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Lettres de voyage (1892-1913)

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UN RETOUR A L’ORIENT

L’Orient est une tranche du monde beaucoup plus grande que les Européens ne tiennent à l’admettre. Les uns disent qu’il commence à St-Gothard, où les odeurs des deux continents se rencontrent et se battent pendant tout le temps que dure ce terrible dîner de wagon-restaurant dans le tunnel. D’autres l’ont découvert à Venise par les chaudes matinées d’avril. Mais l’Orient se trouve partout où l’on aperçoit la voile latine, à gréement en forme de nageoire de requin qui, pendant des centaines d’années, a poursuivi les baigneurs blancs sur toute l’étendue de la Méditerranée. Il lui reste encore dans le sang comme une menace, comme une insinuation de piraterie toutes les fois que passe la voie latine, que ce soit pour pêcher, que ce soit pour porter des fruits ou pour longer la côte.

« Celui-ci n’est pas mon métier de jadis, dit-elle à voix basse à la mer complice. Si chacun exerçait ses droits je serais en train de faire quelque chose de tout à fait différent, car ma mère était la jonque et mon père était le dhow, et à eux d’eux ils ont fait l’Asie. » Alors elle exécute des bordées désordonnées mais effroyablement vives, et, d’une allure traînante, son chapeau sur l’œil, et pour ainsi dire un coutelas dans son ample manche, dépasse le paquebot peu imaginatif.

Même les bateaux chargés de pierre, affairés à allonger la jetée, montrent leur origine sauvage qui éclate en dépit de leur gauche lourdeur. Ils sont tous enfants du Dhow à nez de chameau, principe de tout mal. Pourtant c’était bien agréable de les rencontrer une fois de plus sous le soleil cru, inchangés même jusque dans leurs agrès et leur rapiècement.

Le vieux Port-Saïd de jadis avait disparu sous des kilomètres et des kilomètres de bâtiments neufs où l’on pouvait se promener à loisir sans être rembarré par des soldats.

Il restait encore deux ou trois points de repère ; on disait qu’il en existait encore deux ou trois, et certaine Face se montrait encore après bien des années — ravagée mais respectable — rigidement respectable.

— Oui, dit la Face, je suis restée tout le temps ici. Mais j’ai gagné de l’argent, et quand je mourrai je m’en retournerai chez moi pour être enterrée.

— Pourquoi ne pas vous en retourner avant d’être enterrée, ô Face ?

— Parce que j’ai vécu ici depuis si, si longtemps. Le foyer n’est bon que pour être enterré.

— Et que faites-vous maintenant ?

— Rien, je vis de mes rentes !

Pensez donc ! Vivre à tout jamais au milieu d’un spectacle cinématographique de voyageurs excités, inquiets, regarder entrer et sortir, tels des wagons de chemins de fer, des gigantesques bateaux à vapeur sans connaître personne et sans être connu d’âme qui vive ; parler cinq ou six langues également bien, et ne posséder aucun pays à soi, aucun intérêt sur terre, sauf une concession dans quelque cimetière continental.

La soirée était froide après une abondante pluie, et les rues à moitié submergées sentaient fort mauvais. Mais nous autres, touristes invaincus, courions de-ci de-là en troupeaux pour voir tout ce qu’il y avait à voir avant le départ du train. La plupart d’entre nous ne vîmes pas le jardin de la Compagnie du Canal qui, par hasard, sert à marquer une ligne de démarcation, à la fois désagréable et exacte, entre l’Orient et l’Occident.

Jusqu’à cet endroit, qui forme une frange de palmiers toute raide sur le fond du ciel, l’élan donné par les souvenirs du foyer et l’intérêt des échos de chez soi suffisent pour rendre le début de ce voyage très agréable au jeune homme, mais arrivé à Suez, il est des choses auxquelles on est obligé de faire face. C’est généralement à cet endroit que les gens les plus sympathiques quittent le bateau — les gens plus âgés, qui se sont découverts et qui vont poursuivre le voyage se sont mis à parler affaires — pas de journaux à bord, rien que des dépêches de Reuter tronquées ; le monde entier paraît cruellement grand et absorbé par ses propres affaires. C’est lorsqu’on va faire une promenade que l’on découvre ce petit bout de terrain bien entretenu, avec, de chaque côté du sentier des maisons confortables devant lesquelles se trouvent de petites barrières. Alors on commence à se demander — de préférence dans le crépuscule — quand on pourra revoir ces mêmes palmiers du côté opposé. Puis c’est l’heure sombre des nostalgies, des vains regrets, des sottes promesses, et des faibles désespoirs qui vous enveloppe en même temps que l’odeur d’une terre étrangère et la cadence de langues inconnues.

