Les rubis du calice
V
En marge de l’Évangile
Il y a quelques années, j’ai rencontré une dame « bien-pensante » qui ne voulait pas qu’on méditât sur Notre-Seigneur en prenant pour point de départ les circonstances les plus humbles de son passage sur la terre.
— Ainsi, lui dis-je, vous ne sauriez admettre que je me plaise à le contempler lorsque, au temps de sa vie cachée, il façonne des charpentes dans l’atelier de Saint Joseph ?
— Fi donc, s’écria-t-elle avec scandale, c’est trop vulgaire !
Au risque de passer pour vulgaire auprès des personnes qui se guindent si haut dans le sublime qu’elles ne sont peut-être pas loin de soutenir, avec certains hérétiques du IIe siècle, que le corps de Jésus ne fut qu’une apparence dont il enveloppa sa divinité, je me permets, sur ce point, comme sur une quantité d’autres, de me mettre à l’école chez Sainte Térèse.
Or la Sainte recommande, au contraire, et à diverses reprises, comme un exercice d’entraînement à l’oraison fort efficace, de s’attacher à l’humanité de Notre-Seigneur. Elle avertit les âmes, qui dédaignent cette pratique, comme indigne de leur transcendance, qu’elles s’égarent.
Elle écrit avec l’incomparable bons sens qui la caractérise :
« Vivre séparé de tout ce qui est corporel et sans cesse embrasé d’amour, c’est bon pour les esprits angéliques ; mais ce n’est pas notre affaire à nous qui habitons un corps mortel. Comment donc nous éloignerions-nous de ce qui fait notre trésor et tout notre remède : la très sainte humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ ?
« Sans doute ces personnes n’en sont point là ou elles ne s’entendent pas elles-mêmes. Manquant du vrai guide qui est le bon Jésus, elles ne trouveront pas le chemin ; ce sera beaucoup si elles restent en assurance dans les autres. Lui-même a dit qu’il est le chemin. Il a dit aussi qu’il est la lumière, que nul ne peut aller au Père que par lui et encore que celui qui le voit, voit son Père. Quelques-uns allèguent que ces paroles doivent s’entendre dans un autre sens. Pour moi, je ne conçois pas cet autre sens ; le premier est celui que mon âme a toujours senti être le vrai et je m’en suis très bien trouvée. » (Le Château intérieur, sixième demeure, chapitre VII.)
Comme c’est bien dit. Comme, pour ma modeste part, je préfère aux visées orgueilleuses de ceux qui, dès ce monde, se croient doués de la vision béatifique, la simplicité d’une vieille femme dont un excellent prêtre m’a raconté l’histoire.
C’était une très pauvre lavandière qui, ayant perdu prématurément son mari et ses enfants, était obligée de travailler de l’aube au soir pour gagner son pain avec pas grand’chose dessus. Une autre se fût peut-être découragée ou elle aurait murmuré contre un sort aussi dur. Elle, point. Malgré l’âge et les infirmités, elle accomplissait sa tâche avec une joie paisible dont s’étonnaient les gens de la paroisse. Rivés étroitement à la terre par un féroce esprit de lucre, ils ne pouvaient concevoir qu’elle ne se souciât point de l’argent. Et même, la voyant toujours prête à compatir aux afflictions de ses voisins et à leur rendre des services désintéressés, ils la jugeaient un peu folle.
Le secret de sa sérénité résidait en ceci qu’elle vivait complètement unie à Notre-Seigneur et à sa Mère. Par l’effet d’une de ces grâces de choix que Dieu réserve aux âmes vraiment, essentiellement humbles, elle était, si l’on peut dire, intime avec tous deux.
« Elle se montrait toute naturelle dans le Surnaturel, me rapporta le curé. Un jour où j’étais allé la voir et où je la trouvai très fatiguée, je ne pus m’empêcher de la plaindre. Mais elle me répondit en souriant : — Oui je suis passablement lasse. Je viens de finir une forte lessive pour le château. Cela pressait et il y avait tant de choses pas trop faciles à mettre propres que, d’abord, je ne savais trop par quel bout commencer. Mais j’ai demandé à la Sainte Vierge comment elle s’y prenait pour laver les langes de Notre-Seigneur. Et elle m’a donné de bons conseils, de sorte que je me suis tirée d’affaire sans presque m’en apercevoir.
