guerre serait acquitté par la Westphalie par douzième, à dater du 1er juillet 1808, au moyen d'obligations; que le roi conserverait la gestion des domaines jusqu'au partage définitif.

M. Jollivet pour l'empereur, M. de Malchus pour le roi, furent chargés des détails de la liquidation qui traîna encore en longueur et fut un sujet de mécontentement exprimé sans cesse par l'empereur à son frère. Enfin la convention fut signée, à la date du 22 avril 1808, sous le nom de traité de Berlin. La dette de la Westphalie fut totalisée à vingt-six millions, pour l'acquittement desquels il fut remis d'abord douze millions cent trente mille francs d'obligations avec première échéance au 1er mai 1808. Sept millions de revenus annuels furent assurés à l'empereur sur les biens des domaines.

Par la suite, pour s'acquitter envers la France, le gouvernement de Jérôme dut recourir à un emprunt forcé de vingt millions.

Au commencement de janvier 1808, Jérôme éprouva une sorte de satisfaction en recevant la décoration de la Couronne de fer; il écrivit le 18 à l'empereur, à cette occasion:

Sire, je viens de recevoir par M. Mareschalchi la décoration de la Couronne de fer que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Cette faveur m'est bien précieuse parce qu'elle me donne une preuve certaine de la continuation des bontés de Votre Majesté.

Nous allons donner une série de lettres écrites en 1808, que nous annotons, et qui n'ont pas trouvé place, pour un motif ou pour un autre, soit dans la correspondance de l'empereur, soit dans les sept volumes des Mémoires du roi Jérôme. Voici d'abord une lettre particulière de M. de Salha à Halgan qui jette un certain jour sur la cour de Cassel et sur le nouveau royaume.

M. de Salha, capitaine de frégate, embarqué avec Jérôme et Halgan, devenu un des aides de camp du roi, brave marin, mais esprit ordinaire, nommé en 1809 comte de Hœne, fut d'abord gouverneur des pages, puis ministre de la guerre après le général d'Albignac. Halgan, resté au service de France, y devint amiral. Il avait commandé le brick l'Épervier et était second sur le vaisseau le Vétéran, pendant la campagne de Willaumez. Salha et Halgan étaient fort liés. Ce dernier revit le prince Jérôme à Paris, sous le second empire.

Cassel, 18 janvier 1808.

Je tiens trop à votre amitié, mon cher Halgan, pour différer une réponse à votre lettre des premiers jours de cette année, je le suppose, car elle est sans date. Mes regrets de ne vous avoir pas trouvé à Paris sont des plus grands. Cette circonstance eût donné peut-être une direction différente au courant qui m'a mené en Westphalie. Le roi a exigé rigoureusement en partant ma démission. J'ai fait un vrai sacrifice en renonçant à mon titre d'officier français. Prosper[100] a été pour beaucoup dans cette détermination qui peut me laisser encore des regrets à venir. Les vôtres pendant quelques instants ont pu avoir des motifs contraires; s'ils existaient encore, je vous dirais que les événements vous ont parfaitement bien servi. Votre position est mille fois préférable à toute autre ici. Vous conservez un titre réel près de S. M. et vous jouissez en même temps des avantages d'un état dont rien ne vous aurait dédommagé dans ce lieu d'exil; la gêne de la cour, la contrainte d'une étiquette rigoureuse, l'embarras des places, le caractère de courtisan enfin n'avait pas de quoi vous plaire. Le roi travaille de son mieux à organiser et à préparer des moyens de prospérité pour l'avenir, ils ne se réaliseront pas tant que l'on exigera sévèrement la rentrée des contributions dont ce pays était grevé à notre arrivée. Notre liste civile de 5 millions est bien maigre pour deux jeunes souverains également magnifiques dans leurs goûts. Il nous faudrait les coudées franches, au lieu de cela nous sommes contrariés par les volontés du roi des rois, qui a retenu une inspection suprême sur ce nouveau royaume. Nous régnons à demi dans une résidence dont il est bien difficile d'écarter l'ennui. Le roi donne souvent des bals, des parties ou courses de traîneaux, nous avons aussi une Comédie française sous la surintendance de Le Camus, connu aujourd'hui sous le nom de comte de Furtenstein, titre accompagné d'une terre, fief de la couronne, de 11,000 écus valant de revenu net 40,000 francs de France pour lui et ses héritiers. C'est de quoi obtenir la main de la plus belle et de la plus noble Westphalienne. Le grand maréchal Megronnet est aussi pressé par le roi de se marier, le docteur Garnier[101] leur en donne l'exemple; il épouse la fille d'un payeur, nommé M. Balti, née à Bayonne; l'amoureux docteur sera au comble de ses vœux d'aujourd'hui en huit et recevra sans doute des témoignages sensibles des bontés de nos jeunes souverains.

En arrivant ici, le roi m'a nommé colonel, ainsi que la plupart de ses aides de camp; de plus il m'a donné la direction en chef de la maison des Pages, de fort bons appointements, mais qui se fondent ici avec une rapidité extraordinaire, en sorte qu'aucun de nous ne peut se flatter au bout de l'année d'avoir cent louis pour aller chercher des jouissances dont on ressent si fort la privation au milieu d'un peuple apathique si étranger à notre caractère et à nos usages. Ceci est une véritable émigration; quand reverrons-nous notre heureuse patrie? La maladie, dite du pays, atteint les Français en Hollande, à Naples, et comment y échapper en Westphalie?

Écrivez-moi quelquefois, mon cher Halgan, parlez de moi au général Cafarelli et à toute sa famille pour qui je conserverai toute la vie les sentiments du plus grand attachement et d'une parfaite reconnaissance. Combien j'ai été peiné de ne pas m'être trouvé à Paris avec le digne préfet et de n'avoir pu causer avec lui, je l'ai dit plusieurs fois à l'ami Rouillard dans le peu d'instants où nous nous sommes vus.

Je ne veux pas me laisser entraîner plus longtemps au plaisir de causer avec vous. Prosper vous offre les vœux d'un cœur reconnaissant, et moi ceux de l'attachement le plus durable. Je ne puis vous parler de M. de Chambon parce qu'il est toujours à Paris.

Un mot de souvenir à Dupetit-Thouars, quand vous le verrez.

M. Béranger, directeur de la caisse d'amortissement de Paris, à laquelle Jérôme avait emprunté, avant son départ pour Cassel, une somme de dix-huit cent mille francs, ayant réclamé le versement de cette somme au ministre des finances de Westphalie et n'en ayant pas reçu satisfaction, envoya à Napoléon la note ci-dessous:

17 mars 1808.

Caisse d'amortissement,

Sire, il n'y a pas eu de variations sensibles dans le cours des effets. Je viens de recevoir une lettre du ministre des finances de Westphalie qui me renvoie au trésorier de la Couronne pour le paiement des termes échus de l'emprunt de 1,800,000 francs.

