Lettres de voyage (1892-1913)
RIEN QUE D’UN CÔTÉ
New Oxford (U. S. A.), Juin-Juillet 1892.
— La vérité, dit le voyageur dans le train, c’est que nous vivons dans un pays tropical pendant trois mois de l’année, seulement nous ne voulons pas le reconnaître. Regardez ceci. Il nous passa une longue liste de morts survenues par suite de la chaleur, grâce à quoi les journaux prenaient un peu d’animation. Toutes les villes où les gens vivent à haute tension étaient en train d’expédier leurs notes de boucher, et les journaux, apôtres eux-mêmes de l’Évangile de la Hâte, suppliaient leurs lecteurs de rester calmes et de ne pas se surmener tant que durait la vague de chaleur. Les rivières étaient tachetées, barrées de cailloux desséchés par le soleil ; les bûches et ceux qui les poussaient sur le fleuve étaient quelque part, en amont de la rivière Connecticut bloqués par la sécheresse ; et l’herbe, au bord de la voie, était brûlée en cent endroits par les étincelles tombées des locomotives. Des hommes, sans chapeau, sans veste, sans souffle, étaient couchés à l’ombre de la gare où, seulement quelques mois plus tôt, le thermomètre marquait 35° au-dessous de zéro. Maintenant on lisait 37° à l’ombre. La grand’rue — vous souvenez-vous de la grand’rue d’un petit village bloqué par la neige ce printemps-ci ?[1] — avait renoncé à vivre, et un drapeau américain avec le nom de quelque politicien imprimé sur le bas, pendait, raide comme une planche, au milieu de la rue. Il y avait des hommes avec des éventails et des vestes d’alpaga recroquevillés dans des chaises cannées sur la véranda de l’unique hôtel ; parmi eux se trouvait un ex-Président des États-Unis. Lui-même achevait de donner l’impression que les meubles de tout le pays avaient été sortis pour le nettoyage d’été, pendant l’absence des habitants. Rien n’a plus l’air désespérément « ex » qu’un Président rentré dans la circulation ordinaire. Le drapeau étoilé voulait dire que la campagne présidentielle avait commencé dans la grand’rue, avait commencé, et s’était close. La politique s’évapore sous la chaleur estivale lorsque tout le monde est occupé à rentrer les derniers foins, et, comme disent les fermiers : — Le Vermont sera forcément républicain. L’habitude du pays c’est de traîner les élections avec force poussière et démêlés pendant plusieurs mois, pour la grande amélioration des affaires et des manières. Mais le bruit de cette guerre-là monte bien faiblement le long de la vallée du Connecticut et se perd au milieu du concert des sauterelles. Leur musique avive, pour ainsi dire, la chaleur de la journée. En vérité c’est, pour le moment, un pays tropical. Des orages accompagnés de tonnerre rôdent et grognent autour de la ceinture des collines, se dissipent en quelques crachats de pluie et laissent finalement l’air plus mort que jamais. Dans les bois, où même les sources fidèles commencent à tarir, les palmiers et les balsamiers ont répandu tous leurs parfums sur la chaleur et attendent que le vent leur apporte des nouvelles de la pluie. Les clématites, la carotte sauvage et toutes les fleurs bohémiennes campées par tolérance entre la ligne des palissades et la route portent un masque de poussière blanche, et la verge jaune dans les pâturages roussis jusqu’à prendre la couleur du lin brûlé elle aussi comme du cuivre poli. Une colonne de poussière sur la longue crête de route qui traverse les collines révèle la présence d’un attelage se démenant et suant entre les fermes, tandis que les toits des maisons de bois palpitent dans la buée formée par leur propre chaleur. Au-dessus de nos têtes le faucon est la seule créature occupée. Son cri, aigu comme celui du milan, fait abandonner aux poussins leur bain de sable et courir, le bec ouvert, auprès de leurs mères. L’écureuil rouge, comme à l’ordinaire, fait semblant d’avoir des affaires importantes à liquider au milieu des noyers cendrés, mais c’est pure fatuité. Une fois que le passant sera parti, il cessera de jacasser pour regagner la place où les brises légères pourront le mieux agiter les plumes de sa queue. De quelque part là-bas, de dessous la bosse indolente de la prairie, nous arrivent le bourdonnement d’une faucheuse, son whurr-oo, et le grognement des chevaux fatigués.
[1] Voir En vue de Monadnock.
