Lettres de voyage (1892-1913)
LA FACE DU DÉSERT
Remonter le Nil c’est en quelque sorte courir la bouline devant l’Éternité. Tant qu’on ne l’a pas vu on ne se rend pas compte de l’étonnante étroitesse de ce mince et humide filet de vie qui se glisse invaincu à travers la gueule de la mort établie. Un coup de fusil couvrirait ses terres cultivées les plus larges, un coup d’arbalète atteindrait les plus étroites. Une fois qu’on les a dépassées un homme peut attendre pour boire jusqu’à ce qu’il atteigne le cap Blanco à l’Ouest (où il pourra faire des signes à un bateau de l’Union Castle s’il veut se désaltérer) ou le club Karachi à l’Est. Mettons quatre mille kilomètres de sécheresse à main gauche et trois mille à main droite.
Le poids du Désert se fait sentir chaque jour à chaque heure. Le matin, lorsque la cavalcade s’en va marchant derrière le dragoman pareil à une tulipe, il dit : « Je suis ici, juste au delà de cette crête de sable rose que vous êtes en train d’admirer. Arrivez, mes jolis messieurs, et je vous conterai votre bonne aventure. » Mais le dragoman dit très clairement : « Si vous plaît M’ssieu, ne vous séparez pas en quoi que ce soit du corps principal », chose que, le Désert le sait bien, vous n’aviez pas le moins du monde l’intention de faire.
A midi, lorsque les maîtres d’hôtel tirent du fond des réfrigérants tout couverts de buée certaines boissons pour le lunch, le Désert gémit plus fort encore que les roues des puits qui se trouvent sur la rive : « Je suis ici, à quelque cent mètres. Pour l’amour de Dieu, mes jolis messieurs, épargnez une gorgée de ce piquant whisky à l’eau minérale que vous portez à vos lèvres. Il y a un homme blanc à quelques centaines de kilomètres d’ici mourant de soif sur mon sein, de la soif que vous guérissez au moyen d’un chiffon trempé dans de l’eau tiède tandis que vous le maintenez, lui, d’une main, et il s’imagine qu’il est en train de vous maudire à haute voix, mais il n’en est rien, car sa langue est sortie de sa bouche et il ne peut pas la rentrer. Merci, mon noble capitaine. » Car naturellement on verse la moitié du breuvage par-dessus bord avec cette prière : « Puisse-t-il arriver à celui qui en a besoin » ; tandis que l’on tourne le dos aux crêtes palpitantes et aux horizons fluides qui commencent leur danse à mirage de midi.
Le soir le Désert fait de nouveau intrusion — attifé comme une fille Nautch de voiles de pourpre, de safran, de clinquant doré, de vert d’herbe. Elle s’étale sans pudeur devant le touriste ravi, en réseaux tissés en forme de pélicans regagnant à tire d’aile leurs demeures, en franges de canards sauvages, en taches noires sur fond carminé, en bijoux de pacotille faits de nuages couleur d’opale. « Remarquez-moi ! » s’écrie-t-elle, comme telle autre femme indigne. « Admirez le jeu de mes traits mobiles, les révélations de mon âme multicolore. Observez mes appâts et mes puissances. Frémissez pendant que je vous fais tressaillir ! » Ainsi, elle flotte, passant à travers toutes ses transformations et se retire en haut jusque dans les bras du crépuscule. Mais à minuit elle abandonne tout faux-semblant et descend sous sa forme naturelle, qui dépend de la conscience du contemplateur et de l’éloignement qui le sépare du blanc voisin.
Vous remarquerez dans le Benedicite omnia opera que le Désert est la seule chose à qui l’on n’enjoint pas de « bénir Dieu, le louer et le magnifier à jamais ». Cela, c’est parce que au moment où notre illustre père, le Seigneur Adam et son auguste épouse, la Dame Ève, furent chassés du paradis, Eblis le Maudit, craignant que l’homme ne revienne finalement dans les grâces d’Allah, se mit à brûler et à dévaster toute la terre à l’Est et à l’Ouest de l’Éden.
