Les rubis du calice
XIII
Miserere nobis
En instituant les prières qu’on récite après le dernier évangile, le pape Léon XIII nous a rappelé la nécessité de nous mettre d’une façon continuelle sous la protection de la Sainte Vierge et d’aller par elle au cœur de Jésus tandis que l’archange saint Michel pointe son épée à la face de Satan toujours aux aguets pour nous barrer le chemin.
Pour moi, j’invoque alors Marie en tant que Reine de la France à qui elle apporte la Sagesse et la Miséricorde, pour qui elle ne cesse d’être l’Étoile du Matin. C’est dans ce sentiment que j’aime à dire les trois Ave du début.
La sagesse, avec quelle mystérieuse grandeur elle s’en affirme la dépositaire immuable lorsque, dans les épîtres des Messes qui lui sont consacrées, elle prononce ces paroles :
« J’ai été créée dès le commencement et avant les siècles ; je ne cesserai point d’être dans la suite des âges et j’exerce mon ministère devant Dieu dans la maison sainte… Et j’ai pris racine dans le peuple que le Seigneur a honoré de mon patronage.
« Mes délices sont de me tenir parmi les enfants des hommes. Maintenant donc, ô mes fils, écoutez-moi : Bienheureux seront ceux qui gardent mes voies. Observez la règle que je vous donne car celui qui m’écoute, celui qui veille tous les jours au seuil de ma maison et qui se tient tout prêt à ma porte, celui qui m’ayant trouvée trouve la vie de son âme, celui-là puisera le salut dans le Seigneur. »
Mère de la Miséricorde elle nous apprend à l’invoquer, pour l’amour d’elle et de Jésus, quand elle nous dit :
« Placez-moi, comme un sceau sur votre cœur car mon amour est fort comme la mort et mon zèle plus inflexible que l’enfer. Les fleuves débordés ne pourraient éteindre ma charité. Qu’un homme me confie les trésors de son espérance, je lui enseignerai à les multiplier par l’amour de Dieu. Et ce qu’il aura donné ne sera rien en regard de ce qu’il donnera. »
Étoile du Matin, Marie rayonne au ciel de notre patrie : c’est elle qui, hier encore, dissipa les noires nuées qu’assemblait sur nos têtes l’invasion des Barbares. C’est elle qui nous annonça la victoire et l’aube printanière de la paix lorsqu’elle nous dit : « Levez-vous mes amis et venez : la tempête d’hiver est passée ; les fleurs paraissent sur la terre ; le temps de tailler la vigne est venu ; les tourterelles roucoulent ; le figuier pousse ses bourgeons et la floraison des vignobles répand son parfum. »
Comment correspondre à cette vigilance infatigable de Marie ? En lui adressant de nouvelles suppliques. Comme elle est la Mère de la divine Grâce, jamais elle ne les repousse ; plus nous la sollicitons, plus elle se plaît à obtenir que nous nous abreuvions à cette fontaine de vie : le Cœur de son Fils.
Qu’ils l’ont bien compris, ceux qui, sous l’inspiration de Marie, composèrent le Salve Regina. Comme ce cantique condense en quelques strophes, d’une ferveur admirable, l’appel plaintif et si confiant de toute la chrétienté à la dispensatrice des faveurs d’En-Haut !
Huysmans, qui aima tant la Sainte Vierge, a commenté le Salve Regina dans une des plus belles pages d’En Route. J’ai plaisir à le citer. Il écrit :
« A l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique imploration paraît représenter trois états différents de l’âme, signifier trois phases de l’humanité ; pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin. Elle est, en un mot, un résumé de la prière à tous les âges.
« C’est d’abord le chant d’exultation, le salut de l’être encore petit, balbutiant des mots de caresse et de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche le sourire de sa mère : Salve Regina, Mater misericordiæ, vita, dulcedo et spes nostra, salve.
