Lettres de voyage (1892-1913)
LA LISIÈRE DE L’ORIENT
Le brouillard se dégageait peu à peu de la rade de Yokohama ; une centaine de jonques avaient hissé leurs voiles en vue de la brise matinale, et l’horizon voilé était pointillé de carrés d’argent estompé. Sur le fond de brume ouatée se détachait, blanc et bleu, un navire de guerre anglais, tant l’aube était jeune, et la surface des eaux s’étendait douce et lisse comme l’intérieur d’une coquille d’huître. Deux enfants vêtus de bleu et de blanc, aux membres tannés, rosis par l’air vif, maniaient, à la godille, une merveilleuse barque de bois couleur citron qui, à travers l’immobilité complète et les étendues plates teintées de nacre, fut notre embarcation féerique jusqu’à la côte.
Il y a maintes et maintes façons d’entrer au Japon, mais la meilleure est d’y descendre de l’Amérique par l’Océan Pacifique, du pays des Barbares par la mer profonde. Lorsqu’on vient de l’Orient, la lumière crue des Indes et la végétation tropicale, insolente, de Singapour émoussent la vue, et la rendent insensible aux demi-tons et aux petites nuances. C’est à Bombay que l’Odeur de toute l’Asie envahit le navire à des milles de la côte, et s’empare des narines du voyageur jusqu’à ce qu’il ait quitté l’Asie à nouveau. C’est une odeur violente et provocante, susceptible de faire naître des préventions dans l’esprit de l’étranger, mais qui est néanmoins de la même famille que la douce et insinuante senteur qui flottait dans les légers souffles de l’aurore lorsque la barque féerique toucha la côte — parfum de bois frais et très propre, de bambou fendu, de fumée de bois, de terre humide, et de choses que mangent ceux qui ne sont pas des blancs ; odeur toute familiale et réconfortante. Puis ce fut à terre le son d’une langue orientale qui semble plus ou moins belle selon qu’on la comprend. Les races occidentales s’expriment dans des langues très diverses, mais des voix d’Européens entendues à travers des portes fermées ont le diapason et la cadence de l’Occident. Il en est de même en Orient. Une rangée de coolies traîneurs de pousses-pousses étaient accroupis au soleil, bavardant entre eux et ils semblaient souhaiter la bienvenue dans une langue qui pour ceux qui l’écoutaient devait être aussi familière que l’anglais. Ils causaient, causaient sans arrêt, mais le spectre des mots connus ne s’éclaircissait pas jusqu’à ce que soudain l’Odeur redescendît par les larges rues, disant qu’ici c’était l’Orient, l’Orient où rien n’importe et où des bagatelles vieilles comme la Tour de Babel importent moins que rien, et que de vieilles connaissances vous attendaient à chaque pas au delà de l’enceinte de la ville. Puissante est l’Odeur de l’Orient ! Ni chemins de fer, ni télégraphe, ni docks, ni chaloupes canonnières ne sauraient la bannir, elle durera autant que les voies ferrées. Celui qui n’a pas senti l’Odeur n’a jamais vécu.
Il y a trois ans les boutiques de Yokohama étaient suffisamment européanisées pour satisfaire les goûts les plus mauvais et les plus pervers ; aujourd’hui c’est encore pis si l’on ne sort pas de la ville proprement dite. Mais à dix pas au dehors, dans la campagne, toute la civilisation s’arrête, comme elle cesse dans un autre pays situé à quelques milliers de kilomètres plus à l’Ouest. Ceux qui parcourent le globe, les millionnaires avides de dépenser, versant leur argent à grands flots sur tout ce qui séduit leur fantaisie libertine, nous avaient expliqué, à bord du paquebot, que suivant le conseil des livrets-guides, ils s’étaient précipités au Japon craignant que le pays ne se fût soudain civilisé entre deux services de bateaux. Et touchant terre ils s’empressèrent de rendre visite aux marchands de bric-à-brac pour leur acheter des articles qu’on prépare exprès pour eux, des objets de couleur mauve, lie de vin ou bleu de vitriol. En ce moment ils doivent avoir un guide « Murray » sous un bras et sous l’autre un morceau de soie vert pomme où sont brodés un aigle bleu électrique, au bec couperosé et un « e pluribus unum » en lettres jaunes.