L'empereur écrivit de sa main en marge de cette note:

Renvoyée au roi de Westphalie pour se faire rendre compte pourquoi son ministre se moque ainsi de ses engagements et tire sur une caisse qui n'est pas, j'espère, à ses ordres.

Paris, 17 mars 1808.

Napoléon.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 2 février 1808.

Sire, je viens de recevoir du général de division Lefebvre-Desnouettes, grand-major de ma couronne, la communication d'une lettre du maréchal Bessières par laquelle je vois qu'il a plu à Votre Majesté de l'appeler auprès d'elle en qualité de colonel des chasseurs de sa garde[102].

J'avouerai à Votre Majesté que j'avais toujours regardé le général Lefebvre comme devant rester à mon service, que j'étais assuré à cet égard par son contentement personnel et par la lettre de passe qui lui avait été expédiée par ordre de Votre Majesté et que, l'ayant nommé depuis général de division et grand écuyer du royaume, cette nouvelle m'a vivement affecté.

Ce n'est pas, Sire, que je ne me regarde toujours comme heureux de faire quelque chose qui soit agréable à Votre Majesté, mais elle sentira encore que j'aurais eu le droit d'attendre, avant tout autre, une communication plus officielle de cette décision.

Dans cet état de choses, j'attendrai à connaître le désir de Votre Majesté avant que de me résoudre à laisser partir le général Lefebvre de mes états, mais je crois ne pas devoir laisser ignorer à Votre Majesté combien j'étais loin de m'attendre à ce changement.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 23 février 1808.

Sire, je reçois à l'instant la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de Paris, en date du 16[103]. Je prie Votre Majesté de croire que je n'ai absolument en vue que de faire tout ce qui peut lui convenir; si j'ai mal fait dans cette circonstance, c'est par ignorance. Je ferai cependant observer à Votre Majesté que je n'avais désigné un ministre pour Vienne que d'après la lettre de M. de Champagny, écrite de Milan, dont j'ai envoyé la copie à Votre Majesté. J'ai eu tort de choisir M. de Merweld, mais j'ignorais absolument ce qui se passe. Il m'avait fait cette demande, il est riche et avait des parents à Vienne; j'ai encore cru bien faire, j'en ai rendu compte à Votre Majesté qui ne m'a rien répondu; cependant il ne partira pas, mais je désirerais savoir (comme il était déjà désigné pour aller à Vienne), si Votre Majesté croit qu'il y aurait de l'inconvénient à l'envoyer à Munich. J'attendrai au reste à connaître les intentions de Votre Majesté. Je le répète, Sire, je n'ai qu'un désir, celui de faire tout ce qui peut convenir à Votre Majesté.

Quant à M. d'Hardenberg, il m'a été proposé par les conseillers de Votre Majesté, ainsi que les sept autres préfets, et, comme je n'en connaissais aucun, j'ai approuvé le travail parce que je ne pouvais le juger, sauf à le rectifier par la suite. Au reste, je puis dire à Votre Majesté que je suis fort content de M. d'Hardenberg et qu'il n'est pas le frère de celui de Prusse, mais un parent très éloigné.

Je prie Votre Majesté d'être persuadée que si je recevais plus souvent de ses lettres, je ferais tout ce qu'elle désire, ne m'étant proposé en montant sur le trône que de rendre mes peuples heureux et de contenter en tout Votre Majesté auprès de laquelle je serais bien plus heureux.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 26 février 1808.

Sire, étant informé que M. Jollivet doit se plaindre à Votre Majesté de n'avoir pas été invité à la fête qui a eu lieu pour l'anniversaire de la naissance de la reine, j'ai voulu prévenir Votre Majesté des motifs qui m'ont décidé, afin d'éviter le plus léger doute sur mes intentions qui seront toujours d'être agréable à Votre Majesté.

La fête qui s'est donnée était tout à fait intime et dans une très petite maison de campagne, cependant deux conseillers d'État français y étaient invités, tandis que mon ministre de la guerre ne l'était pas. Ce motif aurait été suffisant, mais il en existe un autre. Il est arrivé plusieurs fois que M. Jollivet, invité à la cour, n'y venait point, non plus que sa femme; que d'autres fois ils s'y rendaient bien, mais se permettaient de sortir du cercle avant que la reine ni moi en fussions sortis, quoique cela leur ait été plusieurs fois reproché.

Je ne rends compte de cette circonstance à Votre Majesté que parce que mon plus vif désir est de la persuader que je n'ai d'autre but que de lui plaire.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 12 mars 1808.

Sire, je viens de recevoir la lettre du 6 mars que Votre Majesté a bien voulu m'écrire. Les reproches qu'elle m'adresse sur l'audience des Juifs ne me sont pas applicables; c'est M. Siméon qui les a convoqués à mon insu et je les ai reçus dans mon cabinet, sans aucune cérémonie, et ignorant absolument tout ce qu'ils allaient me dire. Ceux aussi que Votre Majesté me fait relativement au Moniteur Westphalien doivent également être appliqués à MM. Siméon et Beugnot. Ils m'ont proposé une gazette officielle, ils l'ont dirigée et je me suis borné à leur dire de faire ce qu'ils jugeraient convenable à ce sujet.

M. Beugnot a sollicité depuis huit jours la permission de retourner à Paris pour le mariage de sa fille et pour des affaires particulières, et il n'est resté jusqu'à ce jour à Cassel que parce que j'ai désiré qu'il assistât au Conseil d'État pendant la discussion du projet sur les forêts qui est de la plus grande importance sous le rapport des finances[104].

M. Siméon paraît désirer rester auprès de moi et je le garde avec autant de plaisir que j'en aurais eu à conserver M. Beugnot, s'il l'avait accepté.

Je prie Votre Majesté de croire que dans toutes les circonstances je chercherai toujours à faire ce qui pourra lui être agréable.

Jérôme à Napoléon.

Cassel, 13 mars 1808.

Sire, je viens de recevoir à l'instant la nouvelle de Vienne que le comte Charles de Grüne, nommé ministre de l'Autriche près de moi, était sur son départ pour Cassel. Je supplie Votre Majesté de me dire qui je dois envoyer à Vienne.

Le roi de Prusse auquel je n'ai fait d'autre communication que celle de mon avènement au trône, a jugé à propos de m'écrire, en outre de la réponse à cette notification, une lettre particulière dans laquelle il m'exprime le désir qu'il a que nous établissions le plus tôt possible entre nous les communications qu'il désire de voir subsister. Comme j'ignore où nous en sommes avec ces deux cours, je désire que Votre Majesté veuille me dire ce que je dois faire et qu'elle soit persuadée, quant aux insinuations faites à Vienne par l'entremise du ministre de Hollande, que c'est une légèreté de ma part dont je sens la conséquence et qui n'est due qu'à la présence de ce ministre auprès de moi que j'ai chargé, lors de son départ pour Vienne et sans réflexion, de ma communication.

