Les rubis du calice
III
Sur une épître de Saint Paul
Quand on arrive à cette partie de la Messe : l’Instruction, j’ai non seulement à méditer les enseignements qu’elle nous apporte mais encore à me représenter celui qui les donne.
Le fragment d’épître qu’on lit aujourd’hui est extrait de la Première aux Corinthiens. J’essaierai de le commenter tout-à-l’heure. Mais d’abord, je veux dire sous quel aspect, selon quel prolongement de l’oraison, celui qui en fut l’auteur se précise pour moi.
Saint Paul est un homme de petite taille, au dos voûté, à la poitrine étroite, aux membres à la fois maigres et noueux. Une calvitie précoce dénuda son crâne. Mais autour de ses joues creuses grisonne une barbe abondante dont il laisse pousser au hasard les touffes inégales. Il a le teint couperosé. Ses sourcils broussailleux tracent une barre d’ombre continue d’où saillit un nez aquilin, d’une courbe tout hébraïque. Ses lèvres violâtres s’entr’ouvrent sur une denture mal rangée où la carie découpe des créneaux. Dans ses yeux bleus, très enfoncés, brille la pure flamme de l’amour divin. Mais une ophtalmie, que rien ne peut guérir, corrode ses paupières dépourvues de cils et où suinte continuellement une humeur sanguinolente.
La disgrâce de son physique le rend timide et gauche. Lorsqu’il s’est présenté dans une assemblée, par exemple chez ces Grecs épris de belles formes : les Corinthiens, l’infirmité répugnante dont il souffre, sa laideur, la difficulté qu’il éprouve à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne l’ont tout d’abord desservi. Les artisans très frustes qu’il espérait conquérir à Jésus l’ont plaisanté. D’ailleurs, ils étaient prévenus contre lui par les Judaïsants qui le suivaient partout pour le dénoncer comme un imposteur n’ayant point mission d’annoncer la Bonne Nouvelle.
Malgré tant d’obstacles, il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour les persuader. Telle était la vigueur de son zèle, telle, l’ardeur de sa conviction qu’il réussit assez rapidement à faire des chrétiens de ces ignorants voués jusqu’alors au culte grossier de l’Aphrodite populaire.
Plus tard, leur rappelant, sans amertume, les railleries qu’ils lui avaient prodiguées, il leur écrivait d’Éphèse : « Vous avez dit que j’étais chétif de corps, désagréable à regarder, incorrect dans mon langage. »
Maintenant, voici qu’ils l’aiment, voici qu’ils sentent que nul ne saurait, au même degré que ce vilain petit Juif, les maintenir hors des ténèbres du paganisme, les ouvrir au soleil de la Grâce.
L’apôtre n’eut pas toujours à lutter, comme à Corinthe, contre la malice humaine. Les bons Galates, l’aimèrent tout de suite et le plaignirent à cause de ce mal qui, parfois le rendait presque aveugle. Aussi, avec une gratitude émouvante, il leur écrit : « Je témoigne que, s’il eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. »
Mais pour que Paul ne s’attribue point le mérite de ses victoires sur le démon, son Maître lui inflige une épreuve si humiliante qu’il frémit rien qu’à en évoquer les tourments. « L’aiguillon de la chair » c’est-à-dire son tempérament sensuel ne cesse de le solliciter, d’obséder son imagination de prestiges voluptueux, tandis que son âme, imprégnée des chastes lumières que Jésus prodigue à ses biens-aimés, plane bien au-dessus des marécages de la basse luxure. Quoi, il obéit passionnément à sa vocation d’assainir les mœurs immondes des païens vers qui Jésus l’envoya, il lave, il revêt de blanches tuniques tous ces impurs et voici que lui-même subit, avec une horreur indicible, les tentations dont il vient de les libérer !
Avec quels accents pathétiques il s’en lamente ! Il s’écrie : « Je me plais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais je sens dans mon corps une autre loi qui lutte contre la loi de mon âme… Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? »
Jamais il ne put s’accoutumer à cette torture permanente et qui redoublait d’acuité chaque fois qu’il venait de fonder une nouvelle église. Vingt ans après le chemin de Damas, il écrit : « De crainte que la grandeur de la révélation que j’ai reçue ne m’inspire de l’orgueil, il m’a été envoyé un ange de Satan qui me soufflète. Trois fois, j’ai supplié le Seigneur de m’en délivrer, Mais le Seigneur m’a répondu : Ma grâce te suffit car ma puissance éclate mieux dans ta faiblesse. »
Alors Paul se résigne ; il accepte que la pointe de l’aiguillon qu’il détourne de ses enfants en Jésus, ne s’émousse jamais pour lui-même et il ajoute : « C’est pourquoi je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, dans l’indigence, dans les angoisses de l’âme pour le Christ puisque quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »
Incomparable leçon d’humilité ! Les Saints sont forts parce qu’ils sentent leur faiblesse, parce qu’ils abritent leur volonté dans la volonté de Jésus. Nous, au contraire, nous nous éprenons de notre propre volonté ; en cent occasions, nous la suivons avec une confiance dérisoire. Nous appelons force notre faiblesse. C’est pour cela que nous piétinons si souvent sur place aux étapes du chemin qui mène en Paradis.
