Lettres de voyage (1892-1913)
LES VILLES FORTUNÉES
Après la Politique, revenons à la Prairie qui est le Grand Veldt, et, en plus, l’Espoir, l’Activité, et la Récompense. Winnipeg en est la porte d’entrée, grande cité dans une grande plaine, et qui se compare elle-même, très innocemment du reste, à d’autres villes de sa connaissance, mais elle en diffère totalement.
Lorsqu’on vient à rencontrer, dans sa propre maison à elle, une femme que l’on n’a pas vue depuis son enfance, elle vous est tout à fait inconnue jusqu’au moment où quelque geste, quelque intonation vous rappelle le passé, et alors on s’écrie : — Mais, tout de même, c’est bien vous ! Cependant l’enfant s’est évanouie, la femme et ses influences ont pris sa place. Je m’efforçais vainement de retrouver la ville gauche et laide que j’avais connue, elle si peu formée, et qui insistait tant sur sa modestie. J’osai même rappeler le fait à un de ses habitants : — Je m’en souviens, dit-il en souriant, mais nous étions jeunes à ce moment-là. Tout ceci, — il indiquait du doigt une avenue, immense étendue qui plongeait sous trente voies de chemin de fer, — est né dans les dix dernières années — pratiquement dans les cinq dernières années. Il nous a fallu agrandir tous ces dépôts là-bas en y ajoutant deux ou trois étages ; malgré cela c’est à peine si nous commençons à progresser. Nous ne faisons que commencer.
Dépôts, voies de garage, et choses analogues, ne sont que des jetons dans le Jeu du Blanc, et que l’on peut ramasser et resservir de nouveau selon les variations de la partie. Ce qui me réjouissait surtout là-dedans, c’était l’esprit répandu partout dans l’air léger et palpitant — ce nouvel esprit de la ville nouvelle. Winnipeg possède des « Choses » en abondance, mais elle a appris à ne pas se laisser aveugler par elles, et par là elle est plus âgée que bien d’autres villes. Nonobstant il importait de les faire valoir — car faire valoir sa ville c’est, pour l’homme de jugement, ce qu’est pour une femme faire des emplettes. D’abord venaient les faubourgs, kilomètre sur kilomètre de maisons de bois, aux contours précis, chaudes maisons coquettes, chacune d’elles séparée sans jalousie de sa voisine par la plus légère des bornes. On pouvait, grâce à leur architecture, en fixer la date, en remontant décade par décade jusqu’autour de 1890, c’est-à-dire à l’époque où commença la civilisation ; deviner, à quelques dollars près, leur prix de revient, les revenus de leurs propriétaires, et poser des questions au sujet des nouvelles inventions ménagères.
— Les rues d’asphalte et les contre-allées en béton sont à la mode depuis quelques années, dit notre hôte, pendant que nous en traversions au trot kilomètre sur kilomètre. Nous avons trouvé que c’était le seul moyen d’avoir raison de la boue de la prairie. Regardez ! Là même où se terminait la route audacieuse, s’étendait, invaincue, au même niveau que le pâle asphalte, la tenace prairie, par-dessus laquelle la civilisation se frayait un chemin vers l’Ouest.
Et au moyen de l’asphalte et du béton on refoule la prairie à chaque saison de construction. Puis venaient les maisons de parade, construites par des hommes riches, eu égard pour l’honneur et la gloire de leur ville, ce qui est le premier devoir de l’opulence dans un pays neuf.
Nous avons passé, serpenté, au milieu de boulevards et d’avenues, larges, propres, bordés d’arbres, inondés de soleil et balayés d’air si pur qu’il interdisait toute idée de fatigue, avons bavardé d’affaires municipales, impôts municipaux jusqu’au moment où, dans un certain silence, on nous fit voir un faubourg de maisons, de boutiques, de banques négligées, dont les flancs et les côtés étaient devenus graisseux à force d’être frottés par des épaules de cagnards. La saleté et des boîtes en fer-blanc envahissaient toute la rue. On y sentait moins la hideur de la pauvreté que le manque du sens de la propreté. Certaine race préfère vivre dans cette atmosphère.
Puis rapide aperçu d’une cathédrale froide, blanche, d’écoles en briques rouges, presqu’aussi grandes (Dieu soit loué !) que certains couvents, d’hôpitaux, d’instituts, un kilomètre environ de magasins, et, enfin, un lunch tout à fait intime dans un Club, qui aurait fort étonné mon Anglais de Montréal, et où des hommes, jeunes encore, parlaient de Fort Garry, tel qu’ils se le rappelaient, pendant que des histoires touchant la fondation de la ville, et celles d’expédients administratifs et d’accidents administratifs se mêlaient aux prophéties ou frivolités des hommes plus jeunes.
