Les Rois Frères de Napoléon Ier: Documents inédits relatifs au premier Empire
M. le comte de Furstenstein, en me disant que la demande d'approvisionnements de siège pour Magdebourg serait le coup de grâce pour les finances westphaliennes, ajouta que du budget des finances pour l'année 1811 qui, après plusieurs séances, avait été arrêté dans le conseil d'administration de dimanche, résultait un déficit de 14 millions, et que pour l'année prochaine, ce déficit serait incalculable. M. Pichon vient de me donner le commentaire de ces paroles.
Voici ce que M. Pichon m'a dit: le déficit de l'année 1811 est de 14 millions au moins; selon lui, il sera de 18, et en toute hypothèse, il le sera en ajoutant les frais d'approvisionnements de Magdebourg. L'arriéré de 1810 est de 9 millions, ce qui fait en total 27 millions. Il s'agissait de couvrir ce déficit. Le travail sur cet objet a été renvoyé samedi, à 7 heures du soir, à l'examen d'une commission présidée par M. de Malchus, laquelle s'est séparée à minuit. M. Pichon a passé la nuit à travailler.
Pour couvrir le déficit, on emploiera d'abord le produit de l'emprunt forcé qui sera de huit millions. M. Pichon dit que cette somme rentrera en entier, puisqu'elle sera levée sur les rôles de l'emprunt forcé de 1808, et que les contribuables seront dans l'alternative de payer ou de s'en aller. Or, ces rôles ont été faits dans l'assurance que l'emprunt forcé serait payé une seule fois, et les contribuables ont cru alors payer la totalité. Il se trouve aujourd'hui que, parce qu'on avait évalué par erreur à 20 millions l'emprunt forcé qui, dans la réalité, n'en a produit que dix, les contribuables n'en ont payé que la moitié.
Les intérêts de la dette exigibles à la caisse d'amortissement jusqu'à la fin de 1811 sont de dix millions. Ces dix millions ne seront pas payés. M. de Malchus proposait de les capitaliser. L'avis de M. Pichon était de nantir la caisse d'amortissement, pour le paiement de ces intérêts, d'une valeur de dix millions en domaines nationalisés par le décret du 1er décembre 1810, et d'admettre les coupons d'intérêts à l'achat de ces biens. S'il y avait une garantie, m'a dit M. Pichon, on pourrait calculer que les possesseurs de coupons perdront vingt pour cent tout au plus.
Les neuf millions restant du déficit seront rejetés sur l'année prochaine.
On croit obtenir pour l'année prochaine une augmentation de quatre millions dans les impôts.
On évalue à 40 millions la totalité des domaines nationalisés disponibles. Avec ce fonds, tant qu'il durera, on pourra encore marcher. Il y a encore moyen de trouver des acheteurs. Un M. Godefroi, négociant à Hambourg, a fait sonder les dispositions de M. Malchus pour un achat de quatre à cinq millions.
Et que deviendront, ai-je demandé à M. Pichon, les obligations?—Elles n'auront plus de cours, elles tomberont à néant. Voilà donc table rase pour le grand livre!
Il faut maintenant, a continué M. Pichon, que le Roi, connaissant parfaitement l'état de ses finances, s'y conforme. Il est impossible d'entretenir une armée westphalienne de 30,000 hommes, qu'on compte augmenter encore. Le Roi dit que Sa Majesté l'empereur le veut ainsi. Vous avez dit le contraire, que faut-il croire?—Le Roi, ai-je répondu, ne m'a jamais dit que Sa Majesté le voulait ainsi, mais seulement qu'elle ne désapprouvait pas son état militaire actuel. Cette approbation me paraît conditionnelle. L'obligation de remplir ses engagements envers la France est la première; qu'ensuite le Roi entretienne une armée si ses finances peuvent y suffire, Sa Majesté impériale, sans doute, n'a aucun motif pour s'y opposer. Je dois dire cependant que la conduite des troupes westphaliennes en Espagne n'a pas donné une haute opinion de la confiance qu'on peut y placer; mais, à dire vrai, je doute que vous déterminiez Sa Majesté à diminuer son armée. Le Roi, à cet égard, ressemble à un joueur qui poursuit une grande chance, laquelle doit ou l'enrichir ou le ruiner. Une fois engagé, il peut se croire obligé à doubler la mise.
Le Roi, a poursuivi M. Pichon, persiste à exiger que sa liste civile soit de six millions: cela est impossible. D'ailleurs vous n'ignorez pas que ses revenus ne se bornent point à cette somme, et que par différents moyens il a su les augmenter encore considérablement. Tels sont les capitaux ci-devant hessois qui d'après le traité de Berlin ont une destination particulière. Tels sont les domaines impériaux dont il s'est emparé et dont le trésor public a fourni ou doit fournir l'indemnité. Les revenus de ses propres domaines ne sont pas compris non plus dans les six millions. Enfin la liste civile doit 600,000 francs à la caisse d'amortissement.
Voici, Monseigneur, ce que j'ai appris de M. Pichon sur cette dette. À la fin de l'année dernière (probablement à l'époque où il y avait à mettre au courant l'arriéré de la solde et de la masse des troupes françaises), le trésor se trouvant sans fonds pour payer la liste civile se fit avancer 400,000 francs par la caisse d'amortissement. «Il y a eu depuis, dit M. Pichon, une reculade pour le remboursement.» Il paraît donc que le trésor s'étant acquitté envers la liste civile, la dette envers la caisse d'amortissement est restée à la charge de celle-ci. À quelle époque cela a-t-il eu lieu? Je l'ignore. J'ignore également comment de 400,000 francs la dette est montée à 600,000 francs.
J'ai dit, Monseigneur, dans une lettre antérieure, qu'avec 3,200,000 fr. en caisse, M. de Malsbourg se proposait de payer au premier juillet les coupons d'intérêt à bureau ouvert, et que c'était là que le public attendait M. Pichon. Je sais qu'avec son air de nonchalance ordinaire, M. Morio parlant du déficit de M. de Laflèche a dit que c'eût été un bon moment pour restreindre les dépenses et pour devenir sage; mais la liste civile ayant réussi à faire un emprunt de 4,500,000 francs, on ne songeait qu'à bâtir et à faire des folies; qu'ainsi était le Roi, que dès qu'il avait de l'argent comptant, cela s'écoulait entre ses mains. Or personne n'a pu me dire où et comment la liste civile a fait un emprunt de 4 ou 500,000 francs. Je poursuis.
J'ai conseillé au Roi, m'a dit M. Pichon, de mettre son budget sans réserve sous les yeux de l'Empereur et de lui dire: Sire, voilà où j'en suis, conseillez-moi, aidez-moi. Le Roi n'a pas voulu..... Enfin le Roi se perd, si l'Empereur ne vient pas à son secours, s'il n'interpose pas son autorité.
Ensuite M. Pichon me disant que sa place actuelle était sans responsabilité, et me rappelant ce que je lui avais dit dans le temps, que comme garant de la Constitution westphalienne, Sa Majesté Impériale s'en prendrait à la responsabilité des ministres, m'a demandé si à ce sujet j'avais fait une notification par écrit. J'ai répondu que non, mais que dans plusieurs circonstances j'avais rappelé à tous et un chacun cette responsabilité.—Mais, a dit M. Pichon, si les ministres n'agissent que par ordre du Roi? Le Roi doit avoir au moins le même pouvoir dont jouit un maréchal ou un gouverneur général.—Cela peut, ai-je répondu, n'être que comminatoire; mais aussi cela peut un jour tomber sur la tête de quelqu'un comme un coup de foudre.—Cela m'est égal, a dit M. Pichon, je dirai toujours la vérité au Roi: je viens de la lui dire fortement sur l'état déplorable des finances de sa maison: je lui demanderai la permission d'aller à Paris. Là je lui dirai à quelles conditions je pourrai le servir. Ses bienfaits m'ont mis au niveau de mes dépenses. D'ailleurs avant tout je reste français: jamais je ne prêterai un serment qui puisse me perdre cette qualité.
M. Pichon, Monseigneur, jouit en ce moment de la confiance presque exclusive du Roi. Ce que cette conversation m'a démontré, c'est qu'il se regarde déjà comme ministre des finances, mais qu'il se fait encore illusion. M. Pichon est plein de franchise. Il est infatigable au travail, son caractère honnête, ses connaissances sont vastes, ses vues étendues; mais son esprit est souvent faux, et son ambition égale sa présomption. Il m'a accusé d'avoir voulu l'écarter des affaires: il a méconnu les conseils de l'amitié. Son impatience et une malheureuse inquiétude, que lui avaient donnée ses premières dépenses, l'ont jeté dans une fausse route. En le plaignant, en prévoyant qu'il court à sa perte, mon opinion est et doit être aujourd'hui qu'il n'y a que M. Pichon qui parmi les aspirants que peut offrir la Westphalie puisse être ministre des finances. Il est l'auteur des projets dont l'exécution va commencer; l'impulsion est donnée, il est français, il fera prévaloir toutes les idées d'administration française. Il dira au Roi la vérité ou ce qu'il croira tel, par instinct et sans réfléchir. Il s'opposera souvent à ses volontés: ses collègues s'accoutumeront à ses vues et à sa manière d'être. Si le Roi me consultait, ce qu'il ne fera point assurément, jamais je ne lui dirais qu'il faut nommer M. Pichon, je ne veux pas avoir M. Pichon sur mon âme; mais quand il l'aura nommé, je lui dirai que c'est là ce qu'il fallait faire pour être conséquent.
Du reste, Monseigneur, si Votre Excellence se fait rendre compte de ma correspondance, elle trouvera que M. Pichon ne m'a appris rien de nouveau sur le déficit, et qu'après l'écart concernant la caisse d'amortissement, on rentre dans l'ornière de M. de Bulow.
Mais cet écart, Monseigneur, ne peut pas laisser d'entraîner des conséquences funestes. Dans la stagnation actuelle de toutes les affaires, avec le bas prix des grains dans un état agricole qui tirait de leur exportation la plus grande partie de son numéraire, avec la vigueur qu'il faudra employer pour faire rentrer les impôts, et ce qui reste à percevoir de l'emprunt forcé, la cessation absolue du paiement des intérêts de la dette publique, événement inouï en Allemagne, accroîtra nécessairement à un degré difficile à calculer les embarras et la misère. On combinera avec cette mesure l'isolement du Roi et le camp de Catharinenthal (qui au reste n'est composé que de quelques bataillons de la garde). Mais le Roi en partant pour Paris[136] laissera-t-il entre les mains de M. de Bongars un pouvoir sans contrôle? Hélas! faudra-t-il prévoir des malheurs que peuvent causer dans la nouvelle crise qui menace la Westphalie des mesures qui ne seraient point guidées par la sagesse?
Dans une autre lettre du 17 mai, Reinhard rapporte un entretien qu'il eut avec le roi, au sujet de l'approvisionnement à Magdebourg, et le refus absolu que Jérôme opposa à toutes ses demandes sur ce chapitre. Cependant le séjour que le roi fit à Paris lors des fêtes pour le baptême du roi de Rome fit fléchir ses résolutions qui semblaient si fermes. Comme le dit Reinhard: «On a toujours remarqué que le roi rapportait de Paris des maximes saines et des résolutions parfaites, qui ne durent pas toujours» (lettre à Bassano, du 8 juillet); et il ajoute: «On a dû discuter au conseil des ministres les moyens d'approvisionnement. On tâchera de trouver des fonds pour l'acquisition des objets les plus pressants, qu'il faudra payer comptant. On se procurera les grains par voie de réquisition, et au moyen de bons payables en deux ans.»
La même lettre jette un jour assez curieux sur la haute police en Westphalie:
Depuis que la haute police est à peu près détachée de la préfecture, celle-ci prend son essor contre les contraventions à ses règlements dans les rues et dans les cabarets. Comme elle tire ses fonds principaux des amendes et d'autres revenant-bons qu'elle s'est créés, son industrie s'exerce de mille manières. Elle a pour maxime de laisser vieillir ses règlements pour faire donner dans le piège plusieurs contrevenants à la fois. Alors les amendes pleuvent sur de malheureux paysans ou ouvriers qui expient un délit commis par ignorance par la perte du gain d'une semaine. La haute police, de son côté, ne respecte pas davantage la liberté personnelle. Une circulaire récente du général Bongars ordonne à tous les maires du royaume de faire arrêter sur-le-champ toute personne qui leur paraîtra suspecte. C'est le besoin de créer des contraventions et des délits qui se commettent par des employés français; la règle est de les renvoyer en France, lorsqu'ils s'en sont rendus coupables d'une manière trop éclatante, afin d'en soustraire la connaissance aux tribunaux du pays. C'est ainsi que dernièrement le chef du bureau de recrutement au ministère de la guerre fut renvoyé en France pour des malversations énormes. Cela peut n'être pas très légal et peut avoir d'autres inconvénients encore; mais cela est conforme à la prudence.
P. S.—Le retour de Mme Savagner n'a rien de commun avec la disgrâce de son mari. Voici le fait. M. de Bercagny demandait à M. Savagner des rapports très importants: celui-ci en demandait à ses subalternes. L'un de ces hommes, voyant qu'on cherchait absolument des indices de conspiration, imagina d'en forger une dans laquelle il impliqua plusieurs personnages importants. Ce manège ayant duré pendant quelques mois, le Roi eut enfin l'esprit de se douter que M. Bongars et M. Bercagny étaient pris pour dupes. L'homme aux rapports fut arrêté, menacé, confronté avec son commettant et finit par avouer qu'il avait inventé toute la conspiration pour se faire valoir. Sur cela le Roi a résolu de supprimer la préfecture de police et l'on me dit que M. de Bercagny sera créé chambellan, ayant la surintendance du spectacle[137].
Quelques jours après, nouvelle arrestation! C'est une lettre de Reinhard à Bassano, de Cassel, 15 juillet 1811, qui nous l'apprend:
Il s'est passé il y a trois jours un événement qui a beaucoup occupé l'attention du public à Cassel. M. Savagner, secrétaire général de la préfecture de police, a été arrêté pendant la nuit de jeudi dernier, dans son lit, et ses papiers ont été visités. Le lendemain on lui a signifié sa destitution et son bannissement de la Westphalie. Il doit partir demain.
Il existe plusieurs versions sur la cause de cette disgrâce. On l'attribue à des malversations découvertes, à des propos offensants tenus sur la personne du Roi (et en effet quelques personnes ont subi des interrogatoires à ce sujet); à la dénonciation faite par M. Savagner d'une prétendue conspiration qui s'est trouvée sans fondement; enfin à des poursuites dirigées contre lui par le gouvernement français pour d'anciennes malversations commises en France.
La lettre du Roi, adressée à ce sujet au ministre de l'Intérieur et que j'ai lue, porte: que le sieur Savagner ayant, par des pratiques hautement repréhensibles, cherché à surprendre notre religion et à abuser de la confiance que nous accordons à toutes les autorités instituées par nous, Nous ordonnons, etc.
Une affaire d'une autre nature vint à cette époque (juillet 1811) indisposer l'empereur contre les agents du roi de Westphalie. Un certain Hermann, commissaire à Magdebourg, fît, le 9 de ce mois, un rapport à M. de Sussy sur la conduite du préfet de Magdebourg.
Napoléon prit connaissance de cette pièce et la transmit au duc de Bassano avec la lettre suivante omise à la Correspondance:
Trianon, 20 juillet 1811.
Je vous envoie une lettre du sieur Hermann, commissaire à Magdebourg pour la réception des marchandises coloniales provenant de la Prusse. Vous y verrez quelle est la conduite du préfet de Magdebourg. Parlez-en au ministre de Westphalie; écrivez à mon ministre à Cassel de porter plainte contre le préfet de Magdebourg; chargez-le d'exprimer à cette cour tout mon mécontentement que dans une ville que j'ai conquise et où sont mes troupes, on tienne une conduite aussi contraire à mes intérêts; qu'on n'aurait point osé se comporter ainsi dans un pays ennemi.
Voici maintenant le rapport du sieur Hermann, en date de Magdebourg, 9 juillet 1811:
Permettez-moi d'appeler un moment votre attention sur un objet dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir plusieurs fois. C'est le défaut d'emplacement et la mauvaise volonté de M. le comte de Schullembourg, préfet de cette ville.
Cet administrateur a témoigné cette mauvaise volonté dans toutes les occasions depuis le premier jour où il a été question de faire ici l'entrepôt des marchandises coloniales. À chaque demande j'ai éprouvé un refus. Pour chaque grenier de la douane, pour chaque emplacement il m'a fallu faire intervenir l'autorité du gouverneur de Magdebourg et le préfet a semblé prendre à tâche de jeter par là de l'odieux sur l'opération dans la ville, et de la rendre désagréable au gouvernement de Cassel.
Le 4 de ce mois, me voyant à la veille de manquer tout à fait d'emplacement, j'ai été voir M. le préfet pour lui demander une église convenable: il me l'a refusée sous un prétexte. Je lui en ai proposé trois autres: il me les a refusées sous d'autres prétextes. Tout avec lui est embarras. Enfin, voulant éviter de faire usage de l'autorité militaire, j'ai écrit à M. le préfet la lettre que vous trouvez ci-jointe. Il m'a répondu le lendemain. Il est impossible en lisant sa lettre de se dissimuler que M. le préfet est plein d'un venin secret qu'il ne peut s'empêcher de répandre lorsqu'il s'agit de la France. En réponse je lui ai adressé le numéro 3 et j'ai tâché de lui faire sentir le plus doucement possible combien ses observations étaient déplacées. Il m'a répliqué par le numéro 4. Il est impossible de faire une proposition plus absurde à un commissaire de Sa Majesté l'Empereur, de lui prescrire des conditions d'une manière plus impérative. J'ai répondu à cela par une lettre no 5 et il a fini par m'envoyer celle no 6, dans laquelle il se plaît encore à s'escrimer contre les fonctionnaires publics qui lui ont, dit-il, souvent manqué de parole.
Je pourrais encore laisser à M. le préfet la consolation de se démener contre les Français et les fonctionnaires publics de la France, mais il me déclare positivement, dans sa lettre no 4, que dans aucun cas il ne peut plus rien faire pour l'opération dont je suis chargé, c'est-à-dire qu'il ne me donnera plus aucun emplacement. L'église Sainte-Catherine que je me suis vu forcé de prendre est une des plus petites de la ville. Elle est dans un grand éloignement, elle est voûtée en dessous, et par conséquent a besoin d'être ménagée. Elle ne contiendra pas les 10,000 quintaux métriques environ qu'il me reste à faire débarquer de l'arrondissement de Stettin; mais il me faudrait deux églises encore pour mettre à couvert les 40,000 quintaux métriques qui doivent venir de Kœnigsberg. Par la mal-façon du préfet, aujourd'hui déjà il a fallu suspendre le déchargement et il ne pourra être repris qu'après-demain, parce que l'église ne peut être évacuée plus tôt. Les Prussiens ne se plaignent pas d'un si petit retard; mais si, à l'arrivée des barques de Kœnigsberg, il y avait un retard de quinze jours seulement, ils auraient droit, ce me semble, de demander un dédommagement.