« Ensuite, cette âme si candide, si simplement heureuse, a grandi et connaissant déjà les défaillances volontaires de la pensée et les hontes répétées de la chair, elle joint les mains et demande en sanglotant une aide. Elle n’implore plus en souriant mais en pleurant. Et elle s’écrie : Ad te clamamus exsules filii Hevæ, ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. Enfin, la vieillesse est venue ; l’âme gît, tourmentée par le souvenir des avertissements négligés, par le regret des grâces gaspillées. Devenue plus craintive et plus faible, elle s’épouvante devant la dissolution de sa prison charnelle qu’elle sent proche. Alors elle songe à l’éternelle inanition de ceux que le Juge damne et elle implore l’Avocate de la terre auprès du Ciel irrité : Eia ergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende.
« A cette essence de prière, saint Bernard, dans un élan d’hyperdulie, ajouta les trois invocations de la fin : O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria, scellant l’inimitable prose par ces trois cris d’amour qui ramènent l’hymne à l’effusion câline de son début… »
Et c’est comme un écho du Salve Regina qui se prolonge dans la prière suivante : Deus, refugium nostrum et virtus… puisque nous y réclamons l’intercession de la Vierge glorieuse et toujours immaculée, pour la conversion des pécheurs, la libération et l’exaltation de la Sainte Église.
Au mois d’avril 1914, une voyante, qu’il ne m’est pas permis de nommer, eut une vision qui mérite, je crois, d’être rapportée. Le saint prêtre qui la dirige m’a garanti sa parfaite orthodoxie. Il ajouta qu’elle vivait dans l’obscurité, la pénitence et l’oraison continuelle, que l’autorité diocésaine l’ayant fait examiner avec soin la tenait pour irréprochable et qu’elle-même ne cessait de se conduire en enfant très humble et très docile de l’Église.
Peut-être, après sa mort, saura-t-on ses vertus et les grâces extraordinaires dont elle fut favorisée. Actuellement je ne puis que reproduire le récit de son confesseur. Il donne, me semble-t-il, particulièrement à réfléchir.
Donc, à l’époque ci-dessus indiquée, la voyante ayant, comme chaque matin, assisté à la messe, disait la prière à saint Michel qui précède les trois invocations au Sacré-Cœur : Sancte Michael archangele, defende nos in prælio…
A ce moment même, le chef des milices célestes lui apparut, à la droite de l’autel. Il éleva, comme pour l’offrir à Dieu, l’épée qu’il tenait à la main. Ensuite, tandis qu’une expression de tristesse indicible passait dans son regard, il la mit au fourreau. Et sa face lumineuse devint toute sombre.
Selon sa coutume invariable, dès le premier entretien qu’elle eut avec son directeur, elle lui confia ce qu’elle venait de voir. Le prêtre lui demanda si elle avait reçu, en outre, quelque révélation sur le sens de ce geste.
« L’archange n’a rien dit, répondit-elle, mais j’ai cru comprendre qu’il avait reçu l’ordre de laisser, pour un temps, l’enfer se répandre en fléaux sur le monde. »
Trois mois plus tard, la guerre monstrueuse dont nous sortons à peine éclatait…
J’ai raconté la vision à l’un de ces étranges optimistes qui, se persuadant que toutes choses vont pour le mieux dans l’Église, prétendent que nous autres, catholiques d’aujourd’hui, nous servons Dieu de manière à mériter les bienfaits de sa mansuétude.
Il me répliqua : — Peut-être que cette épée replacée dans sa gaine signifiait, au contraire, que Satan est devenu moins dangereux pour nous.
Tout ébahi de cette interprétation saugrenue, je le regardai fixement afin de vérifier s’il plaisantait ou non et si vraiment il s’imaginait que nous n’avions mérité aucun châtiment.
— Je n’ai sans doute pas bien entendu, m’exclamai-je, veuillez, je vous prie, répéter.
Il me redit sa phrase avec une si paisible assurance que je dus reconnaître sa bonne foi.
