Les rubis du calice
VII
Solidarité sainte
Jusqu’à la récitation du Credo, c’est pour moi seul, pour m’ancrer dans l’esprit de pénitence, pour illuminer de la Parole sainte mon âme obscure que j’ai prié. Mais à partir de l’Offertoire, je me sens solidaire du prêtre qui célèbre le Sacrifice, des fidèles qui prient autour de moi, de ceux du dehors qui, par oubli coupable, inexactitude ou négligence, désertent la Messe, de ceux aussi qu’une éducation athée ou une habitude consciente dans le péché détourne de l’autel où le Rédempteur s’immole, chaque matin, pour notre salut. Je me sens solidaire de toute l’humanité. Je me sens solidaire de Jésus-Christ.
Les textes mêmes de l’Offertoire et celui du Canon me détermineraient à ce sentiment si je ne l’éprouvais déjà par intuition spontanée. Je me rappelle alors qu’il n’est pas de paroisse ignorée, dans les régions les plus lointaines, où il n’y ait, à toutes les heures, un prêtre et des fidèles pour offrir, avec le Fils unique, le monde entier à la miséricorde du Père tout-puissant. Ils sont tellement universels ces textes que me confiner en une oraison particulière serait de la présomption. Je n’ai qu’à les suivre, y déverser mon âme comme un ruisseau dans le courant d’un grand fleuve. Ils l’emporteront, mêlée à toutes les âmes, jusqu’à leur estuaire dans l’Océan d’où l’on entrevoit les plages de la Béatitude.
Donc, en union avec le prêtre, en union avec mes frères, j’offre l’hostie qui, bientôt, sera le corps de mon Sauveur car je sais que mon oblation ne vaudra que par Lui aux yeux du Père. Et je dis la sublime prière :
Reçois, Père saint, Dieu tout puissant et éternel, cette victime sans tache ; moi, ton serviteur indigne, je te la présente, ô Dieu de vie et de vérité, pour mes péchés, pour mes offenses, pour mes négligences qui sont innombrables, pour tous ceux qui sont ici, et encore pour tous les fidèles vivants ou défunts afin qu’elle obtienne leur salut et le mien dans la vie éternelle.
Et j’ose ensuite ajouter de mon chef : — Ce Pain nourrira mon âme car il n’est aucun autre aliment qui puisse la nourrir…
Voici maintenant que le prêtre verse dans le calice le vin qui, bientôt, sera le sang de mon Sauveur. Puis il y ajoute un peu d’eau. Ce mélange évoque, au sens mystique, le sang et l’eau qui jaillirent du cœur de Jésus lorsque Longin le transperça d’un coup de lance. Mais, d’après saint Cyprien, il nous apprend aussi notre union à la Sainte Victime. De même que l’eau et le vin mélangés dans le calice ne peuvent plus être séparés, de même le fidèle qui s’attache au Christ pour souffrir avec lui, demeurera dans son amour et rien ne pourra l’en séparer.
Nous disons alors :
O Dieu qui, par un miracle, avez créé la dignité de la nature humaine et qui, par un miracle plus grand encore, l’avez réformée, faites que, par le mystère de cette eau et de ce vin, nous ayons part à la divinité de celui qui a daigné participer à notre humanité : Jésus-Christ votre Fils, Notre-Seigneur.
C’est ici que se manifeste, en toute sa splendeur, notre solidarité avec le bon Maître. L’acceptation de la nature humaine par le Fils de Dieu, sa mort pour nous ont fait de nous les enfants de Dieu, les frères et les cohéritiers de Jésus-Christ, pourvu que nous acceptions la souffrance rédemptrice.
La dignité de l’homme, tel que Dieu l’avait formé par la création, était admirable. Il était le roi du monde visible, il égalait presque les anges, car dans l’Éden, la nature humaine n’était ni basse, ni indigente, mais toute haute et toute parée de dons surnaturels. Par sa faute, l’homme déchu de cette élévation, s’est précipité dans l’abîme du péché et de la misère morale. Mais, par son Fils, Dieu le relève et rétablit sa dignité d’une façon plus admirable encore. Vraiment, l’on peut dire que la sagesse, et la puissance de Dieu se montrent encore plus grandes dans la rédemption que dans la création. L’Église le proclame quand elle chante : Il nous aurait été inutile de naître si nous n’avions été rachetés !
Comment, dès lors, ne pas supplier Dieu qu’il nous maintienne dans cette innocence reconquise et qu’il nous dirige par les chemins où fleurit la Grâce, loin des hommes aux œuvres iniques dont la droite désobéissante nous offre des fruits de malédiction ?