Ayez la bonté, je vous prie, Monsieur le comte, de faire un rapport à ce sujet à Sa Majesté l'Empereur et de la supplier de vouloir bien charger son ministre à Cassel de demander au gouvernement westphalien qu'il soit adressé ordre au préfet de Magdebourg de mettre à ma disposition les emplacements qui me seront nécessaires et de mettre à cela autant de bonne volonté qu'il en a mis de mauvaise jusqu'à présent; autrement je ne puis répondre de rien. Le préfet semble prendre à tâche de forcer le général à user de l'autorité militaire pour pouvoir crier à la tyrannie. Le général ne se soucie pas de se faire trop de querelles avec le gouvernement westphalien. En conséquence je risque de rester avec les bateaux en panne sur l'Elbe sans pouvoir rien mettre à terre.
Je crains aussi qu'en faisant tant de bruit pour une église on n'indispose la canaille et qu'elle ne cherche à mettre le feu à quelque magasin. Je crois qu'il serait bon de faire quelques largesses aux pauvres de la paroisse de l'église Sainte-Catherine. Si vous m'y autorisez, je leur ferai donner 2 ou 300 écus, ce qui est beaucoup moins que le loyer que coûterait un pareil emplacement, et lorsque je serai forcé de demander une autre église, les pauvres de la paroisse qui s'attendront aussi à un bienfait s'en réjouiront au lieu de s'en affliger. Il n'y a pas un meilleur moyen de répondre aux sarcasmes du préfet.
Envoyé à Brunswick pendant la foire importante qui se tenait chaque année dans cette grande ville, pour observer les dispositions des habitants, Reinhard y séjourna quelques semaines, rendit compte de ce qu'il avait observé et reprit, à son retour à Cassel, sa correspondance avec le duc de Bassano.
Au commencement de décembre 1811, les bruits de guerre avec la Russie ayant pris une certaine consistance, le roi Jérôme crut devoir adresser une longue lettre à son frère, pour mettre sous ses yeux le tableau fidèle de la situation de ses États. Il lui écrivit donc de Cassel le 5 décembre une lettre[138], où Jérôme donnait à son frère, dans un langage cette fois vraiment noble et élevé, presque prophétique, des avertissements auxquels Napoléon répondit par cette lettre sèche et dure (10 déc. 1811), qui n'est ni dans la Correspondance, ni aux Mémoires de Jérôme:
Mon frère, je reçois votre lettre du 5 décembre. Je n'y vois que deux faits: 1o que les propriétaires à Magdebourg, à Hanovre abandonnent leurs maisons pour ne pas payer les surcharges que vous leur imposez;—2o que vous croyez n'être pas sur de vos troupes et que vous m'avertissez de ne pas compter sur elles. Quant au premier objet, il ne me regarde pas. Je vous ai constamment recommandé d'avoir pour principe de contenir les ennemis de la France, de ne point leur donner une excessive confiance, d'assurer la place importante de Magdebourg en accordant plus de confiance aux généraux qui y commandent, enfin de mettre de la suite et de l'économie dans le système des finances de la Westphalie.
Quant au second objet, c'est ce que je n'ai cessé de vous répéter, depuis le jour où vous êtes monté sur le trône: peu de troupes, mais des troupes choisies et une administration plus économique auraient été plus avantageuses à vous et à la cause commune. Quand vous aurez des faits à m'apprendre, j'en recevrai la communication avec plaisir. Quand, au contraire, vous voudrez me faire des tableaux, je vous prie de me les épargner. En m'apprenant que votre administration est mauvaise, vous ne m'apprenez rien de nouveau.
L'empereur n'en prit pas moins en sérieuse considération ce que Jérôme lui écrivait, car il manda le même jour, 10 décembre 1811, à son ministre des relations extérieures:
Monsieur le duc de Bassano, je vous envoie pour vous seul une lettre du roi de Westphalie que vous me renverrez. Tirez-en la substance, non sur la forme d'une lettre du Roi, mais comme extrait d'une communication de la Cour de Cassel. Vous enverrez cet extrait à mon ministre à Cassel, et vous le chargerez d'avoir des conférences avec les ministres du Roi, pour connaître les faits, ce qui a donné lieu à cette opinion qui paraît être celle du Roi, enfin quel est le remède. Si les troupes ne sont pas sûres, à qui en est la faute? Le Roi lève trop de troupes, fait trop de dépenses et change trop souvent ses principes d'administration. Mon ministre fera vérifier les faits à Magdebourg, à Hanovre; la France ne tire cependant rien de ces pays. Vous lui recommanderez d'avoir des conférences sérieuses avec les ministres du Roi, de bien asseoir son opinion sur ces différentes questions et de vous les faire connaître.
Les lettres qui suivent présentent un intérêt moins général:
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 19 décembre 1811.
La haute police du royaume déploie en ce moment une activité assez grande. La nomination des commissaires de police, même dans les petites villes, qui jusqu'à présent avait appartenu au ministère de l'intérieur, sera désormais du ressort de la haute police. Elle fait tenir par la gendarmerie jusque dans les bourgs et dans les villages des registres où le nom et la fortune de presque tous les habitants se trouvent inscrits et où il y a une colonne d'observations. Plusieurs arrestations, dit-on, ont eu lieu, soit ici, soit ailleurs. Quelques employés des postes surtout ont été ou arrêtés ou renvoyés, soit pour avoir favorisé des correspondances suspectes, soit pour s'en être permis eux-mêmes qui ne convenaient point. Un jeune étudiant de Gœttingue a été conduit à Cassel pour avoir écrit une lettre où il racontait avec une inexpérience enfantine l'histoire du transparent. Comme il n'a que dix-huit ans, qu'il n'est venu à l'Université que depuis six semaines et qu'il a de bons témoignages concernant la régularité de sa conduite et son assiduité aux études, il a été relâché avant-hier après une détention de quinze jours. Ils s'appelle Westphal et est natif de Berlin. Le ministre de Prusse avait intercédé en sa faveur. On nomme aussi quelques personnes, du reste insignifiantes, dont on a examiné les papiers.
Il paraît, cependant que, dans certaines circonstances, le zèle de la haute police passe un peu la mesure. Un baron d'Elking, natif de Brème, dont le père avait été syndic de cette ville, arrivé ici avec ses propres chevaux et deux domestiques, ayant pris des chambres dans une maison particulière et averti qu'il fallait se munir d'une carte de sûreté, avait envoyé son chasseur chez M. de Bongars, qui connaissait sa famille, pour demander cette carte et pour lui annoncer sa visite pour le lendemain. La commission fut mal faite et, au milieu de la nuit, M. d'Elking fut obligé de quitter son lit et fut conduit à la police. Il semble que, dans ce cas, ce sont d'abord les propriétaires qui sont responsables, qu'ensuite, lorsqu'il s'agit de simples éclaircissements, la police en prenant ses précautions pourrait attendre le jour pour se les faire donner. Quoi qu'il en soit, M. d'Elking s'étant présenté chez moi comme sujet français et m'ayant raconté ce fait, j'ai cru devoir dire au commissaire général de police que si pareille chose arrivait encore à un sujet français, je serais obligé de m'en plaindre à sa cour et à la mienne.
On croit ici que la haute police, en redoublant en ce moment de surveillance, suit les directions de M. le maréchal prince d'Eckmuhl et que ces mesures sont liées à celles de l'arrestation du sieur Becker à Gotha.
Le 24 décembre, le général Morio, grand écuyer, fut assassiné dans les écuries du Roi par un maréchal-ferrant: Reinhard rendit compte de cet événement et de la mort du général par une lettre en date du 25, dont nous extrairons un passage:
Le général Morio est tombé victime d'une vue sage et dictée par l'esprit de justice qui l'avait porté à employer dans son administration des ouvriers allemands, concurremment avec les ouvriers français. Il avait adjoint un maréchal ferrant d'Hanovre à son assassin qui, blessé encore par un refus d'augmentation de gages, demanda et obtint son congé. Cet homme était au service du Roi depuis sept ans: il paraît qu'il se sentit humilié, soit de rester ici sans emploi, soit de rentrer en France. On avait toujours remarqué quelque chose de sournois dans son caractère; aussi le général, tombant du coup, s'écria: «C'est Lesage qui me tue.»
Comme en histoire naturelle on croit utile de faire la description de certains monstres, on doit attacher quelqu'intérêt à connaître l'action monstrueuse de cet homme dans ses motifs et dans ses développements. Il est né à Tarascon, pays, dit-on, fertile en contrebandiers et où les assassins ne sont nullement inconnus. On ignore s'il a joué un rôle dans la Révolution; mais au service du Roi il s'est toujours bien conduit; aussi n'avait-on pas fait la moindre difficulté de lui accorder le certificat de bonne conduite qu'il demandait pour rentrer en France. On lui offrit des frais de voyage qu'il refusa avec hauteur, mais le lendemain il revint dire à M. de Saint-Sauveur qu'il avait réfléchi sur ce qu'on trouverait son refus insolent et qu'il accepterait l'indemnité. Il possédait une paire de pistolets: il en acheta une seconde sous le prétexte qu'on volait du fer dans son atelier, ou plutôt ce vol était véritable, et ce fut le général Morio qui donna l'ordre de lui fournir des armes. Chargé de chaînes, voici ce qu'il a déclaré au général Bongars dans son interrogatoire:
«Depuis plus d'un mois, j'étais déterminé à tuer ou le général Morio ou M. de Gilsa et ensuite à me tuer moi-même; mais c'est depuis le 19 que ma résolution était de les tuer l'un et l'autre, Gilsa parce qu'il a donné le mauvais conseil, Morio le premier parce qu'il l'a exécuté. Depuis le 19, le général Morio se trouva plusieurs fois à portée de mon pistolet; mais je voulais attendre qu'ils fussent réunis. Lorsque j'ai voulu tirer le second coup sur Gilsa, j'ai trouvé dans mon point de mire M. de Saint-Sauveur qui est honnête homme, c'est ce qui a sauvé Gilsa.» Son second coup n'a point été tiré contre M. de Saint-Sauveur, mais contre un palefrenier qui l'a échappé par un miracle. La balle s'est coupée en deux contre une petite clef qu'il avait dans sa poche et qui s'est dessinée sur sa chair.—«Mais comment, dit M. de Bongars, avez-vous pu commettre un pareil crime pour une bagatelle?»—«Mon honneur a été outragé; vous, dans ce cas, lui auriez demandé raison; et il aurait été obligé de vous la faire. Moi, on m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse et chassé du royaume. Ainsi ne pouvant le tuer par devant je l'ai tué par derrière.»—«Mais il ne mourra pas,» dit M. de Bongars.—«Il mourra, dit le scélérat, j'ai vu le trou où la balle est entrée.»
On a trouvé chez lui le testament qu'il avait annoncé. Il y est dit que Morio et Gilsa étant deux coquins qui trompaient le Roi, il a voulu en faire justice. «Lorsque je ferrais seul les chevaux, disait-il encore, pas un clou ne portait à faux; depuis que ce misérable Allemand m'est adjoint, il y a toujours six chevaux au moins qui couchent sur la litière.»
Depuis qu'il est arrêté, il n'a voulu ni manger ni boire. «Les formalités de mon procès, dit-il, seront assez longues pour me donner le temps de mourir de faim et de n'être pas déshonoré par la mort sur l'échafaud.» Il a mangé depuis.
Tous, Français et Allemands trouvent un adoucissement au chagrin que cause cette catastrophe en ce que l'assassin n'est pas un Allemand. Tous frémissent de l'idée des conséquences qu'aurait pu entraîner le même coup si l'on avait pu l'attribuer à l'esprit de parti.
La dissection du cadavre a montré la balle dans la moelle épinière même. Aussi le général s'est-il cru mort du premier moment. Toute la partie inférieure de son corps était sans sentiment. Dans son testament, qu'il a dicté et signé, il a légué les trois quarts de son bien à sa femme enceinte et l'autre quart à ses frères qui sont sans fortune.
La mort tragique du général Morio causa un vif chagrin au jeune roi; dans un bulletin expédié à Paris par Reinhard, le 9 janvier 1812, il est question de la somme dépensée au service funèbre.
Depuis la mort du général Morio on regarde comme les hommes les plus influents les généraux Bongars et Allin. Le roi lui-même a dit à ce dernier qu'il espérait qu'il remplacerait Morio. C'est un excellent officier d'artillerie, du reste très sourd au physique et au moral et ne connaissant que ses mathématiques. Son nom, très probablement, reparaîtra quelquefois dans ma correspondance.
Le roi est toujours inquiet des conspirations. M. Bongars doit avoir découvert à Brunswick un embaucheur et fait arrêter un fermier chargé de fournir les fonds. Il est très vrai que sur les revenus des dotations hanovriennes il n'y a que 300,000 francs de payés, et que le reste est assigné sur des marchés conclus dont le produit n'est pas encore tout à fait disponible. À plus forte raison, je ne puis croire au paiement du premier terme du capital. On se flatte ici que l'indemnité pour la nourriture de nos troupes sera imputée sur les 2,400,000 francs dus en 1812 pour la contribution de guerre, et c'est ainsi qu'on fait les fonds pour la dette la plus pressée. J'en ai la preuve sous les yeux.
On se montre une liste des cadeaux faits par le roi depuis l'incendie du château. La voici: la maison et mobilier au comte de Bochholtz, 100,000 francs; la maison et mobilier au comte de Lœwenstein, 80,000 francs; gratification aux cinq ministres sur le produit des bulletins des lois, 50,000 francs; à Mme Morio: en or, 36,000 francs, plus un médaillon en diamants avec les portraits du roi et de la reine, 10,000 francs, enterrement du général Morio, 20,000 francs; sur le budget du ministre de l'intérieur, loterie de bijoux à Catharinenthal, 25,000 francs; à la reine, en perles, 36,000 francs; budget du grand écuyer, 850,000 francs.
Quelques jours après l'envoi de ce bulletin, le 23 janvier 1842, Reinhard terminait une longue lettre au duc de Bassano par les deux phrases suivantes omises aux Mémoires de Jérôme:
Il paraît que depuis les dernières représentations faites lors de l'enterrement du général Morio, le roi boude le corps diplomatique. Entre les bals masqués qui se donnent chez les ministres de Sa Majesté, il y en a de masqués et de parés à la cour même, dont les ministres étrangers sont exclus. Cela fait beaucoup de peine au ministre d'Autriche qui a été mon principal instigateur (?), mais qui n'en aime pas moins à savoir où passer ses soirées.
Le public de Cassel, qui a entendu parler des dernières libéralités du roi et qui est témoin des plaisirs du Carnaval, prétend que la cour jette l'argent par les fenêtres parce que le roi sait que Cassel ne sera pas longtemps sa résidence.
En même temps que ces lettres et ces bulletins de Reinhard étaient mis sous les yeux de l'empereur, ce dernier recevait de son frère une dépêche en date du 11 janvier (Mémoires du roi Jérôme, vol. 5e, page 179), dans laquelle le roi, exposant la situation précaire des finances de son royaume, implorait un dégrèvement. On conçoit que les rapports du ministre de France à Cassel n'étaient pas de nature à engager Napoléon à satisfaire au désir du roi de Westphalie.
Vers cette époque la guerre avec la Russie devenait de jour en jour plus probable. Napoléon manda à tous les princes de la Confédération qu'ils eussent à préparer leur contingent. Jérôme s'empressa de seconder de tout son pouvoir, dans ses États, les intentions de son frère.
Le 17 janvier 1812, Reinhard écrivit à ce sujet au duc de Bassano:
On lit déjà dans le Moniteur westphalien quelques nominations qui semblent indiquer que l'armée va être mise sur le pied de guerre. Le roi a nommé deux payeurs-généraux et plusieurs officiers d'ordonnance parmi lesquels on cite MM. de Lowenstein et de Badenhausen, chambellans, et un comte de la Lippe. Le prince de Hesse-Philippsthal dont le mariage avec sa nièce va se célébrer aujourd'hui sera un des aides-de-camp de Sa Majesté. On dit dans le public que le quartier général du roi sera à Erfurth. Le général de Hammerstein se dispose à partir pour prendre le commandement de l'avant-garde. Tous les officiers, toute la cour, s'il était possible, voudraient joindre l'armée.
Il y a eu pendant le Carnaval six bals masqués chez les ministres du roi et les grands officiers, deux bals masqués et deux bals parés à la cour, dans ce qu'on appelle l'intérieur, et un bal paré aussi dans l'intérieur chez M. de Furstenstein. Le roi a défendu que le dernier bal masqué qui devait se donner hier au théâtre eût lieu, attendu que le carême a commencé.
La remise des cinq dotations, montant à un revenu de 145,000 francs dont le roi s'était emparé en 1809 et que plusieurs traités avec la France l'avaient forcé de rendre, a enfin été effectuée. J'avais annoncé dans mes numéros 263 et 264 que le roi s'en était indemnisé pour une somme de 3 millions d'obligations provenant de créances du roi d'Angleterre sur le pays d'Hanovre dont M. Pichon avait fait cadeau à Sa Majesté; mais il y a eu double indemnité. La direction des domaines de l'État a cédé au roi pour 2 millions de biens du clergé de Hildesheim; elle a reçu en échange une dotation qui devait être restituée, et c'est elle qui ensuite l'a rendue au donataire. Un contrat formel a été passé à ce sujet entre le roi et M. Malchus. En récompense ce ministre a reçu du roi, le 9 de ce mois, 20,000 francs de sa cassette et 100,000 francs en obligations de l'emprunt forcé, bonnes à employer comme argent comptant dans l'acquisition de la terre de Marienborn dont M. Morio n'avait pas consommé l'achat. La manière dont les intérêts de Mme Morio ont été stipulés dans cette occasion m'est encore inconnue. À ces faits qui, ainsi que plusieurs dont j'ai déjà fait mention, sont tous connus du public, il faut en ajouter d'autres qu'on ne croit ici pouvoir expliquer que par la supposition que le roi a cessé entièrement de prendre intérêt à la situation de son royaume. Il a donné au sieur Roulland, son deuxième chirurgien, 100,000 francs en obligations, pour lui faire, dit-il, 4,000 francs de revenu. Cet homme, à qui le roi n'avait presque jamais adressé la parole, est tombé des nues. Un comte de Blumenthal, ancien maire de Magdebourg, ensuite chambellan, retiré dans ses terres, enfin revenu à Cassel pour s'y établir, a reçu 12,000 francs.
Je regarde, Monseigneur, ces dernières prodigalités comme l'effet de l'impression qu'ont fait sur l'esprit du roi les communications récentes que j'ai été chargé de faire. Il se raidit en se punissant lui-même contre les reproches trop fondés qui lui ont été adressés. Il regarde la Westphalie comme perdue pour lui. Il met toutes les chances dans son armée et dans le commandement qu'il espère obtenir. Tous ses regards se tournent sur la Prusse et sur la Pologne; mais l'impression que tout cela fait sur le public et sur tous ses serviteurs honnêtes est inexprimable. Le public date cet abandon ou le laisse aller de l'incendie du château. D'un autre côté, il n'est que trop vrai que depuis l'entrée au ministère de M. de Malchus, depuis le travail du budget qui a mis à nu son impuissance et la disproportion entre les recettes et les dépenses, le désordre et la corruption se répandent d'une manière effrayante dans toutes les branches de l'administration.
Les administrations militaires subalternes en sont surtout infectées. M. Pichon garde le silence depuis qu'il habite le palais le mieux meublé de Cassel; mais au moins il travaille. Les conseillers d'État allemands sont tous sans la moindre influence. L'abattement est dans toutes les âmes.
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 30 janvier 1812.