Nous, qui sommes des sages, restons assis dans un jardin qui n’est pas le nôtre mais qui appartient au Monsieur là-bas vêtu de soie couleur d’ardoise. Ce Monsieur, uniquement par égard pour le décor, condescend à faire le jardinier et, dans cet emploi, est occupé à balayer délicatement dessous une azalée mourant d’envie d’éclater, un tas de fleurs rouges tombées d’un cerisier en floraison. Des marches de pierre abruptes, patinées comme la Nature les patine à travers de longs hivers, conduisent à ce jardin en longeant des touffes d’herbe de bambou. Vous voyez que l’Odeur avait raison en disant que vous retrouveriez de vieux amis. Une demi-douzaine de pins inclinés et pour ainsi dire la main sur la hanche, d’un noir bleuâtre, se détachent sur un ciel véritable : pas de ces taches de brume, pas un de ces bancs de nuages, ni de ces torchons gris enveloppant le soleil, mais un ciel pur et azuré. Un cerisier, sur une pente au-dessous d’eux, lance en l’air une vague de fleurs qui vient se briser à leur pied dans une écume d’un blanc crémeux, tandis qu’un bouquet de saules laisse tomber en rideau ses pousses d’émeraude très pâle. Le soleil envoie en ambassadeur à travers les buissons d’azalée un papillon majestueux à la queue d’hirondelle, accompagné de son écuyer qui rappelle les petits insectes bleus et voltigeants des dunes anglaises. La chaleur de l’Orient qui pénètre et n’effleure pas seulement le corps paresseux, s’ajoute à la lumière de l’Orient, cette clarté splendide et généreuse qui rend la vue plus nette sans jamais la troubler. Puis les premières feuilles printanières clignotent comme de grosses émeraudes et les branches de cerisier chargées de fleurs rouges deviennent transparentes et s’embrasent comme une main placée devant une flamme. De petits soupirs tièdes montent de la terre humide et chaude et les pétales tombés bougent sur le sol, se retournent, puis se rendorment à nouveau. Au delà du feuillage, là où le soleil repose sur les toits couleur d’ardoise, les rizières en terrasses qu’on aperçoit au-dessus des toitures et les collines qui dominent au loin, c’est tout le Japon, seulement tout le Japon ; tandis que cet endroit qu’on appelle l’ancienne Légation de France, c’est le paradis terrestre qui tout naturellement est venu tomber ici après la Chute.
Comme premier aperçu des beautés qui se révéleront plus tard, il y a ce toit là-bas, ce toit en étage du temple tout couvert de tuiles sombres et cannelées, et comme par hasard jeté au delà de l’extrémité de la falaise où s’étend le jardin. Toute autre courbe des larmiers ne se serait pas harmonisée avec la courbe des pins ; il fallait donc la créer telle qu’elle nous frappe maintenant par sa perfection. Nos gens qui parcourent le globe sont en ce moment à l’hôtel en train de se battre pour avoir des guides, afin qu’on leur montre les beautés du Japon qui ne forment qu’un seul spectacle. Il faut qu’ils aillent à Tokio, puis à Nikko ; qu’ils voient, sans manquer, tout ce qu’il y a à voir, pour écrire ensuite à leurs familles barbares qu’ils finissent par s’accoutumer à rencontrer des jambes nues et brunes. Mais, Dieu soit loué, avant ce soir, ils se plaindront tous d’un violent mal de tête et de brûlures aux yeux. Il est donc préférable de se reposer tranquillement et d’entendre l’herbe pousser ; de s’abreuver de chaleur, des senteurs, des bruits et des vues qui viennent spontanément s’offrir à vous.
Notre jardin surplombe la rade et en écartant une seule branche on aperçoit un bateau de pêche à la poupe épaisse et la petite cabine dont les nattes couleur d’or paille ont été écartées et découvrent l’intérieur propre et bien tenu de la maisonnée. Le père qui est pêcheur est accroupi à l’orientale, en train de tisonner un minuscule foyer rempli de charbon de bois, tandis que la cendre blanche et légère vole dans le visage d’une grosse poupée japonaise qu’on aurait pour trois francs cinquante à Londres. Mais la poupée se réveille soudain, se transforme en un bébé japonais, en quelque chose qu’on ne saurait acheter à prix d’or, un poupon au crâne nu, aux jambes vagues et qui s’approche en rampant de la boîte brune et vernissée, se fait ramasser juste au moment où il allait avaler des charbons ardents, et déposer derrière un banc de nage, où il joue du tambour sur un seau, s’adressant de loin à la boîte à flammes. Une demi-douzaine de fleurs de cerisier glissent d’une branche, tournoient tremblottantes et tombent à l’eau près de la poupée japonaise qui, un instant de plus, aurait été par-dessus bord à la poursuite de ces miracles. Mais cette fois le père la happe par sa jambe rose, la fourre dans quelque coin où elle disparaît au milieu des filets bruns ombrés et des cordages couleur sépia, d’où son toupet seul émerge. Étant orientale, elle ne récrimine pas, et le bateau s’enfuit rapide pour aller rejoindre la petite flotte au large.
