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Les rubis du calice

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II
Images du Confiteor

Le soir vient sur le Golgotha où Jésus saigne — abandonné de tous. Ce crépuscule livide que raient des nuages couleur de blessures fraîches, n’est-ce point son Sang qui en empourpre la pâleur ?

La ville n’en sait rien. La ville n’en veut rien savoir. Plutôt que de lever les yeux vers ce Crucifié importun, les hommes vont par les rues, la tête basse, grommelant des phrases où il est question des gains réalisés aujourd’hui, des trafics à entreprendre demain. Des femmes font miroiter leurs bracelets aux carrefours. Des tramways, où s’entassent des chrétiens qui se hâtent vers les plaisirs nocturnes, grincent longuement sur leurs rails. Des autos, au braiment nasillard, emportent des riches qui, fiers d’avoir tué leur conscience, se raidissent — comme des cadavres. Devant des comptoirs bordés de métal blême, des pauvres noient leur envie et leurs rancœurs en des poisons multicolores tandis que le gramophone, où se blottit un démon sardonique, emprunte la voix de Polichinelle pour leur vanter les voluptés de l’oubli dans l’ivresse.

Quelque part, au loin, dans un faubourg de misère, il y a une petite église où tinte faiblement un Angelus dont les notes frêles essaient en vain de dominer la rumeur porcine que forment tous ces bruits confondus. Il dit : — Le Verbe rédempteur voudrait habiter en vous. Pourquoi ne l’accueillez-vous pas ?

Ils ne l’écoutent point. Ils écoutent les portes des coffres-forts se fermer avec fracas. Ils écoutent les vaisselles cliqueter pour la mangeaille prochaine. Ils écoutent la luxure chuchoter à l’angle des rues. La Bête règne sur la ville, dans une buée rousse, dans la morne clarté des lampes électriques qui commencent à s’allumer çà et là. Et la plainte de l’Angelus s’engloutit dans le tumulte énorme comme une fleur de lys dans un égout.

Jésus saigne…

Une voix s’élève alors en moi. Je la connais : elle est plus tranchante que le couteau de chirurgien qui perce un abcès.

— Te sied-il, me dit-elle, de blâmer tous ces inquiets qui souffrent à cause de leur âme infidèle à Dieu ? Toi, qu’as-tu fait pour mériter qu’une goutte de ce Sang qui va se perdre dans l’ombre rafraîchisse ton front ?

Elle a raison la voix !… Je ne me suis pas mêlé aux hommes de la ville. J’ai bâti ma demeure dans la solitude de l’un des ravins qui sillonnent les flancs du Calvaire. Mais là, j’ai gaspillé des jours à la suite, à caresser les rêveries infécondes qu’engendrait ma paresse. Je fus le serviteur inutile dont la négligence laissa des poussières sordides s’accumuler dans mon âme où Jésus vint hier, où je voudrais tant qu’il revienne encore. Si la maison n’est pas nette pour le recevoir de nouveau, c’est ma faute, c’est ma très grande faute. J’ai péché par omission. Que pourrais-je reprocher aux autres puisque, par moi autant que par eux, Jésus saigne, puisque je les aide à rendre plus creuse la plaie de son Cœur ?

Pour qu’Il me pardonne une fois de plus, pour qu’Il me reçoive à merci, j’oserai me joindre à la procession bienheureuse qui monte, tous les matins, au Calvaire afin de souffrir avec Lui.

Sainte Vierge, toi dont les sept glaives de mes pires péchés percèrent le sein, toi qui jadis m’as conduit à mon Sauveur, fais que, cessant d’appuyer sur la poignée de ces armes iniques, ma main saisisse un pan de ta robe et qu’elle s’y cramponne comme la main d’un enfant à peine sevré au tablier de sa mère. Ainsi soutenu, j’apprendrai à parcourir, à ta suite, la voie douloureuse.

Saint Michel archange, qu’un revers de ton épée flamboyante écarte les démons qui s’efforcent d’arracher mes doigts de cette robe tutélaire.

Saint Jean-Baptiste, redresse, dirige en ligne droite vers Jésus, les sentiers aux mille replis nonchalants où je me suis trop longtemps attardé.

Saint Pierre, si je rentrais, d’un vouloir pervers, dans la geôle de mon péché, prie l’ange qui te délivra de la tienne de briser mes chaînes et de m’ouvrir la porte vers la Lumière.

Saint Paul, rappelle-moi, sans trêve, qu’il me faut être fou au regard du monde pour être sage au regard de Jésus.

Viens aussi, Sainte Madeleine. Donne-moi le vase d’où ton repentir s’épancha, en flots odorants avec tes larmes, sur les pieds de Jésus… Mais non, je suis indigne d’une telle faveur. Eh bien, laisse-moi t’accompagner au jardin de la Résurrection. Que je m’y écrie avec toi : — Voici le Maître !…

Et toi, Bon Larron que je prie tous les jours, apprends-moi charitablement à répéter : — Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre royaume, souvenez-vous de ma détresse lorsque je brigandais au désert parmi ceux qui vous haïssent…

Consolé, entouré par les Saints, guidé par cette limpide étoile : le sourire compatissant de Marie, j’espère en ta miséricorde, Seigneur. Tu daigneras oublier mes fautes ; tu effaceras les rides dont le péché me laboura le visage.

Et pour que ma purification soit complète, tu me feras boire une goutte de ton Sang vivifiant.

J’en ai soif, Seigneur, j’en ai si soif !…

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