Les chemins de traverse et les haltes dans les déserts sont toujours fréquentés par les djins et les lutins. Le jeune homme les trouvera qui l’attendent dans le jardin du Canal de la Compagnie de Port-Saïd.

D’autre part, s’il a assez de chance pour avoir gagné l’Orient en héritage, puisqu’il y a des familles qui l’ont servi pendant cinq ou six générations, il ne rencontrera pas de fantômes dans ce jardin, mais une bienvenue libre, amicale et large d’esprits bienfaisants de l’Orient. Les voix des jardiniers et des veilleurs de nuit seront pareilles aux souhaits des domestiques de son père dans la demeure paternelle. Les senteurs du soir et le spectacle des hibiscus et des poinsetties dénoueront sa langue et il dira des paroles et des phrases qu’il croyait avoir complètement oubliées, et il rentrera à bord de son navire (que j’ai vu) comme un prince dans son royaume.

Il y avait un homme dans notre compagnie, un jeune Anglais, à qui l’on venait d’accorder tout ce que son cœur pouvait désirer sous la forme de quelque région primitive située au sud de tout ce qui est sud dans le Soudan, où avec des gages un tiers moins forts que ceux d’un député et dans des conditions de vie qui consterneraient tout fonctionnaire qui se respecte, il verra en tout une douzaine peut-être de blancs par an, et ramassera certainement deux sortes de fièvre. Il avait été amené à travailler très dur pour obtenir ce poste, par suite des arguments d’un ami employé dans la même profession qui l’avait assuré que c’était « un emploi pas trop mauvais » et il était tout feu tout flamme et avait hâte d’arriver à Khartoum faire sa déclaration et commencer son travail. S’il a de la chance il se peut qu’il obtienne une région où les gens sont si vertueux qu’ils ne portent pas de vêtements du tout, et si ignorants qu’ils ne connaissent pas encore les boissons alcooliques.

Le train qui nous conduisit au Caire ressemblait à s’y méprendre à un train quelconque du Sud-Africain — pour cette raison je l’aimais bien, — mais il fut un vrai supplice pour certains habitants des États-Unis. Ils étaient accoutumés au système Pullman, et n’étaient pas à leur aise dans les wagons à couloirs sur les côtés et aux compartiments fermés. L’ennuyeux dans une démocratie « standardisée » est que, lorsqu’elle s’affranchit de ses standards, il ne lui reste plus de quoi l’étayer. Les gens ne sont pas oubliés et les bagages sont rarement égarés sur les voies ferrées du vieux monde. Il y a un rituel prévu pour l’administration de toutes choses, et si un individu consent à s’y conformer et à rester tranquille on s’occupera et de lui et des siens aussi bien que des autres. Les gens que je suivais des yeux ne voulurent pas le croire. Ils couraient de-ci de-là et perdirent leur temps à essayer d’arriver plus vite que leurs voisins.

Voici un fragment de dialogue entendu dans un wagon-restaurant.

— Dites-moi donc ! moi et quelques-uns de mes amis allons venir dîner à cette table. Nous ne voudrions pas être séparés et…

— Vous avez votre numéro pour le service, M’sieu ?

— Numéro ? Quel numéro ? Je vous dis que nous voulons déjeuner ici.

— Vous prendrez votre numéro pour le premier service, M’sieu.

— De quoi ? Et où diable se procure-t-on ce numéro-là ?

— Je vous donnerai le numéro au moment voulu pour le premier service, M’sieu.

— Bien, mais nous voulons déjeuner ici, maintenant.

— Le service n’est pas encore prêt, M’sieu !

Et ainsi de suite, et ainsi de suite, avec des marches, des contre-marches et chacun des mots nerveusement séparés, comme en italiques. En fin de compte ils ont mangé précisément à l’endroit où il y avait de la place pour eux dans ce nouveau monde dans lequel ils s’étaient fourvoyés.

D’un côté nos fenêtres donnaient sur l’obscurité d’une solitude morne, de l’autre côté sur la noirceur du Canal dont les intervalles étaient constellés par les gigantesques lanternes à l’avant des vapeurs qui voguaient la nuit. Puis venaient des villes éclairées à l’électricité, gouvernées par des commissions mixtes et faisant le trafic du coton. Une ville par exemple comme Zagazig, vue pour la dernière fois par un tout petit garçon que l’on souleva et sortit du wagon, et que l’on déposa au pied d’un mur badigeonné et sous les étoiles nues au milieu d’un espace vide, illimité, parce que, lui disait-on, le train avait pris feu. Étant tout enfant cela ne le tourmenta pas. Ce qui resta dans son esprit tout engourdi par le sommeil fut le nom absurde de l’endroit et la prédiction faite par son père qui lui dit que lorsqu’il serait homme il reviendrait par là « dans un grand bateau à vapeur ».