Si tout ce que je viens d'alléguer tend à prouver que la Westphalie en ce moment possède encore des moyens pour faire ce que lui prescrit une politique sage et dévouée en ne désorganisant point le service accoutumé et régulier des fournitures à faire aux troupes françaises, Votre Excellence d'un autre côté est assez informée par mes rapports journaliers que la détresse des finances westphaliennes est réelle, qu'elle va en croissant, et qu'un surcroît d'avances à faire les épuiserait totalement dans un avenir très prochain. Pour faire juger Votre Excellence à quel point on se procure ici des ressources, je n'ai qu'à citer ce que je tiens de Sa Majesté elle-même, que les domaines de l'État se vendent à neuf et à huit fois le revenu. Une dépréciation pareille aurait probablement lieu si l'on se pressait de vendre à la fois une trop grande quantité des produits des mines qui peuvent être encore disponibles. Le banquier Jacobson avec lequel on a conclu les derniers marchés parait avoir fait une spéculation dans l'hypothèse d'une guerre prochaine. C'est la même hypothèse qui a fait monter assez considérablement le prix des grains.
Un observateur placé hors de la Westphalie, mais dans le voisinage, que j'avais interrogé sur la disposition des esprits et que je crois digne de confiance, m'écrit: «Je suis sûr, comme vous, qu'il n'y a pas encore de danger pressant. Il n'y a ni foyer de mécontents, ni point de ralliement, ni chef de parti; au contraire, il n'y aurait ni plainte, ni élan si on montrait de la confiance aux nouvelles grandes familles et si on allégeait les impôts; aussi longtemps que régnera une parfaite cordialité, une tranquille aisance, il n'y a rien à craindre dans ce qui est soumis au grand empereur. On admire, on craint, on respecte dans les petites souverainetés autrichiennes (j'excepte Coethen). On aime et on se tranquillise; mais c'est la Westphalie où le mécontentement est bien grand. L'idée qu'on a du luxe, de la pompe asiatique de la cour, au lieu d'en imposer, aliène les esprits. On ne croit pas à la pureté des mœurs. On exagère sans doute dans les contes qu'on en fait; mais tout cela attire une grande mésestime, et puis les impositions toujours nouvelles occasionnent des plaintes aussi toujours nouvelles et mènent au désespoir. Les pays de Hesse, Paderborn ne sont pas riches du tout. Ils n'ont pas de ressources, ils n'ont que des pleurs. Si le cœur compatissant du roi savait la pure vérité, tout changerait bientôt de face. De plus, on s'imagine que le maître actuel pourra recevoir une autre destination. Le manque d'héritier augmente les inquiétudes. Si on fait des contes dangereux en parlant d'insurrections qui éclateront, on ne peut nier qu'il y en a des germes. Peut-être si on avait à faire à d'autres pays qu'à l'Allemagne, ce serait bien pire; mais vous savez que le Germain est tranquille, patient, ami de l'ordre, peu fait pour les révolutions; seulement il ne faut pas le pousser à bout.
Si le roi, au lieu de se dédire des fournitures, avait dit: «Tous les fonds de l'État sont insuffisants aux dépenses courantes; mais le moment presse; voilà ma liste civile de six millions. J'en consacre un pour l'entretien des troupes de mon frère. Plus de bals masqués, plus de cadeaux pour les costumes jusqu'à ce que j'aie pourvu à l'essentiel. L'emploi des capitaux qui m'ont été cédés par l'empereur sera pour l'armée.» Mais au lieu de cela on montre une avidité scandaleuse pour faire payer d'avance le cadeau de 400,000 francs qu'on a fait offrir par la ville à la reine; et on laisse là des casernes à moitié achevées. On se fait remplacer par des domaines de l'État les cinq domaines qu'il a fallu restituer aux donataires impériaux; et dans la crise la plus importante on vit dans une dissipation de dépenses et d'amusements qui fait dire dans la ville de Cassel et dans tout le royaume que le roi n'agit ainsi que parce qu'il se voit au dernier jour de son règne.
Il est douloureux, Monseigneur, d'avoir à dire ces vérités, mais je serais coupable en les dissimulant.
Continuant ses investigations sur la conduite et les libéralités du jeune roi, M. Reinhard adresse encore au duc de Bassano les lettres suivantes:
Cassel, le 20 février 1812.
J'ai reçu en même temps une lettre pour M. le ministre de la guerre de Westphalie où Monseigneur le major général de la grande armée demande l'état de situation du contingent westphalien qu'il évalue environ à 21,000 hommes, 3,400 se trouvant à Dantzig et 600 en Espagne. M. le comte de Hœne m'a dit que les troupes mises sur le pied de guerre atteignaient de bien près ce nombre. Il a observé, au reste, qu'il fallait porter à 1,200 celui des troupes qui se trouvaient en Espagne, savoir: un bataillon de 600 hommes en Catalogne et un régiment de cavalerie légère de 600 hommes à l'armée du Midi. Je lui ai demandé si le roi regardait son contingent comme devant être composé en entier de Westphaliens?—«Sans doute, a-t-il répondu, puisque nous n'avons aucune autorité sur les 12,500 hommes de troupes françaises.»—«Je ne fais, ai-je dit, cette question que pour mon instruction particulière, elle n'a point d'autre objet.» Du reste, M. le comte de Hœne ne m'a point dissimulé que le mot contingent dont la France avait soin de se servir en parlant de l'armée westphalienne ne lui paraissait pas d'un heureux augure pour le désir du roi d'obtenir un commandement particulier.
On se flatte de faire réussir à Francfort la négociation d'un emprunt de deux millions contre un dépôt de la valeur de trois millions en produit des mines. Il est aussi question d'une vente de sels à l'extérieur pour la valeur d'un million. M. Pichon prévoit un déficit de vingt millions, seulement pour les six premiers mois de cette année.
Le roi a envoyé, le jour des noces du prince de Hesse-Philippsthal, à la mariée une corbeille magnifique et au prince, dit-on, un portefeuille contenant deux cent mille francs en obligations. Je ne saurais encore garantir ce dernier fait qui s'est accrédité dans le public, sans doute pour rester en proportion des autres libéralités.
Cassel, 27 février 1812.
L'emprunt de deux millions négocié à Francfort pour le gouvernement westphalien par le banquier Jordis au moyen d'un dépôt en produits des mines paraît avoir réussi, on dit même qu'il pourra être porté à trois millions. Je n'en connais encore les conditions que très imparfaitement. On ne croit point qu'elles soient fort avantageuses, mais les besoins étaient urgents. On me fait espérer positivement qu'une partie de cet argent sera employée à remplir les obligations contractées envers la France, et particulièrement à payer les 400,000 francs sur la contribution de guerre échus au 31 janvier.
Le roi continue à faire des donations entre vifs, en obligations qui lui appartiennent sur l'État. M. le comte de Furstenstein a encore reçu deux cent mille francs le jour de la fête de la reine. M. Malchus a fait pour M. Siméon l'acquisition d'une terre dont il paraît que le roi avancera les fonds et qui a été adjugée à 168,000 francs. Ces obligations sont au porteur. Elles ne sont qu'au cours de 44; mais il paraît que le roi autorise quelquefois à les faire valoir davantage en acquisitions de domaines. M. Pichon a remis au roi, il y a peu de temps, pour 500,000 francs de ces obligations; il vient d'en signer d'autres pour 600,000 qui seront mises à la disposition de Sa Majesté. Voilà la raison pourquoi le système d'un grand livre à inscriptions et transferts n'a pas été adopté. Le roi se croyait dévoilé par cette formalité; cependant le secret n'en est pas mieux gardé et les libéralités qui se font n'en peuvent pas moins être constatées. Le roi se regarde en ce moment (ce sont les expressions de plusieurs de ses serviteurs) comme un gouverneur qui va quitter sa province et qui se débarrasse des effets qu'il ne peut ou ne veut pas emporter.
Dans une lettre du 12 mars 1812, Reinhard donne encore un exemple de la prodigalité du roi:
Le roi a donné à la fille du conseiller d'État Coninx, ancien intendant des domaines royaux, une dot de deux cent mille francs en obligations. Abstraction faite de tout ce qu'on peut dire pour ou contre les motifs qu'il a pour faire de tels dons, provenant d'une telle source, il est au moins certain qu'ils ont une influence funeste sur le crédit des papiers de l'État, puisque ceux qui reçoivent des obligations n'ont rien de plus pressé que de s'en défaire. Le domaine acquis par M. Malchus s'appelle Marienrode et non Marienborn. Son acquisition n'a rien de commun avec les intérêts de Mme Morio. Il paraît aussi que les cinq domaines enlevés aux donataires impériaux et cédés par le roi à l'État ne seront pas restitués en nature, mais en argent.
Peu de temps après, Jérôme fut appelé incognito à Paris par Napoléon. Il rentra bientôt à Cassel, et eut la satisfaction d'annoncer que son frère lui avait confié le commandement en chef de toute la droite de la grande armée (60,000 hommes); les Westphaliens, sous les ordres de Vandamme, composaient le 8e corps.
Ce n'est pas ici le lieu de raconter la part honorable que prit Jérôme aux opérations qui signalèrent le début de la mémorable campagne de 1812; on en trouvera tous les éléments dans les Mémoires du roi Jérôme, et dans un volume intitulé Mémoire pour servir à la campagne de 1812[139]. Il suffit de dire qu'à la suite de dissentiments avec l'empereur, Jérôme fut relevé de son commandement. Citons cependant la lettre qu'avant cet événement il écrivait de Grodno le 5 juillet à sa femme, la reine Catherine, qu'il avait laissée à Cassel, régente du royaume:
Ta dernière lettre est du 22, je ne l'ai reçue qu'hier. Tu vois que je suis arrivé à Grodno avec ma cavalerie légère. J'ai aussi été obligé d'y rester quelques jours qui n'ont fait de mal à personne.
L'empereur est entré à Vilna le même jour que je suis entré à Grodno. Ainsi, il ne pourra qu'être, j'espère, satisfait de son aile droite. Ma cavalerie est à vingt ou trente lieues en avant, mais les Russes ayant quelques jours de marche, nous ne pouvons les attaquer, et, à l'exception de quelques convois et quelques Cosaques, nous ne faisons qu'user nos souliers.
L'armée russe, par les savantes manœuvres de l'empereur, est entièrement coupée en trois; aussi, je ne sais pas trop où elle se réunira, à moins que ce ne soit derrière leurs marais ou la Dwina, encore je doute que celle de Bagration, qui m'est opposée, puisse y parvenir; du moins, je ferai tout pour tâcher de l'empêcher.
Tu sais sans doute que la diète de Varsovie s'est déclarée diète générale du royaume de Pologne et a proclamé son existence, etc.
Je jouis de la meilleure santé; l'empereur ne s'est jamais si bien porté; il est dans son centre; il n'a même pas besoin de jouer serré; il pelotte en attendant partie, et je crois qu'il finira quand cela lui conviendra, car c'est bien le cas de dire que même sur l'opinion il peut ce qu'il veut.
J'ai été obligé d'ôter à Vandamme le commandement du 8e corps; il en faisait de toutes les couleurs, pillant, volant, donnant des soufflets, des coups de pied à tout le monde, etc. C'est incroyable la haine que son nom inspire dans ce pays, les habitants en ont une frayeur inconcevable. Je présume que l'empereur le renverra chez lui ou lui donnera un commandement sur les derrières.
Je compte partir aujourd'hui et j'espère dans quelques jours rejoindre l'empereur, cela me rendra bien heureux.
La veille du jour où il allait être relevé de son commandement, il écrivait encore à sa femme de Mir, 13 juillet 1812, midi:
Je répondrai cette fois, ma chère Toinette, à ta lettre du 27, sur tous les points, c'est ce que je fais toujours; mais tu prétends que je déchire tes lettres avant ou sitôt après les avoir lues.
1o Il n'est pas douteux que les ministres ne doivent te communiquer les rapports qu'ils m'adressent; il me semble même que c'est ce qu'ils font, puisque je les reçois presque toujours et par toi et par eux.
2o M. Siméon a pu tenir dans sa maison le conseil des bâtiments, puisque ce n'est qu'une affaire de maison, qui n'a rien de commun avec l'État; mais pour tenir ce conseil, il fallait le convoquer; et pour le convoquer, il a fallu que Boucheporne, qui fait les fonctions de secrétaire du cabinet, prît tes ordres; car il n'y a que le secrétaire du cabinet qui puisse convoquer un conseil d'administration de la maison. Il ne faut pas te gêner et le dire clairement à M. Siméon.
3o M. Siméon ne peut tenir un conseil des ministres chez lui: 1o parce qu'il faut prendre tes ordres pour le rassembler; 2o parce que c'est directement défendu par une instruction, tous les conseils doivent être tenus dans mon palais.
4o Il doit te rendre compte de tout ce qu'il fait et reçoit, comme il le ferait pour moi, et je ne conçois pas comment il a pu se permettre de donner une permission, soit aux conseillers d'État, soit aux ministres de France et d'Autriche, sans prendre tes ordres; tes rapports avec moi ne l'empêchent nullement de te rendre compte de tout, il faut l'exiger. À l'âge de M. Siméon, on n'est plus dirigé que par deux passions: l'avarice et l'ambition; il faut réprimer la dernière, et pour cela, il suffit d'un peu de fermeté.
Je ne veux pas des plans que l'on m'a envoyés. Je veux, puisqu'il faut dépenser huit à dix millions en six ans, que l'on construise sur l'emplacement de la rue Royale, où demeure la comtesse d'Oberg, un peu plus en arrière. Donnes-en l'ordre à Moulard pour qu'il se fasse faire le plan. J'espère que pour cette fois j'ai répondu à toutes les affaires.
Maintenant parlons de nous:
Tu ne dois pas t'étonner si tu reçois de mes nouvelles beaucoup plus rarement, car je suis aux frontières de l'ancienne Pologne, poursuivant le prince Bagration qui se retire avec 80,000 hommes. Il y a deux jours que 3,000 hommes de cavalerie de mon avant-garde ont eu un engagement sérieux avec l'arrière-garde ennemie ici-même; les Polonais se sont battus comme des diables, et s'ils avaient eu la patience d'attendre l'arrivée des cuirassiers et des hussards, l'ennemi n'aurait pas emporté ses oreilles; mais ils ont voulu aller toujours en avant, et comme l'ennemi était beaucoup plus fort, ils n'ont pu que lui faire beaucoup de mal, mais sans aucun résultat.
Dans peu de jours, les Russes auront évacué toute l'ancienne Pologne, ce qui est inconcevable; le pays est assez beau, mais il faut y être obligé pour y rester, car c'est au bout du monde.
Tu as sans doute reçu mes lettres de Grodno, etc.; les postes vont très doucement, et je crois même être à peu près le seul qui reçoive aussi souvent des nouvelles de chez moi.
Je vais partir pour Nesvig, assez jolie petite ville de Pologne; car celle-ci est assez misérable.
À quelques jours de là, la situation avait bien changé, et c'était sur un autre ton que Jérôme écrivait à Napoléon, de Tourets, 17 juillet, à 8 h. du matin:
Sire, je reçois à Touretz la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire en date d'hier. J'ai quitté Nesvig, ayant été prévenu que les Autrichiens allaient y arriver.
La manière dont j'ai reçu l'ordre d'être sous le commandement du prince d'Eckmühl sans en avoir été prévenu ni par V. M., ni par le prince de Neufchâtel; la lettre dure que V. M. m'a écrite en date du 10, dans laquelle elle me disait que je n'avais qu'à m'en aller, qu'elle ne mettait point d'obstacle à mon départ; l'extrême inimitié que le prince d'Eckmühl m'a toujours portée; le mésentendu qui avait existé entre ce prince et moi avant l'arrivée de V. M. à l'armée, et enfin le malheur que j'avais de ne m'attirer que des reproches et de ne jamais réussir à contenter V. M. malgré ma bonne volonté; tout m'a fait croire qu'Elle voulait que je quittasse le commandement comme Elle semblait me le dire dans sa lettre du 10.
Dieu m'est témoin, sire, que jamais une mauvaise idée n'est entrée dans mon âme et que vous et l'honneur avez toujours été mes seuls guides.
Actuellement, il dépend de V. M. d'achever de me perdre ou de me sauver, puisqu'ayant remis le commandement depuis trois jours, ayant fait avec ma garde des marches rétrogrades et annoncé que V. M. m'appelait sur un autre centre, je ne puis plus retourner. V. M. pourrait, la retraite du prince Bagration s'effectuant sur Mogouir, me donner un commandement sur les côtes en cas de descente des Anglais et de mouvement dans cette partie, ou enfin toute autre destination qu'il lui plaira. J'espère encore que dans une circonstance comme celle-ci d'où dépend le sort de toute ma vie, elle ne m'abandonnera pas.
Le 28 juillet, nouvelle lettre du roi à la reine, écrite de Bialistok:
J'ai reçu ce matin à Bialistok tes lettres du 17 et du 20 en même temps. Tu peux bien penser que, si je retourne, c'est que je dois le faire, c'est que je ne puis faire autrement, sans me déshonorer. Comment, moi qui commande l'aile droite, composée de quatre corps d'armée, on m'ordonne, en cas de réunion ou de bataille, d'être sous les ordres d'un simple maréchal qui ne commande qu'un seul corps? L'empereur a bien senti que ce ne pouvait être, car c'eût été m'afficher aux yeux de toute l'Europe, comme un homme incapable, et n'eût-on pas dit avec raison: Quand il s'agit de parades et de marches, le roi est assez bon pour commander; mais quand il s'agit de se battre, il doit et ne peut qu'obéir? Il eût autant valu me donner un coup de pistolet que de me déshonorer de la sorte. Et de quelle manière je reçois cet ordre par le prince d'Eckmühl! Cet ordre est daté du 6. Je reçois des lettres de l'empereur et du prince de Neufchâtel des 6, 7, 8, 9, 10 et 11, et on ne m'en dit pas un mot; on ne me le fait pas même soupçonner, et c'est lorsque je me bats avec l'ennemi, lorsque je fais le reproche au prince d'Eckmühl de ce qu'il perd du temps, et lui mande que s'il veut faire deux marches de tel côté, Bagration était à nous; c'est alors, dis-je, pour toute réponse qu'il m'envoie l'ordre qui me met sous ses ordres. Tu sens bien que je n'ai pu que le transmettre à mes généraux et me retirer. L'empereur n'eût pas fait autrement. Je ne pouvais autrement agir sans me déclarer incapable aux yeux de l'armée et de l'Europe; je n'ai pas mis la moindre humeur dans ma conduite et l'empereur ne pourra, lorsqu'il sera de sang-froid, que me rendre justice, et sentir qu'il a de grands torts vis-à-vis de moi dans cette circonstance.
Bref, l'essentiel en ce moment, ce que l'empereur désire le plus, c'est qu'il n'y ait pas le moindre éclat, et que cela paraisse une chose simple; d'ailleurs, rien ne l'est effectivement davantage, on veut que je serve, moi qui commande la droite, sous les ordres d'un maréchal; je ne le veux ni ne le peux vouloir, voilà tout; je me retire, c'est tout simple.
Du reste, c'est mon armée seule qui a eu quelques engagements, qui a arrêté l'ennemi; il n'y a pas eu un coup de fusil tiré depuis mon départ, et je crains bien qu'il n'y en ait pas de sitôt, car les Russes ont déclaré vouloir toujours se retirer.
À mon retour, je t'en dirai davantage; tu dois toujours bien dire qu'ayant demandé à revenir chez moi, l'empereur l'a trouvé tout simple, les premières opérations étant terminées.
Je t'écrirai demain plus en détail après le retour du baron de Sorsum que j'ai envoyé auprès de l'empereur.