Il reste encore quelques endroits où les hommes savent s’occuper de grosses affaires avec doigté et légèreté, et qui prennent pour avérées plus de choses qu’un Anglais en Angleterre ne pourrait tirer au clair en une année. Mais on ne rencontrerait pas beaucoup d’Anglais à un lunch dans un Club de Londres qui auraient pu s’engager à construire Le Mur de Londres ou qui auraient aidé à contraindre le roi Jean à signer la Grande Charte.
J’eus deux visions de la ville. La première par une journée grise, du toit d’un bâtiment monstre d’où elle semblait déborder et remplir de bruits toute la vaste coupe de l’horizon, et pourtant, tout autour de ses bords des jets de vapeur et les cris impatients de machines prouvaient qu’elle minait la Prairie comme un feu qui couve.
La seconde fut une silhouette du flanc de la ville, mystérieuse comme une ligne de falaises non explorées, sous un ciel barré de rouge incarnat depuis le zénith jusqu’au sol où elle s’étendait, couleur d’émeraude pâle, derrière les remparts inégaux. Lorsque notre train s’arrêta dans le crépuscule final et que les rails brillèrent rouge-sombre, j’aperçus la profonde soulevée de cette houle et, à travers les sept milles de ses plaines empourprées, je vis en bas le papillotement doré de ses lumières. C’est une chose assez effarante que d’écouter quelque avant-garde de la civilisation se parlant à elle-même dans la nuit sur le même ton qu’une ville vieille de mille années.
Tout le pays à l’entour est criblé de voies ferrées, trains de marchandises ou de plaisir inconnus il y a quinze ans ; et il fallut pas mal de temps avant que nous n’atteignîmes la prairie nette avec l’air, l’espace, et la terre découverte. L’air ici est différent de tout air qui ait jamais soufflé, l’espace est plus étendu que tout autre espace, parce qu’il retourne vers un libre Pôle, sans rien rencontrer sur sa route, et la terre découverte garde le secret de sa magie aussi étroitement que la mer ou le désert.
Ici les gens ne se heurtent pas les uns contre les autres en tournant le coin, mais voient avec ampleur et tranquillité, de très loin, ce qu’ils désirent, ou ce qu’ils veulent éviter, et ils tracent leur chemin en conséquence à travers les ondulations, les creux, les langues, les défoncements et les élargissements du terrain.
Lorsque l’horizon sans bornes et la voûte du ciel élevé commencent à accabler, la terre ménage de petits étangs et de petits lacs, blottis dans des creux aux flancs paisibles où l’on peut descendre et sortir des flots d’air et se délecter à des distances petites et familières. La plupart des femmes que je rencontrai près des demeures étaient, en bas, dans les creux, et la plupart des hommes étaient sur les crêtes et sur la plaine. Une seule fois, comme nous nous arrêtions, une femme dans une voiture fondit, pour ainsi dire du ciel, en ligne droite sur nous, par une route dorée qui dévalait entre des terres noires et labourées. Lorsque le cheval, qui avait la direction des affaires, se fut arrêté devant les wagons, elle secoua la tête d’un air mystérieux et nous montra un très petit bébé blotti sur son bras. Elle était, à n’en point douter, quelque Reine exilée fuyant vers le Nord pour y fonder une dynastie et créer un pays. La Prairie revêt toute chose d’un air féerique.
Des deux côtés de la voie, à perte de vue, on battait le blé. La fumée des machines montait, en perspective ordonnée, à côté des amoncellements de menue paille : d’abord une machine, puis une maison, puis un tas de menue paille, puis du blé en moyettes — après cela, répétez ce même dessin sur toute l’étendue d’un certain nombre de degrés de longitude se suivant sur l’hémisphère.
Nous avons passé à travers une véritable chaîne de petites villes se touchant presque, où je me souviens d’avoir vu de temps à autre un pâturage, et à travers de grandes villes jadis représentées seulement par une pancarte, un garage, et deux agents de la police du Nord-Ouest. En ces temps-là, les gens démontraient que le blé ne pousserait pas au delà de telle ou telle ligne fixée par le premier idiot venu, ou bien que s’il y poussait personne ne s’en occuperait. Et voici que le Blé s’avançait, marchant avec nous à perte de vue ; les chemins de fer s’étaient portés à trois ou quatre cents kilomètres au nord, peuplant un nouveau pays à blé ; et plus au nord encore, le Grand Tronçon était en train de continuer la ligne suburbaine longue de quelques milliers de kilomètres, avec des embranchements qui iraient peut-être jusqu’à Dawson City, en tous cas jusqu’à la baie de Hudson.