Chose assez bizarre, le Paradis terrestre est à peu près au centre de tous les déserts du monde, en comptant à partir de Gobi jusqu’à Tombouctou, et toute cette terre, en tant que terre, est « exclue de la miséricorde de Dieu ». Ceux qui s’en servent le font à leurs risques et périls. En conséquence le Désert produit son propre type d’homme tout comme le fait la mer. J’eus la bonne chance d’en rencontrer un spécimen, âgé environ de vingt-cinq ans. Son travail l’obligeait à longer la mer Rouge, où des hommes sur de rapides chameaux viennent faire la contrebande du hashish et parfois de fusils, avec les dhows qui abordent n’importe quelle plage commode. Les contrebandiers doivent être poursuivis sur des chameaux encore plus rapides, et puisque les puits sont rares et bien connus le jeu consiste à arriver les premiers et à les occuper.
Mais il se peut qu’ils brûlent un puits ou deux et fassent étape de plusieurs jours en un seul. Alors celui qui les poursuit doit prendre de plus grands risques encore et faire des marches plus cruelles afin que la loi soit observée. La seule chose en faveur de la loi est que le hashish sent abominablement — pire qu’un chameau qui a chaud — de sorte que lorsqu’ils accostent on ne perd pas de temps à écouter des mensonges. On ne m’a pas expliqué comment ils se dirigent à travers les solitudes ni par quel art ils maintiennent leur vie au milieu des tempêtes de poussière et de chaleur. Cela on le prenait pour démontré, et celui qui le prenait ainsi était l’individu le plus ordinaire que l’on puisse rencontrer. Il fut très ému d’apprendre que les Français sont en train de faire une route aérienne quelque part au Sahara, au-dessus d’une étendue sans eau de six cents kilomètres, et où, si l’aéroplane venait à subir des avaries en route, le pilote mourrait de soif et se dessécherait à côté de son appareil.
Pour être juste, il faut reconnaître que le Désert prend rarement la peine d’effacer les traces d’un meurtre. Il y a des endroits au Désert, dit-on, où même maintenant l’on rencontre les morts de batailles anciennes, tous aussi visibles que les nids de guêpes de l’an dernier, couchés en monceaux ou éparpillés par la fuite avec, par-ci, par-là, les petites lignes brillantes des cartouches vides qui les avaient fait tomber.
Il y a des vallées et des ravins où les contrebandiers les plus fous ne tiennent pas à se réfugier à certains moments de l’année ; de même qu’il y a des demeures faites pour qu’on s’y repose mais où les domestiques indigènes refusent de séjourner parce qu’ils sont arrêtés, en se rendant à la cuisine, par le qui-vive des régiments soudanais qui depuis longtemps sont au Paradis. Et les voix, et les avertissements, et les appels derrière les rochers sont innombrables. Tout cela s’explique par le fait qu’on est très rarement appelé à vivre dans un endroit si calme qu’on peut entendre le murmure rapide de son sang sur son propre tympan. Ni un vaisseau, ni une prairie, ni une forêt ne donnent ce silence-là. Je suis allé une fois à sa recherche, lorsque notre bateau était amarré et que mes compagnons s’en étaient allés voir je ne sais quel spectacle ; mais certes, je n’osai m’aventurer à plus d’un kilomètre de la fumée de notre cheminée. C’est alors que je découvris soudain une colline criblée de tombes qui renfermaient des têtes de morts blanches comme du papier, tous ricanant agréablement comme autant d’ambassadeurs du Désert. Mais je n’acceptais pas leur invitation. On m’avait dit que tous les petits diables apprennent à dessiner au désert, ce qui explique les détails compliqués et futiles qui le remplissent. Personne sauf un diable ne songerait à creuser chaque saillie de rocher de lignes indiquant l’action du vent ou à la réduire par les rafales de sable jusqu’à n’être qu’une nervure étincelante ; à dresser des collines en forme de pyramides, de sphynx et de faubourgs de villes dévastés ; à couvrir des espaces grands comme la moitié d’un comté anglais d’études à la sépia représentant des ravins de Dougas et de Nullahs, se croisant et s’enchevêtrant, chacun étalant une perspective beaucoup trop habile ; à oblitérer le travail à demi terminé au moyen d’un lavis de sable à trois teintes, pour le reprendre de nouveau, à la pointe d’argent, au bord de l’horizon. S’ils font cela, c’est pour amener les voyageurs égarés à se figurer qu’ils pourront reconnaître des points de repère, les forcer à courir de-ci de-là dans l’espoir de les identifier, jusqu’au moment où la folie survient. Le Désert n’est qu’artifice de diable, « satanée habileté », pourrait-on dire, bourré de travaux inutiles, toujours promettant quelque chose au prochain détour, toujours conduisant à travers une décoration excessive et un dessin trop souligné pour aboutir à une stérilité toujours égale.