Les maisons ne sont faites que pour y manger et y dormir. On passe le reste de son existence étendu tout de son long sur la véranda. Lorsque la circulation est intense il passe devant cette véranda trois attelages par jour, et il faut bien alors échanger des propos au sujet du temps et de la récolte d’avoine. Une fois celle-ci rentrée il y aura un intervalle d’inertie dans la ferme, et les fermiers se proposeront sérieusement de faire les mille choses qu’ils ont négligées pendant l’été. Ils entreprendront telle ou telle chose, « quand le moment sera venu ». La phrase, si on la traduit, équivaut exactement au mañana des Espagnols, au Kul hojaiga de l’Inde supérieure, au Yuroshii des Japonais, et au taihod lent et traînant des Maoris. La seule personne qui réellement « arrive » par un temps pareil c’est le pensionnaire d’été — celui qui est venu se réfugier là, fuyant les cités torrides de la Plaine — et généralement c’est une femme. Elle se promène, fait de la botanique, de la photographie, arrache l’écorce des bouleaux blancs pour en tresser des corbeilles à papier ornées de rubans bleus et ce faisant excite l’émerveillement du fermier. Ce qui l’étonne encore bien plus, c’est de voir le commis de la ville, en chandail, qui dispose de quinze jours de vacances par an, et apparemment de ressources illimitées, qu’il gagne de la façon la plus aisée, en « restant assis à écrire devant un bureau ». La femme du fermier voit la mode qu’étale la pensionnaire d’été et, grâce à eux deux, femme et mari pourront se faire une idée des beautés de la vie urbaine, connaissance qui leur vaudra peut-être des reproches de la part de leurs enfants plus tard. Le chandail et la robe faite à la ville sont des sergents recrutant, bien innocemment, pour le compte des brigades citadines et, comme la profession du voisin reste toujours un mystère pour chacun de nous, ceux qui endossent le chandail ou la robe de ville s’imaginent que le fermier doit être heureux et content. Un lieu de villégiature, c’est, en somme, une des mille fenêtres d’où l’on peut envisager les mille aspects de la vie qui se déroule dans les États sur la côte de l’Atlantique. Rappelez-vous qu’entre juin et septembre tous ceux qui peuvent le faire fuient les grandes villes — non pas par dérèglement comme c’est le cas pour les Londoniens — mais à cause de la chaleur. Donc ils s’en vont par millions, avec leurs millions, les femmes des hommes riches pendant cinq bons mois, les autres aussi longtemps que possible ; et, comme font les oiseaux de même plume, elles forment des communautés, classe par classe, race par race, division par division, s’étendant à travers tout le pays, depuis le Maine et les domaines supérieurs du Saguenay à travers les montagnes et les sources chaudes d’une demi-douzaine d’États du Centre jusqu’aux lointains parages de Sitka où elles se rendent par bateau. Alors elles dépensent de l’argent en notes d’hôtels, au milieu de dix mille fermes, en payant des compagnies privées qui louent et remplissent de gibier des terrains de chasse, en yachts, en canoës indiens, en bicyclettes, en cannes à pêche, en chalets, en chaumières, en bibliothèques circulantes, en camps, en tentes, et dans tous les luxes possibles. Mais celui du repos, la majorité d’entre elles l’ignorent. Elles traînent fidèlement derrière elles le télégraphe et le téléphone, de peur que leur gent mâle n’oublie pour un seul instant et le boulet et les entraves qu’ils ont au pied. Au point de vue tristesse mêlée de comique il y a peu de spectacles qui soient comparables à celui d’un millionnaire sans veste, les souliers boueux, le chapeau orné d’appâts à truite, et un chapelet de petits poissons à la main, suspendu désespérément au téléphone de quelque « lieu fréquenté pour sa salubrité » à l’autre bout du monde :
— Allo ! — Allo ! Oui ! — Qui est-ce qui parle ? — Ah ! très bien. Parlez. Oui, c’est moi ! De quoi ? Répétez. Vendu combien ? — Quarante-quatre et demi ? — Répétez. — Non ! Je vous avais dit de tenir bon. Comment ? Comment ? — Qui est-ce qui a acheté à ce taux ? Dites donc, attendez un instant. Téléphonez-leur. Non, attendez. Je vais venir (regardant sa montre). Dites à Schaefer que je le verrai demain. Par dessus l’épaule, à sa femme qui porte d’énormes bagues en diamants à 10 heures du matin : — Lison, ma valise ? Il faut que je m’en aille.