Poursuivre le dialogue eût été oiseux : un homme ancré à ce point dans la conviction que nous ne prêtons plus guère le flanc aux attaques du Mauvais, m’en aurait voulu si j’avais essayé de troubler sa quiétude. Je le quittai donc en formulant le vœu qu’il apprît à voir clair…
Combien de fois depuis, j’ai eu à constater chez d’autres des illusions de cet acabit ! On observe la règle tant bien que mal ; on fait, par exemple scrupuleusement maigre le vendredi ; on va le dimanche à la messe, parce que c’est convenable et d’ailleurs prescrit. Pour le surplus, c’est-à-dire pour l’essentiel, on déclare qu’il ne faut rien exagérer, que Dieu n’en demande pas tant et qu’accorder une place trop grande au surnaturel dans l’ordinaire de l’existence, ce serait faire preuve d’un manque d’esprit pratique inconciliable avec cette préoccupation majeure : amasser beaucoup d’argent.
Étant moi-même un chrétien d’une grande imperfection, je n’ai pas qualité pour réprimander mes frères dans la foi. Du moins, je ne ferme pas les yeux à l’évidence. Et c’est avec chagrin que je suis obligé de reconnaître que, pour un grand nombre de catholiques, comme pour la plupart des incroyants, la leçon formidable que Dieu nous donna par cette guerre a été perdue.
Les faits à l’appui de cette affligeante constatation surabondent. Il n’entre pas dans le cadre de ce livre de les énumérer tous en détail. Je poserai seulement trois questions.
I. Dieu après nous avoir châtiés par les calamités d’une guerre atroce a permis que l’intercession de la Vierge suspendît les effets de sa juste colère. Lui en témoignent-ils leur gratitude les catholiques qui, pour satisfaire de vaines ambitions, font alliance avec certains ennemis de l’Église et, pour leur plaire, acceptent de ne point combattre les lois tueuses d’âmes dont ces sectaires exigent le maintien ?
II. Alors que la France saignée à blanc aurait besoin que le précepte Crescite et multiplicamini fût plus que jamais observé, espèrent-ils attirer sur leur famille la bénédiction de Dieu les catholiques qui souillent le sacrement de mariage plutôt que d’avoir des enfants ?[1]
[1] En corollaire à cette question, l’on pourrait poser celle-ci : ceux qui ont charge de faire observer le précepte remplissent-ils, tous, leur devoir ? — On trouvera la réponse dans le beau livre de M. Paul Bureau : l’Indiscipline des mœurs, pages 164-167.
III. Enfin, sous la vague de matérialisme qui nous submerge, jamais la présence de Saints parmi nous n’a été plus nécessaire. Le pape très admirable que fut Pie X invita le clergé paroissial à la sainteté en lui donnant pour patron le Bienheureux Vianney… Avez-vous rencontré beaucoup d’imitateurs du curé d’Ars ?
Je crains fort que la réponse à ces trois questions ne tourne à notre confusion. Aussi l’épée de saint Michel demeure au fourreau. Aussi les puissances d’En-Bas redoublent d’activité pour la ruine de la patrie. Aussi ne peut-on guère considérer le cataclysme qui nous éprouva que comme le prologue d’un drame encore plus sinistre et où le premier rôle sera tenu par celui que Benson appela le Maître de la Terre — par l’Antechrist.
Il est bien que les derniers mots prononcés rituellement par nous après la messe soient ceux-ci : Cœur Sacré de Jésus, ayez pitié de nous ! — Nous sommes si chancelants et si versatiles qu’il nous faut perpétuellement invoquer la miséricorde du Bon Maître pour ne pas rester en détresse loin de lui.
Il est également bien que nous suivions les exercices où se pratique la dévotion au Sacré-Cœur. Mais gardons-nous de ceux où se manifeste un sentimentalisme odieusement douceâtre !
Or, dans maintes chapelles fréquentées par un public surtout féminin, on est obligé d’endurer des homélies sucrées jusqu’à l’écœurement et, sous prétexte de cantiques édifiants, des romances minaudières dont la ferveur affectée sombre dans une irrémédiable platitude. Le vin âpre et salubre de l’Évangile s’y coupe de sirop d’orgeat. Notre-Seigneur y est présenté comme une sorte de troubadour anémique, aux regards langoureux, aux gestes coquets, à l’élocution mignarde ; mais les âmes robustes se détournent de cette parodie indécente comme elles évitent les images, peinturlurées de rose et de bleu fadasses, qui infestent les devantures des boutiques dites d’objets de piété.
