Les rubis du calice
XI
Pater noster
Saint Augustin, écrivant à sa fille spirituelle, la veuve Proba, lui dit :
« Parcourez toutes les prières qui sont dans les saintes Écritures, je ne crois pas que vous puissiez y trouver quelque chose qui ne soit pas compris dans l’oraison dominicale. On peut, en priant, demander les mêmes choses en d’autres termes, on n’est pas libre de demander autre chose. »
Et après avoir analysé les articles du Pater, au point de vue de la vie contemplative, dans son Chemin de la Perfection, sainte Térèse s’écrie :
« Quelle sublimité dans cette prière évangélique ! Qu’elle porte bien la marque du Maître excellent qui l’a composée ! Chacun de nous peut s’en servir à son gré. J’admire qu’en si peu de paroles toute la contemplation et toute la perfection se trouvent renfermées. Il semble que nous n’ayons pas besoin d’étudier d’autres livres… Notre-Seigneur a fait, en notre nom, une sorte de pacte avec son Père. C’est comme s’il avait dit : Faites ceci, Seigneur, et mes frères feront cela. Et nous sommes bien assurés que ce divin Père ne manquera pas aux engagements pris. Il pourra même nous arriver un jour de dire cette prière de telle sorte que, voyant notre sincérité et notre ferme résolution de tenir ce que nous promettons, il nous comblera de richesses [pour la vie intérieure]. Il aime extrêmement la loyauté. Lorsqu’on agit avec Lui simplement et franchement, qu’on ne songe pas à dire une chose tandis qu’on en pense une autre, il donne toujours plus qu’on ne lui demande. »
Ne pas dire une chose tandis qu’on en pense une autre : cette phrase, si je m’y arrête d’un esprit sans complaisance pour moi-même, m’inspire de la crainte. Je me rappelle tant d’occasions où, récitant le Pater d’une façon pour ainsi dire automatique, j’ai négligé de graver dans mon âme les obligations qu’il comporte !
Je rougis et je frissonne à ce souvenir. J’ai presque l’impression d’avoir mis trop souvent une fausse signature sur le contrat que Dieu me présentait après y avoir empreint son nom de lumière…
Qu’aujourd’hui du moins, en cette messe où je vais communier, il me soit donné, à moi pécheur qui demande audacieusement « part et société avec les Saints », qu’il me soit donné de répéter l’oraison dominicale avec la pleine conscience de mon peu de mérite, avec le désir de racheter mes manquements et mes fautes par un recours éperdu à la bonté divine.
Cette bonté a déterminé Dieu à m’envoyer son Fils pour me sauver ; elle a sanctionné ses promesses ; elle m’a retiré de la boue du péché ; elle m’a préservé de mille chutes ; elle m’a pardonné plus de sept fois soixante-dix-sept fois ; elle frappe sans cesse à la porte de mon cœur ; et elle est prête à m’accorder les grâces dont j’ai un pressant besoin pour demeurer fidèle jusqu’à la mort. Mais ces grâces, il me faut les implorer par le Pater en connaissance de cause.
Un excellent moyen de le faire, c’est de suivre la méthode indiquée par l’Abbesse de sainte Cécile dans son traité si substantiel : La vie spirituelle et l’oraison. Au chapitre VIII de ce livre, après avoir spécifié que « toute oraison qui ne se rattache pas à quelqu’une des demandes du Pater ne peut avoir accès auprès de Dieu », cette grande moniale nous enseigne que « quant à sa réalisation pratique dans nos âmes, le Pater débute par sa dernière demande. »
Méditant cette donnée, m’appuyant aussi des méditations de sainte Térèse, dans le Chemin de la Perfection, je tâcherai d’exposer comment l’oraison dominicale mène des premières assises de la vie contemplative à la cime radieuse où règne le Père éternel.
Pris au sens mystique et médité dans l’ordre inverse de celui où on le récite, le Pater résume les désirs de l’âme qui tend à vivre en Dieu dès ce monde et autant qu’il est possible à la faiblesse humaine.
Libera nos a malo, ne nos inducas in tentationem, dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris : vie purgative. Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra, adveniat regnum tuum : vie illuminative. Sanctificetur nomen tuum, Pater noster qui est in cœlis : vie unitive.