Puis deux marins d’un cuirassé passent le long de la mer, se penchent au-dessus du canal au pied du jardin, crachent et repartent en se dandinant. Le marin, au port, est le seul homme qui soit vraiment supérieur. Pour lui, tout ce qui est rare et curieux se traduit par : « ces trucs », ou « ces machins-là ». Il ne se presse pas, ne cherche pas d’épithètes différentes de celles que l’usage met sur ses lèvres et qu’il sert à toutes les occasions ; mais la beauté de la vie pénètre insensiblement son être jusqu’au moment où, la boisson ayant eu raison de lui, il s’attrape avec le sergent de ville de l’endroit, l’expédie d’un coup de poing dans le canal le plus proche, et règle la question de la revision du traité par un hoquet. N’empêche que Jack, à l’entendre, a un grief contre le sergent de ville qui touche un dollar par chaque marin vagabond qu’il amène devant les Tribunaux Consulaires, coupable d’avoir allongé sa permission, ou que sais-je encore. Jack prétend aussi que les petits sergents japonais font exprès de l’empêcher de retourner à son navire pour le produire ensuite en justice, tout cela grâce à des tours de lutteur exécutés avec toute la diablerie de l’art : « il y en a environ une centaine de ces satanés tours et n’importe lequel suffit pour vous ficher par terre ». Sachez que lorsque Jack se trouve adouci par la boisson il ne dit pas de mensonges ; c’est là son grief, dit-il, et l’on devrait les mettre au courant, ces N… de D… de consuls : « Ils (il s’agit des sergents de ville) s’entendent tous pour vous emmener à l’Hatoba. » Le visiteur, qui n’est ni marin ni ivre, ne saurait se porter garant de cette déclaration et même de rien autre, car il se meut non seulement au milieu de scènes enchanteresses et d’un peuple charmant mais encore, ainsi qu’il s’en aperçoit certainement le premier jour de son arrivée, au milieu de discussions orageuses. Il y a trois ans, il fallait régler toutes les questions sur-le-champ dans une véritable orgie de lampions. La Constitution était nouvelle alors ; la couverture en est gris pâle avec un chrysanthème au dos, et un Japonais me dit : Maintenant nous avons une Constitution comme d’autres pays ; ainsi tout va bien. Maintenant nous sommes tout à fait civilisés à cause de notre Constitution.
(Une histoire qui n’a aucun rapport avec ce qui précède me revient à la mémoire en ce moment. Savez-vous qu’autrefois les habitants de l’île de Madère se mirent en révolution juste assez longtemps pour permettre au poète national de composer un hymne patriotique, puis que la révolte fut réprimée. Tout ce qu’il en reste maintenant c’est le chant que vous entendez jouer sur les « nachettes » (tout petits banjos) au son nasillard, par les soirs de clair de lune sous les feuillages touffus des bananiers derrière Funchal. Et le refrain qu’on chante du nez, sur un diapason aigu, est le mot : « Consti-tuci-oun » !)
Depuis cet heureux événement, il semble que les discussions surgissent à tout propos, dont la plus importante est celle de la Revision du Traité. « Observez, dit le Gouvernement japonais, nos lois, nos lois nouvelles que nous avons soigneusement composées avec toute la sagesse de l’Occident, et vous pourrez parcourir le pays à votre guise et faire du commerce où vous voudrez, au lieu de vivre claquemurés dans des concessions et d’être soumis à la justice des consuls. Traitez-nous comme vous traiteriez la France ou l’Allemagne, et nous vous traiterons comme nos propres sujets. »
Ici, vous le savez, la question reste entre les 2.000 étrangers et les 40 millions de Japonais ; aubaine merveilleuse pour les éditeurs de Tokio et de Yokohama mais désespoir des voyageurs fraîchement débarqués, dont le nez, souvenez-vous-en ! est hanté par l’Odeur de l’Orient, Une, Indivisible, Immémoriale, Éternelle, et par-dessus tout Instructive.
En vérité, il faut s’éloigner d’un demi-kilomètre au moins, pour échapper aux indices provocants de la civilisation et arriver aux rizières plantées derrière la ville. Là, des hommes, coiffés d’un turban bleu et blanc, travaillent dans la boue noire et épaisse, jusqu’aux genoux. Le champ le plus vaste atteint, parfois, presque la largeur de deux nappes de table, tandis que le plus petit est, mettons, un atome de terrain sous une minuscule falaise trop peu large pour qu’on y appuie aisément un pousse-pousse, coin de terre arraché à la rive et où croît une touffe d’orge à portée de l’embrun des vagues. Les sentiers des rizières sont les bords piétinés des sillons d’irrigation et les grandes routes sont aussi larges que deux voitures d’enfant placées l’une à côté de l’autre. Depuis les plateaux — les beaux plateaux plantés de pins et d’érables, juste aux bons endroits — le sol descend de terrasses en terrasses de terre riche jusqu’aux plaines où l’on dirait que chaque ferme au toit de chaume épais a été spécialement choisie pour s’harmoniser avec le paysage environnant. En suivant attentivement les gens qui vont à leur travail, on s’aperçoit qu’un domaine s’étend sur des lots de terrain, séparés parfois les uns des autres par environ 400 mètres. Le cadastre d’un village montre que cet éparpillement est apparemment voulu ; on n’en donne pas les raisons. Ce ne doit pas toujours être aisé d’établir le cadastre de ces lots de terre, genre de travail qui serait susceptible de donner une occupation à un grand nombre de petits fonctionnaires variés du Gouvernement, dont chacun, en supposant qu’il ait une tournure d’esprit orientale, pourrait rendre la vie du cultivateur intéressante. Je me rappelle maintenant (un lieu qu’on revoit pour la deuxième fois évoque des faits qu’on croyait oubliés à jamais) avoir vu, il y a trois ans, la pile de documents officiels requis pour une seule ferme. Ils étaient nombreux, systématiques, mais ce qui les rendait intéressants c’était la somme de travail qu’ils avaient dû fournir à ceux qui n’étaient ni cultivateurs, ni officiers du Trésor.
