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Les rubis du calice

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Avec les morts

Ce matin, l’on chante une messe de Requiem. Et il me semble que, foule vivante par-delà le tombeau, les âmes du Purgatoire emplissent toute l’église. Il me semble aussi qu’elles se pressent à nos côtés et qu’elles nous supplient de leur obtenir « le rafraîchissement, la lumière et la paix ».

Elles murmurent :

« Frères qui luttez pour votre salut dans le monde, souvenez-vous que nous sommes dans l’impuissance totale de prier Dieu afin qu’il abrège notre exil. Le désir nous consume de monter dans la Béatitude éternelle. Nous voyons Dieu ; nous ne voyons que Lui ; nous ressentons la plénitude de son amour au point qu’il nous est impossible de faire le moindre retour sur nous-mêmes et simultanément notre peine indicible consiste en ceci que l’ayant tant de fois offensé au cours de notre passage sur la terre, maintenant que nous nous sommes repentis de nos fautes, maintenant que nous sommes assoiffés de nous fondre en Lui, nous sommes séparés de Lui par une distance effrayante. Tout effort pour la réduire nous est impossible et nous ne savons rien sur la durée de notre supplice. De là, le feu perpétuel qui nous dévore.

« Notre tourment égalerait celui des damnés si la miséricorde de Dieu, tempérant sa justice, ne nous octroyait une certitude et un espoir : la certitude que Dieu nous attirera en Lui quand les taches qui nous restaient de nos fautes seront entièrement effacés par la flamme purificatrice ; l’espoir que vos prières pour nous rapprocheront le temps de notre délivrance.

« Frères ne nous oubliez pas dans la geôle obscure et brûlante où une sentence équitable nous tient captifs. Mais rappelez-vous que, pour nous soulager en nous appliquant les mérites de Jésus-Christ, pour concourir à notre libération, il vous faut la Grâce et que vous ne demeurerez dignes de la recevoir que si vous l’implorez d’une âme pénitente. Car Dieu la refuse à l’âme qui s’enlise, sans repentir, dans l’habitude du péché. »

Cet appel poignant me remue d’une façon si intense que je frissonne, à l’entendre se prolonger sous la voûte. D’autres jours, lorsque j’étais incité à prier pour les vivants, il m’avait semblé ouïr l’énorme plainte que la souffrance humaine exhale vers le Ciel. Mais la plainte des fidèles défunts, qu’elle est plus déchirante encore ! Elle s’élève d’un puits profond comme un abîme et où il n’y a point d’eau pour rafraîchir leur fièvre ; une atmosphère de lourdes ténèbres sans rosée y règne. Et je crois voir, à présent, tout au fond de ce gouffre où rongeaient soudain des lueurs de laves en fusion, un nombre infini de visages suppliants tournant vers moi leurs yeux qui voudraient mais qui ne peuvent pas pleurer. Je vois des poitrines haleter d’angoisse. Et le poids qui les oppresse m’écrase le cœur…

Ah ! je vous jure qu’au moins ce jour-là, j’ai prié pour les morts comme jamais je n’avais su le faire !…


Nul n’a parlé du Purgatoire et de l’état des âmes qui l’habitent comme Sainte Catherine de Gênes. Je l’ai déjà dit ailleurs mais je ne saurais trop le répéter : son incomparable petit Traité condense, en une soixantaine de pages, toute la théologie du sujet. Ce qui explique sa clairvoyance à cet égard c’est qu’elle connaissait le Purgatoire non par étude ou méditation mais par expérience personnelle.