Et il s’en va manger à l’hôtel et dormir dans sa maison fermée. Les hommes sont aussi rares dans la plupart des rendez-vous d’été qu’ils le sont aux Indes dans les postes des collines à la fin d’avril. Les femmes vous racontent qu’ils ne peuvent pas quitter leur travail, et que s’ils s’absentaient ils seraient malheureux tant qu’ils ne seraient pas de retour. Pour savoir si cet abandon général des maris par leurs femmes est chose bonne en soi, demandez ce qu’en pensent ceux qui connaissent les beautés du système Anglo-Indien.
Qu’hommes et femmes aient besoin, réellement besoin de repos, un seul coup d’œil sur les tables d’hôtel bondées nous en donne la certitude ; c’est si palpable en réalité que l’étranger, à qui l’on n’a pas appris que les embarras et les tracas sont en eux-mêmes choses honorables, meurt d’envie parfois de pouvoir faire dormir pendant dix-sept heures par jour toute cette foule qui ne se repose jamais. J’ai demandé à non moins de cinq cents hommes et femmes dans différentes parties des États-Unis la raison de leur santé délabrée et de leur air si déprimé. L’élément masculin me dit : — Si vous ne marchez pas avec les autres on vous laisse en route, et les femmes souriaient d’un sourire pervers, répondant qu’aucun étranger n’avait jusqu’ici découvert la véritable cause de leur tracas et de leur tension, ni pourquoi leurs vies étaient arrangées de façon à surmonter le plus grand nombre de difficultés dans un temps le plus restreint donnés. Or, qu’on abandonne les hommes à leur propre folie, mais on m’a dévoilé ce qui est cause de tout le mal chez les femmes. C’est la chose qu’on appelle « aide » qui n’est pas une aide. Parmi la multitude de cadeaux que l’Américain a donnés à l’Américaine (pour les détails voir les journaux quotidiens) il a oublié, ou est incapable de lui donner de bons domestiques. Et ce tracas sordide empiète aussi bien chez le ménage du millionnaire que dans l’appartement du petit employé de la cité. — Ah oui ! il est facile de rire, dit une femme avec un douloureux emportement, nous sommes à bout, nous et nos enfants, et nous sommes toujours en train de nous tracasser, je le sais bien. Mais que faire ? Si vous restez ici vous verrez que c’est le pays de tous les luxes et d’aucune chose indispensable. Vous verrez, et alors vous ne rirez plus. Vous comprendrez pourquoi les femmes emmènent leurs maris dans des pensions et n’ont jamais de chez soi. Vous saurez ce qu’on veut dire par un catholique irlandais. Les hommes ne veulent pas s’occuper de nos ennuis, mais nous, nous le ferions bien. Si nous avions le suffrage des femmes nous fermerions la porte à tous les Irlandais et nous l’ouvririons à tous les Chinois, et nous donnerions un peu de protection aux femmes. C’était le cri d’une âme usée, à bout, malade d’exaspération. Mais c’était la vérité. Aujourd’hui, je ne ris plus d’un peuple qui dépend de races ilotes incapables pour un service mal fait. La prochaine fois que vous, qui faites marcher votre ménage en Angleterre, avez maille à partir avec votre domestique qui est respectable, aimable, appliquée, et que vous prenez aux gages de seize livres par an, qui porte bonnet et vous dit « Madame », rappelez-vous le travail d’indigent d’Amérique, celui des femmes de soixante millions de rois qui n’ont pas de sujets. Personne ne pourrait acquérir une connaissance complète du problème en une seule existence, mais il pourrait en deviner la grandeur et la portée, après qu’il serait descendu dans l’arène et aurait lutté avec le Suédois et le Danois et l’Allemand et l’innommable Celte. Alors il comprend combien cela doit être bon pour l’espèce qu’un homme se mette en miettes pour lutter sauvagement avec son voisin, tandis que sa femme sans cesse se débat dans sa cuisine au milieu d’une sauvagerie primitive. Aux Indes parfois, quand une famine menace, la vie du pays se dresse devant vous dans toute sa nudité, son exigence et son amertume. Ici, malgré ses colifichets et ses ornements, elle ne consent pas à se laisser étouffer ; ses clameurs et son vacarme se font entendre bien au-dessus de tous les autres bruits, comme il arrive parfois, à bord du transatlantique, que le tonnerre de machines dérangées dans leur fonctionnement arrête les conversations engagées sur le pont. Tandis que les yeux interrogateurs des passagers semblent dire : « Ce véhicule est fait et payé pour nous mener au port tranquillement, pourquoi ne le fait-il pas ? » Seulement ici le cliquetis de la machine mal agencée résonne toujours aux oreilles, bien que hommes et femmes courent de-ci de-là avec des appareils destinés à épargner la main-d’œuvre, et des évangiles, prônant « le pouvoir qu’on obtient grâce au repos », tripatouillant et graissant la machine et ajoutant au bruit. Cette machine-là est neuve. Un de ces jours elle sera la plus belle du monde. On ajoute donc au nombre des inventeurs amateurs certains individus avec des calepins, qui viennent vérifier chaque écrou, chaque matras, tâter les boulons, enregistrer le nombre de tours faits, et qui de temps en temps annoncent que tel ou tel appareil n’est pas « essentiellement américain. » Cependant que, sans nécessité, meurent au milieu des roues des hommes et des femmes ; ils ont, dit-on, succombé dans « la bataille de la vie ».