J'espère que Votre Majesté n'a pu me supposer d'autres motifs ni intentions dans cette circonstance et je me plais à croire qu'elle connaît trop bien la pureté de mon cœur et de mes sentiments pour me taxer un seul instant d'ingratitude.

On voit par cette lettre combien le jeune roi se faisait petit auprès de son frère, sous la dépendance duquel il était en tout et pour tout. La lettre suivante corrobore ce que nous avançons:

Jérôme à Napoléon.

Napoléonshœhe, 14 mai 1808.

Sire, le comte de Wintzingerode, mon sujet, m'a été présenté dernièrement. Il m'a demandé d'être envoyé comme ministre plénipotentiaire près la cour de Vienne. Cette mission m'ayant paru trop délicate pour me décider sur le champ, je m'empresse de consulter Votre Majesté afin qu'elle me fasse connaître ses intentions à cet égard.

J'attendrai la réponse de Votre Majesté avant de donner une solution au comte de Wintzingerode.

Le comte de Wintzingerode, ministre de Westphalie à la cour de France en 1810, fut très hostile, après 1815, à son ancien souverain et à la reine.

Au commencement de juin 1808, l'empereur fit écrire par Berthier au roi Jérôme pour se plaindre de ce que les soldats français étaient vexés, refusés dans ses hôpitaux, et que, si cela continuait, il enverrait dans le pays quinze mille hommes.

Les rapports faits à Napoléon à cet égard étaient faux. Ajoutons que les mêmes reproches, aussi injustes, étaient adressés à la même époque aux rois d'Espagne et de Hollande. Il est permis de penser que c'était une sorte de: garde à vous! envoyé à ses frères par l'empereur.

Jérôme répondit le 12 juin au prince de Neufchâtel:

Mon cousin, j'ai reçu la lettre que V. A. S. m'a écrite de la part de Sa Majesté l'Empereur et Roi, mon auguste et très honoré frère. J'ai chargé mon ministre de la guerre de répondre à V. A., quant à ce qui concerne les fausses calomnies que l'on se plaît à débiter sur le mauvais traitement qu'éprouvent les Français dans mon royaume.

V. A. S. m'ajoute que si ces prétendues vexations continuent, S. M. l'Empereur enverra 15,000 Français dans mes États! S. M. peut le faire sans doute! mais ne doit-elle pas être convaincue que, malgré l'extrême pauvreté de mes sujets, si les Français ne pouvaient plus exister dans les pays au delà de l'Elbe, je n'attendrais aucun ordre pour partager avec eux ce qui pourrait me rester!..... N'est-elle pas bien persuadée encore, que le titre qui m'est le plus cher, est celui de prince français, et que je regarde comme mon premier devoir celui de les faire respecter!

Je répondrai toutefois à V. A. que je suis instruit par mes ministres, et que je me suis assuré par moi-même, dans la tournée que j'ai faite dans mes États: que toutes les plaintes, que toutes les rixes qui ont eu lieu et qui ont indisposé mes sujets, n'ont existé que parce que, depuis mon avènement au trône, les officiers, soldats, voyageurs et courriers français ont continué dans mes États les mêmes vexations qu'ils y exerçaient en temps de guerre, sans réfléchir ni avoir égard à l'inviolabilité et au respect dus à un royaume aussi étroitement allié que dévoué entièrement à la France; mais pouvais-je l'empêcher?

J'ai chargé mon ministre de la justice de mettre sous les yeux de V. A. S. les différentes plaintes qui sont parvenues au pied du trône, dans l'espace de deux semaines; V. A. y verra que des officiers se logent de force chez les bourgeois; que des soldats battent des paysans et des citoyens paisibles; que des courriers maltraitent ou tirent des coups de fusils à des postillons; que des douaniers insultent jusqu'à des officiers et les menacent de leur ôter leur épée; que des canonniers forcent des corps de garde, etc.; et tout cela par la seule raison qu'ils sont Français, et que les Westphaliens sont faits pour leur obéir.

Ce que j'ai fait en Silésie en de pareilles circonstances, ce que j'ai fait, dans toutes les occasions où j'ai commandé sous Sa Majesté l'Empereur, je n'ai pas voulu le faire comme roi de Westphalie; j'ai fermé les yeux sans agir (et la lettre de V. A. S. me prouve que j'avais bien prévu), parce que j'ai craint que S. M. ne m'accusât de partialité.

Cependant l'Empereur peut-il croire que j'oublie un instant que ma première patrie est la France, et que je regarde comme ma plus grande gloire celle de ne l'avoir quittée que pour lui servir d'avant-garde!

J'espère et je me plais à croire que V. A. S., en mettant sous les yeux de S. M. l'Empereur ma lettre et celles de mes ministres, la convaincra que non seulement les rapports qui lui ont été faits sont faux, mais encore qu'ils sont méchants; et que si quelque chose de ce genre pouvait exister, ce ne serait qu'à moi seul, comme souverain gouvernant par moi-même, et non par mes ministres, qu'il faudrait s'adresser.

Si le roi Jérôme consentait volontiers à exécuter en tout et pour tout les volontés de son frère et à reconnaître sa suprématie même sur les affaires intérieures de ses États, comme il aimait le faste et la représentation, il lui sembla que la création d'un ordre de chevalerie dans le genre de l'ordre de la Légion d'honneur de France ferait bien en Westphalie et attirerait sur son royaume une certaine considération. Il imagina donc une décoration et consulta l'empereur à cet égard par la lettre suivante, datée de Napoléonshœhe, 11 juillet 1808.

Sire, je soumets à l'approbation de Votre Majesté l'institution d'un ordre royal de Westphalie. L'assemblée des États, dont je suis déjà fort content, devant terminer sa mission dans un mois, je désirerais lui communiquer ce projet avant cette époque, si Votre Majesté y consentait.

Je sais que cette institution plaira beaucoup aux Allemands. Votre Majesté connaît leur caractère; beaucoup d'entre eux ont été obligés de quitter leurs décorations, et rien ne leur sera plus agréable que de voir fonder un nouvel ordre de leur royaume.

J'ai conservé depuis le commencement de l'année, pour la dotation de cet établissement, les revenus de l'abbaye de Quedlimbourg et ceux de la grande prévôté de Magdebourg s'élevant à 300,000 fr. par an; ainsi rien ne m'arrêtera de ce côté.

Les grand'croix, les commandeurs et les chevaliers jouiront d'un revenu annuel de 2,000 fr., et, indépendamment de la croix que je ne compte pas donner aux simples soldats à moins de circonstances extraordinaires, j'ai l'intention de créer des médailles d'or et des médailles d'argent: les premières, du revenu de 150 fr.; les autres, de 100 fr.[105].