Et quand le prêtre s’adresse aux fidèles pour les confirmer dans cette pensée que « son sacrifice est le leur », comment ne se sentiraient-il pas une seule âme pour lui répondre :
Que le Seigneur reçoive, par tes mains, ce sacrifice, à la louange et à la gloire de son nom, et aussi à notre profit et à celui de la Sainte Église tout entière !
Fortifié par cette adhésion, sûr désormais d’englober dans sa prière la prière de tous, le prêtre lance le cri admirable : En haut les cœurs !
Est-il rien de plus émouvant que cet appel au détachement des choses de la terre ? Tandis qu’il le profère, le prêtre élève les mains pour témoigner, par ce geste, de son désir de se donner et de nous donner totalement à Dieu.
Prenons-y garde : lorsque nous répondons, avec toute bonne volonté : Nos cœurs sont à Dieu ! nous prenons un engagement redoutable, celui de fermer nos âmes aux pensées d’en-bas et de diriger toutes nos puissances vers les pensées éternelles. C’est seulement si nous brisons de la sorte les chaînes qui nous rivaient à la terre que la lumière d’en haut éclairera notre intelligence et que notre âme, réprouvant ses paresses et ses tiédeurs anciennes, se jettera, d’un élan irrésistible, vers le ciel.
Penser et tendre à ce qui est élevé, telle se définit la sagesse chrétienne. Le Sursum corda de la Messe m’y convie. Faites donc, mon Jésus, que je ne sois pas une présence inerte qui affirme seulement de bouche : — « J’ai le cœur aux réalités d’En Haut » et qui cependant, n’a pas rompu avec les chimères d’en-bas. Faites que je sois sincèrement à vous, sans réserve à vous. Faites que je m’écrie avec le bienheureux Henri Suzo : « En haut, cœur captif, dégage-toi des passions périssables ! En haut, cœur endormi, réveille-toi de la mort du péché ! En haut, cœur indolent, arrache-toi de la mollesse où tu t’enlises. » Seigneur, si trop souvent, parmi les sollicitudes de l’existence quotidienne, j’oublie de tout rapporter à vous, faites du moins qu’au pied de votre autel, je me consume en votre amour comme dans un brasier que rien d’humain ne saurait éteindre.
Si je me hausse véritablement le cœur, je comprendrai à quel point il est digne et juste, équitable et salutaire que je rende grâces à Dieu partout et toujours.
Partout et toujours, même dans les épreuves qu’Il m’envoie pour que mon âme, qui se voudrait sainte, se persuade que la sainteté implique l’acceptation de la souffrance avec Jésus.
Si je récriminais lorsque les gens du monde me lèsent ou me méprisent, si surtout je me laissais entraîner à leur rendre la pareille je piétinerais, très loin de la sainteté, dans les vallées inférieures où règnent l’amour-propre et l’esprit de vengeance.
Si, au contraire, je fais abnégation de moi-même afin de suivre Jésus, en portant ma croix dans la voie douloureuse qui va du prétoire au Calvaire, je vois l’aurore de la sainteté rougir de ses feux la cime radieuse que je souhaite atteindre. Alors mon cœur se dilate aux souffles salubres de la Grâce. Je respire à l’aise et le cri de victoire : Hosanna dans les hauteurs exprime, en sa plénitude, la joie de mon âme tout heureuse d’escorter son Sauveur.
Mais attention ! Il ne faut pas que cette entrée dans la lumière me vaille une jouissance égoïste. Si, par l’oraison de détachement, j’ai réussi à faire un pas de plus hors des ténèbres, je n’en reste pas moins solidaire de tous les fidèles vivants, soit qu’ils me devancent, soit qu’ils errent encore dans les brumes qui précèdent l’aube. Je me souviens que Jésus priait pour eux comme pour moi, quand il a dit : « Père Saint, conservez en votre nom ceux que vous m’avez donnés afin qu’ils soient un comme nous… Je ne demande point que vous les ôtiez du monde mais que vous les sauviez du mal… Je ne prie pas seulement pour eux mais encore pour ceux qui, par leur parole, croient en moi, afin que tous ils soient un comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, afin qu’eux aussi soient un en nous… Moi en eux et vous en moi, pour qu’ils soient consommés en un et que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé. »
A m’assimiler cette divine prière, comment ne serais-je pas remué jusqu’au plus profond de mon être ? Comment ne sentirais-je pas la flamme de la fraternité chrétienne s’allumer dans mon âme ? Jésus veut que je sois un avec lui et il veut, pour cela, que je sois un avec tous les fidèles. Quelle faveur il me fait et, en même temps, quelle tâche il m’impose !
Je prierai donc pour les âmes qui me sont particulièrement chères mais aussi, et avec la plus grande insistance, pour celles qu’une charge excessive des liens de ce monde tient immobiles à l’orée de la voie étroite quoique, par leur parole, ils croient en Jésus.