« Dieu voulut, rapporte son confesseur, qu’elle servît de miroir et d’exemple pour révéler aux hommes les peines du lieu de la purification. Elle était comme placée sur un mur élevé entre deux existences afin de nous instruire et de nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant pour causer mille fois la mort et cependant elle ne mourait pas… On sentait et on voyait les signes extérieurs de son embrasement intérieur : son cœur brûlait ainsi qu’une fournaise. Ces flammes étaient si violentes que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un charbon allumé, le voyait ronger sa chair mais sans en éprouver aucune sensation, l’ardeur extrême du feu intérieur l’empêchant de ressentir la souffrance causée par le feu matériel car celui-ci consume et détruit l’objet où il s’attache tandis que le feu de l’amour divin l’entretient et le conserve autant qu’il lui plaît. »

Mais ce feu surnaturel ne lui embrasait pas seulement l’âme, il s’attaquait également à son corps sans produire d’autre effet que d’unir la Sainte plus complètement à Dieu. Cette double opération n’allait pas sans d’horribles souffrances qu’elle acceptait avec allégresse. « Dieu, disait-elle, fait à mon âme un purgatoire de son corps dès cette vie. Plus il attire mon âme à Lui, plus j’aspire à me fondre dans le bien suprême et à quitter ma dépouille mortelle qui m’empêche de parvenir à ce but. Mais d’autre part, mon corps est aussi dans un véritable purgatoire parce que l’âme à laquelle il est lié voudrait vivre sans lui, contrarie ses penchants naturels et ne correspond plus du tout à ses sensations. »

Cependant l’incendie dont elle était pénétrée prenait parfois une telle acuité qu’elle demandait un peu de soulagement, non pas aux remèdes de la terre mais à ceux du Ciel :

Un jour elle eut une vision de la Samaritaine s’entretenant avec le Sauveur.

« O mon Jésus, dit-elle, donnez-moi une gouttelette de l’eau que vous donnez à la Samaritaine car je ne saurais endurer davantage ce grand feu qui me brûle tout entière. »

Au même instant, elle reçut une goutte de l’eau divine et elle en fut merveilleusement rafraîchie.

Mais le répit fut bref. Bientôt Catherine rentra dans les flammes du Purgatoire. Elle y resta jusqu’à la fin de son existence transitoire. C’est alors que paisible, joyeuse, prodigieusement lucide, elle composa son admirable traité dont le dernier chapitre expose, avec la plus grande précision, comment elle a pu nous rendre l’espèce et la qualité des souffrances subies par les âmes dont elle partageait les épreuves.

« Je vois si clairement, dit-elle, toutes les choses que j’ai rapportées dans cet écrit qu’il me semble que je les touche du doigt. Ce que je puis assurer c’est qu’il n’y a rien de tout ce que je viens de dire qui ne se passe dans le secret de mon cœur. Il n’y avait que cette conviction qui pût me faire entreprendre d’en parler. Le monde est ma prison et mes chaînes sont les liens de mon corps. Dieu répand, par sa grâce, une lumière dans mon âme qui lui fait comprendre combien il lui est important d’être dégagée des moindres obstacles qui peuvent l’empêcher de jouir entièrement de Lui, sa fin dernière. Comme elle est douloureusement sensible au retardement d’un si grand bien, tout ce qui le diffère lui cause une peine plus qu’aiguë. Il est vrai qu’outre cette grâce, elle reçoit de Dieu une certaine dignité qui ne la rend pas tant semblable à Dieu qu’elle la fait être une même chose avec lui par une conformité total à son amour. »

Ensuite, elle généralise, c’est-à-dire que retrouvant ce qui se produit en elle dans les âmes du Purgatoire, elle spécifie la nature de leur expiation : « Ce retardement qui est causé à l’âme par les traces du péché lui devient une peine insupportable parce qu’elle lui montre combien elle est encore éloignée des vertus qu’elle avait reçues de Dieu à la création. Et ces vertus [d’union permanente à l’Amour absolu] lui étant ainsi montrées sans qu’elle puisse y atteindre, elle demeure et languit dans un tourment qui est d’autant plus pénible que cette grande idée qu’elle reçoit de Dieu la possède davantage… La conclusion, c’est que quand Dieu, par sa miséricorde inépuisable, a entrepris d’attirer une âme à lui, il anéantit en elle tout ce qu’il y a d’humain et la purifie par les flammes du Purgatoire. »


Voici maintenant un autre passage du Traité où sainte Catherine de Gênes explique, avec une netteté instructive, comment les âmes du Purgatoire, étant dans l’impossibilité de mériter par elles-mêmes, bénéficient des prières que nous adressons pour elles à Dieu.