Cependant Reinhard, resté à Cassel, continuait de tenir l'empereur et le duc de Bassano au courant de ce qui se passait en Westphalie: le 2 mai il expédiait le bulletin suivant:
On parle beaucoup à Cassel de la nomination, à la place du receveur général du département de la Fulde, d'un sieur Alexandre, économe de la maison des pages du roi. C'est le père d'une demoiselle fort jeune et fort jolie qui, après avoir épousé pour la forme, dit-on, un Escalonne, employé aux postes de l'armée, est partie pour le quartier général de Kalisch. Son départ ayant coïncidé avec celui du roi, le public voit en elle la maîtresse de camp de Sa Majesté.
On dit que les gardes-du-corps vont revenir, attendu qu'ils sont trop peu nombreux pour servir en ligne et qu'ils jouissent de distinctions que Sa Majesté impériale n'a accordées à aucun corps de sa propre garde. Leur colonel, M. le chevalier Wolf, vient d'être nommé général de brigade.
30 juin 1812.
M. le comte de Pappenheim, premier chambellan du roi, frère du ministre de Darmstadt à Paris, était atteint depuis plusieurs semaines d'un dérangement d'esprit qui, après quelques accès de fureur, a amené un abattement assez voisin de l'imbécillité. Il a été conduit à Paris. Sa femme, dame du palais, est partie pour une terre que M. de Waldener, son père, possède dans le département du Bas-Rhin. Les uns attribuent la maladie de M. de Pappenheim à des causes physiques, les autres à des causes morales. Ce n'était jamais un homme d'un grand esprit; mais il paraît avoir été élevé dans des principes sévères dont on dit que l'ambition de devenir grand chambellan l'avait fait dévier, en connivant à certains arrangements qui concernaient Mme de Pappenheim.
Mme la baronne de Bigot est partie pour aller joindre son mari, ministre du roi, à Copenhague. Un voyage qu'elle avait fait à Paris, sans la permission de Sa Majesté, et quelques démarches qu'elle y fit, dont le roi eut connaissance, avaient déplu. Après son retour, elle avait été exclue de la cour: néanmoins, elle semblait préférer l'état d'abandon où sa disgrâce la plaçait à Cassel à l'honneur de faire les affaires du roi en Danemark, lorsque tout à coup M. Siméon reçut les pleins pouvoirs de son mari pour le divorce. M. de Furstenstein lui ayant mandé que le roi, justement irrité de la conduite et des liaisons affichées de Mme Bigot, ne voulait point qu'elle allât à Copenhague écrire les dépêches de son mari, ses amis lui ont conseillé de partir sur le champ, et, par l'intercession de M. Siméon, M. Bigot a consenti à la recevoir.
La demoiselle Alexandre, mariée Escalonne, qui avait précédé de peu de jours le roi partant pour Glogau, est revenue subitement avec sa mère, pendant qu'on était encore occupé à expédier d'ici des cadeaux que le roi, disait-on, lui destinait. On ne sait pas encore comment expliquer cette séparation soudaine, lorsque Mme Escalonne paraissait encore jouir d'une faveur trop prononcée pour faire croire que le moment était arrivé où Sa Majesté s'en dégoûterait. Mme Morio, qui la semaine dernière avait reçu une invitation pour être du voyage de Napoléons-Höhe, s'en étant excusée parce qu'elle était au terme de sa grossesse, avait été contrainte de s'y rendre par ordre de la reine, et ce ne fut que sur une attestation des médecins qu'elle obtint la permission de retourner à Cassel.
D'un autre côté, M. le comte de Bochholtz s'étant trouvé absent de Cassel, lors du retour de la reine de Dresde, a reçu avis que pendant l'été il ne serait jamais du voyage. En conséquence, il est retourné dans ses terres. On dit que Mme la comtesse de Lœwenstein, dame du palais, est la seule qui ait obtenu du roi la promesse qu'elle le suivrait dans le cas où il serait roi de Pologne. Ce qui est certain, c'est que Mme de Lœwenstein se distingue de ses compagnes par ses moyens, par son ton et par son esprit de conduite. Quoi qu'il en soit, il est douteux si M. de Bongars fera tarir les pleurs que la crainte d'être délaissées en Westphalie fait verser à certaines dames de la cour, qui, ayant attaché leur sort et celui de leur mari au roi, ne prévoient point quelle existence pourrait compenser celle qu'elles perdraient dans le cas où leurs appréhensions se vérifieraient.
M. Siméon vient de me prévenir confidentiellement que d'après une invitation reçue de S. M. l'impératrice la reine partira pour Dresde ce soir à onze heures. M. de Collignon, son écuyer, ayant été chargé de la précéder de quelques heures pour féliciter Leurs M. I., je profite de son départ pour transmettre de mon côté la nouvelle du voyage de la reine à V. Exc. M. Siméon en donnera demain matin connaissance officielle au Corps diplomatique.
Il est arrivé avant-hier un nouveau courrier du roi. Sa M. n'a point ratifié le projet de vente du domaine de Barby, dont l'ancien fermier avait offert 1,050,000 en argent comptant. L'administration est embarrassée de ce refus qui fait manquer une ressource sur laquelle on avait compté. M. le Ministre des finances a convoqué hier la section du conseil d'État pour proposer plusieurs projets d'augmentation de recettes et particulièrement de la contribution foncière. Il s'occupe aussi d'une vente d'une partie considérable des dîmes appartenant à l'État. Il se pourra aussi qu'on ait recours à un emprunt forcé qui serait le troisième depuis l'avènement du roi. Mais plusieurs personnes regardent ce projet comme impraticable. La suspension du paiement des intérêts de la dette du premier semestre ne paraît pas douteuse: on en proposera probablement pour la seconde fois la capitulation.
La reine écoute avec une grande attention les rapports qui lui sont faits. Elle montre beaucoup d'application au travail. Elle paraît saisir avec discernement le nœud des affaires. Cette espèce d'initiation ne peut avoir que des suites très heureuses. Tout ce que j'apprends à ce sujet confirme la haute idée que j'ai toujours eue de ses moyens intellectuels.
M. le comte de Schulembourg, préfet de Magdebourg, le même qui, à la suite de quelques différends qu'il avait eus avec le général Michaud, avait été éloigné pendant quelque temps de ses fonctions, vient d'être nommé conseiller d'État en remplacement de M. de Henneberg, décédé. On ne sait pas encore qui lui succédera.
On dit que le général comte de Wellingerode reviendra de l'armée. M. le général Allin a été nommé général de division. On dit ici que le roi lui confiera ou lui a confié le commandement de toute l'artillerie du corps d'armée qu'il commande.
Le 19 mai nouvelle lettre au duc de Bassano. Lettre importante sur les finances de la Westphalie:
La question insoluble qui cause l'embarras du gouvernement westphalien, réduite aux termes les plus simples, est toujours celle-ci: les dépenses de la Wesphalie étant de soixante millions et les recettes étant de quarante, comment porter la recette à vingt millions de plus, puisqu'on ne veut ou ne peut pas réduire la dépense?
La dépense de la guerre, en y comprenant tous les frais d'entrée en campagne, est de vingt-huit millions, peut-être de trente. Quand même la volonté expresse du roi ne défendrait pas d'y faire des retranchements, les circonstances actuelles doivent interdire à tout homme sensé d'en proposer. Si, dans le cours de la seconde moitié de l'année, les événements doivent amener en tout ou en partie cette diminution sur laquelle compte M. de Malchus, il est au moins démontré qu'elle arrivera trop tard pour influer efficacement sur la crise du mois de juin.
Il est encore interdit de faire tomber la diminution des dépenses sur la liste civile qui est de six millions, telle qu'elle était en 1810, lorsque le royaume comptait onze départements.
J'ai déjà indiqué combien les ressources qu'offriront les recettes extraordinaires consistant uniquement en vente des domaines resteront au-dessous de ce qu'elles devaient produire pour ramener l'équilibre.
Il paraît qu'on a reconnu l'impossibilité d'un troisième emprunt forcé dans lequel d'ailleurs, de toute nécessité, il faudrait recevoir ce qui n'est pas encore rentré des obligations du dernier.
Reste l'augmentation des recettes ordinaires.
S. M. veut que tous les traitements soient réduits de moitié, à l'exception de la liste civile et des traitements militaires. C'est cette proposition qui a été discutée pendant quatre heures, dans un conseil des ministres qui s'est tenu samedi dernier. De fortes objections y ont été faites. On a dit que quand cette mesure pourrait s'appliquer aux traitements un peu considérables, la plus grande partie des traitements, à cause de leur modicité, ne pourrait y être assujétie sans les plus graves inconvénients, ni même sans danger pour la morale et pour la tranquillité publique; qu'à la vérité les traitements des juges étaient un peu plus considérables en Westphalie qu'en France; mais que c'était d'après des considérations importantes et sur la demande expresse des États qu'on les avait augmentés, parce qu'en Allemagne, de génération en génération, des familles entières, sans fortune, mais riches d'une considération héréditaire, ne vivaient que de leurs emplois, que la désolation et la misère qui résulteraient de la diminution de ces traitements aliéneraient du gouvernement cette classe de ses serviteurs les plus immédiatement en contact avec le peuple, enfin que l'épargne qu'on pourrait faire par ce moyen ne monterait peut-être pas à 500,000 francs, qu'au reste, il convenait d'en faire le calcul, et c'est ce dont a été chargé M. le Ministre des finances.
Pour ce qui concerne la liste civile, on a remarqué que dans une aussi grande détresse, si les ministres, les conseillers d'État, les autres fonctionnaires supérieurs devaient faire un aussi grand sacrifice, il serait assez étonnant que les officiers de la cour, pour des fonctions honorables sans doute, mais peu pénibles, conservassent la totalité de leurs larges traitements; que cette liste civile, qui constitutionnellement ne devrait être que de cinq millions, en y comprenant les revenus des domaines de la couronne, était déjà dans une proportion trop forte avec les revenus du royaume; qu'elle avait ensuite été portée à six millions, lorsqu'en 1810 le royaume se trouva composé de onze départements; qu'aujourd'hui le royaume étant réduit à huit départements, elle restait toujours la même; qu'il fallait ajouter à ces six millions près d'un million d'autres revenus que la couronne s'était successivement appropriés, ce qui portait la proportion de la liste civile avec la totalité des revenus de l'État au sixième. Enfin, on a demandé si, lorsqu'on allait retrancher le nécessaire aux juges, aux curés, aux instituteurs publics, on pourrait, avec justice, laisser subsister à la charge de l'État une dépense de 400,000 francs pour le spectacle français. C'est jeudi prochain que le ministre des finances donne son avis et ses moyens au conseil des ministres. M. Pichon, de son côté, prépare un travail sur le même objet.
M. Pichon, partant de la supposition qu'on ne puisse pas diminuer les dépenses, en conclut avec beaucoup de logique qu'il faudra donc hausser les recettes jusqu'au niveau des besoins. La base de son travail sera donc une augmentation d'impôts de douze à quinze millions. Il soutient que, pour imposer un pays, il n'est pas nécessaire de connaître les localités, que sans y avoir égard les nouveaux départements allemands après leur réunion ont été sur le champ assimilés à la France; que les premiers fonctionnaires sont des Français ne connaissant pas même la langue; qu'on peut augmenter les impôts à volonté, pourvu que la répartition soit égale; que la règle et l'uniformité feront tout et que c'est là ce qui manque à la Westphalie. Il a dit à la reine qu'il allait lui révéler tout le secret de l'artifice par lequel ses serviteurs détournaient le roi de l'augmentation des impôts: qu'entre eux ils disaient: le roi est dissipateur, toute augmentation de recette sera dévorée et s'engloutira surtout dans la dépense pour l'armée, tandis qu'ils disaient au roi: si vous augmentez les recettes, l'empereur est là qui en profitera pour étendre les ressources qu'il tire de votre royaume.
À cela on répond que les maximes d'ordre et d'uniformité peuvent être bonnes pour un état de choses permanent, tranquille et prospère et non lorsqu'on est tellement talonné par le besoin qu'on ne peut marcher qu'au jour la journée; qu'en semant l'alarme partout, M. Pichon fait tarir les ressources disponibles; que si les charges locales pour l'entretien, pour le passage des troupes, les réquisitions, la suspension du paiement des intérêts ou leur capitalisation peuvent être regardées comme des impôts inégalement répartis, ils pourvoient à la nécessité du moment et permettent d'attendre celui où l'on pourra employer le seul remède qui sera la réduction des dépenses; que parmi ces charges il en est de plusieurs millions que la Westphalie supporte sans qu'elles entrent dans le compte des recettes générales; qu'ainsi, en les remplaçant par des impôts réguliers, uniformes, on ne se procurerait pas une ressource disponible: que tout impôt a sa nature qu'il était dangereux et impossible d'excéder, et que mille faits semblent prouver que dans la plupart des impôts la Westphalie est déjà parvenue à ce maximum; qu'en Westphalie une contribution foncière de 11,500,000 francs équivaut exactement au taux de cette même contribution telle qu'elle est établie en France; et qu'en général il est absurde de prendre pour exemple la France riche de mille moyens qui manquent à ce royaume.
Comme, d'après la connaissance que j'ai de ce pays-ci, il m'est impossible de croire à l'efficacité du remède héroïque que propose M. Pichon, je ne pourrais, en croyant à ses pronostics, que rétracter entièrement ce que j'ai eu l'honneur de vous dire dans mon no 336: que je croyais qu'au milieu des difficultés la Westphalie pourrait cependant aller sans secousses jusqu'à la fin de l'année, et dès lors il faudrait vous faire prévoir des troubles et des désordres qu'il me semble important d'éviter dans les circonstances actuelles. Néanmoins, je ne me rétracterai point encore et, quelqu'illusion que puisse se faire à certains égards M. le ministre des finances, je me tranquilliserai par l'assurance avec laquelle encore aujourd'hui il m'a dit que le résultat du travail qu'il proposerait au conseil prouverait la possibilité de surmonter la crise de juin et les embarras de l'année.
Du 22.
Dans le conseil des ministres qui s'est tenu hier, M. le ministre des finances a prouvé que dans les quatre premiers mois de l'année il avait, par des moyens tant ordinaires qu'extraordinaires, fait rentrer plus de dix-sept millions (ce qui joint aux trois millions et demi qui étaient en caisse au 1er janvier fait près de vingt-un millions), et que d'après cette proportion, la recette serait de cinquante-un millions au bout de l'année, sur cinquante-neuf millions de dépenses. Il est convenu, à la vérité, que dans les circonstances actuelles il ne se flattait point de pousser le produit des ventes des domaines aussi loin qu'il l'avait espéré; mais il a assuré que néanmoins il ferait face aux besoins du mois de juin. Il a proposé des moyens d'augmentation des impôts pour trois millions, moitié sur la contribution directe, moitié sur les impôts indirects. Une partie des dépenses locales qu'en 1810 le trésor public avait prises à sa charge, sera en même temps de nouveau rejetée sur les communes. Quant à la contribution foncière, il a démontré qu'au taux de douze millions, elle était portée plus haut en Westphalie qu'en France, puisqu'en Westphalie, outre les dîmes qu'on payait encore partout, il y avait encore quatre millions de revenus des domaines impériaux situés dans le ci-devant Hanovre qui en étaient exempts en vertu des traités. Enfin, il a calculé qu'en charges locales non comprises dans les recettes du trésor, la Westphalie payait au moins dix millions par an.
M. Pichon, sans avoir l'air de trop désapprouver les projets du ministre des finances, s'est tenu sur la réserve. La diminution des traitements a été trouvée inadmissible d'une commune voix. Le tout a été adressé à la reine par un courrier qui est parti ce matin. On attend maintenant la décision du roi.
La nouvelle de la disgrâce du roi fit éprouver un grand chagrin à la reine; suivant le désir de Jérôme, elle ne divulgua pas cette affaire, mais elle ne put dissimuler sa tristesse. Tout le monde en fut frappé, et Reinhard écrivit le 23 juillet de Cassel:
La reine est toujours triste et inquiète. Le maréchal de la cour lui demanda dernièrement si elle n'ordonnerait pas une petite fête dans son intérieur pour le jour anniversaire de son mariage. Pour toute réponse, elle fondit en larmes. Dans le 4e bulletin, elle a cru trouver je ne sais quelle intention dans ce passage: «Le roi de Westphalie est arrivé à Grodno avec les 7e et 8e corps et avec le corps du prince Poniatowsky», puisqu'on désignait le corps polonais par le nom de son chef, tandis que les deux autres corps n'étaient désignés que par leurs numéros. Elle a fait part de sa peine à tous ses ministres qui se sont efforcés en vain de lui prouver qu'elle se chagrinait sans raison.
Déjà la reine Catherine avait reçu la lettre du roi en date du 15. Bientôt elle en reçut une nouvelle de Bialistock du 28 juillet, 8 h. du matin; c'est à cette dernière que fait allusion Reinhard dans la lettre suivante au duc de Bassano:
Cassel, le 30 juillet 1812.
Aux inquiétudes habituelles de la reine paraît se joindre, depuis quelques jours, un nouveau sujet d'alarme. Elle paraît craindre que la retraite du général Vandamme n'ait produit une impression fâcheuse sur l'esprit de S. M. imp., avec d'autant plus de raison que c'était le roi lui-même qui avait demandé que ce général fût mis à la tête des troupes westphaliennes, et cette crainte est partagée par les ministres de S. M. On sait que Monseigneur le prince d'Eckmühl est arrivé à Minsk où l'on s'attendait que le roi dirigerait sa marche. On lit dans quelques gazettes que les Saxons se joindront au corps du prince de Schwartzemberg; on est incertain si les Polonais, dont on dit que deux régiments s'avançant avec trop de précipitation contre des Cosaques soutenus par l'infanterie russe ont reçu un léger échec, se trouvent encore sous son commandement; on croit même savoir que l'une des deux divisions westphaliennes a reçu une destination nouvelle. Hier, la reine ne vint au spectacle qu'à huit heures, et le public accoutumé à ces retards attendait qu'on commençât, avec sa résignation habituelle. Cette fois, cependant, le retard avait été causé par une lettre du roi que M. de Pothau venait de lui porter et dont la reine n'a point communiqué le contenu. Déjà il lui était échappé de dire combien il serait fâcheux que le roi ne fût pas bien avec S. M. l'empereur ou qu'il revint de l'armée; et la pensée même de cette possibilité avait effrayé.
Déjà, après son dernier retour de Paris, le roi s'expliquait sur le compte du général Vandamme avec moins de faveur qu'auparavant; à peine arrivé à l'armée, on apprenait qu'il y avait eu entre eux une explication assez vive, mais qui avait été suivie d'une réconciliation. On craint ici que l'inconséquence et les prétentions de certains officiers ne sachant pas distinguer entre leur position de cour et leurs devoirs comme militaires n'aient entraîné le roi toujours trop accessible à des impressions qui touchent à son amour-propre, et l'on sent profondément combien il aurait mieux valu supporter, même, au besoin, quelques légers désagréments de la part d'un homme qu'on avait choisi soi-même que de s'attirer un nouveau reproche de versatilité et d'inconstance.
Reinhard attribuait à la tristesse de la reine une cause (le différend du roi avec Vandamme) qui n'était pas la véritable. Cette princesse connaissait l'affaire du prince d'Eckmuhl. Aussi, malgré son désir de voir le roi de retour à Cassel, elle ne se faisait pas illusion sur les conséquences fâcheuses que pouvait avoir ce retour.