En outre de cette base générale, il serait nommé parmi les grand'croix et les commandeurs dix grandes et vingt petites commanderies: les premières, du revenu de 10,000 fr.; les secondes, de celui de 5,000 fr.

Je remets à Votre Majesté le dessin de cet ordre; elle y verra l'aigle comme la marque distinctive de notre maison, et le gros bleu comme la couleur du royaume. Je n'ai pas encore adopté de devise.

Au reste rien n'est fait et ne le sera que Votre Majesté ne m'ait répondu. Je lui présente seulement mes premières idées sur ce projet, d'après la connaissance que j'ai du bon effet qui résulterait de son exécution.

On prétend que l'empereur, qui avait souvent le mot pour rire, en examinant le dessin très surchargé de la croix de Westphalie, dit en plaisantant: Il y a bien des bêtes dans cet ordre-là.

Néanmoins l'ordre de Westphalie fut créé, suivant le désir de Jérôme, mais il ne subsista pas longtemps.

Le retard de Jérôme dans le paiement à la caisse des dépôts de son emprunt de dix-huit cent mille francs indisposa à tel point l'empereur contre son frère qu'il lui adressa plusieurs dépêches très dures. Jérôme répondit, le 28 juillet 1808, de Napoléonshœhe, une lettre très digne que voici:

Sire, je reçois les différentes lettres que Votre Majesté m'a écrites en réponse à celles que j'ai eu l'honneur de lui adresser. Je ne m'attendais pas à la réponse qu'elle m'y fait. Que puis-je répondre, Sire, à Votre Majesté, lorsqu'elle me dit que ce que je fais n'est pas d'un homme d'honneur! Sans doute, dans ce cas, je suis bien malheureux puisque je ne peux mourir après l'avoir lu.

Si je n'ai pas payé les 1,800,000 fr. que je dois à la caisse d'amortissement, c'est que je ne les avais pas et que je pensais que l'intention de Votre Majesté n'était pas que je payasse des intérêts ruineux pour m'acquitter envers elle; mais, Sire, je viens d'ordonner qu'un emprunt égal à cette somme fût fait de suite, n'importe à quel taux; et, avant trois mois, mes billets seront retirés. Sire, je suis de votre sang, et jamais je ne me suis écarté de la route de l'honneur que Votre Majesté m'a tracée, et, dans les circonstances difficiles, elle trouvera en moi un frère prêt à tout lui sacrifier.

Si Votre Majesté veut me faire l'honneur de croire ce que je lui dis, je puis lui donner ma parole que je n'ai pas entendu parler ni reçu de lettres de M. Hainguerlot[106] depuis mon départ de Paris.

Une nouvelle inconséquence de Jérôme indisposa encore beaucoup Napoléon à son égard. Le jeune prince aimait le luxe, les fêtes, l'étiquette. Tout en se plaignant de la modicité de sa liste civile, il ne fut pas plus tôt sur le trône qu'il se donna une cour fastueuse copiée sur celle des Tuileries et fort en dehors de toute proportion avec l'exiguïté de ses États; qu'on en juge.

Il créa: un grand maréchal du palais, Meyronnet, son ancien lieutenant à bord de l'Épervier, qu'il fit comte de Willingerode; deux préfets du palais, Boucheporn et de Reyneck; trois maréchaux ou fourriers du palais, les colonels de Zeweinstein et Bongars, M. Barberoux-Wurmb; un grand-chambellan, le comte de Waldenbourg-Truchsess; quinze chambellans, Le Camus, le comte de Bohlen, le baron de Hammerstein, le baron Bigot de Villandry, le comte de Wesphallen, M. d'Esterno, le baron de Hartz, le comte de Velsheim, Cousin-Marinville, le baron de Munchenhausen, le baron de Sinden, le baron de Spiegel, le baron d'Assebourg, le comte de Meerveld, le baron de Dœrnberg; un grand-maître des cérémonies, le comte de Bocholtz; huit maîtres ou aides des cérémonies, MM. de Courbon, Marseille-Laflèche, Beugnot, baron de Gondmain, Gardine, comte de Pappenheim; plus de vingt aides de camp ou officiers d'ordonnance, le colonel de Salha, gouverneur des pages, Gérard, le prince de Hesse Philipsthal, de Spaderborn, Morio, Rewbell, d'Albignac, plus tard ministre de la guerre, Lefebvre-Desnouettes, que nous avons vu rappelé par l'empereur, le colonel Danstoup-Verdun, les généraux Du Coudras et Usslar; un grand-écuyer, six écuyers d'honneur, le comte de Stolberg-Wernigerode, le baron Lepel, le colonel Klœsterlein; un premier aumônier, l'évêque baron de Wend; des aumôniers, des chapelains en grand nombre, trois secrétaires des commandements, Marinville, de Coninx, Bercagny; un grand-veneur, le comte de Hardenberg.

La maison de la reine fut installée sur un pied tout aussi splendide et non moins nombreux: une grande-maîtresse, la comtesse de Truchsess; sept dames du palais, la comtesse de Gilsa, dont le mari était directeur des haras, la baronne de Pappenheim, MMmes Morio, Blanche Laflèche, Du Coudras, de Witzleben, la princesse de Hohenlohe-Kirchberg; plusieurs chambellans, les barons de Bodenhausen, de Pappenheim, de Bischoffshausen, de Schele; plusieurs écuyers d'honneur, le marquis de Maubreuil, le baron de Menguersen de Busche, M. de Malsbourg, le baron de Mesenholm; un secrétaire des commandements, M. de Pfeiffer.

On comprend que Napoléon Ier fut choqué d'un pareil dévergondage de gens inutiles que son frère payait fort cher, lui l'homme de guerre dont les prodigalités allaient toujours chercher les gens utiles dans toutes les professions, ou ceux qui risquaient sans cesse leur existence sur les champs de bataille.

Aussi a-t-on vu qu'il avait tancé son frère d'une façon bien vigoureuse, puisqu'il l'accusait presque de manquer à l'honneur. Avec un peu plus de réflexion et de tenue, le jeune roi eût pu faire sur sa liste civile de cinq millions, surtout en Allemagne, au milieu d'un peuple simple et aux idées antiques, des économies qui lui eussent permis de payer son emprunt, ce qui eût en outre disposé favorablement Napoléon en sa faveur.

Malgré les préoccupations constantes que donnaient à Jérôme l'état déplorable des finances du royaume et la rigidité inflexible de l'empereur à cet égard, malgré les remontrances incessantes de son frère, le jeune roi menait assez joyeuse vie à Cassel et à Napoléonshœhe, entouré de la vertueuse reine, d'un essaim de jolies femmes, de favoris toujours prêts à exécuter ses moindres fantaisies.