Il y eut un matin surtout, merveilleux entre tous les matins, où nous nous trouvâmes en face du Temple de Abu Simbel taillé dans le roc. Là, quatre personnages gigantesques, chacun haut de soixante pieds, sont assis les mains sur les genoux à attendre le jour du Jugement dernier. A leurs pieds s’étend une petite étendue de blé vert-bleu. Ils ont l’air de retenir derrière eux tout le poids du désert, qui néanmoins déborde d’un côté sous forme d’une cataracte de sable vif orange. On conseille au touriste d’assister au lever du soleil ici, soit en se tenant à l’intérieur du temple où la lueur tombe sur certain autel érigé par Ramsès en son propre honneur, soit du dehors où une autre Puissance prend la direction.
Les étoiles avaient pâli quand nous commençâmes notre veillée ; les oiseaux de la rivière chuchotaient tout juste en faisant leur toilette dans la lumière incertaine et empourprée. Puis la rivière se ternit comme de l’étain ; la ligne de la cime derrière le Temple se détacha sur le fond laiteux du ciel ; on devinait plutôt qu’on ne voyait les quatre silhouettes dans le trou d’ombre au-dessous. Celles-ci se dessinèrent suffisamment énormes, mais sans terreur spéciale, tandis que l’aube de l’Orient accomplit ses rites magnifiques. Quelque roseau de la rive se révéla par réflexion, noir sur argent ; des ailes en forme d’arc battirent la surface de l’eau, troublant son immobilité et la transformant en fragments de verre ; la cime du désert devint topaze et les quatre silhouettes se détachèrent nettement, sans ombre pourtant, de leur arrière-plan. La lumière plus forte les inonda de rouge depuis la tête jusqu’aux pieds et elles devinrent vivantes, aussi horriblement, aussi fortement mais aussi aveuglément vivantes que des hommes ligotés sur la chaise électrique avant que le courant ne soit ouvert. On sentait que si par un miracle l’aube pouvait être retardée seulement une seconde de plus, elles s’arracheraient de là, se délivreraient, et bondiraient vers Dieu sait quelle vengeance. Mais à cet instant précis le plein soleil les riva à leurs places, — statues, et rien de plus, balafrées de lumière et d’ombre — et un jour nouveau entama son travail.
A quelques mètres de ces grandes images, tout près de la statue d’une princesse égyptienne dont la face rappelait exactement celle de « Elle »[6], se trouvait une tablette de marbre au-dessus de la tombe d’un officier anglais tué dans un combat contre des derviches il y a presque une génération.
[6] Roman de R. Haggard.