Par le fait, l'empereur, mécontent d'abord de la détermination de son frère, finit par reconnaître sans doute que les torts étaient du côté de Davoust, car il lui fit écrire une lettre de blâme par le major général et laissa Jérôme agir à sa guise, lui recommandant seulement le silence sur cette affaire. Toutefois, la nouvelle ne tarda pas à s'en répandre en Westphalie et le duc de Bassano l'annonça à Reinhard par la lettre suivante, en date du 31 juillet 1812, écrite de Vilna:
Je ne vous envoie pas les bulletins, parce qu'il est impossible au moment où ils arrivent d'en faire plus d'une ou deux copies qui ont une destination marquée; mais je vous enverrai, désormais, de courtes notices, indépendamment de celles que vous recevez régulièrement.
Les pressentiments de la reine se réalisent: le roi a eu, en effet, des torts qui le mettent dans une position très pénible. Lorsque son armée s'est trouvée réunie à celle du prince d'Eckmühl, ainsi que l'armée polonaise, le maréchal a eu le commandement de toutes les forces qui se trouvaient ainsi rassemblées. Une armée de 120,000 hommes exigeait un chef d'une grande expérience, et tous les avantages de cette nature appartenaient certainement au prince d'Eckmühl. Le roi a aussitôt déclaré que s'il n'avait pas le commandement, il se retirerait. Les représentations de Sa Majesté, qui n'aurait pu céder à des considérations et à des affections particulières sans exposer de si grands intérêts, n'ont pas produit d'effet. Le roi a oublié que, lorsqu'il demanda à servir, il fut bien entendu qu'il ne serait pas roi à l'armée, et il a persisté à l'être. Il va partir, et il a dû recevoir à Varsovie l'ordre de retourner à Cassel.
Arrivé à Varsovie au commencement d'août 1812, le roi Jérôme écrivit à la reine:
Je reçois à Varsovie ta longue lettre de conseils du 26; je te remercie pour ton intention; mais je croyais n'avoir jamais laissé douter que je ne suis pas de ceux qui se déshonorent, et que je ne fais que ce que je dois faire. Je trouve aussi qu'il est un peu hasardé à toi, ma chère amie, de parler si longuement sur une question que tu ne connais nullement, et j'avais le droit de penser t'avoir inspiré assez de confiance pour te rassurer entièrement sur ma conduite qui n'est jamais dirigée ni par l'humeur, ni par un coup de tête.
L'empereur ne m'a jamais ôté le commandement de mes troupes, ni des Saxons, ni d'aucun autre de mes corps; ainsi tu vois que ce que tu me dis sur ce sujet dans ta lettre du 23 est encore un des cent mille contes absurdes qui se débitent à Cassel, de même que la destruction du 2e régiment de cuirassiers, qui n'a pas donné (encore aujourd'hui) un seul coup de sabre, il n'y a que la cavalerie légère polonaise qui ait pu atteindre la cavalerie ennemie qui se retirait et qui, depuis mon départ, est entièrement hors d'atteinte.
Je ne veux pas faire davantage le grondeur, quoique j'en aurais sujet, car tu ne sais peut-être pas que M. Pothau, qui ne se doute de rien, écrit au comte de Furskeinstein que rien n'a transpiré de la dépêche du roi apportée par l'estafette, mais qu'il a remarqué que la reine était triste, ce qui est justement le contraire de mes intentions et de celles de l'empereur qui veut que tout ceci n'ait pas le moindre éclat.
L'empereur a bien senti que je ne pouvais rester après l'ordre inconcevable qu'il m'avait donné, car c'est alors que je me serais déshonoré, puisque j'aurais dit moi-même à toute l'Europe: «Je ne suis bon que pour passer des revues et des parades, mais lorsqu'il faut se battre, je sens que je dois obéir et, quoique commandant la droite et quatre corps d'armée, je suis sous les ordres d'un maréchal qui n'en commande qu'un seul.»
D'ailleurs, l'affectation à ne parler, dans les bulletins, que du prince Poniatowski, la manière de dire: le roi est arrivé à Grodno, comme on l'aurait dit de Louis XIV, lorsqu'il allait avec toute sa cour au siège de Philipsbourg, prouve seulement que l'empereur ne me voulait plus à l'armée.
Et à te parler franchement, je te dirai que je crois que l'empereur me voulait donner d'abord le trône de Pologne, que je ne désire nullement, et que dans ce moment il a changé de pensée, et comme je commandais les Polonais, il était fâché de me voir où j'étais et où j'ai été très bien pour lui.
Actuellement, il faut tout simplement dire que j'ai demandé à revenir chez moi, ne pouvant supporter l'inconstance du climat, et que l'empereur l'a permis.
Je t'envoie l'article à mettre dans le Moniteur et surtout prends garde de laisser paraître de la tristesse, car alors on fera cent contes, qui ne seront plaisants ni pour l'empereur, ni pour moi, ni pour toi.
Quant à l'article finances, pour l'année prochaine, j'y mettrai tant d'ordre que cela ira, j'en réponds.
Je voulais que tu vinsses à Brunswick; mais j'ai réfléchi que cela fera un grand dérangement pour toute la maison, une grande dépense et beaucoup d'embarras par rapport aux chevaux, surtout dans ce moment de récolte.
Le ministre de l'intérieur doit se préparer à venir m'attendre à Halle; je lui enverrai l'ordre par le courrier Viantex, car celui que tu m'as envoyé va très doucement.
Tu dois faire pour le 15 août ce que tu me disais dans ta dernière lettre; tu dois aussi recevoir les félicitations le matin et donner audience au ministre de France et à sa femme les premiers. Tout le monde doit être en grande tenue, bien entendu que les hommes ne doivent pas avoir le manteau qui ne sert que dans une cérémonie du Trône.
Tu peux faire dîner avec toi M. et Mme Reinhard, avec la grande maîtresse, la dame de service et le ministre de la justice.
Tu donneras la droite au ministre de France, la gauche au ministre de la justice, etc.
Je te presse sur mon cœur et aurai grand bonheur à t'embrasser, mais ce ne pourra être avant le 18.
P. S.—Je me hâte d'ouvrir ma lettre pour t'annoncer une dépêche de l'empereur, très satisfaisante. S. M. paraît s'être convaincue que je pouvais faire autrement, m'engage à retourner dans mes États avec mes gardes du corps, mais met pour condition que rien ne transpirera, et que je dirai, et tu dois le dire toi-même, que ma santé n'a pu supporter le climat.
Je t'envoie un article pour le Moniteur; en conséquence, aie bien soin de songer que la continuation de l'amitié de l'empereur est attachée à ce que l'on croie que c'est cette seule raison qui me fait quitter.
Le 4 août, Reinhard manda de Cassel:
La reine a reçu hier un paquet de M. de Marinville, à Varsovie, qui lui apprend que les Russes ont quitté le camp retranché de Dryssa et se sont retirés de la Dwina. Elle n'a point voulu montrer la lettre, disant qu'elle contenait encore autre chose. On ignore si dans le même paquet il y avait des lettres du roi. Le secrétaire-général des relations extérieures, M. Hugot, a reçu une lettre de M. le comte de Furstenstein datée de Novogrodek. Ce fait a transpiré et n'a pas causé peu de surprise. M. Siméon s'explique à ce sujet avec beaucoup de réserve. Du reste, j'ai lieu de croire que si quelqu'un est instruit ici de la véritable situation du roi, concernant son commandement, c'est tout au plus la reine.
M. Reinhard était dans l'erreur, l'affaire du roi était le secret de la comédie; tout le monde à Cassel la connaissait, mais évitait d'en parler. La reine, malgré les lettres rassurantes de son mari, ne pouvait surmonter le chagrin que lui faisait éprouver son brusque retour. Elle lui avait même écrit à ce sujet une lettre des plus fortes, le 30 juillet, en apprenant ce qui s'était passé.
On aurait tort de croire, malgré les prétendues lettres de Napoléon à Jérôme, malgré celles que ce dernier écrivait à sa femme, que l'empereur pardonna facilement à son frère son coup de tête. Il lui tint bien longtemps rancune, il ne se remit entièrement bien avec lui qu'en 1815, à Waterloo; il refusa constamment de lui donner des commandements de quelque importance. Il cessa presque entièrement sa correspondance avec lui et, le 31 juillet 1813, il écrivit au major général la lettre ci-dessous qui nous paraît caractéristique[140]:
Napoléon à Berthier.
Mayence, 31 juillet 1813.
Mon cousin, répondez au roi de Westphalie que jamais il n'aura aucun commandement dans l'armée française si: 1o il ne fait connaître qu'il désapprouve la conduite qu'il a tenue l'année passée en quittant l'armée sans ma permission et qu'il en est fâché, et 2o si en prenant du service dans mon armée, il ne se soumet à obéir à tous les maréchaux commandant des corps d'armée, que je n'aurais pas spécialement mis sous ses ordres; ne devant avoir d'autre grade dans mon armée que le grade de général de division, et ne devant commander de droit, en cas de circonstances imprévues, qu'à des généraux de division.—Que ce qui vient d'arriver en Espagne fait connaître de plus en plus l'importance de tenir à ces principes; que la guerre est un métier, qu'il faut l'apprendre; que le roi ne peut pas commander, parce qu'il n'a jamais vu de bataille; que le roi d'Espagne à qui j'ai fait dans le temps de semblables observations, en est aux regrets et aux larmes de ne pas les avoir comprises.—Vous ajouterez que, vu toutes les difficultés qui ont eu lieu pour la convocation, j'ai pris le parti d'en faire un ordre du jour; qu'il m'a paru urgent de décider ainsi cette affaire, vu que déjà des détachements destinés pour Cassel étaient partis de Mayence.—Faites d'ailleurs remarquer au roi que j'ai pris un ordre, parce qu'un ordre est un ordre d'un général en chef, et que la Westphalie et le roi lui-même font partie de mon armée; que c'est par un ordre que j'ai réglé ce qui est relatif à Leipzik, et qu'enfin c'est de cette manière que j'opère, surtout sur le territoire allié.
P.-S.—Cet ordre ne doit pas être publié.
Mais reprenons la suite des faits, dont cette lettre nous a détournés. Le 12 août, Reinhard annonçait au duc de Bassano l'arrivée du roi:
Avant-hier, à sept heures du matin, le canon a annoncé au public l'heureuse arrivée de S. M. le roi, qui avait eu lieu dans la nuit au palais de Napoléons-Höhe.
S. M. le roi a reçu le même jour, à son lever, les officiers de sa maison. Toutes les personnes qui jouissent des grandes entrées ont eu la faveur d'y être admises. Le soir, tous les habitans de Cassel ont illuminé leurs maisons.
Par décret royal, daté de Varsovie le 2 août, M. le colonel baron de Borstel a été nommé général de brigade, chargé du commandement de la 1e brigade de la 1re division des troupes westphaliennes.
Le colonel Lageon du 7me régiment d'infanterie de ligne a été nommé chef d'état-major de la garde royale.
Après avoir copié ces articles du Moniteur westphalien, qui sont les seuls concernant le roi et le royaume qui ont paru depuis le retour de S. M., je continue les rapports que j'ai à faire à V. Exc., et qui ne seront encore guère plus importants.
Le roi se porte bien. Il a reçu toute sa cour avec autant d'affabilité que de gaieté. Il y a eu spectacle à Napoléons-Höhe avant-hier et hier dans les appartements intérieurs. Hier matin, S. M., après avoir déjeuné à sa petite maison de Schœnfeld, est venue en ville. Elle est entrée dans son palais, s'est rendue chez son peintre, et de là au château incendié. Son architecte a fait trois plans de construction d'un nouveau palais: le premier se rapporte à la reconstruction de l'ancien château; le deuxième transforme en palais royal le palais actuel des États; d'après le troisième on construirait un palais entièrement nouveau hors de l'enceinte de la ville. Dans les deux premiers on a suivi des vues d'économie, il ne s'agirait guère que d'une dépense de trois ou quatre millions. On m'a dit que le roi encore hier s'était expliqué dans le même sens qu'il m'avait parlé, il y a quelques mois, et qu'il avait déclaré qu'il n'habiterait plus l'ancien château; mais qu'en attendant que ses moyens lui permettent d'en bâtir un nouveau, il le ferait arranger pour y donner de grandes audiences dans des occasions solennelles.
Je n'ai encore vu ni le roi, ni personne de sa suite, excepté le chambellan comte d'Oberg et le comte de Furstenstein. Ce dernier m'a parlé de la maladie que le roi avait eue à Varsovie et dont il était maintenant rétabli. Comme je ne me croyais pas en ce moment chargé de prendre aucune initiative, notre conversation s'est promptement détournée sur des sujets indifférents. M. de Furstenstein avait le maintien modeste; il ne portait même aucune décoration.
Ces deux courtisans se sont beaucoup plaints des Polonais, de leur esprit de désordre et de pillage, de la haine qu'ils portaient aux Allemands et de la perfidie avec laquelle ils accusaient les autres des excès qu'ils commettaient eux-mêmes. Ce langage où peut-être ils n'avaient pas entièrement tort me paraît avoir été tenu avec intention.
Voilà, monseigneur, tout ce que m'ont appris mes communications directes. Voici ce que j'ai appris indirectement:
Le roi, ou ne parle point du tout à ceux qui étaient restés à Cassel de ce qui s'est passé et a amené son retour, ou il leur dit qu'il est au mieux avec S. M. l'empereur, que surtout le dernier courrier qui a déterminé son départ accéléré de Varsovie, lui en a porté l'assurance et que bientôt on en verra les preuves. La reine même, depuis le retour du roi, a beaucoup pleuré pendant deux jours.
Aujourd'hui a été tenu le premier conseil des ministres. J'ignore encore ce qui s'y est passé; mais, d'après ce qui s'est traité au conseil d'administration qui s'est tenu après, je vois qu'entre autres choses, il y a été question de la lettre que j'avais remise hier concernant les diverses réclamations du domaine extraordinaire. Le roi veut que l'état de ses finances soit débrouillé dans trois mois: c'est ce qu'il a déjà voulu souvent.
Quant à ceux qui sont revenus avec lui, tous le blâment et tous cherchent à se disculper. Le général Chabert fait valoir une lettre qu'il a écrite au roi, en commun avec le général Allin, pour amener S. M. à des résolutions plus sages. Ils n'ont pas laissé ignorer le contenu de celle qu'a portée au roi ce courrier par lequel il dit avoir reçu de si heureuses assurances.
Le courrier dit être parti du quartier général impérial deux jours après M. de Brugnières (secrétaire du cabinet du roi), et avoir été obligé de se cacher vingt-quatre heures dans des marais. Arrivé auprès du roi, il a été fort étonné de ne point trouver M. de Brugnières. Voilà ce que raconte le général Chabert qui le croit pris. M. de Furstenstein dit qu'il arrivera incessamment.
La fin de l'année 1812 fut triste pour le roi Jérôme que son frère continua à battre froid. Revenu dans ses États, il y trouva plus que jamais les embarras financiers et la misère, l'empereur lui demandant toujours de nouveaux sacrifices et opposant aux justes réclamations du gouvernement westphalien une fin de non recevoir qui se traduisait par la morale de la fable du loup et de l'agneau.
La correspondance de M. Reinhard avec Napoléon et avec le duc de Bassano mettra les lecteurs au courant de ce qui se passa dans le petit royaume de Jérôme, royaume voué à une dissolution prochaine.
Quant à l'armée levée avec tant de soin et au prix de tant de sacrifices par le roi, il n'en devait plus être question; à la retraite de Russie, après les batailles où cette armée avait illustré son drapeau, elle fut anéantie complètement.
Nous allons donner les lettres ou les extraits de lettres les plus essentielles omises aux Mémoires de Jérôme:
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 8 août 1812.
Dans mes numéros précédents, j'ai informé V. Exc. que progressivement, d'abord la Reine, ensuite ses principaux serviteurs, enfin le public avaient reçu des alarmes sur la situation du Roi.
Cependant, avant-hier encore, Elle fit défendre à M. Hugot par M. Pothau de parler à qui que ce soit de la lettre du ministre westphalien à Dresde et Elle engagea M. Siméon à faire passer au Roi un projet de constitution espagnole envoyé par M. de Wintzingerode, en disant que cette pièce l'intéresserait. Mais en refusant ses confidences à M. Siméon, Elle les avait faites à d'autres et je savais depuis hier que M. de Marinville attendait le Roi à Varsovie le 29 et très positivement le 30.
Ce matin, après avoir reçu vos dépêches du 27 et du 31 juillet, je me suis rendu chez M. Siméon, et me prévalant de l'autorisation de communiquer les nouvelles que je recevais du gouvernement westphalien, je lui ai fait remarquer cette expression «le corps que commandait le Roi de Westphalie» qui se trouve dans votre dépêche du 27. M. Siméon de son côté avait à m'apprendre qu'hier, dans la nuit, Messieurs d'Oberg et Schlikler, chambellans de S. M., étaient arrivés et avaient porté à la Reine la nouvelle du retour prochain du Roi. Il m'a montré en même temps un bulletin qui aurait déjà dû paraître aujourd'hui et qui paraîtra demain dans le moniteur westphalien où il est dit que le Roi revient pour cause de santé.
Je me suis alors permis, Monseigneur, de mettre M. Siméon au fait du véritable état des choses qu'il ne pressentait que trop. J'ai ajouté que ce serait lui seul à qui je ferais cette révélation en le laissant le maître de l'usage qu'il voudrait en faire auprès de la Reine. Il m'a répondu qu'il ne lui en dirait rien pour ne point l'affliger davantage.
M. Siméon, depuis l'arrivée des chambellans, n'avait point vu la reine, mais Elle avait montré la lettre du Roi au maréchal du Palais, M. de Boucheporn. Il paraît, m'a dit M. Siméon, que la Reine lui avait écrit fortement, puisque dans sa lettre le Roi dit qu'il est très bien avec S. M. l'empereur; qu'après avoir chassé au loin le prince Bagration, l'objet de sa campagne est rempli et qu'il ne lui reste plus rien à faire; que d'ailleurs sa santé ne supporte point le climat et quant aux finances qu'il les raccommodera aisément dans l'espace de deux ans.
On sait aussi, j'ignore si c'est par la lettre du Roi ou par le rapport des chambellans, qu'une espèce de dyssenterie obligeant S. M. de voyager à petites journées, Elle n'arrivera ici que le 18. Plusieurs personnes à la suite du Roi ont écrit à leur femme, entr'autres le général Chabert; mais toutes les lettres sont sans date.
Je m'empresse, Monseigneur, de vous donner ces nouvelles préliminaires d'un retour causé par des circonstances où il doit être si difficile au roi de se dissimuler ses torts à lui-même.
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 10 août 1812.
La journée d'hier ne nous a rien appris de nouveau. Quoiqu'on soit informé que le retour du roi ne doit avoir lieu que le 18, on se flatte, et moi surtout j'espère qu'il reviendra pour le 15. Au moins ce serait ce que le roi pourrait faire de plus conforme à l'opinion qu'il paraît désirer lui-même que le public prenne de sa situation actuelle. M. le comte de Bocholtz, qui est revenu de sa campagne et qui pendant cette semaine ainsi que M. Siméon encore sera du voyage de Napoléonshöhe, m'a offert de demander à la reine ses intentions concernant la célébration de la fête du 15, afin que de mon côté je puisse prendre mes arrangements en conséquence. J'ai appris depuis par M. Siméon qu'il y aurait ce jour-là grande audience du corps diplomatique le matin, et le soir cercle, spectacle et souper.
