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Les rubis du calice

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I
Au bas de la montagne

Trop souvent j’ai oublié qu’une seule chose est nécessaire. Jésus était là qui m’invitait à le contempler, à me tenir à ses pieds, simple comme un enfant, uniquement occupé de sa Sainte Face, attentif au regard dont Il m’illuminait l’âme. Mais moi, croyant le mieux servir si je m’agitais autour de lui, j’ai substitué ma volonté à la sienne. Je me suis affairé, çà et là, dans l’assemblée des fidèles ; j’ai prétendu me distinguer parmi les autres ; j’ai multiplié mes empressements comme pour Lui faire valoir mon zèle.

Alors, sous l’apparence d’une activité sanctifiée, mon âme se ternit comme un miroir où s’étale la bave du Vieux Serpent. Ce n’était plus le Maître que je regardais, c’était moi-même avec mon sale orgueil.

Quand mon âme, infatuée, dénombrant, avec complaisance, ses sollicitudes présentes et à venir, toute trépidante de pensées vaniteuses, est revenue s’agenouiller devant Jésus — voici qu’Il s’était en allé…

Effaré, plein de désarroi, je l’ai cherché aux profondeurs de mon être. Écartant les formes et les images du monde, j’ai voulu retrouver cette flamme secrète qu’il m’avait donnée comme un reflet de l’étoile rédemptrice qui brille dans ses yeux. Elle s’était éclipsée.

Quoi m’écriai-je, n’a-t-il pas dit : — Si quelqu’un m’aime, je viendrai en lui et je ferai en lui ma demeure ? Je n’ai donc pas su l’aimer de la façon dont il le demande ?

Sa voix me répondit, très lointaine : — Le feu était ardent mais il ne s’élevait pas sans fumée.

Puis j’entendis l’écho de ses pas s’affaiblir et se perdre dans la distance. Et je connus cette angoisse : la nuit de l’esprit par l’absence de Jésus.

Parmi les ombres froides de cette nuit désolée, je fus dans un désert où il n’y avait plus de chemins ni de poteaux indicateurs. Mon seul Guide étant parti, j’errais, horriblement solitaire, comme au hasard. J’essayais de prier, mais toutes mes prières, en vain dardées vers le ciel, retombaient autour de moi, comme une poignée de sable sur une terre à jamais aride : elles se dispersaient au souffle des vents âpres qui balaient cette noire étendue. Si je faisais effort pour les renouveler, je ne parvenais à les articuler qu’avec ennui et dégoût. Je tentais de me réfugier dans l’Évangile, verger miraculeux où, naguère, Jésus m’avait permis de récolter les fruits suprasubstantiels de son enseignement. Mais il me sembla que c’était un enclos où ne végétaient que des arbres stériles. Bientôt il me devint impossible de prier ou de concevoir une fin à cet abandon. Le désert intérieur reculait ses limites à l’infini ; les ténèbres devenaient de plus en plus épaisses. Elles pesaient si fort que mon âme fléchit. Gisante sur le sol, ne pouvant même pas pleurer, suant une sueur sanglante, elle demeurait inerte dans le silence affreux que déchirait parfois le rire funèbre de celui qui se nomme : le père de la désespérance éternelle.

Qu’il voyait juste l’éprouvé qui a dit : « Passer par cette nuit, c’est ressentir l’avant-goût de la damnation !… »

Je croyais que Jésus était parti pour toujours. Et pourtant, sans que j’en eusse la moindre conscience, sa grâce latente persistait puisqu’il me fit sentir, d’une façon tout instinctive, qu’il ne fallait abandonner ni la messe, ni les Sacrements, ni l’oraison — malgré la répugnance que mon imagination m’inspirait à l’égard de ces pratiques salutaires.

Un jour enfin, après des mois vécus dans cette ombre rigide, le sentiment me vint que cette peine m’était infligée à cause de mon trop d’attache au monde. Oui, trop de préoccupations humaines s’étaient mêlées à ma bonne volonté d’aimer Jésus. Par amour-propre, je m’étais miré dans mes œuvres à son service. D’où, mille ferments mauvais m’avaient empoisonné l’âme. Pour la purifier, pour y allumer une flamme sans fumée, il m’avait plongé dans cette nuit dont on ne peut sortir que l’orgueil brisé par l’agonie d’une nouvelle conversion.

Cette intuition bénie me fut donnée un matin où, avant la messe, je regardais le tabernacle : — Humble pour nous instruire, me dis-je, Il se cache là sous le voile des Saintes-Espèces. Et moi, je n’ai pas encore appris à recevoir cette leçon avec humilité !…

Ce fut un trait de lumière qui me fit comprendre ma pénurie d’amour véritable et mon indignité. La messe commença. Je me vis alors au pied d’une montagne dont il me fallait gravir la pente ardue pour gagner le sommet où je sentais que la Face de Jésus allait bientôt rayonner comme un soleil aux splendeurs immuables.

Alors, pour la première fois depuis si longtemps, je pus prier d’un cœur inondé d’une énergie renouvelée. Mon oraison ne se formulait point verbalement. Elle chantait en moi selon le sens profond et le rythme du texte liturgique tandis que de belles images se succédaient devant les yeux de mon âme.

Voici, approximativement traduite — car les mots dont nous sommes obligés de nous servir sont si peu aptes à rendre les merveilles de Jésus intérieur ! — voici quelle fut cette oraison :

Seigneur Jésus, fontaine de vie, vous jaillissez à la cime de la sainte montagne, du Carmel qu’il me faut maintenant gravir pour m’abreuver de l’eau qui doit rendre à mon âme, vieillie dans le péché, la jeunesse éternelle. Faites que je me réjouisse de souffrir pour mériter d’éteindre en vous la soif de vous dont je brûle.

J’étais dans la vallée à jamais obscure où la Malice règne sur un peuple d’illusions décevantes. Vous m’en avez tiré tout-à-l’heure. Mais le Père du mensonge marche sur mes traces et voudrait me ressaisir. Chassez cette troupe de démons qu’il mit à ma poursuite ; séparez ma cause de la sienne.

Parce que vous êtes ma force et mon Tout, parce que, si faible d’avoir été si seul, je veux ne croire qu’en vous, n’espérer qu’en vous, n’aimer que vous, ne permettez pas que l’Ennemi me séduise. Écartez ses prestiges. Dispersez cette horde d’esprits malveillants qui me traque.

Vous me désignez si nettement le chemin qui monte à vous ! Envoyez votre vérité qui est lumière pour qu’elle me conduise et que j’avance malgré ces ronces tenaces : mes vices, dont les griffes tâchent de me retenir chaque fois que je perds de vue le sommet radieux d’où elle émane…

Voici que, par la charité du bon Maître, j’ai franchi les roches aiguës qui encombraient le bas de la montagne. Mes pieds sont déchirés : je souffre — mais je chante… Et c’est toi, mon Jésus, qui m’infuses cette allégresse !

Puisque tu m’accueilles en ta voie douloureuse, pourquoi serais-je triste ? Pourquoi mon âme me troublerait-elle ?

Mon secours, c’est la croix que porte, pour l’amour de moi, Celui qui créa le ciel et la terre. Il me demande de l’aider à la soulever. Courons-y !…

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