De sorte que, pendant toute sa vie, le nom Zagazig était resté associé dans ses souvenirs avec un hangar en briques, le papillotement d’une mèche de lampe flottant dans de l’huile, un ciel rempli d’yeux, et une locomotive toussant dans un désert au bout du monde. Ces souvenirs renaquirent dans le wagon-restaurant qui avançait avec des cahots au milieu de ce qui semblait être des kilomètres de rues et de factoreries brillamment éclairées. Pas un de tous ceux qui étaient assis à table n’avait même tourné la tête pour regarder le champ de bataille de Kassassin et de Tel-El-Kébir ; et puis, après tout, pourquoi l’auraient-ils fait ? Ce travail-là est terminé et des enfants se préparent à naître qui diront : « Moi, je me souviens de Gondokoro (ou bien de El Obeid ou de quelque grande bifurcation à laquelle on ne pense même pas encore sur la route d’Abyssinie), avant même qu’une seule factorerie n’eût été fondée, avant que la circulation aérienne ne commençât, oui, quand il y eut une épidémie, oui parfaitement, une épidémie dans la ville elle-même !!… »

L’intervalle n’est pas plus grand que celui qui existe entre le Zagazig d’aujourd’hui et celui de jadis, entre les chars à chevaux de la voie de terre qui existaient du temps du lieutenant Waghorn et l’auto étincelante qui, en un clin d’œil, nous transporta à notre hôtel au centre du Caire, en passant par ce qui ressemblait aux faubourgs de Marseille ou de Rome.

Gardez toujours une ville inconnue pour le matin. « Dans la journée », il est écrit dans le Livre de Perspicuité[5], « tu as de longues occupations. » Notre fenêtre donnait sur la rivière, mais avant même que de s’y diriger on entendait le cri rauque des milans, — de ces mêmes malandrins voleurs de route qui, à cette heure, surveillaient le déjeuner de chaque Anglais dans chaque habitation et dans chaque camp depuis le Caire jusqu’à Calcutta.

[5] Le Coran.

Des voix montaient d’en bas — mots intelligibles en des accents familiers jusqu’à en être exaspérants. Un petit nègre vêtu d’un unique vêtement bleu grimpa, en se servant de ses orteils en guise de doigts, le long d’un mât incliné d’un bateau du Nil, et profila sa silhouette dans l’encadrement de la fenêtre. Alors, parce qu’il se sentait heureux, il se mit à chanter au milieu des milans tournoyants. Et sous notre fenêtre le Nil, le Nil Lui-Même, roulait ses eaux dorées par le soleil, plissées par de fortes brises, avec une foule de bateaux à chargement qui craquaient et attendaient qu’on ouvrît un pont.

Sur le quai aux pierres taillées qui se trouve au-dessus, une file de cochers de fiacre, station de Ticca-gharri, rien de moins, se prélassaient, plaisantaient et tripotaient leurs harnais dans toutes les belles attitudes de l’Orient non ceint. Partout le sol était jonché de canne à sucre mâchée — premier signe de chaleur dans l’univers entier.

Des troupes aux figures d’un rose qui surprenait (chose que l’on n’aurait pas remarquée hier) déambulèrent sur le pont à traverses entre les files d’autos ronflantes et des chameaux baveux : c’était tout entier le monde musulman aux longues vestes aux manches flottantes déjà éveillé et s’adonnant à ses affaires, comme il convient aux gens sensés qui prient à l’aube.

Je me hâtais de traverser le pont pour écouter le bruit des palmiers dans le vent du côté éloigné. Ils chantaient aussi dignement que s’ils eussent été de vrais cocotiers, et la poussée du vent du Nord derrière eux était presque aussi franche que la poussée des Alizés. Puis vint un enterrement — le cadavre recouvert d’un linceul sur l’étroit berceau ; les porteurs à l’allure rapide (s’il fut bon, plus il sera enterré vite, plus vite il sera au ciel ; s’il a été mauvais, enterrez-le vite à cause de la maisonnée ; de toute façon, dit le prophète, que ceux qui le pleurent ne restent pas trop longtemps à pleurer ou sans manger) ; les femmes derrière agitant les bras et se lamentant, les hommes et les enfants chantant bas et haut.