« Venez au Nord et regardez ! s’écriaient les Lutins du Chemin de fer, ici vous n’en êtes qu’à la lisière. » Je préférai suivre la vieille route et regarder, ébahi, les miracles accomplis depuis mon temps. L’Hôtel d’autrefois, à la façade en toc, à l’intérieur creux, et qui était seul connu dans l’Ouest, avait cédé la place à des bâtiments en pierre ou en brique hauts de cinq étages, à des Bureaux de Poste faisant pendants. De temps à autre quelque fragment du passé oublié par mégarde demeurait accroché à une ville, et permettait de reconnaître en elle une vieille connaissance, mais le plus souvent il fallait s’éloigner d’un kilomètre et regarder de loin — tout comme on tient un palimpseste contre la lumière, — pour pouvoir identifier les lignes tracées au début maintenant recouvertes depuis longtemps. Chaque ville pourvoyait à la vaste région fermière derrière elle et chaque école arborait le drapeau national anglais au bout d’un mât dans la cour de récréation. Il paraîtrait qu’on n’apprend aux écoliers ni à détester ni à mépriser leur propre pays, ni à en solliciter des secours.
Je dis à voix basse à un des voyageurs que j’étais un peu las de la tyrannie du Blé qui avait duré trois jours, en même temps que choqué de voir les fermiers brûler de la paille si propre et faire des feux de joie avec leur menue paille. — Vous retardez beaucoup, me dit-il. Il y a des vergers et des laiteries et d’autres exploitations agricoles, autant que vous en voudrez, qui marchent dans tous ces pays-ci, — sans parler de l’irrigation plus à l’Ouest. Le Blé n’est pas notre unique roi, de beaucoup. Attendez que vous soyez à tel ou tel endroit. C’est là que je fis la rencontre d’un prophète et d’un prédicateur, sous la forme d’un commissionnaire du Commerce de l’endroit (toutes les villes en ont), qui me montra d’un air résolu les légumes que produisait sa région. Et c’en étaient des légumes ! tous rangés avec soin dans un petit kiosque près de la gare.
Je crois que le pieux Thomas Tusser aurait chéri cet homme. — La Providence, disait-il, répandant à chaque geste des brochures, n’a pas voulu le Blé éternel dans cette région. Non, Monsieur ! Notre affaire à nous c’est de devancer la Providence, d’aller au-devant d’elle avec la culture mixte. Vous intéressez-vous à la culture mixte ? Ah ! dommage alors que vous ayez manqué notre exposition de Fruits et Légumes. Ce genre de culture, ça vous réunit les gens. Je ne prétends pas que le Blé vous rétrécit, mais j’ose affirmer que la première rend plus sociable et rapporte davantage. Nous nous sommes laissé hypnotiser par le Blé et le Bétail. Eh bien — mais non, le train ne part pas encore, — je vais vous dire quelles sont mes idées là-dessus.
Pendant quinze minutes superbes il me livra la quintessence de la culture mixte accompagnée d’incursions sur le terrain de la betterave (saviez-vous qu’on est en train de faire du sucre à Alberta ?) et il se mit à discourir, avec la dévotion qui convenait, sur la sombre poussière des cours de fermes qui est la mère de toutes choses.
— Ce qu’il nous faut maintenant, s’écria-t-il en prenant congé de moi, ce sont des hommes, encore des hommes. Oui, et des femmes.
Ils ont un bien grand besoin de femmes pour aider dans les travaux domestiques, et faire face à la terrible poussée qui les accable à la moisson — des filles qui puissent aider dans la maison, la laiterie, le poulailler, jusqu’à ce qu’elles se marient.
Déjà se manifeste en ce sens un véritable afflux : tel colon, satisfait des conditions qu’il y trouve en amène d’autres de l’Angleterre. Mais si un dixième de l’énergie que l’on gaspille en « Réformes sociales » pouvait être consacré à organiser et à surveiller convenablement l’émigration (le « Travail » ne s’oppose pas encore à ce que les gens travaillent le sol), nous pourrions faire quelque chose qui vaille la peine qu’on en parle. Les races qui travaillent et qui ne forment pas des Comités se mettent à travailler la terre au moins aussi vite que les nôtres. Cela rend jaloux et inquiet de voir des étrangers en train de puiser, quoique honnêtement, dans ces trésors de bonne chance et de vie saine.