Vers le commencement d'août 1808, quelques changements eurent lieu dans les rangs élevés. La secrétairerie d'État, d'abord confiée au savant Jean de Muller, passa aux mains de Le Camus, comte de Furtenstein, marié à la fille du grand-veneur, comte de Hardenberg, riche seigneur allemand. Le général Morio, un instant ministre de la guerre, céda son portefeuille à M. de Bulow, déjà ministre des finances depuis la rentrée en France de M. Beugnot. Jérôme fait connaître les motifs du changement de Morio à son frère, par une lettre en date du 16 août[107]. Ce qui ne l'empêcha pas de rendre le portefeuille au général quelques jours plus tard.

Au mois de septembre 1808, une sorte de petite émeute causée à Brunswick, chef-lieu de l'Ocker, par une circonstance insignifiante, éclata tout à coup. Rapport fut fait au roi, qui envoya cette pièce à son frère en lui demandant ses ordres:

Jérôme à Napoléon.

Napoléonshœhe, 8 septembre 1808.

Sire, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté un rapport qui vient de m'être fait par mon ministre des finances, chargé provisoirement du département de la Guerre, relativement à un événement fâcheux qui a eu lieu les 4 et 5 à Brunswick.

Quelque grands que soient dans cette affaire les torts des gendarmes français, je n'ai rien voulu ordonner à leur égard, sans connaître les intentions de Votre Majesté.

Je soumets donc à Votre Majesté le rapport de mon ministre, ainsi qu'il me l'a présenté, et je la prie de me faire connaître la conduite qu'elle désire que je tienne en cette circonstance.

Rapport au roi Jérôme.

Sire, je reçois des lettres du préfet de l'Ocker, du commandant de place de Brunswick et du colonel Mauvillon, commandant le 2e régiment de ligne, dont je m'empresse de présenter l'extrait à Votre Majesté; elles confirment les détails des événements fâcheux qui ont eu lieu à Brunswick dans les journées du 4 et du 5.

Il résulte uniformément de ces divers rapports que le brigadier de gendarmerie Lefèvre, accompagné des gendarmes Deligny et Chastelan, eut au foyer de la Comédie une dispute avec quelques bourgeois. Ces militaires n'étaient point en uniforme et paraissaient ivres. La querelle s'étant continuée au sortir du spectacle, le brigadier Lefèvre courut chez lui prendre son sabre, et, revenant armé à la rencontre des bourgeois qui ne l'étaient pas, frappa le nommé Lietge, maître vitrier, et le tua sur la place.

Le brigadier Lefèvre meurtri au bras de plusieurs coups de bâton qu'il venait de recevoir dans cette querelle fut, à l'instant même, arrêté sur la place par un détachement de la garde qui rétablit la tranquillité dans la rue, et l'ordre fut donné au juge de paix dans l'arrondissement duquel venait d'être commis ce meurtre, de commencer sur le champ l'instruction de l'affaire.

Cependant le chef d'escadron Béteille, commandant la gendarmerie française, fit mettre le meurtrier en liberté, et ne voulut point déférer à la réquisition du commandant d'armes et du maire de la ville de Brunswick qui demandaient l'arrestation des deux autres gendarmes.

Ce déni de justice produisit une impression fâcheuse, et la populace laissa entrevoir le projet formé d'arracher le gendarme Lefèvre de la maison où il était retiré. Le colonel Schraidt se décida à le faire transporter à l'hôpital dans une chaise et à l'accompagner lui-même avec l'adjudant de place, le maire de la ville, le commissaire de police et quelques autres fonctionnaires publics. La vue de ces magistrats ne put contenir une multitude furieuse, et une grêle de pierres fut lancée contre la chaise et le cortège. Le gendarme Lefèvre en fut presque accablé. Bientôt l'attroupement qui s'était formé autour de l'hôpital fut dissipé par les soins et les instances du commandant Schraidt, mais ayant appris dans la soirée que le peuple voulait encore forcer l'hôpital et immoler le gendarme Lefèvre à sa vengeance, il fit demander la force armée, et le colonel Mauvillon envoya un détachement de 30 hommes. Cette troupe fut assaillie elle-même par les pierres qu'on lançait de plusieurs maisons et par les injures de la populace.

Le colonel Mauvillon doubla alors son détachement et marcha lui-même en bon ordre avec son régiment à la hauteur de l'hôpital. Cependant plusieurs soldats ayant été blessés par le peuple, il fît tirer quelques coups de fusil en l'air pour l'effrayer. Toutes les avenues furent occupées, et, après plusieurs tentatives, fermes et prudentes à la fois, on parvint à dissiper les attroupements; une femme a été tuée et un bourgeois blessé; le colonel Mauvillon pense que c'est par les bourgeois eux-mêmes qui, à ce qu'il dit, ont tiré plusieurs coups de fusil de leur côté. La ville fut parcourue toute la nuit par des patrouilles, et la tranquillité n'a plus été troublée.

Il paraît que les autorités civiles et militaires ont parfaitement rempli leur devoir, et qu'elles ont été constamment animées du meilleur esprit. Le colonel Mauvillon fait le plus grand éloge du zèle et de l'activité qu'ont déployés le commandant et l'adjudant de place; il s'applaudit aussi de la discipline et du calme manifestés par les soldats du 2e régiment, en butte aux coups et aux insultes de la populace; le dernier des recrues est demeuré ferme à son rang et a obéi avec intelligence et promptitude à tous les ordres de son chef.

Aussitôt que l'ordre a été rétabli, on a fait arrêter les hôtes des maisons d'où ont été lancées les pierres contre la force armée.

Tous les rapports attestent que les gendarmes français qui ont donné lieu à ce désordre ont eu le premier tort; plusieurs témoins certifient que la dispute a été provoquée par eux, et que l'effet en a été d'autant plus prompt et d'autant plus funeste qu'ils étaient depuis longtemps haïs des bourgeois à cause de leurs vexations et de leur insolence.

Le colonel de Bongars[108], envoyé sur les lieux par Votre Majesté, est parti hier et lui transmettra un rapport plus circonstancié sur ces événements.

Cassel, 8 septembre 1808.

Napoléon lui répondit, le 14 septembre, qu'il fallait punir le gendarme français, mais surtout l'allemand qui avait été cause de l'émeute; qu'on l'assurait que la police était mal faite en Westphalie; que bientôt il aurait des émeutes plus sérieuses, et que si les gendarmes français lui étaient inutiles, il n'avait qu'à les renvoyer en France.

Étant à Erfurt, l'empereur donna l'ordre de désigner pour la Westphalie, comme ministre de famille, le baron de Reinhard, diplomate distingué, qui se rendit immédiatement de Coblentz à Paris pour y recevoir du duc de Cadore, ministre des relations extérieures, les instructions les plus détaillées et les plus précises. Le baron de Reinhard arriva à Cassel à la fin de décembre 1808. Il trouva le corps diplomatique composé des ministres dont les noms suivent: de Wurtemberg, baron de Geinengen; de Saxe, comte de Schœnburg; de Bavière, comte de Leichenfeld; de Hollande, chevalier de Huygens; de Darmstadt, baron de Moronville; de Prusse, M. Kuster; du prince primat, comte de Beust; du grand-duc de Bade, baron de Seckendorff, chargé aussi des affaires de Francfort; d'Autriche, comte de Grüne; de Russie, prince de Repnin.