Il est nécessaire d’en instruire les chrétiens et particulièrement les dévotes qui s’acoquinent à ces niaiseries malfaisantes : la véritable dévotion réprouve cette religionnette de pacotille. La Mystique du Sacré-Cœur procède d’un ascétisme dont la sévère beauté fut exprimée par le symbole que nous décrit sainte Marguerite-Marie :
« Jésus, dit-elle, écartant ses vêtements, me montra son Cœur ; il me parut être un trône tout de feu, transparent comme le cristal. La plaie qu’il avait reçue y paraissait visiblement et, autour de ce Cœur sacré il y avait une couronne d’épines et une croix le surmontait. »
Une plaie, une croix, une couronne d’épines. Croyez-vous que quand il nous montre sa blessure et les instruments de son supplice, Notre-Seigneur a l’intention de nous provoquer à des pamoisons de modiste effervescente réclamant le chéri de ses rêves ?
Ce ne sont point par des roucoulades efféminées, où il entre beaucoup de sensualité trouble et fort peu d’amour divin, que nous devons répondre au don inestimable qu’il nous fait de son Cœur. Souffrir pour lui, souffrir avec lui, souffrir en lui, voilà ce qu’il nous propose.
Quelle doctrine rébarbative ! s’écrient les caillettes énervées qui considèrent la religion comme une ouate mollasse où prélasser leur sentimentalisme.
Il faut leur répondre : — C’est votre lâcheté que vous adorez lorsque vous vous imaginez que vous adorez le Sacré-Cœur. Au surplus c’est à de telles âmes que Jésus adresse les paroles terribles transmises par la Visitandine inspirée ; et combien de catholiques inertes doivent également s’y voir désignés :
« Mon peuple choisi attaque et blesse mon Cœur qui n’a pas cessé de l’aimer. Mais mon amour cédera enfin à ma colère pour châtier ces orgueilleux attachés à la terre qui me méprisent et ne s’affectionnent qu’à ce qui m’est contraire. Ils me délaissent pour les créatures et ils fuient l’humilité pour s’estimer eux-mêmes. Leur cœur étant vide de charité, il ne leur reste plus que le nom de chrétiens. Mais je les séparerai de mes bien-aimés… »
Et pourtant la pitié que nous inspirons à Jésus est plus forte que notre ingratitude. Pour compenser nos désertions, il a suscité les monastères où des âmes généreuses expient, à son exemple, les péchés du « peuple choisi ».
Les reclus de ces tabernacles appliquent avec héroïsme la loi de substitution qui régit l’univers. Elle promulgue que si nous refusons de payer la dette que nous avons contractée envers Dieu, d’autres la paieront pour nous. Ces moines et ces moniales, qui se donnent à la contemplation dans une rigoureuse pénitence, nous disent : — Il vous répugne de porter la croix avec Jésus dans la voie douloureuse ? Eh bien, nous la porterons à votre place afin que Dieu vous octroie la grâce du repentir…
C’est parmi ces victimes volontaires qu’on apprend à vivre cœur à cœur avec Jésus. Il plut au Bon Maître de me le faire sentir : en cette Trappe où je me réfugie le plus souvent que je peux, je me vivifie de solitude sanctifiée et d’oraison silencieuse. Là, plus je me tais, plus j’entends la Parole divine. Là, plus je suis seul, moins je suis seul. Là mon âme se rend pleinement compte de sa misère. Là, elle donne flamme pour flamme à Celui qui a dit : Je suis venu apporter le Feu dans le monde et que veux-je sinon qu’il s’allume. Là, soutenu par la prière perpétuelle des âmes élues qui m’entourent, j’acquiers un peu le droit d’implorer pour les pécheurs, mes frères, et de lancer vers la Miséricorde éternelle le cri où l’Église a rassemblé toute sa foi, toute son espérance, toute sa charité : Cœur sacré de Jésus, ayez pitié de nous !…
Imprimerie Bussières. — Saint-Amand (Cher).