« Une autre fois, elle dit : — Je ne dors pas beaucoup. Alors pour passer le temps, je vais avec Notre-Seigneur partout où il va. La nuit dernière, je l’avais suivi au désert. Je me pensais qu’après son jeûne de quarante jours, il devait avoir terriblement faim. Je réfléchissais à la bonne soupe que je voudrais lui offrir. Et j’ai vu qu’il était content que cette idée me soit venue. »
Le prêtre avait les larmes aux yeux en me citant ce magnifique exemple de vie unitive. Étant lui-même très humble, il ajouta : — Cette bonne vieille m’en apprend plus long sur l’amour de Dieu que tous les traités de théologie.
Ce récit stimula mon penchant à méditer, dans la vie de Notre-Seigneur, les passages où il apparaît le plus près de nous — pourvu que nous soyons pauvres par dilection. D’ailleurs, est-ce qu’il ne nous y encourage point par la tendresse qu’il témoigne aux gens obscurs que ne gâtent ni la fortune ni les honneurs, par les comparaisons familières qu’il emploie dans ses paraboles et par la façon dont il manifeste aux disciples que s’il est Dieu, il est aussi un homme ?
J’ouvre l’Évangile au hasard et je tombe sur le chapitre XXIV de Saint Luc où il est dit que les deux disciples qui revenaient d’Emmaüs se hâtèrent de se rendre dans la maison où les apôtres étaient réunis avec d’autres fidèles pour leur apprendre qu’ils avaient vu le Bon Maître.
« Ils furent accueillis par cette parole : — Le Seigneur est vraiment ressuscité et il est apparu à Simon !
A leur tour, ils racontèrent ce qui leur était arrivé en route et comment ils avaient reconnu Jésus à la fraction du pain. Mais quelques-uns se refusaient toujours à croire.
Pendant qu’ils discutaient ainsi, Jésus parut soudain au milieu d’eux et leur dit : — La paix soit avec vous. C’est moi. Ne craignez point.
Eux, pleins de trouble et de frayeur, ils croyaient voir un spectre.
— Pourquoi cette épouvante ? reprit Jésus. Pourquoi les pensées de doute qui se lèvent dans vos cœurs ? Voici mes mains et mes pieds. Touchez, rendez-vous compte : un fantôme n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai.
Ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds [percés par les clous du supplice].
Ils reconnurent leur Maître, mais dans le saisissement de leur joie, ils ne pouvaient encore en croire leurs yeux.
Alors Jésus leur demanda : — Avez-vous ici quelque chose à manger ?
Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé et un rayon de miel. Et, après qu’il eut mangé devant eux, prenant ce qui restait, il le leur distribua. »
Cette relation, si émouvante en sa simplicité, constitue, à mon avis, l’une des preuves les plus décisives de la véracité des Évangiles.
Je suis convaincu que des imposteurs, se concertant pour fonder une religion et voulant imposer la croyance à la résurrection du personnage légendaire qu’ils prétendent faire passer pour un Dieu, s’y seraient pris d’une autre manière. Ils auraient composé l’apparition comme une scène de féerie. Ils en auraient fait une sorte d’apothéose à grand orchestre. Ils auraient prêté à leur soi-disant Messie un langage emphatique. Probablement ils lui auraient fait prononcer, selon les préceptes d’une pompeuse rhétorique, un discours aussi prolixe qu’ampoulé.
Ici, au contraire, nul artifice, nulle avance à la superstition. Mais quel sobre et puissant réalisme dans l’exposé des circonstances. Ce n’est pas de l’art — c’est bien plus que de l’art.
On reconstitue facilement, par la pensée, l’entretien de ces âmes en désarroi depuis la mort de Jésus et qui n’ont pas encore reçu le Saint-Esprit.
Les disciples d’Emmaüs arrivent tout bouleversés de ce qu’ils viennent de voir et pressés d’en informer les fidèles. Dès qu’ils sont entrés, les plus confiants dans la toute-puissance de Jésus leur crient : — Le Maître est ressuscité : Simon l’a vu.