Un peu avant l'arrivée de Reinhard, le roi Jérôme, blessé des actes arbitraires et du sans-façon des agents français, même infimes, expédia son aide de camp, le général Girard, à l'empereur, avec les deux lettres ci-dessous, datées du 11 décembre:

Sire, le général Girard, mon aide-de-camp, aura l'honneur de remettre cette lettre à Votre Majesté; je le charge de passer au dépôt du 1er régiment des chevau-légers[109] pour tâcher de remonter les hommes à pied; j'espère que Votre Majesté est plus contente de mon régiment.

J'ai écrit plusieurs fois à Votre Majesté, et je n'ai pas reçu un mot de réponse; j'espère cependant qu'elle n'est pas fâchée contre moi, car je n'ai rien fait pour cela, et qu'au contraire le but de toutes mes actions est de vous plaire.

Ma santé est tout-à-fait rétablie, on me conseille cependant de changer d'air pendant quelques semaines; si Votre Majesté n'est pas de retour à Paris en janvier et qu'elle l'approuve, j'irai passer huit jours à Amsterdam, à la fin du mois de janvier.

Sire, en m'abstenant de toutes réflexions, j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de Votre Majesté plusieurs notes plus arbitraires l'une que l'autre, en la priant de vouloir bien mettre ses décisions sur chacune d'elles et de me les faire connaître.

J'espère que Votre Majesté voudra bien arrêter les prétentions, tous les jours plus fortes, de ses agents en Westphalie, dont les titres très-subalternes de quelques-uns ne modèrent pas des mesures humiliantes pour moi et d'après la continuation desquelles, il me serait impossible de gouverner plus longtemps ce pays.

Habituellement, l'empereur ne répondait pas aux justes réclamations de ce genre que lui adressaient ses frères. C'est ce qui eut lieu encore dans cette circonstance et força Jérôme à envoyer de nouveau à Paris, au commencement de février, un autre de ses aides de camp, le général Morio.

Dès son arrivée à Cassel, Reinhard avait envoyé au duc de Cadore (Champagny) de longues lettres publiées au 3e volume des Mémoires du roi Jérôme.

Champagny lui répondit de Paris, les 21 et 26 janvier 1809:

Monsieur, j'ai reçu les différentes dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser depuis le no 1 jusqu'au no 6 inclusivement. J'ai eu soin de rendre compte à Sa Majesté Impériale des détails les plus intéressants qu'elles renfermaient.

Vous êtes chargé, Monsieur, d'appeler l'attention de Sa Majesté le roi de Westphalie sur la rédaction des gazettes qui se publient dans ses États. Il est important qu'elle soit confiée à des hommes habiles et sûrs qui, lisant avec soin les gazettes de Vienne et de Presbourg, s'attachent à réfuter et à combattre surtout par l'arme toute puissante du ridicule les articles de ces gazettes qui pourraient être dirigés contre la France ou la Confédération du Rhin. Ceux qui prêtent des idées de guerre à l'Autriche, se plaisent à faire une longue énumération de ses forces militaires, ignorant apparemment ou plutôt feignant d'ignorer que la France a encore 150,000 hommes en Allemagne, qu'un même nombre de troupes françaises se trouve en Italie, que la Confédération du Rhin peut mettre au premier signal 120,000 hommes sur pied, que la conscription qui s'organise en ce moment donnera 80,000 hommes de nouvelles levées, et qu'enfin la retraite des Anglais permet à Sa Majesté Impériale de disposer en cas de besoin d'une grande partie des troupes qui se trouvent en Espagne.

En vous faisant connaître les intentions de Sa Majesté Impériale, je suis sûr que vous ne négligerez rien pour en assurer la complète et parfaite exécution. Je vous prierai seulement de vouloir bien m'instruire des mesures qui seront prises à cet égard par le gouvernement westphalien.

J'ai reçu, Monsieur, vos dépêches des 13 et 15 janvier no 8 et 9. Sa Majesté les a eues l'une et l'autre sous les yeux et a lu la seconde avec plaisir. Son intention est que vous entriez dans les plus grands détails sur toutes les parties de l'administration du royaume de Westphalie, que vous parliez de la conduite du Roi, de celle des ministres, des opérations du gouvernement. Elle veut être informée de tout avec la plus grande exactitude afin de pouvoir éclairer et guider, si besoin est, la marche d'un gouvernement qui l'intéresse à tant de titres. Elle me charge de vous dire que vos dépêches ne seront point vues, et qu'on ignorera la source des renseignements que vous aurez donnés et dont elle croira faire usage. La délicatesse qui vous fait craindre d'employer les chiffres aurait l'inconvénient extrême de gêner votre franchise. Sa Majesté veut donc que vous écriviez souvent en chiffres; dès que vous vous en servirez habituellement, cela paraîtra tout simple; qui, d'ailleurs, peut y trouver à redire? et comment même le saura-t-on, à moins qu'on ne viole le secret de vos dépêches, et qu'on ne prouve ainsi combien la précaution de chiffrer est nécessaire?

Dans les cas graves, s'il en survenait, et pour faire connaître des actes très importants du gouvernement du Roi, vous expédieriez des courriers extraordinaires.

Sa Majesté désire encore qu'à vos dépêches vous joigniez des bulletins non signés, et contenant les nouvelles de société, les bruits de la ville, les rumeurs, les anecdotes vraies ou fausses qui circulent, en un mot une sorte de chronique du pays propre à le bien faire connaître.

Une autre lettre que vous recevrez en même temps que celle-ci, vous instruit des intentions et vous transmet les ordres de Sa Majesté relativement aux Français qui sont ou qui voudraient entrer au service du Roi.

Ainsi, il ressort bien nettement de ces deux lettres de Champagny à Reinhard que l'empereur voulait avoir auprès de Jérôme, comme auprès de ses frères Joseph et Louis, sous le nom de ministres de famille, des hommes chargés d'une sorte d'espionnage politique et particulier.

À dater de la réception des ordres de Champagny, la correspondance entre lui et Reinhard ne fut plus interrompue.

Reinhard écrit de Cassel, le 3 février 1809:

Monseigneur, Votre Excellence peut être assurée que dans tout ce qui dépendra de moi, son intention sera remplie, et je ne cesserai point d'insister auprès du gouvernement westphalien pour que la mesure proposée reçoive sa prompte exécution.