Comment deviendraient-ils un avec le Rédempteur ces pauvres entre les pauvres qui s’appellent les riches, si ceux qui ne possèdent rien, qui ne désirent rien posséder, qui vivent au jour le jour de leur travail avec la confiance justifiée que Dieu pourvoiera, ne priaient pour eux — ne s’offraient à leur intention ?
Les riches, dans l’Église, portent au front le stigmate de l’or. Telle est leur infortune que, trop souvent, ils ont beaucoup de peine à ne pas préférer cette marque de Celui d’en-bas à la Couronne d’épines. De la sorte, ils retardent l’union parfaite de l’Église et de Jésus.
C’est pourquoi nous à qui Dieu fit la grâce insigne d’épouser « la Veuve qui a nom Sainte Pauvreté » nous prierons Notre-Seigneur afin que s’il sollicite le riche de tout laisser pour le suivre, le riche ne s’éloigne pas de Lui par attache morose aux munificences du Mauvais.
Cette loi de solidarité, cette loi de charité dont Jésus est le principe, cette loi fondamentale qui nous fait un avec lui, j’y manque trop souvent. L’intention bonne persiste assurément au fond de mon âme mais que de fois la nature déchue me porte à interpréter avec une promptitude malveillante les actions des fidèles qui comme moi s’efforcent de marcher dans le chemin du Salut ! Quelle amertume ou quelle légèreté en mes propos sur eux ! Quelle hâte à « penser le mal » en ce qui les concerne ! Lorsque réellement je crois m’apercevoir qu’ils pèchent contre la loi divine, ne suis-je pas d’abord enclin à les condamner au lieu de m’avouer que, dans une circonstance analogue, j’aurais probablement agi d’une façon pire qu’ils ne le font ? L’indulgence, je la réserve pour mes propres fautes. Et que mon esprit devient alors subtil pour me découvrir des excuses ! Ah ! misère de mon âme quand elle oublie que je dois aimer le prochain comme moi-même !…
L’Église connaît cette tendance. C’est pourquoi, en cette partie de la Messe, aussitôt après qu’elle m’a exhorté à offrir le Sacrifice en union sincère avec les vivants d’ici-bas, elle m’invite à « resserrer mes liens avec ceux qui sont déjà établis dans la gloire. » Elle sait, en effet, combien l’assistance des Saints m’est nécessaire pour que je maintienne ma solidarité, par une communication permanente, avec les vivants de Là-Haut.
Avant tout, elle me prescrit l’appel à la Sainte Vierge parce que Marie est la Mère de la divine Grâce, parce qu’elle est la Reine de tous les Saints, parce qu’elle a souffert pour notre rachat plus qu’aucun de nous ne souffrira jamais.
Dès que j’ai prononcé le nom de la Vierge, je la vois debout au pied de la croix où Jésus agonise. Elle pleure à cause de nous comme il saigne à cause de nous. Et le fleuve de ses larmes se mêle au fleuve de sang rédempteur qui ruisselle sur le monde. Par ce regard de mon âme, je réalise la pensée que Jésus m’a été donné, sans retour, par la Vierge. Je sens qu’elle est inséparable du sacrifice de Jésus et que sa mémoire restera unie à celle de mon Sauveur jusqu’à la consommation des siècles. Et maintenant que j’ai vu, avec une netteté que nuls mots de la terre ne pourraient exprimer, le don entier qu’elle m’a fait de son Fils, c’est d’un cœur enfin charitable que j’apprends à m’offrir avec mes frères, même s’ils m’ont offensé, et avec l’Agneau de Dieu sur l’autel.
L’Église m’encourage ensuite au sacrifice par l’exemple de ses apôtres et de ses martyrs aux premiers temps de la Rédemption : Pierre et Paul, André, Jacques le Majeur, Jean, Thomas, Jacques le Mineur, Philippe, Barthélemy, Mathieu, Simon et Thaddée ; Lin, Clet, Clément, Xyste, Corneille, Cyprien, Laurent, Chrysogone, Jean et Paul, Côme et Damien.
Ce cortège radieux des amis de Jésus, je le vois s’agenouiller de chaque côté du tabernacle. Chacun d’eux rend témoignage par ses souffrances pour la fondation de l’Église ; et c’est comme une fresque aux teintes de pourpre qui se déroule devant les yeux de mon âme.
Pierre qui, le premier, s’écria devant Jésus : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant », Pierre voulut être crucifié la tête en bas, parce qu’ayant fléchi dans sa foi, en une minute de faiblesse, au début de la Passion, il s’estimait indigne de mourir d’un supplice identique à celui du Sauveur.