« Si ces âmes, écrit-elle, avaient le pouvoir de laver, par des mouvements de contrition, les taches qui les séparent de Dieu, elles paieraient en un instant leur dette entière tant leur contrition serait ardente et impétueuse.

« Mais Dieu, par les lois immuables de sa justice, a édicté qu’il ne leur serait pas remis à elles-mêmes une seule obole de ce qu’elles lui doivent. De leur côté, elles ont une parfaite soumission à la volonté de Dieu. Elles sont établies dans une telle conformité à sa justice que, n’ayant ni choix, ni prévision, ni volonté propres, elles ne choisissent, ne voient et ne veulent rien que ce qui plaît à Dieu.

« Si la charité de ceux qui les aiment dans le monde offre à Dieu pour elles des prières et des aumônes qui puissent diminuer le temps de leur souffrance, elles ne peuvent se détourner de leur contemplation pour s’y rendre attentives si ce n’est selon l’ordre éternel de Dieu. Elles laissent faire Dieu en toute chose et il se paie ainsi de son dû selon qu’il plaît à son infinie bonté. »

C’est donc l’effet en Dieu des bonnes œuvres que nous leur dédions et non ces œuvres elles-mêmes que ces âmes distinguent. Un récit que me fit naguère Lapillus vient à l’appui de la doctrine émise par la Sainte. Je le donne comme une image pour illustrer son texte.

« Une après-midi de fin d’automne, j’allais à travers la forêt que tu connais si bien et dont, comme moi, tu aimes, plus que toutes choses terrestres, les graves beautés. La température, cette année-là, était particulièrement tiède. L’air dormait sous les branchages immobiles. Dans le ciel d’un bleu très pâle, le soleil commençait à décliner vers l’occident. Les feuillages des hêtres et des chênes se paraient de toutes les nuances de l’or et de la pourpre, comme pour la fête suprême de l’arrière-saison, tandis que les massifs des pins semblaient présager, par leurs teintes funèbres, l’hiver imminent.

Je suivais un sentier qui s’enfonçait, avec cent replis capricieux, au cœur des plus profondes futaies. Autour de moi, pas un chant d’oiseau, pas un craquement d’écorces, pas même le bruit de mes pas sur le sable doux qui traçait une ligne grise parmi les touffes embrunies des fougères. On eût dit que les bises avaient émigré au loin et que jamais plus elles n’oseraient troubler, de leurs rumeurs âpres, la majesté du silence qui régnait sur cette solitude recueillie.

« Or mon âme, si comprimée lorsqu’il me faut subir les hommes, se dilatait à l’aise au contact des arbres fraternels. L’arome salubre des grands bois se mêlait au parfum de l’oraison que les effluves du Paraclet faisaient naître en elle. Je me sentais tout près du cœur de Jésus-Christ.

« Bientôt cette effusion muette — dont la féconde richesse ne saurait s’exprimer par les vocables beaucoup trop indigents de la terre — se tourna vers les morts. Fut-ce le souvenir de leur commémoration, célébrée peu de jours auparavant, qui m’influença ? Je ne sais ; mais il arriva que, tout à coup, la forêt me devint le symbole du peuple des fidèles. Plus encore : elle était les fidèles. Ce n’était point par comparaison que cette idée s’imposait à mon esprit. Non, je percevais réellement l’ensemble des arbres comme une humanité sanctifiée. Ensuite, à chaque seconde, sans que nul souffle eût agité les frondaisons, une feuille s’en détachait, petite lueur d’or pâle dans l’air bleuâtre, papillonnait lentement, puis descendait s’abattre, avec un murmure triste, sur le sol. Et l’intuition m’était donnée que c’était une âme qui, sortant de l’Église militante, prenait sa place dans l’Église souffrante…

