← Retour

Les rubis du calice

16px
100%

XII
Le royaume de la Paix

Pacem meam do vobis dicit Dominus. Esurientes implevit bonis : Il a comblé de Lui-même ceux qui avaient faim de Lui.

Lapillus rapporte :

L’autre jour, peu avant de communier, je demandais ainsi qu’il est prescrit, sa Paix à l’Agneau de Dieu. Puis, insistant, je demandais derechef à Notre-Seigneur la Paix qu’il a promise à ceux qui l’aiment.

Tandis que je prononçais les paroles liturgiques, un rappel de la Cène selon Saint Jean s’empara de moi d’une façon impétueuse et m’occupa au point que j’ai dû interrompre ma prière vocale. A la lettre cette intuition me pénétra : c’était comme des coups de lances, aussi suaves que douloureux, qui me transperçaient le cœur.

Chaque blessure en se réitérant me faisait frémir, tout entier, d’une allégresse mystérieuse car, en même temps, il me semblait que Jésus se tenait près de moi et me redisait — à moi, pauvre balayure du monde — quelques-uns des mots qu’il prononça au Cénacle, la veille de son supplice.

Il dit d’abord : — Je ne te laisserai pas orphelin.

L’accent de charité infinie qu’il mit en cette seule phrase me remua si fort qu’aussitôt je ruisselai de larmes heureuses : en effet jamais encore je ne m’étais senti aussi étroitement adopté par Celui qui est tout amour.

Il reprit : — Je te laisse ma paix, je te donne ma paix… Que ton cœur ne se trouble ni ne s’effraie ; je vais venir en lui pour qu’il soit toute paix.

A ouïr cette promesse, j’entrai dans un tel recueillement que je perdis conscience des choses extérieures. Mon être, corps et âme, était lié à Jésus. Même si je l’avais voulu — mais émettre une volonté dans ce sens m’était impossible — je n’aurais pu articuler une syllabe. Je n’entendis pas les coups de sonnette qui accompagnent le Non sum dignus du prêtre. Je ne vis pas celui-ci communier. Et lorsque le moment fut venu pour moi de recevoir l’Eucharistie, ce fut d’une façon toute machinale, comme si j’étais un aveugle et un sourd mené par un guide bénévole, que je quittai ma place et que je vins m’agenouiller à la barre.

Je reçus l’hostie. Je revins, toujours comme un somnambule, à mon prie-Dieu. Alors, avant que j’eusse eu l’intention de formuler mon action de grâces, je sentis mon âme devenir le royaume de la Paix…


Toutes les puissances de mon âme étaient en suspens — sauf la volonté qui conservait le pouvoir d’écarter toute pensée susceptible d’interrompre mon absorption en Jésus. Encore ne lui fallait-il que produire un très minime effort pour cela. Suppose une faible bouffée d’air qui ride, une seconde, la surface ensoleillée et tranquille d’une mer sans rivages. Et c’est bien, en effet, à un océan de quiétude radieuse que je puis comparer l’état de mon âme durant que la présence de Jésus l’imprégnait d’une clarté fluide — d’une clarté toute blanche, sans une seule ombre, jusqu’à l’horizon le plus lointain. Elle se tenait immobile ; elle n’exprimait ni foi, ni espérance, ni charité : elle était la foi, l’espérance et la charité, calmes, sereines, dans la possession de la Paix absolue…

Hélas ! comme les formes humaines du langage tombent en poussière lorsqu’on tâche de les employer à décrire cette merveille de l’amour divin ! Je n’essaierai donc pas davantage de te faire saisir ce que je ne puis entièrement expliquer. Pour concevoir cette Paix adorable, il faut l’avoir éprouvée… J’ajoute seulement ceci : quoiqu’elle n’ait peut-être pas duré plus de cinq minutes, il me sembla qu’elle s’était prolongée pendant des siècles car j’avais perdu la notion du temps. Mais quand j’eus repris conscience de ce monde obscur où nous sommes en exil, le souvenir de cette communion persista en moi. Il persiste encore et il suffit à rendre toutes lumineuses beaucoup de mes communions quotidiennes.

Note

Au cours d’une conversation subséquente, Lapillus spécifia que cette paix d’oraison ne diffère de la paix intérieure connue de tout chrétien qui remplit ses devoirs que par l’intensité. Il dit encore qu’elle constitue une voie pour aller à Dieu mais que d’autres voies, d’où les grâces sensibles sont absentes, peuvent être pareillement bonnes à suivre : l’acceptation de l’aridité dans la souffrance en union avec Jésus crucifié, par exemple.

Il avertit aussi qu’il fallait se garder de demander ces grâces. Et, en référence il cita sainte Térèse qui dit dans le Château intérieur :

« Dieu n’est pas obligé de nous donner ces joies spirituelles comme il s’est obligé de nous donner la béatitude si nous gardons ses commandements. Nous pouvons nous sauver sans cela. Il sait mieux que nous ce qui nous convient… » Demander les grâces sensibles si Dieu ne juge pas à propos de nous les accorder gratuitement « ce serait nous tourmenter en pure perte. Si la source refuse de nous verser cette eau, nous nous fatiguerons en vain. Nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et offrir nos larmes, tout sera inutile. Dieu fait ce don à qui il lui convient et il le fait souvent au moment où l’âme y pense le moins. »

Chargement de la publicité...