Paul fut décapité par le glaive d’une légalité féroce, après avoir allumé le flambeau de la Bonne Nouvelle pour les Gentils perdus dans les ténèbres du paganisme.
André, avait conquis à Jésus les barbares de Scythie. C’était un amoureux de la Croix. Lorsqu’on lui présenta l’X lugubre sur lequel ses membres allaient être écartelés, il s’écria : « Salut à toi, croix chérie que le corps de Jésus a sacrée. Il y a longtemps que je soupire après toi ! Enlève-moi du milieu des hommes et donne-moi à Celui qui m’as racheté par toi. » Deux jours et une nuit il agonisa sur ce bois d’infamie et de gloire. Et il souriait en attestant Jésus crucifié.
Jacques le Majeur qu’à cause de la violence et de l’éclat de son dévouement le Maître avait surnommé le Fils du Tonnerre, fut le premier des Apôtres à mourir pour la foi. Il eut la tête tranchée par les Juifs dont, pendant dix ans, passé l’Ascension, il avait bravé les menaces.
Jean l’Évangéliste fut plongé dans une cuve d’huile bouillante. Il en sortit, dit la liturgie, « plus valide qu’il n’y était entré ». Mais sainte Angèle de Foligno eut révélation que sa douleur, au Calvaire, à la vue des souffrances de Jésus et de Marie, avait égalé tous les supplices. Le souvenir lui en demeura au cœur, comme un coup de poignard, jusqu’au dernier jour de sa longue existence.
Thomas, qui avait touché les plaies de Jésus, mourut sous les coups de bâton et sous les pierres dans l’Inde où, pour racheter une hésitation de sa foi, il porta l’Évangile.
Jacques le Mineur, premier évêque de Jérusalem, surnommé le Juste, fut précipité du sommet du Temple. Comme il respirait encore et murmurait le nom de Jésus, les Juifs lui broyèrent le crâne avec un marteau à foulon.
Philippe, qui avait demandé « à voir le Père » et à qui Jésus avait répondu : Celui qui me contemple voit aussi le Père, fut mis en croix par les Phrygiens idolâtres. Comme il tardait à mourir, comme il ne cessait de proclamer la Voie, la Vérité, la Vie, la foule le lapida furieusement pour lui imposer silence.
Barthélemy, qui est ce Nathanaël amené à Jésus par Philippe, fut écorché vif par les Arméniens auxquels il apportait la Parole sainte.
Mathieu, le publicain qui abandonna sans hésiter sa caisse, ses registres et ses sacs d’écus pour suivre le bon Maître, fut percé d’un coup de lance, tandis qu’il évangélisait l’Arabie.
Simon le zélé, plus zélé encore d’avoir compris la parole du Sauveur : « S’ils me persécutent, ils vous persécuteront aussi », conquit des âmes en Mésopotamie. Thaddée l’accompagnait, non moins fervent que lui. Ils furent sciés par le milieu du corps.
Ici se termine la liste des Apôtres. Il est dit, dans l’Apocalypse, que la Jérusalem céleste est entourée de quatre murailles. Dans chacune d’elles il y a trois portes afin que soient admis, par le baptême, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, les peuples du levant, du couchant, du nord et du midi. Ces douze portes sont fondées sur douze pierres précieuses où sont gravés les noms des douze apôtres et qui reposent elles-mêmes sur la pierre angulaire qui est Jésus-Christ. C’est une image de l’Église parvenue à sa perfection dans l’éternité. Et cela signifie encore : sur terre, on n’entre dans l’Église que par la doctrine des Apôtres dont elle a le dépôt.
Le martyre sanglant étant le trait caractéristique des saints qui vécurent aux trois premiers siècles, l’Église a voulu citer ces témoins de Jésus en nombre égal à celui des Apôtres dont ils poursuivirent les travaux. Il y a cinq papes, un évêque, un diacre et cinq laïques.
Lin, converti par saint Pierre et son premier successeur sur le siège apostolique, fut l’ami de saint Paul qui le nomme dans son épître à Timothée. Formé à pareille école, il propagea la foi d’une façon si intrépide que les prêtres des faux dieux le dénoncèrent à la police comme perturbateur. Il fut saisi et décapité aussitôt sans même avoir été mis en jugement.
Clet, son successeur, avait été esclave. Affranchi, saint Pierre le convertit comme Lin. On conjecture qu’il porta d’abord le nom d’Anaclet qui veut dire « l’irréprochable ». Par humilité, il l’abrégea en celui de Clet qui signifie « l’Appelé » du Seigneur. Son pontificat dura douze ans et se termina par la décapitation. En ce temps-là, être pape c’était se vouer à la mort rapide par le fer ou à la mort ralentie par la torture.