« Un grand nombre de personnes habituées à réduire la part du surnaturel au plus strict minimum, me jugeraient halluciné. Mais ceux qui voient, parfois, le monde autrement que comme dans un miroir, me comprendront parce qu’ils n’ignorent pas que, pour les contemplatifs, les choses visibles ne sont que l’enveloppe mouvante et transparente des choses invisibles. Ils savent aussi que ce don de Dieu est compensé par de terribles épreuves dans la vie intérieure. Tu pratiques sainte Térèse et saint Jean de la Croix ; tu saisis donc pourquoi ils ont tellement raison de dire qu’il ne faut pas porter envie aux privilégiés de la Grâce illuminative.

« Longtemps je demeurai pensif à considérer ce paysage transfiguré. Cependant le soleil touchait l’horizon qu’il embrasait de clartés sanglantes. Or voici que, sur ce fond tragique, je vis se découper une forme aux contours indécis et comme brumeux, qui avait la ressemblance d’un homme agenouillé. Peu à peu, elle se précisa ; je distinguai un visage qu’à mon indicible étonnement, je crus reconnaître. C’était celui d’un catholique, mort depuis une vingtaine d’années, avec qui je m’étais trouvé en relations jadis. Même, il m’avait été auxiliateur à une époque de ma jeunesse où je vivais loin de Dieu, dans la folie du monde. A ma confusion, je dois t’avouer que je l’avais totalement oublié — au point qu’ayant appris son décès, il ne m’était jamais venu à la pensée de prier pour le repos de son âme. Rien donc ne m’avait préparé à cette apparition.

« Le voyant surgir du crépuscule soudain assombri, comme d’une tenture de funérailles et comme pour me reprocher mon oubli, je fus bouleversé de remords. Pourtant, il ne me regardait pas : ses yeux demeuraient immuablement fixés au ciel avec une expression de tristesse infinie et d’attente anxieuse. Il gardait le silence. Mais de lui à moi, se créa comme un courant de sympathie tacite qui me fit sentir qu’il n’avait pas reçu la « gouttelette rafraîchissante » dont parle sainte Catherine de Gênes, que personne ne priait pour lui et que son délaissement aggravait ses souffrances en Purgatoire.

« Tout frémissant de repentir, je me tournai vers Dieu et, d’un cœur percé de contrition, je dis un de profundis à l’intention de la pauvre âme si complètement abandonnée.

« Comme je finissais d’articuler la supplication : Donnez-lui, Seigneur, le repos éternel, je vis un rayon descendre des hauteurs célestes sur sa face qui exprima aussitôt une reconnaissance ineffable. L’ombre désolée où gisait l’âme se dissipa ; elle devint toute lumineuse. Son action de grâces monta vers Dieu car ce n’était qu’en Lui seul et non en moi qu’elle pouvait s’épanouir.

« Pour moi, je sus, d’une façon intuitive, qu’elle m’était désormais confiée et que si je m’efforçais d’assumer une part de son expiation, je raccourcirais d’autant son séjour en Purgatoire.

« Je n’ai pas besoin de te dire que j’en pris l’engagement…

« A présent, la nuit envahissait rapidement la forêt. Le vent du soir agitait les hauts feuillages. Une musique profonde courait par les taillis. Et il me semblait que, se mêlant à cette innombrable harmonie, la voix du mort m’accompagnait sur le chemin du retour et qu’elle chantait : In te, Domine, speravi : non confundar in æternum !…

« Et m’unissant à l’hymne je répétais : — Moi aussi, mon Dieu, j’ai mis en vous mon espérance. Puisqu’il vous a plu de vous servir du rien du tout que je suis pour rafraîchir cette âme altérée de votre amour, faites que, quand vous l’aurez admise dans votre Paradis, elle m’assiste durant les jours qui me restent à passer sur la terre comme pendant les années équitablement prolongées où j’attesterai votre Justice en Purgatoire. »

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