Du reste, Monseigneur, quelles que puissent être les dispositions du roi, en revenant dans ses États, et sans m'inquiéter de ce qui dans ces circonstances pourrait rendre pénible ma position personnelle, c'est précisément le moment actuel qui semble m'imposer le devoir indispensable de remettre sous les yeux de V. Exc. l'état où se trouve la Westphalie.
Après avoir sacrifié le bien-être de son royaume à la création d'une armée qu'on ne lui demandait pas et qui, tout compris, monte au nombre de 36,000 hommes, le roi par sa déplorable inconsistance perd aujourd'hui le fruit de tous ses soins et se voit rejeté loin de toutes ses espérances. Il trouvera son trésor épuisé, ses sujets accablés, ses ministres désolés, sa considération entamée, le crédit anéanti, les ressources de l'avenir dévorées d'avance.
J'aime à me persuader que la facilité avec laquelle dans l'espace de deux ans le roi espère rétablir ses finances est la preuve d'une résolution fortement prise et non d'une présomption naturelle à son âge; mais alors même, combien de victoires aura-t-il à remporter sur ses goûts et sur ses habitudes, et combien aura-t-il à regretter de s'être privé légèrement de tant de moyens qui auraient suffi pour conserver l'aisance à son royaume et la splendeur à son trône, et qui n'existent plus! Comment réussira-t-il à s'affectionner pour ses États qu'il a si souvent paru trouver trop étroits pour son ambition!
Mais en admettant que son désir de bien faire ait pris un nouveau degré d'énergie, comment et par qui sera-t-il secondé? Et quand il existerait autour de lui des hommes dignes de sa confiance, comment se préservera-t-il à l'avenir des mauvais conseils et des influences funestes qu'il lui sera si difficile d'éviter, parce qu'il se croit au-dessus de leur atteinte?
Déjà ceux qui dans cette campagne paraissent avoir joui de la confiance particulière de S. M. ne sont pas ceux que l'opinion publique aurait désignés de préférence. M. le général Chabert, quoique très bon pour dresser des recrues, n'avait pas fait ses preuves pour remplir la place de chef d'état-major, ni le comte de Wickenberg, homme sans talents et sans éducation, n'avait été jugé capable de jouer un premier rôle dans de grandes opérations militaires. Quant à M. de Furstenstein qui doit son existence de favori à son dévouement sans doute, mais avant tout à son infériorité, il est certain qu'en se désolant autant qu'il en est capable, il n'aura jamais osé sortir de sa nullité.
Revenu dans sa résidence, qui le roi retrouverait-il? M. Siméon, bon dans sa partie, sage dans ses vues et dans ses conseils, mais sans fermeté et paralysé par son âge et par sa position? Messieurs de Höne et de Wolfradt, pleins d'excellentes intentions, mais sans coup-d'œil, incapables d'énergie ou de conquérir une confiance qu'ils n'ont point? M. de Malchus, homme sans conceptions et sans entrailles, indifférent au mépris et à la haine qui le poursuivent? M. Pichon, capable de bouleverser l'État pour satisfaire son ambition ou pour faire triompher un avis mal dirigé, dont la conduite rend de plus en plus suspects les motifs de son zèle, dont le caractère et la moralité paraissent tourmentés d'une crise constante et violente et qui, jouissant d'une très grande influence et n'ayant encore réussi qu'à porter la confusion dans la comptabilité dont il fait et refait journellement le système, a toujours pour ressource de dire qu'on ne l'a pas écouté? Enfin, M. de Bongars dont les mains manient la police comme un enfant manierait un rasoir, qui pour augmenter les fonds de son département assujettit toute l'université de Göttingue à se munir de cartes de sûreté, établit à Brunswick trois maisons de prostitution à la fois, à Hanovre des maisons de jeu où vont se réunir toutes les servantes et qui expose le royaume au danger continuel de passer de la terreur au désespoir et du désespoir à la révolte?
Je ne vous retrace point, Monseigneur, le tableau des finances; vous savez que je n'ai point osé porter ma prévoyance plus loin que la fin de l'année. Vous savez à quel prix on s'est procuré des ressources insuffisantes. Puisse S. M. I. daigner jeter un regard de commisération sur ce malheureux pays et ne point abandonner un jeune roi, dont les défauts en partie proviennent de ses qualités, aux difficultés de sa position, à l'amertume de ses chagrins et aux erreurs de son âge!
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 15 août 1812.
J'ai reçu hier au soir la circulaire de Votre Excellence, du 7, qui nous fait connaître les dernières nouvelles de l'armée et qui nous fait présager les nouveaux succès du grand mouvement en avant qui s'est préparé sous les plus heureux auspices.
M. Brugnière est revenu: je ne l'ai point vu encore; mais j'apprends qu'il n'a pas même pu pénétrer jusqu'à Wilna, de manière que son courrier seul avait des dépêches à rapporter et qu'on conçoit comment il a pu ne pas se presser de revenir. Il a raconté avec indignation des médisances que les Polonais se sont permises sur le compte du roi et que M. le comte de Furstenstein m'a répétées. Non seulement ils l'accusaient de s'être fait donner de l'argent en Pologne, chose qui n'est nullement dans le caractère de Sa Majesté, mais l'insolence a été poussée à Varsovie au point d'envoyer un commissaire dans les écuries où étaient les chevaux du roi pour chercher s'il ne s'en trouvait point qui appartinssent aux Polonais. Sur la plainte du roi, ce commissaire a été mis aux arrêts, où il est resté pendant un mois. On sait en effet qu'il y a dans le caractère national des Polonais une disposition à l'ingratitude et à la jalousie contre les étrangers quels qu'ils soient et que c'est de gaîté de cœur qu'ils aiment à nuire, surtout à ceux aux pieds desquels ils se prosternent pendant la faveur, lorsqu'ils croient s'apercevoir que la faveur s'en est détournée.
Tous les bruits de débarquement, soit d'Anglais, soit de Suédois ou de Russes, se sont tout à coup calmés. On assure aujourd'hui que la Suède a levé l'embargo qu'elle avait mis sur les bâtiments français et qu'après avoir touché deux mois de subsides des Anglais elle leur a déclaré qu'ils demandaient des choses trop difficiles.
M. Pichon me dit que son successeur est déjà nommé et désigné et que ce sera M. Dupleix, de retour de son emploi d'intendant de l'armée Westphalienne. Il revenait d'une conversation qu'il avait eue avec le roi, après un conseil d'administration où il avait présenté l'état de distribution du mois de septembre. Je sais qu'en allant à ce conseil M. Pichon entrevoyait encore la possibilité de rester, mais qu'en sortant elle l'avait abandonné. Quant à M. Dupleix, sa réputation est celle d'un homme actif et intelligent, mais il n'a pas au même degré celle d'intégrité.
Cassel, le 16 août 1812.
En adressant à V. Exc. le no 194 du Moniteur westphalien, contenant le programme de la fête qui s'est donnée hier à Napoléonshöhe, j'ajouterai quelques détails qui ne s'y trouvent point.
Avant la réception du corps diplomatique, Leurs Majestés m'ont reçu en audience particulière. Le teint du roi est un peu hâlé; il paraît avoir maigri un peu; du reste, il jouit d'une bonne santé. En entrant, j'ai dit que je venais féliciter S. M. de l'anniversaire de la naissance de l'empereur, son frère, et y joindre tous mes vœux pour la gloire de S. M. impériale et pour le bonheur de son auguste maison. Le roi m'a prévenu qu'il m'enverrait une lettre pour S. M. impériale que je devais faire passer par l'estafette. Je ne l'ai point reçue encore. En parlant des nouvelles de l'armée, il a dit qu'on voyait que l'armée du prince Bagration était plus forte que l'empereur ne l'avait supposé. Il n'a été question, en aucune manière, des événements qui ont précédé ou causé son retour. Le front du roi était un peu voilé: le mien l'était peut-être un peu aussi. Je crois que tous les deux nous cherchions à cacher un sentiment pénible. On avait reçu, la veille, une lettre de M. Bigot à Copenhague. Le roi s'est expliqué sur la conduite du prince royal de Suède en des termes qui prouvaient combien il sentait tout ce qu'elle avait d'inconséquent et d'inconcevable. J'en ai profité pour abonder dans son sens. M. Bigot avait mandé que le duc d'Œls et Dörnberg étaient arrivés à Stockholm; et le roi m'a appris que ce dernier avait été à Prague et avait demandé deux millions pour faire soulever la Hesse à l'ancien électeur qui avait répondu que, tant de fois trompé, il les donnerait lorsqu'il serait rétabli à Cassel. La reine m'a chargé très expressément de transmettre à S. M. impériale ses félicitations et ses expressions d'attachement et de respect.
Tous les membres du Conseil d'État sont venus me porter leurs félicitations. J'ai trouvé peu disposées à converser les personnes revenues avec le roi. En général, le sentiment de la situation où le roi s'est placé paraissait tellement dominer toute la cour, qu'on peut dire que dans ce beau jour la joie ne battait que d'une seule aile. L'illumination n'avait pas été commandée, mais toutes les autorités et un grand nombre de particuliers ont illuminé de leur propre mouvement.
Depuis le retour du roi, je n'ai point encore trouvé l'occasion de parler à M. Siméon; mais M. Pichon a eu avec moi une conversation qui m'a paru sensée. Il m'a dit que le roi nourrissait dans son intérieur un sentiment profond de chagrin et d'amertume, et que pour son bonheur et son avenir il paraissait importer extrêmement que ce sentiment fût adouci; que malheureusement, soit légèreté, soit faiblesse, les personnes qui l'entouraient de plus près avaient, dans les circonstances comme celles où il se trouve maintenant, quelquefois l'air de lui donner raison ou du moins ne lui donnaient pas entièrement tort; que son amour-propre s'en prévalait et s'en raidissait; qu'il fallait en ce moment qu'aucun de ses vrais serviteurs ne le flattât ou ne l'entretînt dans des illusions, et qu'il appartenait à S. M. impériale seule de tempérer pour le guérir une juste sévérité par la tendresse, par l'indulgence et par la générosité.
Bulletin de Reinhard.
Cassel, 26 août 1812.
Tandis que les changements résolus dans le ministère paraissent provisoirement ajournés, il en est arrivé un dans l'intérieur du palais auquel on ne s'attendait pas. Mme la baronne d'Otterstadt, dame du palais, sœur du comte de Zeppelin, ministre des relations extérieures à Stuttgard, confidente unique de la reine, a donné et reçu sa démission. Elle va quitter Cassel dans 3 ou 4 jours.
Son mari, inspecteur général des forêts, espèce d'aventurier, le plus circonspect et le plus fin des hommes en théorie et le plus étourdi en pratique, avait reçu, il y a quelque temps, la défense de paraître à la cour, hors les jours des grandes audiences. Mme d'Otterstadt qui, de son côté, avait reçu plusieurs dégoûts, demanda que cette défense fût levée et menaça, dit-on, de donner sa démission que le roi s'empressa d'accepter.
M. de Furstenstein dit que M. d'Otterstadt s'était mêlé de choses sales, c'est-à-dire il s'était entremis dans une correspondance entre le prince royal de Wurtemberg et Mme Blanche Laflèche, baronne de Keudelstein. Un certain Delorme, porteur de la correspondance, fut arrêté par le commissaire de police de Mayence, sur la réquisition de M. de Bongars. Après la lecture des lettres, le roi fit expédier à Mme Blanche, qui est actuellement à Gênes, l'ordre de ne point revenir et de renvoyer son chiffre, marque distinctive des dames du palais. Il ne paraît point qu'elle ait de pension et on craint que les secours qui servaient à élever les enfants à Paris ne soient supprimes.
Le public, se souvenant d'anciennes médisances, attribue la disgrâce de Mme d'Otterstadt à des papiers trouvés dans le portefeuille du général comte de Lepel, mort à Mojaisck.
La reine, dit-on, en annonçant cette démission à la grande maîtresse, fondait en larmes: en public, elle s'est contenue. Mme d'Otterstadt était son amie d'enfance, elle remplissait toutes ses heures solitaires; et ce qu'on ne conçoit pas, c'est que Mme d'Otterstadt ait pu remplir un vide. C'est une femme sans éducation, sans esprit, sans amabilité, mais bonne et tellement réservée que c'est à elle qu'il faut attribuer l'ignorance presque absolue où la reine est restée sur les inconstances du roi. Si la reine éprouve jamais le besoin de remplacer cette confidente, elle n'en pourra choisir aucune qui convienne au roi autant que Mme d'Otterstadt sous ce rapport, si ce qui est incroyable est vrai, que la reine soit jalouse jusqu'à l'emportement et que son calme ne soit que l'effet de sa sécurité, le départ de cette dame pourra amener des suites d'une grande influence sur le caractère de la reine et sur les relations de l'intérieur du palais.
Mme d'Otterstadt tenait de la cour de Wurtemberg une pension de 3,000 francs dont le roi s'était chargé et qu'il a doublée. Elle va se retirer provisoirement à Francfort. Le ministre de Wurtemberg est fort affecté de ce déplacement.
Le jour de la disgrâce de Mme d'Otterstadt, Mme la comtesse de Lowenstein, après quelques jours d'absence, a reparu à la cour avec une robe neuve et tellement élégante qu'elle a fait le désespoir des dames du palais. Mme de Lowenstein poursuit la marche honorable qu'elle s'est tracée pour parvenir à une faveur exclusive. Le premier but qu'elle aura à atteindre sera d'être nommée dame d'atour.
On l'a vue dernièrement se promener à Napoléonshöhe entre le comte et la comtesse de Blumenthal, tandis que leur fille se promenait avec le général Wolf dans une entrevue d'épreuves. Mlle de Blumenthal, peu jolie au reste, venait d'atteindre sa seizième année: ses parents, dit-on, s'étaient empressés de faire hommage au roi de ses prémices, le général Wolf devait l'épouser en conséquence. C'est un juif baptisé: la généalogie ne pouvait pas faire obstacle, plus de seize quartiers y étaient. Mais cet officier déclara qu'il ne croyait pas que Mlle de Blumenthal pût lui convenir. Bon père, M. de Blumenthal, chambellan du roi, avait été maire de Magdebourg; il paraît que c'est en cette qualité qu'il a obtenu la croix de la Légion d'honneur.
Mme la comtesse de Pappenheim est revenue à la cour et est logée vis-à-vis le palais, dans le dernier appartement qu'a occupé le grand maréchal. Son mari est toujours à Paris, entre les mains du docteur Pinel.
Bulletin de Reinhard.
Cassel, 4 septembre 1812.
C'est Mme la comtesse de Lowenstein qui depuis le retour du roi a joui des faveurs de Sa Majesté. Il y a eu, dit-on, une petite distraction en faveur de Mlle Alexandre, mariée Escalonne, revenue du camp de Pologne. Mais Mme de Lowenstein a pris son mal en patience et le roi lui est revenu. Cette dame se distingue par son esprit de conduite: malgré cela elle réussira difficilement à rendre le roi constant.
On annonce l'arrivée d'une Polonaise dont le logement en ville est déjà préparé. Un officier polonais, qui s'était attaché au roi comme officier d'ordonnance et qui était venu avec M. Brugnière, étant reparti, on croit qu'il sera allé au devant de sa compatriote.
Mmes Blanche et Jenny Laflèche, femmes de l'ex-intendant de la liste civile et de son frère le chambellan, partent pour se rendre à Gênes par Paris. Il est incertain si elles reviendront. À la cour on prétend qu'à la suite d'un engagement pris avec le prince royal de Wurtemberg, Mme Blanche ira habiter les bords du lac de Constance. Cette famille est extrêmement déchue. Le conseiller d'État est un étourdi, le chambellan est un mauvais sujet. Cependant les dames ont toujours conservé une amie ardente en Mme la comtesse de Schomberg, femme du ministre de Saxe.
On parlait pendant quelques jours d'une espèce de disgrâce où était tombé M. le comte de Furstenstein. Il n'en est rien et il est certain qu'il occupera le magnifique hôtel qui sera délaissé par M. et Mme Pichon. Ce qui est vrai, c'est que le roi avait insisté de nouveau pour que Mme de Furstenstein demandât une place de dame du palais et qu'elle et son mari s'y sont de nouveau refusés.
Le comte de Pappenheim a été atteint à Paris de plusieurs attaques d'apoplexie qui font espérer que sa fin sera prochaine. On ne croit point que Mme de Pappenheim doive revenir à la cour de Westphalie et l'on assure que M. de Waldener son père s'y oppose. Quant au comte de Wellingerode, on le dit entièrement abandonné des médecins.
On avait préparé pour Mme la duchesse de Rovigo l'appartement de la comtesse de Pappenheim; mais à la porte de la ville on avait oublié de dire que cette dame était absente. Mme la duchesse, déclarant qu'elle n'aimait pas la société des femmes, alla descendre à l'auberge de la Maison-Rouge où l'aubergiste ne voulut pas la recevoir, ni même, dit-on, la laisser reposer dans son salon. Sur ces entrefaites, M. de Bongars survint, et sur la plainte de M. Bourienne il en fit le rapport au roi qui ordonna la punition de l'aubergiste, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêté ci-joint du commissaire de police.
La manière dont l'aubergiste a raconté à M. Siméon comment la chose s'était passée est un peu différente. Du reste, depuis longtemps cet homme était signalé comme n'aimant pas les Français. Son ancienne enseigne étant à l'Électeur, après l'avoir ôtée, il n'en mit point d'autre et son auberge ne fut connue que sous le nom de la Maison-Rouge.
La femme du ministre de Prusse n'a point obtenu la permission de prendre avant son départ congé de la reine.
Le musicien Rode et le danseur Duport sont ici. Le premier a déjà joué devant la cour et donnera un concert au public. Duport, dit-on, ne dansera point pour avoir fait dire dans une gazette de Berlin qu'il se rendait à Cassel sur une invitation du roi.
Pendant les courses de la cour sur la Fulde et sur le Weser, elle est escortée sur les deux rives par des gardes du corps et des lanciers. On prétend que c'est parce que M. de Bongars rêve toujours encore conspiration.
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 18 septembre 1812.
Voici comment, dans le dernier voyage de Brunswick, le roi a raconté confidentiellement à l'un de ceux qui l'y ont accompagné les motifs de son départ de l'armée.
L'aile droite de la grande armée avait une destination particulière et séparée, celle de couper le corps de Bagration. Cette destination a été remplie. Après que ce but fut atteint, Sa Majesté l'empereur jugea à propos de renforcer le centre. Des corps furent détachés de l'armée que le roi avait commandée jusqu'alors. Dès lors, cette armée séparée fut subordonnée à la direction générale et la présence du roi devint sans objet. Sa Majesté l'empereur a senti parfaitement que le roi ne pouvait être sous le commandement de personne et c'est d'accord avec lui que le roi est revenu.
J'ai eu plusieurs fois occasion de dire à Votre Excellence un mot sur les irrégularités qui se commettent en Westphalie dans la vente des domaines de l'État. Mais celles qui se commettent dans la vente des dîmes dans le district de Hildesheim sont tellement publiques, tellement indécentes et paraissent tellement constatées que je dois en faire une mention particulière. Je savais déjà par M. Pichon que, soit qu'il voulût seulement se procurer des renseignements, soit qu'il eût réellement le projet de faire une acquisition très profitable, il s'était adressé à un homme en place dans ce pays-là, pour s'informer du prix courant des dîmes et pour lui donner la commission d'en acheter. Cet homme lui répondit qu'aucune vente ne se faisait en public et que le beau-frère de M. de Malchus engageait tous les amateurs à s'adresser directement au ministère des finances où on leur ferait de meilleures conditions. Cela n'est pas très légal, cependant cela pouvait s'excuser par la pénurie du trésor et par le besoin où l'on était de se procurer de l'argent promptement et à tout prix. Mais j'ai su depuis par une source très authentique que toute cette transaction dont l'objet se monte à près de deux millions est exclusivement entre les mains de deux beaux-frères et d'un parent de M. de Malchus, dont l'un fait l'estimation des dîmes, l'autre en conclut les marchés et le troisième en reçoit le prix.