« Clément, écrit saint Irénée, fut le troisième évêque de Rome après les apôtres ; il les avait vus, s’était entretenu avec eux et maintenait la tradition apostolique. » Ce pourquoi, sous Trajan, il fut déporté en Crimée, condamné à travailler aux mines comme forçat. Il y fit tant de prosélytes que, sur l’ordre de l’empereur, on le jeta à la mer avec une ancre attachée au cou.
Xyste exerça le pontificat à l’époque où sévissait le plus furieusement la persécution ordonnée par l’empereur Valérien. Enfreignant la défense qui avait été faite de célébrer les Saints-Mystères, il avait coutume de dire la messe dans les Catacombes. Il fut dénoncé à la police par un renégat, saisi, condamné sans procès et décapité à l’endroit même où il avait commis sa sainte désobéissance.
Corneille, qui lui succéda, fut banni à Centumcellæ sous Gallus et décapité au bout de peu de temps parce qu’il refusait de sacrifier aux idoles.
Cyprien, né à Carthage d’une famille très riche appartenant à l’aristocratie, se convertit au christianisme en un âge déjà mûr. Aussitôt, il distribua tous ses biens aux pauvres et fit le vœu de chasteté. Élevé à l’épiscopat, il se voua tout entier au salut de son troupeau et à la défense de l’Église entière. Ses luttes contre le schisme et l’hérésie donatiste sont célèbres. Nul n’a mieux décrit que lui les joies de la paix en Dieu après la conversion : « Alors seulement, disait-il, on trouve un repos assuré de l’âme, une sécurité constante ; l’esprit se rapproche de Dieu ; tout ce qui apparaît aux hommes grand et sublime devient tout petit. » La vigueur avec laquelle il condamnait les mœurs dissolues des païens lui valut leur haine. Il périt par le glaive en remerciant ses bourreaux de lui procurer « la félicité du martyre ».
Chrysogone marqua par son zèle à développer la foi dans l’âme des nouveaux convertis et à les armer de patience pour subir la persécution. Après des années de prison, il fut décapité sous le règne de Dioclétien.
Les deux frères Jean et Paul avaient occupé des emplois élevés à la cour de la fille de Constantin. Julien leur offrit les plus hautes dignités s’ils consentaient à entrer à son service et à sacrifier, comme lui, au Dieu-Soleil. Ils refusèrent avec horreur. L’Apostat leur fit alors trancher la tête, en secret, dans leur propre maison.
Côme et Damien, chrétiens de naissance, exerçaient gratuitement la médecine en Cilicie. Comme ils ne guérissaient pas seulement les corps mais aussi les âmes et qu’ils en amenaient un grand nombre à l’Église, ils furent incarcérés pendant la persécution de Dioclétien. « Après avoir été tourmentés par la prison, par les chaînes, par l’eau, le feu, les pierres et les flèches ils furent décapités. » (Martyrologe romain, 27 septembre).
Dans cette liste funèbre et glorieuse de héros sanctifiés, vous croyez peut-être que j’oublie Saint Laurent ? Que non pas ! Si je l’ai réservé pour clore l’énumération, c’est parce que, lui devant une gratitude spéciale, je voulais en parler d’une façon un peu plus étendue.
Trois ans après que je fus entré dans l’Église, j’eus à traverser une période de tribulation où il semblait que les événements et les hommes se fussent concertés pour m’éloigner de Jésus. Tout ce que j’entreprenais échouait ; autour de moi, on interprétait de travers mes efforts pour affirmer ma foi en servant l’Église. De plus, la maladie m’éprouvait pendant que de grandes peines d’esprit rendaient aussi obscure qu’aride ma vie intérieure.
En août de cette année-là, les contradictions, les souffrances physiques et morales se firent plus accablantes. Mon âme pliait sous le fardeau ; je ne distinguais plus le regard de mon Sauveur que comme une toute petite étoile horriblement lointaine et voilée, à chaque instant, par les nuages qui montent de l’abîme où règne le Prince de la Désolation.
Le dix de ce mois, l’Église célèbre la fête de saint Laurent. J’allai à la messe comme d’habitude. Mais j’étais si déprimé que je ne parvenais pas à la suivre avec le recueillement nécessaire. Impossible de fixer mon attention ; des pensées tristes me bourdonnaient dans l’esprit, pareilles à des mouches importunes. Si j’essayais de vouloir prier quand même, ma volonté fuyait, comme de l’eau jetée dans un crible. Et mon âme gisait tout endolorie.