Le Dieu qui nous voit tous mourir sait que cette bataille-là n’existe déjà que trop, mais nous, nous ne le savons pas, nous continuons donc à adorer le couteau qui tranche et la roue qui nous broie, tout aussi aveuglement que le balayeur paria adore Lal Beg, le Balai Glorifié qui est l’incarnation de son métier. Mais le balayeur a du moins assez de bon sens pour ne pas se tuer — à force de balayer — ce dont il s’enorgueillit.
Un étranger ne peut guère remédier à ces ennuis en en parlant ; car ce même sang maigre et desséché qui engendre la fièvre de l’agitation engendre aussi le sauvage orgueil paroissial qui pousse un cri aigu si un regard fixe ou un doigt vient à se diriger vers lui. Entre eux les gens des villes de l’Est reconnaissent volontiers qu’eux-mêmes ainsi que l’élément féminin travaillent infiniment trop et se détraquent, et que les conséquences pour leurs rejetons sont fort désagréables, certes, mais en présence de l’étranger ils préfèrent parler de l’avenir de leur grand continent (ce qui n’a rien à voir avec la question), invoquer le Baal des Dollars, énumérer leurs voies ferrées, leurs mines, leurs téléphones, leurs banques, leurs villes, et tous les coquillages, boutons et jetons qu’ils ont fait leurs Dieux. Or, une nation ne marche pas en avant grâce à sa boîte crânienne, ainsi que certains livres voudraient nous le faire accroire, mais grâce à son ventre, comme le fit le serpent jadis, et en fin de compte le travail accompli par le cerveau est récolté par une race à allure lente au ventre inimaginatif et aux nerfs qui restent à leur place.
Tout cela est très consolant — du point de vue de l’étranger. Il s’aperçoit avec une satisfaction non mitigée que de la haute tension naît l’impatience sous forme d’un jeune paquet de nerfs qui est bien le lutin le plus indiscipliné qu’on puisse voir. De l’impatience devenue adulte, habituée à des conversations violentes et vilaines, à l’impatience et à l’insouciance de ses voisins, naît la licence, encouragée par la paresse et supprimée par la violence lorsqu’elle devient insupportable. La licence engendre la rébellion (et à ce fruit-là on a déjà goûté une fois) et de la rébellion sort du profit pour ceux qui attendent. Il entend parler du pouvoir du Peuple qui, par pure négligence, oublie de veiller à ce que les lois soient suivies comme il convient dès le début, et ce Peuple, non pas une ou deux fois par an, mais plusieurs fois par mois, descend dans la rue et, avec un maximum de dépense de forces et de cris, s’en va pendre ses congénères. Ce ne sont là, l’assure-t-on, que des gens fidèles observateurs de la loi qui n’ont fait qu’exécuter « la volonté du peuple ». C’est à peu près comme si un homme négligeait de trier ses papiers pendant un an, puis se mettait à briser son bureau à coups de hache en s’écriant : « Voyez comme j’ai de l’ordre ! » Il entend des avocats, en tout autre temps sensés et cultivés, défendre ce meurtre brutal avec le prétexte que « le Peuple protège la Loi », la loi qu’ils n’ont jamais mise en exécution. Il voit que l’on accorde à chacun le droit, — concédés à moitié seulement aujourd’hui, mais tout de même à moitié, d’anticiper la loi lorsqu’il s’agit de ses intérêts personnels, et l’impatience nerveuse (toujours les nerfs) anticiper le jugement concernant les personnes suspectes qui sont en prison, ou l’accusé au banc des prévenus, ou la décision arbitrale entre deux nations avant que celle-ci ait été rendue. Il sait que le mot d’ordre à Londres, à Yokohama et Hong-Kong lorsqu’on a des affaires à traiter avec l’Américain pur sang, c’est de le faire attendre, pour la bonne raison que l’inaction forcée l’enfièvre, comme rester immobile sous le harnais énerve un cheval à moitié dressé. Il rencontre mille petites particularités de langage, de manière, de pensée, — affaires de nerfs, d’estomac, développées par une lutte incessante — et toutes relèvent un tantinet de la licence. Pas plus que ne le ferait l’entrechoquement inquiet de cornes d’un troupeau de bétail, mais certainement pas moins. Tout cela profite à ceux qui attendent.