Libera nos a malo. — Le mal, c’est l’amour-propre. Tant qu’il ne sera pas réduit par l’esprit de pénitence et de mortification, l’âme ne réussira point à parfaire son union avec Dieu parce que Dieu ne distingue, pour les attirer en son adorable essence, que les âmes absolument convaincues de leur indignité et fortement décidées à employer leur meilleure volonté au détachement d’elle-même.
C’est ce dont Notre-Seigneur nous avertit dans la parabole rapportée au chapitre XIV de saint Luc.
Incitant l’âme aux noces spirituelles, c’est-à-dire à la vie unitive, il lui dit : Lorsque tu seras conviée à ces noces, va t’asseoir à la dernière place afin que quand viendra Celui qui t’a conviée, il te dise : — Mon amie, monte plus haut. Car quiconque s’humilie sera exalté.
Donc, pour mériter la faveur de Jésus, l’âme qui a reçu l’incomparable grâce d’aspirer à sa fusion en Dieu désirera d’abord réprimer en elle les trois concupiscences : goût des jouissances charnelles, complaisance au spectacle du monde, orgueil de l’esprit, surtout ce dernier qui est le générateur des deux autres.
Laissée à ses seules forces, l’âme comprend qu’elle n’y parviendrait pas. Elle avoue son impuissance et cependant elle expérimente qu’elle ne peut progresser dans la voie étroite que par l’ascétisme et par l’humilité. Alors, elle demande à Dieu de la délivrer du mal, c’est-à-dire de lui octroyer l’énergie de vaincre sa nature mauvaise afin qu’elle puisse monter plus haut en devenant la vraie amie de Jésus.
Ne nos inducas in tentationem. — Les racines de l’amour-propre sont tellement vivaces en nous que même lorsque nous nous figurons les avoir extirpées, il en reste toujours quelqu’une qui chemine sournoisement aux profondeurs secrètes de notre être pour qu’en naissent de nouveaux rejets.
Voici que l’âme a fait quelques progrès vers la possession du Souverain-Bien. La satisfaction qu’elle en éprouve lui persuade que désormais elle ne retournera pas en arrière. Présomption des plus néfastes et qui guette tous les débutants dans la vie contemplative. Nul n’y échappe car le Démon veille. Dès qu’il a flairé que l’âme est prête à s’établir dans cette fausse sécurité, il l’attaque — presque toujours à l’improviste — et fort souvent il la culbute.
Sainte Térèse a signalé le péril. Aux chapitres XXXVIII et XXXIX du Chemin de la Perfection, elle analyse, avec une lucidité merveilleuse, l’état de l’âme trop confiante dans son acquis. Elle donne de nombreux exemples de cette infatuation où elle dénonce une des manœuvres les plus subtiles de Satan pour entraver la marche vers Dieu des âmes d’oraison. Je citerai l’un des passages où elle nous met le plus vivement en garde contre le piège diabolique :
« Une tentation bien dangereuse, écrit-elle, c’est une certaine confiance que, pour rien au monde, nous ne voudrions retourner à nos fautes passées et aux plaisirs du siècle. On se dit : — Je suis désabusé ; je sais que tout passe et je ne trouve plus de consolation qu’aux choses de Dieu. Chez les commençants cette tentation est funeste parce que, sous l’empire de cette sécurité, on ne craint pas de s’engager dans les occasions de péché, on s’y jette, tête baissée… et Dieu veuille que la rechute ne soit pas bien pire que la chute ! Le démon voit-il une âme capable de lui nuire et de faire du bien à d’autres, il fera tous ses efforts pour l’empêcher de se relever. Aussi, quelques consolations, quelques gages d’amour que le Seigneur vous accorde, ne vous tenez jamais en telle assurance que vous ne craigniez les rechutes et fuyez-en les occasions. Si élevée que soit votre contemplation, ayez soin de commencer et de finir toujours par la connaissance de vous-mêmes. Vous le ferez si cette contemplation est de Dieu car, dans ce cas, elle apporte avec elle l’humilité et nous laisse toujours plus éclairés sur le peu que nous sommes. »
Donc, pour ne pas abuser de la Grâce, l’âme contemplative demande à Dieu de ne pas l’induire en tentation c’est-à-dire d’écarter d’elle les occasions où l’amour-propre la ferait dévier vers le chemin de la perdition tandis qu’aveuglée par le Mauvais, elle se figurait n’avoir pas quitté le chemin qui mène en Paradis.
Dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. — Délivrée de l’attache au péché, gardée, par une grâce d’humilité, contre la tentation de s’attribuer le Bien que Dieu fait en elle, l’âme conçoit maintenant qu’il lui faut se détacher d’autrui. Pour ce faire, elle ne demande pas de l’ignorer ou de le mépriser car elle sait qu’il est de son devoir de l’aimer en Dieu c’est-à-dire en s’abstenant de rendre à la créature un culte qui n’est dû qu’au Créateur. Elle demande d’être exempte d’animosité à l’égard d’autrui lorsque celui-ci lui aura fait tort. Si elle n’agissait de la sorte, elle se conformerait à l’esprit du monde qui consiste à nourrir en soi des sentiments de rancune, des souhaits de malheur, des désirs de vengeance contre quiconque froissa notre amour-propre.
Mais elle a rompu, autant qu’il lui fut possible, avec l’amour-propre. Par suite, elle s’efforce de répondre aux mauvais procédés d’autrui tout au moins par de l’indulgence ; elle ne se contente pas de pardonner de bouche les injures, elle les oublie. Et c’est seulement lorsqu’elle a obtenu de sa volonté cette abnégation pour l’amour de Jésus-Christ qu’elle offre, sans frayeur, à Dieu cette pétition : Pardonnez-moi mes offenses comme je promets de pardonner les leurs à ceux qui me méconnaissent ou me nuisent.
Engagement redoutable ! Et pourtant il est essentiel que l’âme le prenne pour monter plus haut en se dégageant du point d’honneur tel que le pratiquent les mondains. C’est là le suprême détachement ; par son effort généreux pour l’opérer en elle-même, l’âme méritera de pénétrer et d’être maintenue dans la voie illuminative.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie. — Ce pain suprasubstantiel, c’est d’abord l’Eucharistie. L’âme, le sollicitant pour sa nourriture indispensable de chaque jour, « pour sa défense et son remède », s’engage à ne jamais le recevoir en état de péché grave car elle n’ignore pas que si elle commettait ce sacrilège, elle encourrait la condamnation terrible formulée par saint Paul en ces termes : Celui qui mange et boit indignement le Corps et le Sang du Seigneur mange et boit son jugement.
Mais ce pain, c’est aussi celui de la doctrine éternelle. Dieu, à ce stade de la vie contemplative, en gratifie l’âme par des images lumineuses, comme un père présente aux regards émerveillés de son enfant les illustrations d’un beau livre où il lui apprend à lire.
Fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra. — Parvenue à ce point, l’âme ne peut plus désirer qu’une chose, c’est que la volonté divine s’accomplisse en elle sur la terre comme elle s’accomplira dans le ciel. Par ce vœu elle se prépare à entrer dans la vie unitive.
Adveniat regnum tuum. — Que ton règne arrive, cela signifie : Seigneur Jésus, que ta présence me soit désormais habituelle, que je ne fasse qu’un avec toi !
Sanctificetur nomen tuum. — Si l’âme, proférant, d’un cœur sans réticences vers le monde, cette aspiration, a mérité d’être exaucée, elle entre dans la vie unitive.
Alors le nom du Père qui est aux cieux est réellement sanctifié par la créature restaurée dans sa dignité première, remise en possession de l’héritage incomparable qu’implique cette invocation : Notre Père !…
Contemplant le mystère d’amour infini renfermé dans le Pater, sainte Térèse s’écrie :
« Bon Jésus qui nous avez accordé la grâce inestimable de devenir vos frères, combien ce que vous donnez, de notre part est peu de chose en comparaison de ce que vous demandez pour nous. Oui certes, ce n’est qu’une bagatelle lorsqu’il s’agit de reconnaître les obligations que nous avons contractées envers Dieu. Mais pourtant, ô bon Maître, n’est-il pas vrai de dire qu’en nous faisant faire cette offrande, vous ne nous laissez plus rien parce que nous donnons tout ce qu’il nous est possible de donner ! »
C’est cela même : l’âme qui dit le Pater, avec tout le détachement qu’elle peut y mettre, se donne à Dieu comme Dieu se donne à elle.