Soudain, mes yeux distraits se fixèrent, comme fortuitement, sur mon paroissien et y lurent le texte de la Secrète du jour. Il y est demandé que « les mérites de saint Laurent nous soient auxiliateurs pour notre salut. »
Alors je me sentis poussé d’une façon doucement impérieuse, à supplier le Bienheureux de me secourir. Je le fis volontiers, mais, l’invoquant, je m’aperçus que je n’avais qu’une notion très sommaire de sa légende. Et je m’étonnai qu’il me fût ainsi montré comme un guide et un consolateur. Je dis montré car il me semblait le voir rire parmi des flammes. Or, tandis que je le contemplais avec une admiration stupéfaite, une allégresse mystérieuse, débordante d’amour pour Jésus, m’envahit l’âme et en chassa les démons du découragement. Cela dura jusqu’à la fin de la messe sans que je pusse d’ailleurs articuler aucune prière vocale…
De retour chez moi, je m’empressai de lire le chapitre qui le concerne dans la belle Histoire des Persécutions de Paul Allard. Par cette lecture je repris courage : Saint Laurent devint mon compagnon pendant toute l’octave de sa fête. L’infusion de foi militante et d’énergie que je reçus de lui me donna la force de réagir contre mon affaissement. Je dissipai les préventions qui m’avaient presque détourné de mes travaux pour l’Église. J’oubliai mes misères corporelles et mon âme effondrée se rebâtit en Dieu…
Laurent, né en Espagne de parents chrétiens, vint de bonne heure à Rome où le pape Sixte — celui que le martyrologe appelle de son nom grec Xyste — le distingua pour sa grande piété, ses qualités d’administrateur et son zèle infatigable. Il l’éleva au diaconat et le mit à la tête des sept diacres de l’Église romaine ; aussi l’appelait-on l’archidiacre du Pape. En cette qualité, il avait la charge d’assembler et de distribuer les aumônes que les moins pauvres parmi les fidèles apportaient pour les indigents. Ce n’étaient, en général, que de bien petites sommes. Néanmoins les païens se figuraient que Laurent détenait un trésor considérable.
C’était le temps de la grande persécution (258). L’empereur Valérien avait rendu un édit qui portait que les évêques, les prêtres et les diacres seraient mis à mort ; elle leur serait infligée sans interrogatoires, sans jugement régulier ni sentence motivée — sur la seule vérification du fait qu’ils professaient le christianisme. Quant aux laïques, ils devaient être dépouillés de leurs biens et décapités, après jugement. Les chrétiens faisant partie de la Cour, verraient également leur fortune confisquée et perdraient leurs dignités. Ensuite ils seraient assimilés aux esclaves. En outre, toute réunion des fidèles était rigoureusement interdite.
Comme on l’a vu plus haut, le pape Sixte ne tint aucun compte de la défense. Quand les policiers, renseignés par un traître, vinrent l’arrêter, il célébrait la messe dans une chapelle souterraine des Catacombes de Prétextat, près de la voie Appienne. Il fut emmené, ainsi que les ministres du culte qui l’entouraient, devant l’un des préfets de la ville. Les assistants demandaient à mourir avec lui. Mais les soldats, ne voulant sans doute pas s’embarrasser, ce jour-là, d’un trop grand nombre de prisonniers les laissèrent libres. Le préfet, se conformant à l’édit, ordonna que Sixte fût décapité tout de suite à l’endroit même où il avait commis le crime d’offrir le Saint Sacrifice.
Pendant qu’on le ramenait aux Catacombes, Laurent, absent lors de l’arrestation, accourut pour lui dire un dernier adieu ; entre eux, un dialogue émouvant s’engagea.
Laurent que dévorait la soif du martyre s’écria tout en larmes :
— Où vas-tu, père, sans ton fils ? Où vas-tu, prêtre sans ton diacre ?
— Mon fils, répondit le Pape, je ne t’abandonne pas : de plus grands combats t’attendent. Cesse de pleurer : tu me suivras dans trois jours.
Puis il tendit le col au bourreau qui le lui trancha d’un seul coup.
La prédiction de Sixte ne tarda pas à s’accomplir.
Légalement Laurent aurait dû être arrêté sur l’heure. Mais les persécuteurs nourrissaient une arrière-pensée à son égard. Ils espéraient en lui accordant une liberté provisoire, obtenir qu’il leur livrât les prétendus trésors de l’Église. L’événement prouva que tel était leur dessein. En effet, le préfet de Rome fit comparaître Laurent et lui ordonna de livrer immédiatement les sommes qu’il était soupçonné de détenir.
Mais le diacre, prévoyant cette rapine, avait déjà distribué en aumônes la mince réserve dont il avait la gestion. Il demanda un délai de vingt-quatre heures pour répondre. Le préfet, se croyant assuré de toucher bientôt un monceau d’or et persuadé que Laurent craignait pour sa vie, l’accorda.
Le lendemain, le diacre revint au tribunal, suivi des pauvres qu’il avait coutume de secourir.
— Qu’est-ce que ceux-là ? demanda le préfet tout ébahi.