D’autre part, pour envisager la chose plus humainement, il y a des milliers d’hommes et de femmes charmants dont la santé se détériore pour la lamentable raison que s’ils ne marchent pas avec la procession ils « restent en route ». Et ils restent — dans des vêtements qui n’ont que de l’apparence, au milieu de monceaux de salsepareille. Des jeunes hommes, que l’on rencontre par hasard dans les rues, vous parlent de leurs nerfs, chose qu’aucun jeune homme ne devrait connaître ; et les amis de vos amis succombent à de la prostration nerveuse, et les gens que l’on entend parler dans le train s’entretiennent de leurs nerfs et des nerfs de leurs parents ; et il faut qu’on s’occupe des nerfs des petits enfants avant qu’ils ne perdent leurs dents de lait, et les hommes comme les femmes entre deux âges ont leurs nerfs aussi, et les vieillards perdent la dignité que leur confère leur âge par suite d’une agitation indécente et les annonces dans les journaux prouvent bien que cette liste catégorique n’est pas un mensonge. Plus encore que les soucis et la panique, l’hyperconscience de soi-même d’un peuple neuf fait qu’ils éprouvent comme un orgueil perverti dans le tapage inutile qui augmente le taux de la mortalité — plaisir enfantin à voir l’éclat, le rayonnement et la poussière produits par la Marche du Progrès. N’est-ce pas « essentiellement américain ? » Oui et non. Si les villes étaient toute l’Amérique, ainsi qu’elles prétendent l’être, dans cinquante ans on verrait la Marche du Progrès arrêtée, tout comme une machine s’arrête lorsque les essieux chauffent trop…
Là-bas dans la prairie la faucheuse s’est arrêtée et les chevaux se secouent. Les derniers rayons du soleil abandonnent la cime de Monadnock et, à quatre kilomètres de là, la Grand’Rue allume ses lampes électriques. C’est le soir, où joue la fanfare dans la Grand’Rue et les gens de Putney, de Marlborough, de Guilford, et même de New Fane viendront dans leurs voitures bien remplies pour entendre la musique et regarder l’Ex-Président. De par delà le versant de la prairie deux hommes arrivent très lentement, ils sont nu-tête et vont les bras ballants. Ils ne se pressent pas, ils ne se sont pas pressés, et ils ne se presseront jamais car ils sont de la campagne, banquiers de la chair et du sang des villes à jamais en état de banqueroute. Leurs enfants seront peut-être de pâles pensionnaires d’été, de même que ces pensionnaires, mauvaises herbes élevées à la ville, prendront peut-être leur succession dans ces fermes. De la charrue au trottoir va l’homme, mais il revient finalement à la charrue.
— Vous allez manger la soupe ?
— « Vou-ii, » répond une voix lente à travers l’herbe non coupée.
— Dites donc, va falloir peindre cette grange.
— On fera ça un jour ou l’autre.
Ils s’en vont, dans le crépuscule, sans adieu ni salutation, lentement comme leurs propres bœufs. Et il y en a quelques millions comme cela — hommes peu commodes à contrecarrer, inébranlables, silencieux, ne répondant jamais directement aux questions qu’on leur pose, et aussi impénétrables que cet autre fermier oriental qui est le fondement même d’un autre pays. On ne parle pas d’eux dans les journaux des villes, on ne les entend pas beaucoup dans les rues, et ils comptent pour très peu dans l’appréciation que se fait l’étranger de l’Amérique.
Mais c’est eux cependant l’Américain.