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 28 septembre 1812.
Vendredi dernier, le roi me fit encore appeler dans son cabinet. Il n'est pas besoin de dire que la victoire de Mojaisk, la part qu'y ont eue les troupes westphaliennes, le problème de l'entrée ou paisible ou sanglante dans Moscou furent le thème principal de cet entretien qui ensuite est devenu aussi vague que la conversation précédente dont j'ai rendu compte à Votre Excellence. Cependant, un des ministres du roi m'a fait la confidence que le roi avait voulu me sonder sur certaines dispositions ou intentions de Sa Majesté impériale qu'assurément je ne m'étais jamais vanté de connaître. Quoi qu'il en soit, cette fois encore je suis resté fidèle à la maxime de ne point prendre l'initiative sur les choses délicates qui concernent la campagne que Sa Majesté a faite en Pologne; et comme le roi de son côté n'a pas pris l'initiative, j'ignore s'il a inféré de notre conversation que j'étais instruit de quelque chose ou que je ne savais rien. Du reste, quelque effort que fasse le roi pour cacher la situation intérieure de son âme, il me paraît certain que plus les événements de la campagne sont glorieux et plus l'idée d'en être éloigné le tourmente. Aussi croit-on s'apercevoir que Sa Majesté souffre et maigrit; et je vous avoue, Monseigneur, qu'attaché comme je le suis à ce prince doué de tant d'heureuses qualités et reconnaissant de la bienveillance qu'il m'a souvent témoignée, je ne puis que me sentir attristé et de sa situation qui à la fois lui impose la gêne de voiler ses torts et lui ôte les moyens de les réparer, et de la mienne qui me défend de lui donner des conseils qu'on ne me demande point ou de lui témoigner un intérêt dont on ne veut pas être censé avoir besoin. Aussi, Monseigneur, serait-il bien heureux pour moi le jour où interprète de la bonté généreuse de Sa Majesté impériale, je pourrais lui porter la seule consolation capable de guérir sa blessure.
Bulletin.
Cassel, 19 octobre 1842.
Tandis qu'une salle de spectacle se construit au palais du roi, le lieu des séances du Conseil d'État a été transporté dans le palais des États où sera aussi logée une partie des artistes au service du roi qui habitaient jusqu'à présent le garde-meuble. Ce même palais renferme une bibliothèque et plusieurs collections assez intéressantes ou curieuses. Ces dernières ont déjà beaucoup diminué, on dit qu'elles vont être transportées on ne sait où. Il se trouvait au château de Napoléonshöhe la bibliothèque à l'usage personnel de l'ancien Électeur, très bien choisie et composée de livres de prix; elle pourrit aujourd'hui dans un galetas du garde-meuble, entassée dans des corbeilles et à la merci du premier venu.
Reinhard au duc de Bassano.
Cassel, 21 novembre 1812.
La cour est revenue mardi dernier du voyage de Catharinenthal. Elle a assisté le même jour en grande loge à la 1re représentation de l'opéra de la Vestale donné avec une magnificence qui approchait bien près de celle de Paris. Seulement le théâtre a paru un peu trop étroit pour le char triomphal attelé de quatre chevaux blancs.
La petite salle de spectacle construite dans l'intérieur du château a été inaugurée avant-hier. Le roi a acheté autour de cette résidence provisoire plusieurs maisons nouvelles dont on a déjà démoli et déblayé l'intérieur. Ces changements continuels, ces dépenses très considérables pour agrandir et embellir un local qui n'en est pas susceptible et qui ne doit servir que par intérim, la célérité nuisible avec laquelle le roi veut que les ordres qu'il donne à cet égard soient exécutés, désolent l'intendant de sa maison, mais le roi dit que c'est là sa jouissance. Néanmoins cet intendant assure que la totalité des budgets pour la maison de S. M. où les écuries seules absorbent 12 à 1,300,000 francs n'excède pas la somme de 4,700,000 francs. À la vérité ces constructions et les dépenses de la cassette n'y sont pas comprises. La répugnance de la reine surtout à faire réparer l'ancien palais incendié et à revenir l'habiter paraît invincible.
Quant au budget de l'État, M. de Malchus, dit-on, se propose de ne le soumettre au roi qu'au mois de décembre. Pour le moment le trésor est assez à l'aise, principalement parce que la solde de plusieurs mois n'a pas encore été payée à l'armée.
Je reçois à l'instant la lettre de V. Exc. du 11 novembre, avec la lettre jointe de M. le duc de Rovigo. J'aurai l'honneur d'y répondre incessamment.
Les lettres et bulletins de ce genre donnaient beaucoup d'humeur à Napoléon qui voyait son jeune frère gaspiller l'argent pour des futilités, tandis qu'il eût voulu que tout fût consacré alors à entretenir la guerre et à faire de nouveaux armements; cela explique en quelque sorte la fin de non recevoir qu'il opposait aux demandes incessantes et justes de la Westphalie.
Jérôme à Napoléon.
Cassel, 16 décembre 1812.
Sire, j'apprends à l'instant le passage de Votre Majesté par Dresde, je m'empresse de lui exprimer mon désir bien naturel sans doute d'aller en personne lui présenter les expressions de mon tendre et inviolable attachement.
Je serai heureux si Votre Majesté veut me permettre d'aller passer quelques jours auprès d'elle.
Bulletin.
Cassel, 17 décembre 1812.
Un décret royal a aboli la charge de grand maître de la reine: celle du chevalier d'honneur y a été substituée. On la croyait généralement destinée à M. de Maupertuis, et tout annonce que la famille Fursteinstein s'en flattait. Elle a été, dit-on, désorientée, lorsqu'il y a quelques jours, le roi déclara que ce ne serait point M. de Maupertuis. On nomme aujourd'hui M. le comte de Busche, ancien ministre de Westphalie à Saint-Pétersbourg. On dit que Mme Mallet, première lectrice de la Reine, a repris un certain ascendant et qu'il y a eu une explication de la reine avec le roi. Quelques indices pourraient même faire penser que le roi de Wurtemberg est intervenu. Il est du moins certain qu'il a écrit dernièrement une lettre au roi, son gendre. En même temps, M. de Gemmingen, ministre de Wurtemberg, a été appelé subitement à Stuttgard; il est parti ce matin. Plusieurs personnes pensent qu'il ne reviendra point; quant à lui, il ne paraît se douter de rien. Les motifs qui avaient dicté au roi de Wurtemberg le choix d'un ministre bonhomme, mais sans esprit et sans influence, peuvent avoir été très bons sous plusieurs rapports: ils ont cependant eu ce résultat fâcheux pour la reine qu'elle s'est un peu trop abandonnée elle-même; cette apathie éternelle, vraie ou apparente, a quelque chose qui nuit et qui fait de la peine; et c'est déjà un mal que le mieux qu'on puisse dire de cette princesse soit qu'elle ne fait point de mal.
Jérôme à Napoléon.
Cassel, 18 décembre 1812.
Sire, je m'empresse d'adresser à Votre Majesté, à l'occasion de la nouvelle année, mes félicitations et l'expression sincère de mes sentiments inaltérables. Je serais particulièrement heureux, sire, si Votre Majesté me permettait d'aller l'assurer de vive voix de mon tendre et inviolable attachement.
J'attends la réponse de Votre Majesté avec bien de l'impatience.
L'empereur ne permit pas à son frère de se rendre à Mayence pour son passage. Le jeune roi, de plus en plus affecté de sa disgrâce auprès de son frère, resta à Cassel, qu'il allait à la fin de 1813 abandonner sans retour.
À la fin de décembre 1812, l'empereur ayant désiré avoir des notions vraies et confidentielles sur plusieurs des ministres et des principaux personnages du royaume de Westphalie, M. Reinhard envoya à Paris, sur chacun de ces personnages, des aperçus curieux et sincères.
Nous allons faire connaître ce qui concerne les plus en vue de ces hommes d'État:
Cassel, 29 décembre 1812.
1o M. le comte de Wolfrath, ministre de l'intérieur, grand croix de l'ordre de Saxe, commandeur de l'ordre de la Couronne.
Il a commencé sa carrière comme avocat à Brunswick où, par l'intégrité de son caractère, il s'attira la faveur du dernier duc qui le nomma d'abord conseiller de la cour, ensuite directeur de la chancellerie de justice, et à la fin, ministre. À la formation du royaume, il fut nommé ministre de l'intérieur. Quelque grand et sincère que fût jadis son attachement à la maison de Brunswick, on ne peut pas lui reprocher la moindre bévue politique depuis la mort de son ancien maître. Il est un des plus fidèles serviteurs du roi de Westphalie dont l'intérêt ainsi que celui du royaume lui sont les plus sacrés. Il est seulement à plaindre que, par une ancienne habitude, il soit encore trop attaché aux anciens usages et formes dont il lui est presque impossible de se défaire. C'est lui qui est cause que tant d'anciennes choses se conservent encore, lesquelles, d'après la constitution, ne devraient plus exister. On lui reproche aussi une lenteur terrible dans les expéditions qui se font à ses bureaux. Son principe est que les règlements français sur l'administration intérieure sont excellents pour la France, mais moins bons pour les peuples d'Allemagne.
Il voudrait admettre partout des restrictions qui produisent un mélange affreux. Il est un des plus grands admirateurs de l'empereur. Ceux qui le connaissent particulièrement soutiennent qu'il l'aime encore plus qu'il n'ose le dire, de crainte de paraître par là trop bon français et de perdre l'affection du roi qui ne veut apercevoir en ses ministres que des gens qui lui soient uniquement attachés. C'est par cette raison même que son influence sur les préfets, sous-préfets, maires de canton et maires de commune n'a jamais été avantageuse pour le gouvernement français. Il a toujours cru devoir leur faire sentir à toute occasion le grand avantage de n'être pas soumis aux droits réunis, à l'enregistrement, etc. M. de Wolfrath est un de ceux qui pour faire aimer le gouvernement westphalien sacrifieraient tout autre intérêt. Les Français attachés à la Westphalie l'estiment assez à l'égard de son caractère, mais ils lui reprochent aussi sa lenteur et son entêtement de conserver tant d'anciennes formes.
2o M. le baron Malchus, comte de Marienrode, ministre des finances, commandeur de l'ordre de la Couronne.
Il y a seize ans qu'il n'était que gouverneur des enfants de M. de Brabeck, près de Hildesheim, par l'intercession duquel il obtint la place de syndic auprès du chapitre dans cette ville.
Lorsque le pays de Hildesheim, en conformité du traité de Ratisbonne, fut occupé par les Prussiens, M. Malchus révéla à la commission prussienne le secret de tous les capitaux que le chapitre avait eu soin de soustraire aux perquisitions des organisateurs. En récompense de ce service, le roi de Prusse le nomma conseiller de la guerre et des domaines en la chambre des domaines à Halberstadt. À l'époque de la fondation du royaume de Westphalie, M. Malchus s'empressa de mettre le gouvernement en état de s'emparer de plusieurs capitaux également inconnus. Le roi le nomma conseiller d'État, sur la proposition de M. de Bulow, ministre des finances. M. Malchus sut bientôt gagner la confiance du roi, tantôt par des propositions financières, tantôt par des sommes qu'il savait faire entrer dans la caisse royale par ses recherches. Il fut nommé à plusieurs commissions extraordinaires, entre autres à l'organisation du pays d'Hanovre. Après cette organisation, il fut envoyé à Paris pour obtenir quelques avantages dans les domaines. Enfin, lorsque M. de Bulow fut déposé de la place de ministre des finances, M. Malchus l'obtint, au grand étonnement de toute la cour qui avait désigné le conseiller d'État Pichon pour successeur du comte de Bulow. M. Malchus n'avait jamais été aimé de personne. Sa nomination de ministre fit une impression désagréable sur tous les employés au service. Il fut regardé comme une sangsue qui n'épargnerait rien pour se confirmer dans l'opinion du roi et qui n'oublierait pas non plus son intérêt particulier.
Le roi le nomma ministre des finances, du trésor et du commerce; il continua à être à la tête de ces trois départements sans aucun contrôle; mais cela ne dura pas longtemps. Il fut nommé, au grand dépit de M. Malchus, un intendant général du trésor public, en la personne de M. Pichon, conseiller d'État. Tout le monde applaudissait à cette nomination qui faisait d'autant plus de plaisir que M. Pichon réunissait tous les suffrages et qu'il était généralement connu pour le meilleur intendant et le plus désintéressé serviteur du roi.
J'ai déjà cité dans l'histoire de l'esprit public le désordre qui règne dans les finances. Les cabales et intrigues qui commencèrent entre M. Malchus et M. Pichon le mirent à son comble. Celui-ci voulait introduire l'administration du trésor purement sur le pied français, tandis que celui-là y voulait conserver les formes adoptées et se réserver d'y mettre du sien à son aise. M. Pichon, dégoûté de toutes ces tracasseries, demanda enfin au roi d'être nommé ministre du trésor. Le roi refusa cette prière, et M. Pichon donna sa démission qui fut acceptée, au grand triomphe de M. Malchus et au grand dépit du public. M. Pichon va s'en retourner en France. Il a la satisfaction d'être le plus estimé Français qui ait été au service de la Westphalie.
M. Malchus est un homme dont l'égoïsme dépasse toute idée. Pourvu qu'il réussisse en ses projets particuliers, il servira tout aussi bien le dey d'Alger que le roi d'Angleterre. Sa souplesse l'aidera à se pousser partout. Comme il ne doute point que la fin de son ministère ne soit très proche, il a eu soin de se mettre en état d'attendre l'avenir sans inquiétude. Il s'est mis en possession du beau domaine de Marienrode qu'il vient d'acheter au roi, lequel pour preuve de sa satisfaction, lui a fait encore un cadeau de 120,000 francs. Le public est étonné que M. Malchus ait pu payer la somme énorme de presque un million de francs le domaine de Marienrode. Tout le monde sait qu'il n'a jamais eu de fortune. On dit qu'il a gagné par les manœuvres de papiers publics dont il réglait les chances.
M. Malchus a pour habitude de relancer sur la France les demandes qu'il fait au peuple westphalien. Les besoins de l'armée lui servent toujours de prétexte, et comme cette armée, dit-il, n'existe que pour l'empereur Napoléon, c'est à celui-ci que les Westphaliens doivent s'en prendre.
Il est vrai qu'il est difficile d'avoir toujours à sa disposition les sommes dont le roi a besoin pour couvrir les frais énormes que le luxe de la cour et ses autres dépenses exigent. Mais il n'est pas moins vrai que les mesures de M. Malchus ne sont calculées que pour les besoins du moment et qu'il est bien loin d'établir un système financier tel que la Westphalie l'exigerait.
3o M. Siméon, ministre de la justice, commandant de la Légion d'honneur, grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, grand commandeur de la couronne de Westphalie.
Il est le plus estimé de tous les ministres. La partie judiciaire va si bien en Westphalie qu'on croirait que le code Napoléon y est déjà introduit depuis dix ans.
M. Siméon est réputé très bon français. Il est à plaindre qu'il ne soit pas à la tête des autres parties de l'administration. Il est président de la commission du Sceau des Titres.
4o M. le comte de Furstenstein, ministre des relations extérieures, secrétaire d'État, grand commandeur de l'ordre de la Couronne, grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, de l'Éléphant, de l'Aigle-Noir, des Séraphins, de l'Aigle-d'Or wurtembergeois.
Il a le surnom de Furstenstein de la dotation d'une partie de biens considérables du ci-devant ministre hanovrien Dide de Furstenstein que le roi lui a conférés. Au commencement de sa nomination, on ne doutait point qu'il ne serait le premier favori du roi et le factotum dans le gouvernement. Il est réellement un des premiers favoris du roi; mais quant à son autorité, il ne l'emploie jamais qu'aux affaires qui regardent son ministère, de manière que ses plus proches parents ne puissent compter sur sa protection. Il a épousé la fille du comte de Hardenberg, grand veneur westphalien.
5o Le prince Ernest de Hesse-Philipsthal, grand officier de la Couronne, grand-croix de l'Aigle-Noir.
Il est le fils du prince Adolphe de Hesse Philipsthal Barchfeld, prince apanage de l'ancienne maison de Hesse Philipsthal et dont la fortune a été toujours très médiocre. Il s'est marié avec une princesse de Hesse Philipsthal d'une autre ligne collatérale de l'ancienne maison régnante.
Le grand chambellan est un homme sans prétention, loyal et beaucoup estimé. Il ne peut pas briller par l'étendue de son esprit, mais il ne manque pas d'instruction. Son attachement au roi de Westphalie est hors de contestation. Il aimerait également la France s'il y vivait. Sa sœur est mariée avec le comte Laville-sur-Illion, gouverneur du palais de résidence. L'un et l'autre ne peuvent pas être comptés pour des gens qui signifient grand'chose.
6o M. le comte de Hardenberg, grand veneur, grand-croix de l'ordre des Deux-Siciles, commandeur de l'ordre de la Couronne, Hanovrien de naissance.
Il était ci-devant bailli hanovrien à Rotenkirchen et, dans le dernier temps de l'Électorat, gouverneur du château royal à Hanovre. Sa fortune est très grande et ses revenus seraient très grands, s'il était possible d'introduire l'ordre dans son économie. Malgré ses biens immenses, il n'a jamais d'argent et il emprunte à tout le monde.
Il a deux frères, dont l'un, le comte de Hardenberg, était autrefois président d'une cour de justice et membre de la commission du gouvernement à Hanovre; et l'autre, gentilhomme à la cour de Hanovre.
L'aîné de ces deux frères a épousé une fille naturelle du dernier duc de Courlande, et se trouve à présent à sa terre de Rannewitz en Mecklembourg. Il a sollicité très vivement la place du premier président de la cour impériale, à Hambourg; aussi, la commission du gouvernement l'a proposé. N'ayant pas réussi en ce projet à Paris, il a, à présent, l'intention d'aller à Vienne où son frère, le ci-devant gentilhomme, a établi un bureau de banquier.
Tous ces trois frères étaient connus autrefois pour être animés d'un esprit entièrement dévoué à l'Angleterre. Le banquier viennois se détachait le premier de ce sentiment, croyant avoir raison de se plaindre qu'on ne l'avançât pas d'après son mérite. Le grand veneur suivit cet exemple à l'époque de la fondation du royaume de Westphalie. Il a déclaré publiquement son convertissement politique en donnant sa fille pour épouse à M. Lecamus, depuis comte de Furstenstein. Le comte de Hardenberg de Rannewitz, piqué de ce qu'on n'a pas voulu de lui, conserve encore son dévouement à l'Angleterre. Sa fille est mariée au jeune comte de Platen, neveu de M. le comte de Munster, résidant aussi en Mecklembourg. Le voyage de M. de Hardenberg à Vienne m'a paru, au commencement, un peu suspect; mais je ne doute plus, d'après les renseignements que j'ai eu l'occasion de me procurer, qu'il n'ait d'autres intentions qu'à voir s'il pourra s'associer avec son frère le banquier.