— Ce sont les trésors de l’Église, répondit Laurent. Et il éclata d’un grand rire héroïque.
Déçu dans sa cupidité, mis hors de lui par cette sublime raillerie, le préfet commanda que Laurent fût étendu sur un gril et brûlé à petit feu. Lui-même présida au supplice. Tandis que les flammes entamaient avec une cruelle lenteur les chairs du martyr, il lui disait à tout instant : — Livre ton or ; tu auras la vie sauve.
Mais Laurent riait toujours.
Le préfet insistait avec rage. Alors Laurent, désignant la partie droite de son corps déjà carbonisée : — Ce côté-là, dit-il, est assez cuit ; faites-moi tourner.
Le préfet hurla : — Je te ferai brûler pendant toute la nuit !
— Cette nuit, repartit le diacre, n’a point d’obscurité pour moi ; elle est pleine de lumière.
Puis, quelles que fussent les objurgations et les menaces de son tourmenteur, il cessa de répondre. Les yeux au ciel, il priait. Et voici sa prière :
« Sur le gril, Seigneur, je ne vous ai pas renié ; dans le feu, ô mon Jésus, je vous ai confessé. Vous avez éprouvé mon cœur, vous m’avez examiné et vous m’avez trouvé de bon aloi. Mon âme s’attache à vous parce que mon corps brûle à cause de vous. »
Puis il pria pour le triomphe du christianisme et enfin — rapportent les fidèles qui assistaient à son supplice — il prononça, d’une voix entrecoupée, ces mots : « Je vous remercie, Seigneur, de m’ouvrir les portes du ciel !… »
Et son âme s’envola dans la gloire de Dieu.
Hilarem datorem, celui qui se donne en riant, c’est ainsi que l’Église qualifie saint Laurent dans l’office qu’elle lui a consacré.
Ah ! me disais-je, durant la bienheureuse octave où à toutes les heures de la journée, je gardais présente l’image du martyr sur son gril, avec quel rire reconnaissant, mon Dieu, je devrais recevoir les épreuves qu’il vous plaît de m’envoyer pour mon plus grand bien. Saint Laurent obtenez-moi cette grâce !…
Or, il me l’obtint. Et c’est pourquoi je pus reprendre ma croix et la trouver plus légère.
Je vous le demande : comment au souvenir de cette radieuse semaine, ne vouerais-je pas mon affection et mon entière gratitude au Saint qui m’assista de la sorte ?
Saint Pierre crucifié la tête en bas, saint Paul décapité, saint André crucifié et écartelé, saint Jacques le Majeur décapité, saint Jean l’Évangéliste plongé dans l’huile bouillante, saint Thomas lapidé, saint Jacques le Mineur assommé, saint Philippe crucifié et lapidé, saint Barthélemy écorché vif, saint Mathieu percé de la lance, saint Simon et saint Thaddée sciés par le milieu du corps, saint Lin décapité, saint Clet décapité, saint Clément décapité, saint Xyste décapité, saint Corneille décapité, saint Cyprien décapité, saint Laurent brûlé vif, saint Chrysogone décapité, saints Jean et Paul, les jumeaux, décapités, saints Côme et Damien décapités… Je vois cette troupe glorieuse et funèbre se ranger à la gauche du célébrant qui se recueille pour la Consécration ; je vois leurs mains sanglantes offrir à l’Hostie les instruments de leur supplice…
Un peu plus tard, quand le Pater va être récité, d’autres martyrs les rejoindront, qui se placeront à la droite du prêtre : saint Jean-Baptiste le Précurseur décapité, saint Étienne lapidé, saint Mathias décapité, saint Barnabé décapité, saint Ignace déchiré par les bêtes du cirque, saint Alexandre décapité, saint Marcellin décapité, saint Pierre l’exorciste décapité, sainte Félicité et sainte Perpétue massacrées, sainte Agathe brûlée vive, sainte Lucie égorgée, sainte Agnès égorgée, sainte Cécile saignée à mort, sainte Anastasie brûlée vive…
Ces témoins de la Vérité unique ont vaincu, ont triomphé des lâchetés de la chair et des embûches du Démon pour que nous, catholiques d’aujourd’hui, nous soyons mis à même de participer au sacrifice de Jésus-Christ par leurs mérites. Si nous assistons paisiblement à la Messe, c’est aux tortures qu’ils subirent sans défaillance que nous en sommes redevables. C’est de leur sang que l’Église est cimentée. C’est leur haleine qui en vivifie l’atmosphère chaque fois que la nonchalance de nos âmes médiocres la rend toute stagnante. Dans l’union solidaire que nous formons avec eux, leur part est énorme ; la nôtre bien minime.