Il se trouvait, sur la voie, une ville au sujet de laquelle j’avais entendu une discussion, pour la première fois, presque vingt ans auparavant, entamée par une loque de chercheur d’or qui voyageait dans un fourgon : — Jeune homme, me dit-il après une prophétie toute professionnelle, vous entendrez parler de cette ville si Dieu vous prête vie. Elle est née heureuse.
Plus tard, j’eus l’occasion de la revoir, c’était une voie de garage à côté d’un pont où les Indiens vendaient des ornements en perles tressées. Et à mesure que s’écoulaient les années, j’apprenais que la prophétie du vieux chemineau s’était réalisée et qu’une chance — je ne savais laquelle — était échue à la petite ville auprès du grand fleuve. C’est pourquoi, cette fois-ci, je m’arrêtai pour m’en assurer. C’était une belle ville de six mille habitants, un embranchement à côté d’un immense pont en fer ; à la gare il y avait un jardin public plein d’arbres. Une joyeuse compagnie d’hommes et de femmes, que cet air, cette lumière et leur propre amabilité rendaient frères et sœurs avec nous-mêmes arrivèrent en automobiles et occupèrent notre journée de la façon la plus agréable qui soit.
— Eh bien ! et votre Chance ? dis-je.
— Comment ! répondit l’un d’eux, vous n’avez pas entendu parler de notre gaz naturel — le plus grand gaz naturel qui soit au monde ? Ah ! venez donc voir.
On m’emporta en tourbillon jusqu’à un dépôt rempli de machines et d’ateliers à mécaniques actionnés par du gaz naturel, sentant légèrement l’oignon frit, qui sort de terre, à une pression de trois cents kilogs qui, grâce à des valves et des robinets, est réduit à deux kilogs. Il y avait là en fait de Chance de quoi créer une métropole. Représentez-vous le chauffage et l’éclairage de toute une ville, sans parler de force motrice, installés avec la seule dépense des tuyaux.
— Y a-t-il des limites aux possibilités que cela suppose ? demandai-je.
— Qui sait ? Nous ne faisons que commencer. Nous vous montrerons une fabrique de briques, là-bas dans la prairie, et que le gaz fait marcher. Mais pour le moment nous voulons vous faire voir une de nos fermes favorites.
Et les automobiles repartent, filant comme des hirondelles sur des routes de toutes les dimensions et grimpant pour arriver jusque sur ce qui paraissait être le Haut Veldt lui-même. Un commandant de la Police montée, qui avait fait une année de la Guerre (du Transvaal), nous expliqua comment les grilles entourant les fermes à autruches et les petits « meercats » tantôt assis et tantôt galopant dans l’Afrique du Sud lui avaient donné la nostalgie des « gophers » au bord de la route et des kilomètres interminables de grillages en fil de fer le long desquels nous courions. (La Prairie n’a rien à apprendre du Veldt en ce qui concerne les grillages ou les portes habilement combinées.)
— Après tout, dit le Commandant, il n’y a pas de pays qui puisse rivaliser avec celui-ci. J’y suis depuis trente ans et je le connais d’un bout à l’autre.
Alors ils désignèrent du doigt les quatre coins de l’horizon, mettons à quatre-vingts kilomètres, dans quelque direction que l’on se tournât — et en donnèrent les noms.
Le fermier amateur d’expositions était parti avec sa famille pour le culte mais nous, en tant qu’amis, avons pu nous glisser chez lui et arriver devant la maison silencieuse, toute neuve, avec sa grange bien ordonnée, et un immense monticule de blé cuivré entassé au soleil entre deux amoncellements de balle dorée. Chacun en prit un peu entre les doigts et dit ce qu’il en pensa, — il devait valoir, tel quel, sur le Veldt, quelques centaines de louis d’or. Et pendant que nous nous mettions, assis en cercle, sur les machines agricoles, il nous semblait entendre, au milieu du calme émanant de la maison fermée, la terre prodigue qui se préparait en vue de nouvelles moissons. Il n’y avait pas à vrai dire de vent, mais plutôt aurait-on dit comme une poussée de toute l’atmosphère de cristal.