A partir de Abu Simbel jusqu’à Wadi Halfa, la rivière, affranchie de la domination des Pharaons, commence à parler d’hommes blancs morts. Il y a trente ans, de jeunes officiers anglais aux Indes mentaient et intriguaient furieusement pour se faire attacher à des expéditions dont les bases se trouvaient parfois à Suakim, parfois tout à fait dans l’air du désert, mais dont aujourd’hui tous les exploits sont oubliés. De temps à autre le dragoman agitant une main lisse dans la direction de l’Est ou vers le Sud-Est rappelle quelque combat. Alors tout le monde murmure : « Ah ! oui ; ça c’était Gordon, bien entendu » ou bien : « Était-ce après, ou avant Omdurman ? » Mais la rivière est bien plus précise. Au moment où le bateau fend de biais, comme un chien dérouté, le cours d’eau qui baisse, tous ces noms connus jaillissent sous les roues du bateau : — « Armée de Hicks — Val Baker — El Teb — Tokar — Tamaï — Tamanieb et Osman Digna ! » Son avant vire pour aborder une autre courbe : « Nous ne pouvons pas débarquer des troupes anglaises ou indiennes ; si l’on demandait notre avis nous recommanderions l’abandon, jusqu’à un certain point, du Soudan. » C’était là le roucoulement que Lord Granville fit entendre aux conseillers de son Éminence le Khédive, et la phrase revient aussi nette que lorsqu’elle nous choqua en 84. Puis, après une longue étendue se profilant entre des palmiers inondés, vient, bien entendu, Gordon, et un correspondant de guerre irlandais fou, d’une folie délicieuse, emprisonné en même temps que lui dans Khartoum. Gordon, — mil huit cent quatre-vingt-quatre, quatre-vingt-cinq — le chemin de fer Suakim-Berbère réellement commencé et tout aussi réellement abandonné. Korti, Abu Kléa, la Colonne du Désert, un bateau à vapeur appelé le Safieh, et non le Condor, qui sauva deux autres vapeurs qui avaient fait naufrage en revenant d’un Khartoum qui était tombé entre les mains rouges du Mahdi de cette époque-là. Puis — et voici que le glissement égal sur les eaux profondes continue — une autre expédition de Suakim avec encore et pas mal d’Osman Digna et des tentatives renouvelées pour construire le chemin de fer Suakim-Berbère. « Hashin », disent les roues du bateau, ralentissant tout d’un coup, « la Zareba de Mac Neil, le 15e Régiment des Sikhs, et un autre régiment indigène, — Osman Digna, plein de fierté et de puissance, et Wadi Halfa, ville frontière. Puis de nouveau Tamaï ; nouveau siège de Suakim, Gemaiza, Handub, Trinkitat et Tokar 1887. »
La rivière rappelle les noms ; l’esprit sur-le-champ ramène la physionomie et les tics de langage de quelque adolescent que l’on avait rencontré pendant quelques heures, peut-être dans un train, se rendant en Égypte, dans les temps anciens. Tous deux, nom et physionomie, s’étaient complètement effacés de la mémoire jusqu’à cet instant.
Ce fut une autre génération qui reprit le jeu dix ans plus tard et remporta la partie à Khartoum. Beaucoup de ceux qui étaient à bord du bateau Cook avaient visité la ville. Ils étaient d’accord pour dire que les frais d’hôtel étaient exorbitants, mais que l’on pouvait faire acquisition des curiosités les plus charmantes dans le bazar indigène. Mais je ne n’aime pas les bazars du genre égyptien depuis une découverte que je fis à Assouan.
Il y avait un vieillard — un Musulman — qui me pressait d’acheter quelque marchandise ou autre, mais non pas avec cette infâme camaraderie que des générations de touristes de bas étage ont enseignée aux habitants de la ville, ni, non plus, avec cette façon adroite de faire l’article que l’Égyptien élevé à la ville attrape bien facilement, mais avec une sorte de zèle désespéré, qui était inconnu à toute sa croyance et à sa nature. Il accrochait du doigt, il implorait, il flattait, l’œil peu assuré, et pendant que je me demandais pourquoi, je vis derrière lui la figure bouffie, rose, d’un juif coiffé d’un fez, le surveillant comme une hermine surveille un lapin. Lorsqu’il se déplaçait, le juif le suivait et s’installait de façon à dominer la situation. Le vieillard tantôt le regardait, lui, tantôt me regardait, moi, et renouvelait ses sollicitations. On pouvait de même s’imaginer quelque vieux lapin en train de taper follement sur un tambourin avec une hermine le guettant par derrière. On me dit plus tard que les juifs possèdent la plupart des baraques dans le bazar d’Assouan, les musulmans travaillent pour eux, vu que les touristes exigent la couleur orientale. Comme je n’avais jamais vu un juif en train de forcer la main à un musulman et que je ne m’imaginais pas la chose possible, cette couleur était pour moi à la fois nouvelle et déplaisante.