M. d'Esterno, ministre du roi à Vienne, ayant demandé un congé pour affaires de famille, on a saisi cette occasion pour y envoyer M. le baron de Linden, ministre de Westphalie près le prince Primat, et qui est regardé ici comme une des colonnes de la diplomatie Westphalienne. M. de Linden connaît déjà Vienne; il s'y est rendu sous le prétexte de terminer un procès. Sa mission est secrète, et ce n'est pas M. de Furstentein qui m'en a fait la confidence. Cependant il m'a fait lecture d'une lettre écrite de Munich et de Vienne que j'ai facilement reconnue comme étant l'ouvrage de cet agent. Elle m'a paru écrite avec justesse. M. de Linden attribue en grande partie les faillites qui ont eu lieu en Autriche, à ce que les spéculations en denrées coloniales que plusieurs maisons avaient faites, sur la foi de l'engagement pris par leur gouvernement de prohiber l'entrée des marchandises anglaises, avaient été trompées par l'admission dans le port de Trieste d'une très grande quantité de ces marchandises. Il fait un tableau qui me paraît assez vrai de la fermentation guerrière qui s'est emparée des têtes autrichiennes, et de la faiblesse du gouvernement qui, incapable de diriger le mouvement des esprits, risque d'en être compromis et d'y céder peut-être, s'il ne le partage point, et donne la mesure de son incapacité et de son irrésolution à ses propres sujets s'il le partage. Il dit que deux députés des insurgés espagnols ont été admis récemment à Trieste. Il ajoute que les États des différentes provinces ont été convoqués pour délibérer sur une solde à accorder aux milices, et que comme on avait promis à la France que cette milice n'en aurait point, la curiosité publique attendait le gouvernement à la tournure qu'il donnerait à sa proposition.

Quant à M. le comte de Grüne, nommé par la cour de Vienne pour résider à Cassel, il déclare qu'il est prêt à partir, mais que n'ayant pas encore reçu ses lettres de rappel, du poste de Copenhague, il est obligé d'attendre que sa première mission soit terminée dans les règles. M. de Grüne attendra; son gouvernement attendra; il n'y a que la France qui soit prête.

Nous arrivons maintenant aux curieux bulletins prescrits par l'empereur et dans lesquels se reflètent les petites intrigues de la cour de Westphalie:

Bulletin.

Cassel, ce 5 février 1809.

Monsieur le comte de Wernigerode, grand-maréchal du Palais, part demain pour Marseille.

«Eh bien! grande-maîtresse, dit-il en riant il y a quelques jours à Madame la comtesse de Truchsess, je pars; tâchez de mettre ce temps à profit, je resterai un mois, et si vous ne l'empêchez, je reviendrai!»—«Un mois! grand Maréchal! c'est bien court, mais nous verrons.» Le mois ne sera pas mis à profit; car Madame la Comtesse aussi part aujourd'hui pour aller revoir Monsieur son père, en attendant que son mari la rejoigne pour son voyage d'Italie. Ce voyage et la démission acceptée de Madame la grande-maîtresse se trouvent dans le Moniteur Westphalien d'hier. Voici un mois de la vie de Madame de Truchsess.

Bulletin.

5 février 1809.

La semaine dernière a vu se renouveler dans l'intérieur du palais les tracasseries qui avaient déjà eu lieu avant l'arrivée de la légation française à Cassel. Mme de Launay, fille de M. Siméon, ayant profité au premier bal masqué de la liberté du déguisement, avait fait quelques plaisanteries à M. de Pappenheim. Ces choses, fort innocentes d'elles-mêmes, furent le lendemain rapportées à la Reine, non telles qu'elles avaient été dites, mais empoisonnées et commentées avec la charité qu'on a dans les cours, en sorte que le lendemain il n'était bruit que des propos de Mme de Launay et du mécontentement de la reine contre elle.

M. Siméon en fut aussi affligé que sa fille: il alla trouver le roi à qui il se plaignit décemment de Mme de Truchsess, auteur de ces bruits. Le Roi s'emporta contre elle; il dit que c'était une faiseuse d'histoires, qu'elle mentait, que son père mentait, que son frère mentait, et qu'il n'y avait que le mari qui valût quelque chose dans la famille.

Le soir, la grande-maîtresse ayant paru devant le roi, en fut froidement accueillie: elle pleura, jeta les hauts cris, s'évanouit. En dernier résultat, elle a offert sa démission qui a été acceptée avec plaisir par le roi, mais (on croit) avec peine par la reine qui lui est fort attachée.

Mme de Truchsess joint à de la beauté beaucoup de grâce et de séduction dans l'esprit. Elle était l'ornement d'une cour qui pourtant n'est pas dépourvue de beautés, mais son goût pour l'intrigue et pour les tracasseries gâte toutes ses heureuses qualités. Il paraît que le but secret de toutes ses manœuvres était de regagner le cœur du roi. On ne peut expliquer que de cette manière plusieurs parties de sa conduite qui, sans cela, paraîtraient hors de toute mesure. Il est vrai qu'on ne serait pas juste non plus, si on la jugeait d'après ce qu'en disent ses ennemis.

Son goût pour écrire ne peut être ni aussi vif ni aussi actif qu'on le suppose: il y a certainement eu dans sa conduite beaucoup de choses étourdies qu'on a revêtues de fausses couleurs; comme elle maltraitait tout le monde, tout le monde la traitait avec rigueur, et souvent d'innocentes plaisanteries ont pu être données pour un secret désir de perdre ce qui l'entourait. Quoi qu'il en soit, comme elle passait presque toutes ses journées en tête-à-tête avec la reine à qui elle avait persuadé qu'il n'était pas de sa dignité de vivre avec les autres dames, on disait que pour charmer l'ennui de cette solitude, elle amusait la reine en lui racontant des histoires et des anecdotes qui n'avaient pas tout-à-fait pour objet de mettre les Français en grand crédit auprès de Sa Majesté.

Elle annonce qu'elle accompagnera son mari qui part sous peu de jours pour l'Italie. Mais elle est si redoutée qu'on n'ose se livrer à la joie, et en effet il se pourrait qu'elle se décidât, pour le plaisir de désoler ses ennemis, à ne pas désemparer.

Avant-hier, 3 février, il y a eu bal masqué à la cour. La reine y a dansé dans un quadrille polonais composé de toutes personnes de l'intérieur. Comme le nombre de celles présentées à la cour est très borné, on était convenu d'admettre au bal beaucoup d'étrangers. L'ordre était de ne se point démasquer: le roi s'y est fort amusé, il s'est travesti plusieurs fois; la reine a paru également prendre part au divertissement où on a pu voir que le génie et la variété des travestissements étaient entièrement dirigés vers le but de plaire à Leurs Majestés.