Mais sans ce privilège que nous confère la communion des Saints saurions-nous, s’il le fallait, remplir les devoirs formidables qu’il peut impliquer un jour ?
Question angoissante et que je me suis souvent posée. Je me disais : — Imagine que, demain, les ennemis de l’Église deviennent nos maîtres, qu’ils édictent des lois et des décrets qui t’ordonneront de renier Jésus sous peine de mort. J’admets que, d’un premier mouvement, tu refusas l’apostasie. Mais on t’emprisonne ; et tu ne tardes pas à comparaître devant un tribunal d’athées en fureur qui te condamneront, sans délai ni appel, parce que son fanatisme matérialiste lui présente ta fidélité à Jésus comme un crime irrémissible. La sentence prononcée, tu es reconduit dans ton cachot et tu y restes seul avec cette pensée : dans quelques heures le bourreau me coupera la tête.
Es-tu bien sûr qu’alors tu n’appelleras pas le geôlier pour lui demander s’il n’existe pas des moyens d’échapper au supplice ?
— Il n’y en a qu’un, répondra-t-il, renonce à ton Dieu.
Auras-tu le courage de repousser la tentation ? Ne mendieras-tu pas une audience de tes juges pour sauver ton cher corps en perdant ton âme ? Et si l’on te présente un Crucifix, ne le repousseras-tu pas en t’écriant : « Je ne connais plus cet homme ? »
Je dis que le chrétien qui n’a pas évoqué cette possibilité en tremblant, au moins une fois dans sa vie, fait preuve d’une confiance excessive en lui-même. Je dis que si la persécution sanglante revenait, il risquerait d’apostasier sur une simple menace d’arrestation.
Certains objectent : — Mais la persécution sanglante ne reviendra jamais. La dureté, la cruauté du paganisme antique n’existent plus. L’état de civilisation où nous sommes parvenus nous garantit du retour d’abominations pareilles.
Fragile assurance ! Il est vrai que la société actuelle, si régie qu’elle soit par une fringale de basses jouissances et par la négation des droits de Dieu sur l’humanité, garde encore quelques traces de l’adoucissement des mœurs qu’elle doit à des siècles de christianisme. Encore ne faut-il pas exagérer sa mansuétude car il n’y a pas si longtemps que sa mère la Révolution satanique tenta de détruire l’Église par la guillotine. Mais que, demain, un bouleversement social se produise. Je vous certifie que ceux qui le provoqueront brûleront d’une haine farouche contre Dieu et son Église et qu’ils mettront en pièces les fidèles avec autant de férocité — sinon plus — que ne le firent jadis les païens.
Et qui sait si ce temps n’est pas tout proche ? Qui sait si l’astre noir de l’Antechrist ne se lèvera pas bientôt à l’horizon trouble de l’avenir ?
Jésus a dit : « De ce jour et de cette heure, nul ne sait rien, pas même les anges mais Dieu seul. »
Et alors, ajoute saint Paul, « l’amour de Dieu se refroidira chez un grand nombre ».
Bien des signes donnent à présumer que ce soir du monde approche.
Ce n’est donc pas sans raison que je demande aux Saints martyrs qui se pressent devant l’autel de me venir en aide le jour, peut-être prochain, où il me faudrait rendre témoignage à Jésus sous le glaive. Leur exemple me fortifie. Les sachant près de moi, je me sens étroitement solidaire de leurs souffrances et de leur héroïsme. Contemplant leurs plaies je me sens aussi un peu moins indigne de m’offrir avec l’Hostie. Et, d’un cœur sans réticences, j’articule l’admirable prière qui précède immédiatement la Consécration :
Daigne, ô mon Dieu faire qu’en toutes choses, cette oblation soit bénie, légitime, valable, fondée en raison et acceptable par ta miséricorde, en sorte qu’elle devienne, pour notre salut, le Corps et le Sang de ton Fils très aimé, Notre Seigneur Jésus-Christ.
Bénie, elle le sera, si je n’ai pas abusé des grâces qui me furent départies avec surabondance malgré l’insuffisance de mon zèle.
Légitime, elle le sera, si j’ai la conviction absolue que le fait de sa perpétuité dans l’Église correspond à l’ordre établi par Jésus lorsqu’il institua la Cène.
Valable et raisonnable, elle le sera parce que c’est l’Agneau vivant de Dieu, Dieu lui-même, c’est-à-dire la Raison et la Sagesse incréées qui vont être immolées tout à l’heure.
Si je comprends la responsabilité que j’assume en prononçant, avec le célébrant, ces paroles, si, par elles, je m’associe aux Martyrs qui moururent pour la gloire du Mystère d’amour qu’elles commémorent, « j’aurai part à la divinité de Celui qui a daigné se revêtir de notre humanité ».