— Et maintenant allons voir la briqueterie, s’écrièrent-ils. Elle se trouvait à plusieurs kilomètres. Le chemin qui y menait passait, par une descente inoubliable à jamais, jusqu’à une rivière aussi large qu’est l’Orange au pont de Norval, bruissant entre des collines de boue. Un vieil Écossais ressemblant à s’y méprendre à Charon, avec des bottes montant jusqu’à la hanche, dirigeait un ponton qui, maintenu par un fil de fer, faisait la navette. Les automobiles intrépides grimpèrent avec force cahots sur ce bac à travers un pied d’eau et Charon, sans relâche, nous mena majestueusement à travers la sombre et large rivière jusqu’à l’autre bord. Une fois là nous fîmes volte-face pour contempler l’heureuse petite ville, et échanger nos impressions au sujet de son avenir.
— Je crois que c’est d’ici que vous pourrez le mieux la voir, dit l’un.
— Non, c’est plutôt d’ici, dit l’autre, et leurs voix prenaient une intonation plus douce en la nommant.
Puis, pendant une heure, nous avons dévoré à toute vitesse la vraie prairie, de grandes plaines vert-jaune traversées par d’anciennes pistes de buffles, ce qui ne rend pas les ressorts d’automobiles meilleurs, jusqu’au moment où se dressa, isolée, à l’horizon, une cheminée, tel un mât en pleine mer, et, tout autour, se trouvaient encore des hommes et des femmes au cœur réjoui, un appentis, une ou deux tentes pour des ouvriers, le squelette du mécanisme à fabriquer des briques, un puits de quinze pieds carrés s’enfonçant à soixante pieds jusqu’à la terre glaise, et, noir et raide, le tuyau d’une mine de gaz naturel. Tout le reste c’était la Prairie, rien d’autre que la courbe de l’écorce terrestre — avec de petits oiseaux solitaires s’appelant les uns les autres. J’avais cru qu’il était impossible que cela fût plus simple, plus audacieux, plus impressionnant jusqu’au moment où je vis des femmes en jolies robes s’approcher et regarder avec précaution les valves à gaz d’où s’échappait la vapeur.
— Nous avons pensé que cela vous intéresserait, me dirent tous ces gens joyeux ; et tout en riant et en devisant ils discutèrent leurs projets pour construire, d’abord leurs villes puis celles des autres, en briques de toutes sortes ; indiquant des chiffres de production et les frais d’installation qui vous coupaient la respiration. A l’œil nu l’affaire n’était rien de plus qu’un pique-nique inédit, charmant. Ce qu’elle voulait dire en réalité c’était la création d’un Comité qui modifierait le fond même de la civilisation sur un rayon de cent soixante kilomètres à la ronde. Il me semblait que j’assistais aux plans de construction de Ninive, et quoi qu’il arrive de bon à cette petite ville qui est née heureuse, j’en veux toujours réclamer une part.
Mais la place me manque pour raconter comment nous avons mangé avec l’appétit que donne la Prairie, dans les quartiers des hommes, un repas préparé par un artiste ; comment nous sommes revenus à la maison à des vitesses dont même un enfant n’a jamais entendu parler, et auxquelles aucun adulte ne devrait se livrer ; comment les autos s’enlisèrent au gué, et tirèrent des bordées sur le ponton jusqu’à ce que même Charon sourit ; comment d’énormes chevaux arrivèrent et firent gravir aux autos les pentes caillouteuses jusque dans la ville, comment, en rencontrant des gens endimanchés en voiture et à pied, nous avons pris des airs recueillis et vertueux, et comment la compagnie joyeuse subitement et doucement s’éclipsa pensant que ses invités devaient être fatigués. Je ne saurais vous donner une idée de la folâtrerie pure, irresponsable, qui caractérisa le tout, de la bonté affectueuse, de l’hospitalité gaie et ingénieuse qui régnait si délicatement dans toute l’affaire, pas plus que je ne saurais décrire une certaine demi-heure passée dans le calme du crépuscule juste avant de partir, lorsque la compagnie se réunit de nouveau pour les adieux, cependant que de jeunes couples se promenaient par les rues et que la réverbération des lampes à gaz naturel, qu’on n’éteignait jamais, donnait aux feuilles des arbres une coloration pareille à celle des décors de théâtre.
Ce fut une femme, dont la voix sortait de l’ombre, qui exprima ce que nous sentions tous : — Voyez-vous, nous sommes tout simplement amoureux de notre ville.
— Nous aussi, dis-je.
Et la petite ville disparut derrière nous.