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Les rubis du calice

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VIII
A la veille de souffrir…

Je rapporte, ci-dessous, le récit d’un mystique ignoré de qui j’ai déjà esquissé le profil dans plusieurs de mes livres et notamment dans les Lettres à un indifférent. Je crois que les personnes douées pour la contemplation recevront quelque enseignement de cette narration si conforme à ce qu’écrit sainte Thérèse au chapitre VIII du Château intérieur.


Lapillus parle :

« L’autre jour, à la Messe, le prêtre allait consacrer l’Hostie. Je suivais ses gestes avec attention, cela va sans dire ; mais je dois mentionner que, me préparant, comme c’était mon devoir, à l’adoration de Notre-Seigneur descendu sur l’autel, je le faisais par habitude et sans que mon âme fût avertie, par un surcroît de ferveur, de ce qui l’attendait à cette minute même. J’étais recueilli, et rien de plus.

« Je prononçais les mots Pridie quam pateretur : A la veille de souffrir… quand, tout à coup, je sentis que Jésus était là, tout près de moi. Ce fut si brusque que j’en ressentis d’abord un peu de crainte. Mais aussitôt une grande paix s’établit en mon être. Je ne voyais Jésus ni des yeux du corps, ni des yeux de l’imagination, ni extérieurement, ni intérieurement. Et pourtant, sa présence m’était si évidente qu’il m’était impossible d’en douter, d’autant qu’elle se manifestait par un courant d’amour qui me submergea.

« C’était d’ailleurs tout intellectuel. Je veux dire que ce n’était pas, comme en d’autres occasions, ma sensibilité qui était atteinte mais mon entendement.

« Un peu après que mon intelligence eut été conquise de la sorte, je dus répéter : A la veille de souffrir… Alors, non en images, mais par une opération de l’esprit dont je ne saurais rendre compte, par un regard essentiel qui plongeait plus loin que les apparences, je reçus, dans l’espace d’une seconde, une clarté synthétique sur ce que Jésus me signifiait par cette petite phrase interrompue soudain.

« Ce que je viens de t’exposer paraîtra très obscur à beaucoup. C’est pourquoi comme cela comporte un avertissement des plus salutaires, je vais essayer de te transposer dans un langage moins abstrait et de te développer dans l’ordre des sentiments ce qu’une idée, aussi rapide et lumineuse qu’un éclair m’apporta d’une façon si insolite. Mais retiens que je n’arriverai pas à exprimer tout ce que la présence de Jésus lui conférait d’autorité souveraine.

« J’assistais à la Cène. Le Maître, « prit du pain dans ses mains saintes et vénérables ». Au moment de le rompre non seulement pour les Apôtres mais pour tous les fidèles de tous les temps, il me parut qu’il était infiniment triste parce qu’il voyait combien notre union à son sacrifice serait imparfaite.

« Sa pensée me fut transmise sans qu’il articulât une parole, mais c’était comme s’il m’avait dit à moi et à toute l’Église :

« Ma Passion durera jusqu’à la fin du monde. Par vous, avec vous, en vous, mes bien-aimés, toujours je serai à la veille de souffrir, toujours je souffrirai. Ma souffrance ira s’accroissant du fait que vous demandez à vous nourrir de moi et qu’en retour, vous ne me donnez pas vos âmes avec l’abnégation que je vous ai prescrite. Vous donnez à l’orgueil, vous donnez à l’envie, vous donnez à l’avarice, vous donnez à la paresse, à la colère, à la gourmandise, à la luxure. Le peu qui vous reste, vous me l’apportez comme une aumône dérisoire à un pauvre dont la plainte vous importune.

« Je suis ce pauvre. Je suis le Pauvre absolu qui mendie pour avoir prodigué sa chair et son sang aux ingrats qui avaient faim de lui. Je me suis partagé tout entier entre vous. Maintenant je vous demande votre amour sans restriction. Comment me répondez-vous ?

« Mes Saints qui ne conçoivent pas d’autre volonté que la mienne, se sont donnés généreusement. Mais vous, qui préférez la plupart du temps votre volonté à la mienne, vous réduisez votre don à la mesure de vos cœurs étroits. Je vous apportais tous les trésors du Ciel. Vous m’offrez un petit sou démonétisé, rongé de vert-de-gris par votre égoïsme.

« Je vous ai prévenu que pour mériter la béatitude éternelle il vous fallait acquérir l’esprit de pauvreté ; je vous ai averti que votre récompense serait incommensurable si, à cause de moi, vous supportiez avec bonheur la haine, les malédictions, les persécutions, les calomnies et les mépris de ceux qui me haïssent, me maudissent, persécutent, calomnient et chargent d’opprobre mon Église.

« Mais vous n’avez pas eu confiance dans ma parole. Vous alléguez que, par la faute de votre nature mauvaise, vous n’arrivez pas à comprimer vos penchants délétères et que, par suite, vous ne pouvez aspirer à la Sainteté. Est-ce que je ne le sais pas mieux que vous ? Est-ce que pour raffermir votre volonté, infirme pour le bien, je ne vous offre pas sans cesse ma Grâce ? Est-ce que je ne vous applique pas les mérites de ma Croix ? Mais ma Grâce, mais les vertus de mon supplice les sollicitez-vous chaque fois que vous êtes sur le point de pactiser avec le monde et ses tentations ? Et quand vous les sollicitez, est-ce avec le ferme désir d’abattre toutes les murailles qui la séparent de votre cœur ?

« Eh bien, parce que vous êtes les frères du Fils de l’Homme, je vous pardonne votre inconstance. Aujourd’hui, comme tous les jours, je veux souffrir pour votre rédemption : à l’appel du prêtre, je descendrai sur l’autel. Voici mon corps ; Voici mon sang. Il dépend de vous que mon sacrifice ne soit pas offert en vain. Efforcez-vous d’y correspondre, tâchez, une minute, de vous oublier, de ne penser qu’à moi seul. — Alors vous ne lirez plus cette tristesse dans mon regard. »


Lapillus ajouta : « Je ne saurais te rendre combien je me sentis de peine à considérer le peu que je faisais pour Notre Seigneur. Je me rappelai les mille circonstances où j’étais venu à Lui les mains vides tandis qu’il me prodiguait les richesses innombrables de son amour. Je compris mon néant.

« Alors pour réduire définitivement ma nature arrogante, parmi les merveilles de la Grâce, je lui demandai la souffrance quotidienne avec Lui.

« Oh ! je sais, cette imploration, c’était comme si un jonc du ruisseau demandait à Dieu d’être changé en un cèdre de la montagne sainte. J’osai pourtant la réitérer, une deuxième fois, puis une troisième fois, au nom de la Trinité, car je ne pouvais plus supporter la tristesse de Jésus lorsqu’il fixe les yeux sur mon âme…

« Je crois que j’ai été exaucé… Maintenant, il y a un sourire dans ce divin regard. Je souffre tous les jours avec Jésus, je souffre particulièrement lorsque le pain et le vin de l’autel se changent en son Corps et en son Sang — et j’aime ma souffrance pour l’amour de Lui. »

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