Maintenant, voici le passage de la lettre aux Corinthiens où Paul, informé des dissensions qui menacent d’abolir en eux les dons du Saint-Esprit, leur définit la vertu sans laquelle nulle pensée, nulle parole, aucune œuvre ne comptent devant Jésus. C’est la charité, l’amour de Dieu avec sa conséquence nécessaire : l’amour des âmes.
Les phrases où l’apôtre nous en avertit sont pareilles à des flèches de feu qu’il décoche à nos cœurs pour y allumer l’incendie dont lui-même il se consume.
Écoutons :
« Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Quand je serais doué pour la prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la foi intégrale au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand j’emploierais tous mes biens à nourrir les pauvres et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien.
L’amour est patient ; il est doux ; l’amour n’est point envieux ; il ne se manifeste pas avec ostentation ; il ne s’enfle pas d’orgueil ; il n’est pas ambitieux ; il ne cherche pas son propre intérêt ; il ne s’irrite pas ; il ne pense pas le mal ; il ne se réjouit pas de l’injustice mais, au contraire, il se réjouit de la vérité. Il supporte tout, il croit tout, il endure tout… Par l’amour, je connaîtrai Dieu comme je suis connu de lui car il y a trois grandes vertus : la foi, l’espérance, l’amour. Mais la plus grande, c’est l’amour. »
A relire ces paroles fulgurantes, qui ne ferait un retour sur soi, qui, sondant son propre cœur, ne se dirait avec effroi : — Comme je suis loin de posséder cette clé qui ouvre la porte de la Béatitude, l’amour de Dieu et, en répercussion, l’amour de mes semblables dans l’amour de Dieu !…
Je m’adonne aux œuvres. Mais si elles ne me procurent point tout de suite des satisfactions de vanité, je m’impatiente, je me courrouce, je me démène pour les mettre en évidence. Dans l’assemblée des fidèles, je voudrais qu’on me distinguât. Si, autour de moi, l’on semble faire peu de cas de mes empressements, ce n’est point à mon insuffisance d’amour que j’attribue la blessure de mon orgueil, c’est à la sottise ou à la jalousie d’autrui. Bien plus, si autrui souffre d’un déboire du même genre, je penche à me réjouir secrètement de le voir humilié. Bien plus encore, toute action dont je ne saisis pas immédiatement le sens, je m’empresse d’en penser du mal. Je suis injuste à l’égard de mes frères parce que je suis partial pour moi-même. Je cultive peut-être en mon cœur un atome de foi, un commencement d’espérance ; mais, parce que je me pavane en mon mérite prétendu, je n’ai pas l’amour. Car si l’on me crucifiait à la droite de Jésus-Christ, je me plaindrais moins de mes souffrances que de voir l’attention des témoins du supplice se porter sur Lui et non sur moi.
Notre nature, défigurée par la Chute, s’étonne que sa laideur ne soit point beauté au regard de Dieu. Tant que nous ne nous voyons pas tels que nous sommes, c’est à dire dénués d’amour véritable, nous aurons beau venir à la Sainte-Table en répétant des : Non sum dignus d’une sincérité très relative, user notre larynx à chevroter d’innombrables litanies, briguer la présidence de cinquante œuvres plus ou moins charitables d’intention, la grâce d’amour ne descendra pas en nous…
Or j’entendis, un jour, un moderniste fourvoyé dans le sacerdoce qui connaissait peut-être « toute la science », mais qui certes manquait d’amour de Dieu, tromper son auditoire en lui affirmant que la parole redoutable de l’apôtre n’avait qu’une signification historique et donc ne s’appliquait qu’aux seuls Corinthiens. Pour ceux qui l’écoutaient, il paraissait les considérer comme une réunion de Saints en qui l’amour flambait avec une ardeur incomparable.
Comme je ne pouvais absolument pas prendre pour moi cette interprétation captieuse du texte sacré, je le regardais avec effarement. Alors il me sembla qu’un vent glacé venait d’éteindre tous les cierges de l’autel. Il fit noir dans l’église. Et les paroles qui tombaient de la chaire je les entendis résonner sous la voûte comme le rire aigre des cymbales que le démon entrechoque avec allégresse chaque fois que nous travaillons pour lui.
Je me hâtai de sortir. Et il était temps, car j’allais m’écrier : — Je suis de Corinthe !…