7o M. le comte de Bochholz, grand officier de la Couronne, grand maître des cérémonies, conseiller d'État, grand aigle de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre de la Couronne.
Il est natif de Munster où son père était autrefois prévôt du chapitre. Il passe pour le plus riche particulier attaché à la cour.
Son inclination innée pour l'Autriche est encore très vive. Il n'a jamais cru le trône de France bien affermi qu'après le second mariage de l'empereur. Il est honnête homme et incapable de malices quelconques.
8o M. de Biedersee, conseiller d'État, commandeur de l'ordre de la Couronne, Prussien de naissance.
Il était ci-devant président de la régence de Halberstadt, et l'est maintenant de la cour d'appel à Cassel. Il est honnête homme, mais un peu égoïste. Son ancien attachement à la Prusse s'effaça sitôt qu'il se trouva dans une position à ne plus avoir à craindre pour sa subsistance. La seule pensée d'un changement de gouvernement le fait trembler, puisqu'il craint d'en souffrir des pertes particulières. Ce n'est que cette peur qui lui inspire de la répugnance contre la France. Il passe pour un homme instruit, juste et très appliqué. La cour d'appel jouit, sous sa présidence, d'une parfaite réputation. Il n'est pas riche et ne pourra vivre sans être employé.
9o M. le baron de Leist, conseiller d'État, directeur général de l'instruction publique, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est le fils d'un ci-devant bailli hanovrien qui demeure encore à Ebstorf, près de Lunebourg.
Il s'est appliqué, dès sa première jeunesse, tellement aux sciences, qu'il fut déjà jugé un savant avant d'avoir fréquenté l'université de Göttingue où, ses études finies, il s'établit comme professeur en droit. Sa renommée de savant lui attira l'attention des ministres de Bulow et de Wolfrath qui le proposèrent au roi pour conseiller d'État en la section de la justice et de l'intérieur. Sa connaissance en écoles et universités lui procura la direction générale de l'instruction publique.
Il a le grand mérite d'avoir banni des universités westphaliennes tous ces ordres, associations et agrégations qui s'y étaient manifestés parmi les étudiants, et lesquels y causaient les plus grands désordres.
Il a su insinuer également d'une manière très adroite aux professeurs qu'il ne leur convient pas du tout de se mêler des affaires de politique. Les universités de Marbourg et de Göttingue me paraissent être entièrement métamorphosées depuis deux ans. MM. les professeurs, instruits que la police de M. de Leist les observe partout, se gardent bien de n'ouvrir leur cœur qu'aux personnes de la plus intimé connaissance, de sorte qu'il est impossible que les élèves soient entichés de la fièvre de fronder et se préparer leur propre malheur, comme à Heidelberg.
M. de Leist est un homme d'une ambition sans bornes: il est plein de cette présomption dont les professeurs allemands sont si facilement saisis. C'est son faible de s'entendre louer, et quiconque sait toucher adroitement cette corde disposera bientôt de M. de Leist. Sa nomination de conseiller d'État l'éblouissait tellement que dès ce jour-là son ancien vrai attachement au gouvernement hanovrien changea en une haine si forte qu'il ne sut trouver des propos assez durs pour témoigner sa répugnance. Il s'imagina longtemps que le roi de Westphalie n'avait pas besoin de la protection de la France. Sa fausse politique l'a séduit même quelquefois, au point de concevoir les ridicules idées que le gouvernement westphalien ne fût point obligé de recevoir des préceptes de l'empereur.
Le public l'accuse de fausseté en ses principes et prétend qu'il serait capable de sottises encore plus grandes, pourvu que le roi les prît pour marques d'attachement à sa personne.
M. de Leist craint beaucoup que le royaume ne soit incorporé incessamment à l'empire. L'on a remarqué qu'il parle avec enthousiasme de la France, depuis que le roi est revenu de l'armée.
Il a pour épouse la fille d'un ci-devant secrétaire du ministère hanovrien, M. Klackenbring, qui est mort en démence. Sa fortune est médiocre; son frère unique est secrétaire-général de la préfecture à Göttingue.
10o M. le comte de Meerveldt, conseiller d'État, maître-général des requêtes, commandeur de l'ordre de la Couronne. Il est natif du pays de Paderborn et fut ci-devant sacristain de la cathédrale de Hildesheim, place à laquelle ne pouvaient arriver que les nobles d'un certain nombre de quartiers.
Il est lié avec la famille des comtes de Meerveldt, en Autriche, sans cependant les connaître personnellement. M. de Meerveldt est un des plus honnêtes hommes qui entourent le roi. Son aversion pour les Prussiens en a fait un bon serviteur westphalien. Il fait ses fonctions avec une exactitude ponctuelle et s'est fait estimer de tout le monde. Sa fortune est très considérable; il n'est pas marié. Son attachement au roi de Westphalie est sincère. Il aime moins la France parce qu'il croit que le roi, son maître, a des raisons de se plaindre de la France.
11o M. de Schulte, conseiller d'État, membre de la commission du sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est Hanovrien; son bien de souche est à Burgoittensen, petit endroit dans le département des Bouches de l'Elbe. Sa fortune est une des plus considérables du royaume.
Ayant achevé ses études à Göttingue, il fut employé comme auditeur et puis comme conseiller à la chancellerie de la justice à Stade, capitale de l'ancien duché de Bremen.
Ensuite, il fit un voyage en Angleterre et obtint d'être nommé conseiller à la Chambre des domaines, à Hanovre. Du temps de l'occupation française, sous le gouvernement du général Lasalcette, il fut nommé membre de la commission du gouvernement, résidant à Hanovre. À l'époque de la réunion du pays d'Hanovre à la Westphalie, M. de Schulte fut fait conseiller d'État, à cause de sa fortune qu'on voulut qu'il mangeât à Cassel.
On ne peut pas lui disputer de l'esprit et de l'instruction; mais il serait difficile de trouver un homme plus froid et plus fier que lui. Son aversion pour la France s'est adoucie un peu depuis que ses biens sont en France. Il est, néanmoins, très sujet à caution, et quand les circonstances exigeraient jamais de mettre en sûreté les personnes disposées à soutenir les projets des Anglais ou des séditieux quelconques, je serai d'avis de ne point oublier M. de Schulte.
Il s'est marié trois fois: sa première femme fut une demoiselle de Bothmer, d'Hanovre, dont il a eu une fille; celle-ci étant morte, il épousa une demoiselle de Busche Munch, fille du feu chambellan de Busche, à Hanovre, qui est morte en couches; à présent, il a pour troisième femme la fille du ci-devant général de Wangenheim.
M. de Schulte a touché à chaque mariage des dots considérables, de sorte que sa fortune en a considérablement grossi. Son oncle est le général anglais de Schulte, qui a pour résidence la terre de Burgoittensen.
12o M. le baron de Hardenberg, conseiller d'État, chevalier de la Couronne, grand-croix de l'ordre de Sainte-Anne.
Il est le frère du ministre-chancelier de Hardenberg, à Berlin, dont il partage toujours les maximes et principes. Sa carrière ancienne fut celle des baillifs hanovriens. Il eut le beau bailliage de Grohude, près de Hameln, dont il est encore fermier général. Ses finances sont ordinairement très embrouillées. Ayant pour femme la sœur du feu ministre hanovrien, de Steinberg, il partageait l'attachement général de tous les Hanovriens à leur gouvernement; mais cet attachement a cessé depuis qu'il est persuadé que le pays d'Hanovre ne sera plus rendu à l'Angleterre.
Il ne voudrait pas que le royaume soit réuni à la France: voilà le seul point qui lui fasse de la peine. Je réponds cependant qu'il n'entreprendra jamais rien contre la France.
13o M. de Malsbourg, conseiller d'État, président de la section des finances, commandeur de l'ordre de la Couronne. Hessois de naissance, il fut ci-devant conseiller intime de l'Électeur de Hesse. Ses compatriotes l'aimaient assez.
En l'absence du ministre des finances, c'est lui qui en tient le portefeuille. Il est un homme droit et de bonne volonté, mais dans l'esprit duquel les nouvelles formes ont encore bien de la peine d'entrer aisément. Il n'est pas marié; sa fortune est médiocre. Étant avec ses amis intimes, il aime à laisser passer le temps passé devant son imagination: il le regrette de temps en temps; mais il est trop honnête homme pour n'être pas un fidèle serviteur du roi.
14o M. le baron de Witzleben, conseiller d'État, directeur général des eaux et forêts, chevalier de l'ordre de la couronne.
Il est natif du pays de Nassau et fut ci-devant grand veneur à la cour de Hesse-Cassel. Il fait son service avec exactitude et jouit de la réputation d'un bon homme. Du reste, c'est un homme qui ne s'occupe que de son métier et qui est très insignifiant par rapport à la politique.
Son ancienne carrière était celle de professeur en droit des gens, à Göttingue, où il était beaucoup estimé. Il est parfait honnête homme et jouit aussi à la cour d'une très bonne réputation. Le gouvernement français pourra compter sur la justesse de ses principes et son zèle à lui être utile.
15o M. le comte de Patje, conseiller d'État, président de la Chambre des comptes, commandeur de l'ordre de la Couronne.
Il commença sa carrière comme secrétaire à la Chambre des domaines, à Hanovre. Ses talents et son application le distinguèrent bientôt si avantageusement que le roi d'Angleterre le fît venir à Londres pour concerter avec lui les mesures financières qu'il eut l'intention d'introduire. Aussi est-il resté fidèle à la partie des finances jusqu'à la fin de l'existence de l'électorat d'Hanovre.
Lorsque les Français vinrent occuper le pays d'Hanovre en 1803, et qu'une députation des membres des États fut chargée du gouvernement, le ministère nomma M. Patje membre de cette députation, dans le dessein de faire surveiller par lui la conservation des droits royaux pendant l'occupation française. Les manières insinuantes et la connaissance parfaite du pays lui attiraient la faveur et la bienveillance de tous les généraux et des autorités français, prussiens, russes, hollandais, espagnols, etc., qui venaient occuper le Hanovre. Ses relations avec le prince de Ponte-Corvo tinrent d'une vraie amitié.
Pendant la courte apparition que M. de Munster fit dans le Hanovre en 1805, M. Patje fut nommé conseiller intime du cabinet. En 1809, le gouverneur général Lasalcette le nomma président de la commission du gouvernement qui remplaça la députation des membres des États, et ce fut en cette qualité qu'il se présenta au roi de Westphalie à l'époque où le Hanovre fit partie de son royaume.
Le roi témoigna beaucoup de confiance à M. de Patje, ce qui fut cause d'une métamorphose totale qui s'opéra sur le système politique qu'il avait adopté fidèlement jusqu'alors. D'un très fidèle partisan anglais, M. Patje devint tout à coup l'ennemi déclaré du gouvernement des insulaires. Il s'est dévoué si entièrement à la Westphalie qu'il a oublié même que le royaume tient son existence de l'empereur. La perte des domaines qu'il a administrés depuis plus de trente ans lui cause bien du chagrin. Il trouve injuste cette privation des revenus si considérables et voit avec dépit les donataires français se mettre en possession de ces domaines sans lesquels il s'imagine que le roi ne pourra subsister.
M. de Patje se trouve en ce moment-ci à Hambourg où il travaille avec M. le comte de Chaban à la séparation de la dette publique entre la France et la Westphalie.
Il est de l'âge d'environ soixante-dix ans. Sa fortune est très considérable; il n'a qu'une petite-fille, Mlle de Wense, pour héritière. Son beau-fils, M. de Wense, ancien capitaine hanovrien, vit en particulier à Hildesheim.
16o M. le baron de Berlepsch, conseiller d'État, chevalier de l'ordre de la couronne.
Hanovrien et ancien président de la cour de justice aulique à Hanovre. Il a joué un rôle assez singulier à l'époque de la Révolution française. Sa prédilection pour les révolutions en général fut si marquée, et ses mesures si inconsidérées commencèrent à devenir tellement choquantes qu'il fut destitué de sa place et rayé de la liste des membres des États. M. de Berlepsch alla se plaindre de cet attentat contre le gouvernement hanovrien à la chambre de justice de Wetzlar. Le procès a duré jusqu'à la réunion du pays à la Westphalie où M. de Berlepsch fut nommé d'abord préfet à Marbourg, puis conseiller d'État. Il est encore aujourd'hui un terrible raisonneur, surtout quand il s'agit de censurer les mesures du gouvernement. Quoiqu'il soit assez connu et qu'on n'ait rien à craindre de ses exploits, je crois pourtant qu'il serait utile de contenir sa langue, s'il devenait sujet français. Sa fortune est assez considérable. Il s'est séparé de sa femme qui pendant quelque temps fît quelque figure par ses poésies, et laquelle s'est remariée à un nommé Harns, fermier dans les environs de Göttingue.
M. de Berlepsch a l'esprit enjoué et caustique: on se divertit à l'entendre radoter.
17o M. de Reineck, conseiller d'État, membre de la commission du sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet de Cassel.
Il était autrefois conseiller de régence à Aroldsen dans le pays de Waldeck. C'est un homme qui réunit beaucoup d'adresse à autant d'instruction. Son administration du département va très bien; il jouit d'une bonne réputation dans Cassel, mais on dit généralement qu'il a une grande aversion pour la France. Je ne le connais pas assez pour en juger avec certitude. On m'a assuré que c'est lui qui, pour confirmer les Westphaliens dans la confiance de leur gouvernement, donna toujours des couleurs sombres à la position des sujets français. On l'accuse d'être cause, par ce tableau, de la peur panique qu'a éveillée la possibilité d'être réuni à l'empire.
18o M. le comte de Schulenbourg, conseiller d'État du service extraordinaire, grand-aigle de la Légion d'honneur, grand-croix des ordres de l'Aigle-Noir et de l'Aigle-Rouge.
Sa carrière est assez connue. D'ancien général de la cavalerie prussienne et ministre d'État, il s'est laissé faire d'abord général de division et puis conseiller d'État westphalien, parce que sa terre de Kehnert est située dans le royaume. Il y vit très retiré, rongeant son dépit contre le monde entier et ne pouvant pas encore concevoir comment il se soit fait que la Prusse ait pu succomber à la France. Il ne s'occupe que de l'exploitation de ses biens et ne voit presque personne. Il ne sera jamais dangereux pour la France.
19o M. de Reimann, conseiller d'État du service extraordinaire, chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet du département de l'Oker, à Brunswick.
Il est né Prussien et était ci-devant employé à la Chambre des domaines à Minden en qualité de conseiller des guerres. Lorsque la Prusse prit possession du pays de Paderborn, c'est M. de Reimann qui fut chargé de l'organisation de ce pays. Il s'en est acquitté parfaitement, à la satisfaction du gouvernement et de la province. À l'avènement du roi de Westphalie, il fut nommé préfet et l'administration de son département pouvait servir de modèle à tous les autres. Il est à présent à Brunswick où sa présence fut jugée nécessaire pour mettre un terme aux querelles qui s'étaient établies entre les Français et les Westphaliens. Il a su trouver les moyens de parvenir à son but. M. de Reimann est un homme éclairé qui sait très bien que le sort de la Westphalie dépend de notre empereur. Il ne s'est jamais compromis ni par des expressions, ni par des faits inconsidérés.
20o M. le comte de Lepel, général de brigade, conseiller d'État, président de la section de la guerre, chevalier de l'ordre de la Couronne.
Il est ancien Hessois et a été déjà général au service de l'électeur de Hesse.
Il n'y a pas de doute que M. de Lepel est beaucoup attaché au roi de Westphalie; mais il est très douteux qu'il ait les mêmes sentiments pour l'empereur.
À l'occasion de la séparation des départements hanséatiques, il s'est permis de si fortes expressions et a pris aussi dans la suite si peu de précautions en parlant de la France en général, qu'il est impossible de lui accorder la moindre confiance. Il est détesté à Cassel pour ses manières rudes et outrageantes. Son orgueil et la façon dont il en use avec ses subordonnés lui ont attiré une haine générale. Le roi lui veut du bien. On se disait pendant quelque temps que la reine ne se sentait aucun éloignement à le voir, mais ce bruit s'est bientôt perdu.
21o M. de Dohm, conseiller d'État du service extraordinaire, commandeur de l'ordre de la Couronne.
Cet ancien ministre prussien s'est fait connaître assez en Allemagne par le nombre considérable des commissions dont son ancien gouvernement l'a chargé. Son système en ce temps-là était entièrement anti-français. Enragé de ce que la Prusse n'ait pas fait la guerre à la France en 1805, il ne manqua pas de mettre en mouvement tout ce qui dépendait de lui pour faire réussir celle de 1806. L'issue de cette guerre le força de quitter le service prussien et d'embrasser celui de la Westphalie puisqu'il avait tout son bien dans ce royaume. Le roi de Westphalie le traita avec beaucoup de bonté, il le nomma même ambassadeur à la cour de Dresde. M. de Dohm ne pouvait cependant résister à l'envie de se retirer du service. Il obtint la permission du roi de s'en aller dans sa terre près de Nordhausen où il mène aujourd'hui encore la vie la plus retirée. Il n'est que Prussien, les autres nations lui sont indifférentes; il n'aime pas du tout les Anglais. S'il était possible de rendre à la Prusse son ancienne grandeur, il serait le premier à y contribuer. Cette espérance échouée, on peut considérer M. de Dohm comme un être innocent qui ne fera aucun mal. Son rôle est fini, son âge avancé demande ce repos qu'il a trouvé.
L'année 1813, qui devait être la cinquième et la dernière du règne de Jérôme, s'annonça à ce prince sous de tristes auspices.
Dans les premiers jours de janvier, Napoléon fit savoir à son frère qu'il devait réunir à Magdebourg, la place la plus importante de ses États, un des points essentiels de la base d'opération ou de défense des armées françaises, des approvisionnements considérables pour une forte garnison et pour le ravitaillement d'armées d'opération.
Jérôme, tout en protestant de son désir de remplir les volontés de l'empereur, fit valoir le dénûment complet de la Westphalie, qui avait fait des sacrifices énormes depuis 1811, son épuisement total, l'impossibilité absolue de rien faire si on ne lui venait en aide, soit en lui remboursant ses avances à l'empire français, soit en lui donnant quelques millions. Longtemps Napoléon fit la sourde oreille, puis il accorda de mauvaise grâce un faible et ridicule secours de 500,000 francs, réduit à 250,000, dont l'envoi présenta de longues difficultés. Cet argent arriva trop tard.
La correspondance diplomatique roula d'abord sur l'affaire de Magdebourg, et comme le baron Reinhard, dans presque toutes ses dépêches, dans ses bulletins à l'empereur et au ministre des relations extérieures, duc de Bassano, laissait percer une sorte de critique sur la conduite de Jérôme, sur ses dépenses inutiles, sur le luxe de la cour de Westphalie, enfin sur les aventures galantes du jeune roi, Napoléon, dont toutes les idées étaient alors tournées à la conservation de ses conquêtes, au maintien de son influence en Europe, ne pardonnait pas à son frère la légèreté de sa conduite, disant, non sans quelque raison, que si le roi de Westphalie trouvait bien de l'argent pour bâtir des châteaux, des salles de spectacle, et pour faire des cadeaux à ses maîtresses, aux dames de sa cour, à ses favoris, il en devait trouver, a fortiori, pour des dépenses de première nécessité, d'où dépendait l'existence de ses États.
Le fait est, néanmoins, qu'un léger sacrifice d'argent de la part de Napoléon, une bonne division française envoyée à Cassel, eussent suffi, selon toute apparence, pour sauver Cassel et la Westphalie.