La comtesse de Truchsess, grande-maîtresse de la maison de la reine, était jolie et intrigante. Elle avait été bien, disait-on, avec le jeune roi. La reine l'aimait beaucoup. On l'appelait plaisamment sa gouvernante. M. de Truchsess était un brave homme qui, renvoyé dans ses terres à cause des intrigues de sa femme, fut remplacé à la cour, dans ses hautes fonctions, par le colonel Salha. L'ancien capitaine de frégate Salha était de Marseille, où il avait de la famille et des intérêts. Voilà ce qui explique les deux bulletins de Reinhard, du 5 et 6 février, et le troisième du 16 du même mois.

Bulletin.

16 février 1809.

Mme la comtesse de Truchsess avait donné sa démission le 3 au soir. Le lendemain en s'éveillant, elle la trouva acceptée sur sa table de nuit. On prétend qu'elle ne s'y attendait pas. Le dimanche après, 5 février, il y eut cercle et bal à la Cour; on prétend qu'elle avait demandé à y être reçue dans son rang de grande-maîtresse. Elle fut invitée: quant au rang, on lui déclara qu'elle aurait celui de femme de grand dignitaire: elle vint pourtant. En entrant dans la grande salle, à chaque pas qu'elle faisait en avant, on aurait dit qu'elle allait en faire un autre en arrière. Sa figure décomposée travaillait à prendre une contenance: elle aborda en hésitant les premières dames; elle se remit après quelques saluts qui lui furent rendus. Pour entrer dans la salle du bal où étaient le roi et la reine, les dames furent appelées par classes: les dames du palais; les dames des grands dignitaires; Mme de Truchsess allait entrer seule: elle hésita. Enfin il s'en trouva une seconde; les dames des ministres d'État; les dames des ministres étrangers; les dames présentées; les demoiselles invitées. Il y en avait d'assez vieilles; malgré cela, le bal était fort beau.

Mme de Truchsess joua son rôle admirablement pendant le reste de la soirée. Le surlendemain, son mari en donna une chez elle; les billets portaient qu'il y aurait un violon. C'était pour ouvrir sa maison, dont l'ameublement venait d'être achevé. Du corps diplomatique on n'avait invité que le ministre de France avec sa femme, et celui de Bavière avec la sienne, parente de Mme de Truchsess, et qui, la veille, avait porté un toast à: «ce qui vient d'arriver.» Il y eut un violon et point de bal; des tables de jeu et point de jeu; des groupes et point de conversation; un souper pourtant, car on mangea beaucoup pour sortir d'embarras. À en croire Mme de Truchsess, elle était enchantée de ce que cela s'était enfin arrangé: elle projetait le voyage d'Italie, de Naples surtout où elle trouverait ses parents (avec lesquels elle était encore brouillée la veille); celui de Paris sûrement, si la Cour y était; celui de Kœnisgsberg où son mari a des terres. Elle craignait seulement qu'on ne le pressât trop de revenir. En attendant, on la pressait de partir, et elle choisit pour son départ le jour où M. Siméon donna un bal masqué auquel le roi et la reine ont assisté.

Mme de Launay avait reçu du Roi un cadeau de quelques schaals et d'une robe magnifique. Le jour du bal de son père, la Reine lui fit un accueil extrêmement gracieux. Sous tous ces rapports, son triomphe fut complet. L'assemblée n'était pas nombreuse, mais elle était choisie. La gaieté, l'élégance, le bon goût y régnaient.

Le jour même du départ de Mme de Truchsess, le roi envoya l'intendant-général de la liste civile pour faire l'inventaire des meubles de son palais. Cet hôtel avait été occupé par le ministre des finances qui, pour faire place à Mme de Truchsess, alors en faveur, avait été obligé de l'évacuer en vingt-quatre heures; aussi M. D'Albignac, grand-écuyer, dit-il au roi: «Vive ce départ, il vous donne quatre-vingts mille livres de rente.»

Les fêtes du carnaval se terminèrent par un grand bal masqué donné par le maréchal du palais. Mille billets avaient été distribués: neuf cents personnes au moins furent présentes; le roi avait envoyé des billets aux notables de Münden, petite ville à quelques lieues de Cassel, qui s'était distinguée dernièrement par la promptitude et l'activité des secours qu'elle avait portés à un village incendié. Ils arrivèrent soixante-quinze en dix voitures: ils se crurent transportés dans un monde enchanté; un d'eux avait perdu son billet, et son désespoir était de penser à ce que dirait le roi de son impolitesse lorsqu'il s'apercevrait de son absence. Le roi et la reine furent reçus par des bergers et des bergères portant des guirlandes, et formant un berceau sous lequel passèrent Leurs Majestés. Le bal fut ouvert par un quadrille espagnol. Il est impossible de peindre la variété, l'élégance et le mouvement de cette fête. M. le général Du Coudras fit jouer des pantins avec un talent unique. La reine avait arrangé une foire. Dans une douzaine de boutiques, ses dames distribuaient de petits cadeaux. La reine avait une cassette remplie de bijoux; elle était d'une gaieté délicieuse; quelques-uns prétendaient que sans s'en douter elle se réjouissait de n'avoir plus de gouvernante. Le bal se prolongea jusqu'à cinq heures du matin.

Comme on avait engagé tout le monde à faire quelques folies, les membres du corps diplomatique s'étaient réunis pour représenter un jeu d'échecs, et, puisqu'il devait y avoir un roi battu, on était convenu de prendre le costume de mameluck. Seize enfants devaient faire les pions. Cependant à la Cour on trouva avec raison que dans une telle foule un tel nombre d'enfants pourrait avoir des inconvénients, et le projet fut abandonné. Le ministre de France, invité par une députation de ses collègues à se mettre à la tête d'une mascarade représentant un bey d'Égypte avec son harem, y consentit. La procession se présenta devant le Roi et la Reine; quelques présents, quelques vers furent offerts et agréés: tout se passa en pantomime; le Roi trouva l'exécution noble: elle parut faire plaisir généralement.

À une heure, quelques personnes choisies se rendirent au souper dans l'appartement de la Reine: dans ce nombre furent les ministres de France et de Hollande. Les épouses des autres ministres y furent invitées sans leur mari. Cette distinction fut très-sensible à ces derniers. Le ministre de Saxe s'en plaignit à M. de Furstenstein; celui de Bavière avait fait un voyage exprès, dit-on, pour ne point risquer d'être exclu du souper. M. de Furstenstein a répondu qu'il y avait eu erreur. D'autres sans doute et avec raison ont cru y voir une distinction faite en faveur des ministres de famille; mais comme la Cour ne s'est point expliquée à cet égard, les préférences et les exclusions ont l'apparence d'être personnelles.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le roi, ne recevant pas de réponse de l'empereur relativement à ses justes réclamations à l'égard des agents français en Westphalie et désirant mettre son frère bien au courant de la situation financière du pays, lui expédia son premier aide de camp, le général Morio, avec la lettre ci-dessous:

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