— Oui, oui, répondent-ils, nous aussi nous l’avons rencontré sur la route. A l’auberge, nous l’avons reconnu à la fraction du pain. Et tandis qu’il nous parlait, notre cœur brûlait d’amour dans notre poitrine comme quand il nous menait par les chemins en nous expliquant l’Écriture. C’est lui ! C’est lui !…
Et ils rapportent, avec une éloquence spontanée, tous les détails de la rencontre.
Mais, dans l’assemblée, il y a des esprits méfiants qui, si naguère ils subissaient l’ascendant de Jésus, étaient toujours enclins à rapetisser ses enseignements à la mesure de la pauvre sagesse humaine. Ceux-là tiennent, on le devine, des propos de ce genre : — Madeleine qui, la première, a cru voir le Seigneur, est bien exaltée. Elle ne mérite pas beaucoup de créance. Quant à Simon, depuis son reniement, il vit dans une fièvre de chagrin. Il aura eu quelque hallucination.
— Mais, insistent les disciples d’Emmaüs, nous que vous connaissez, nous ne sommes pas des exaltés et nous n’avons pas la fièvre. Nous avons vu le Seigneur et nous lui avons parlé comme nous vous voyons et comme nous vous parlons.
— Bah ! vous aurez pris pour lui quelqu’un qui lui ressemblait et qui s’est amusé de vous…
Tel est l’aveuglement de notre raison, si la Grâce ne l’éclaire, que les arguments des sceptiques et le ton d’assurance avec lequel ils les formulent, commencent d’ébranler les plus disposés à croire. Ils ne savent que répondre. Et il est à remarquer que Saint Pierre, qui est là et qui devrait semble-t-il corroborer de son témoignage l’affirmation de disciples d’Emmaüs, Saint Pierre garde le silence.
Un doute angoissant pèse sur tous.
A ce moment, Jésus se dresse au milieu de ces hommes perplexes, sans que la porte soigneusement verrouillée, « par crainte des Juifs » se soit même entr’ouverte. Ils ont peur ; croyant à un fantôme, ils s’écartent de lui en tremblant ; peut-être vont-ils fuir.
Mais lui prononce les mots par lesquels il a coutume de les saluer. Et comme cette phrase bien connue ne suffit pas à les rassurer, il les invite à le toucher. Puis, comme il l’a fait tant de fois, il leur demande de la nourriture, mange devant eux et les convie à partager avec lui ce repas improvisé, suivant le rite qu’il institua pour bien leur démontrer qu’après comme avant la croix et le tombeau, il est l’Homme-Dieu qu’ils vénèrent autant qu’ils le chérissent. Alors seulement ils le reconnaissent tout-à-fait et leur joie éclate…
J’imagine que si, d’aventure, elle lit l’Évangile, la dame raffinée, dont j’ai parlé au commencement du chapitre, juge passablement vulgaires ce rayon de miel et ce poisson grillé. Quoi, pas même une périphrase élégante pour désigner des aliments qu’elle se ferait scrupule d’offrir à son directeur de conscience lorsqu’elle l’invite à dîner !…
Mais il est à supposer qu’elle ne lit guère l’Évangile parce que le Saint Livre choque sans cesse le sentiment « distingué » qu’elle se forge de Notre-Seigneur.
Or qui veut faire l’ange fait la bête disait Pascal…
Pour moi, la religion affadie, enrubannée de fanfreluches, où se complaisent les mondains m’écœure. J’adore, jusque dans les plus humbles détails, tout ce qui se rapporte au Bon Maître. Je ne fais pas de choix. J’aime Jésus lorsqu’il se transfigure au Thabor. Je l’aime également lorsqu’il prend son repos dans la maison de Zachée, homme décrié parmi les Pharisiens. Aux heures où Il daigne s’offrir à ma contemplation dans la lumière de l’oraison, je n’ignore pas que cette faveur insigne m’est octroyée parce que d’abord, docile à la Grâce, j’ai ramassé les miettes qui tombent de sa table et que je m’en suis nourri. Et combien d’autres font mieux que moi pour lui plaire !…