Ils auraient pu aussi bien sortir de la porte Taksali dans la ville de Lahore par une matinée tout aussi froide que celle-ci, en route pour le champ de sépulture musulman auprès du fleuve. Et les paysannes voilées, traînant la savate, côte-à-côte, coude contre hanche, et la main droite éloquente pivotant, la paume en l’air pour donner de la valeur à chaque phrase criarde, auraient pu être les femmes d’autant de fermiers du Punjab, n’était qu’elles portaient des bracelets et des pantoufles d’un autre genre. Un adolescent aux genoux noueux, perché bien haut sur un âne, tous deux revêtus d’amulettes pour les protéger contre le mauvais œil, mastiquait trois pieds de canne à sucre empourprée qui vous rendait envieux et vous donnait une voluptueuse nostalgie, bien que la canne à sucre d’Égypte ne vaille pas celle de Bombay.

Hans Breitmann écrit quelque part :

Ah, si vous demeurez dans la ville de Leyde
Vous rencontrerez à vrai dire
Les formes de tous les amis qui vous étaient chers
Quand vous aviez six ans.

Ils étaient tous là sous les palmiers chantants : saices, ordonnances, colporteurs, porteurs d’eau, balayeurs des rues, marchands de volailles et le buffle couleur d’ardoise, aux yeux de porcelaine bleue, auquel s’adresse la petite fille qui porte un long bâton. Derrière les haies des jardins bien entretenus était accroupi le jardinier hâlé traçant des sillons indifféremment avec une houe ou son orteil, et sous le réverbère municipal s’adossait langoureusement le policeman au teint bronzé — sa bouche et sa narine mince rappelant un peu l’arabe — ne se souciant nullement d’une effroyable dispute entre deux conducteurs d’ânes. Ils se battaient par-dessus le corps étendu d’un Nubien qui avait choisi ce gîte pour dormir. Au bout d’un instant, l’un deux, en faisant un pas en arrière, planta son pied en plein sur le ventre du dormeur. Le Nubien poussa un grognement, se mit sur le coude, roula les yeux et fit entendre quelques paroles absolument dépourvues de colère. Les deux guerriers s’arrêtèrent aussitôt, ajustèrent leurs burnous et s’enfuirent tout aussi vite que le Nubien de son côté se rendormit. C’était là la vie même, la vie non falsifiée et qui valait tout un désert bourré de momies. Puis au travers de cet ensemble passa, en faisant hurler ses sirènes, en remuant et soulevant les eaux du Nil, un vapeur Cook tout prêt pour emmener des touristes à Assouan.

Du point de vue du Nubien, c’était ce vapeur et non lui-même qui était la merveille, merveille grande comme l’hôtel dirigé par des Suisses, avec son personnel suisse, et dont l’ascenseur était probablement géré par le Nubien. Marids, afrites, gardiens d’or caché qui étouffent ou écrasent le téméraire chercheur ; rencontres dans une ruelle obscure du Caire avec les morts enterrés depuis longtemps ; avancements inespérés ; amours soudainement nées ; voilà ce qui forme la matière de la vie courante de toute personne qui se respecte ; mais l’homme blanc qui vient de par delà les mers par centaines avec ses femmes dépourvues de voiles, qui se construit des chambres volantes et parle le long de fils de fer, qui remonte et descend follement le cours de la rivière, qui montre un fol empressement à monter sur des chameaux et des ânes, forcé de jeter à terre de l’argent à double poignée, à la fois enfant et sorcier, voilà ce qui, aux yeux du Nubien, doit sortir tout droit des Mille et une Nuits. En tous cas le Nubien était parfaitement sain d’esprit. Ayant mangé il dormait dans le soleil même de Dieu, et je le quittai pour visiter la ville du Caire, ville fortunée, désirable et bien gardée, à la population de laquelle, tant mâle que femelle, Allah a prodigué la subtilité. On sait que leurs bouffons ont surpassé les bouffons de Damas au point de vue raffinement, de même que leurs douze capitaines de police surpassaient en corruption et en audace les plus connus de tout Bagdad au temps de Haroun al Raschid, tandis que leurs vieilles femmes et leurs jeunes épouses sauraient tromper le Diable lui-même. Delhi est un endroit célèbre aux Indes — la plupart des conteurs du Bazar font venir leurs ruffians de là — mais lorsque l’intrigue et l’intérêt palpitant sont à leur comble, que l’histoire s’arrête en attendant que les derniers couris haletants soient tombés sur son tapis, alors, secouant la tête et l’index crochu levé, le conteur continue son récit : « Mais il y avait un homme du Caire, un Égyptien de l’Égypte qui… » et toute la foule sait qu’une histoire de véritable sorcellerie métropolitaine va leur être servie.

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