Si on connaissait la langue japonaise, on pourrait bavarder avec ce Monsieur au chapeau de paille et à la ceinture bleue nouée autour des reins, en train de sarcler à quelques millimètres de ses orteils nus avec l’arrière-grand-père de tous les sarcloirs qui furent jamais. Son exposé des impôts locaux manquerait peut-être d’exactitude mais certainement pas de pittoresque. A défaut de son témoignage, qu’on veuille bien accepter deux ou trois faits qui peuvent, ou ne peuvent pas, c’est selon, être d’application générale, et qui diffèrent dans une certaine mesure des déclarations qu’on trouve dans les livres. L’impôt foncier actuel est nominalement de 2,5 pour cent, payable en espèces en un règlement annuel effectué en trois ou, selon d’autres, en cinq fois. Mais, au dire de certains fonctionnaires, il n’y a pas eu de règlement depuis 1875. Les terres laissées en friche pendant une saison paient le même impôt que les terres cultivées, à moins que leur improductivité ne vienne de l’inondation ou autre fléau (lisez ici : tremblements de terre). L’impôt gouvernemental est calculé d’après la valeur nominale de la terre, prenant comme unité une mesure d’environ 11.000 pieds carrés, soit un quart d’arpent.
Or, un des moyens de connaître la valeur nominale de la terre est de savoir ce que les chemins de fer l’ont payée. Le terrain le plus favorable à la culture du riz, en comptant le dollar japonais à 3 shillings, est d’environ 65 livres et 10 shillings par arpent. Les terres non irriguées, pour la culture des légumes, dépassent parfois 9 livres 12 shillings et les forêts 2 livres 11 shillings. Étant donné que ces prix sont les taux payés par les chemins de fer, ils peuvent s’appliquer à de vastes superficies bien que, dans les ventes privées, ces prix peuvent raisonnablement atteindre un chiffre plus élevé.
On doit se rappeler que certains des meilleurs terrains donnent deux récoltes de riz par année, que la plupart des terres portent deux récoltes, la première étant du millet, du colza, des légumes, etc., semée dans du sol sec et récoltée à la fin de mai. Puis on prépare immédiatement la terre pour la récolte exigeant de l’humidité et qui sera moissonnée en octobre environ. L’impôt foncier est payable en deux versements : pour les rizières, entre le 1er novembre et le 15 décembre, et entre le 1er janvier et le dernier jour de février ; pour les autres terres, entre juillet et août, et entre septembre et décembre. Voyons donc quelle est la moyenne du rapport. Le monsieur au chapeau de soleil et portant ceinture autour des reins pousserait des cris d’effroi en voyant ces chiffres qui sont cependant approximativement exacts. Le riz subit de grandes fluctuations, mais on peut l’évaluer en gros à 5 dollars japonais le koku de 330 livres. Le froment et le maïs de la récolte printanière valent environ 11 shillings le koku. La première récolte rend presque 1 koku 3/4 par « tan » (quart d’arpent, l’unité de mesure précitée) ou 18 shillings par quart d’arpent, soit 3 livres 12 shillings par arpent. La récolte de riz donne 2 koku soit 1 livre 10 shillings par quart d’arpent, ou 6 livres par arpent. Total 9 livres 12 shillings. Ce résultat n’est pas à dédaigner si l’on réfléchit que la terre en question n’est pas la meilleure de toutes, mais de qualité no 1, ordinaire, à 25 livres 16 shillings l’arpent, valeur nominale.
Le fils a le droit d’hériter des biens fonciers de son père avec la même imposition, tant que dure le terme ou, si le terme est expiré, il a un droit de priorité sur tout acquéreur. Une partie de ces recettes reste, dit-on, au bureau de la préfecture de l’endroit comme fonds de réserves contre les inondations. Cependant, et c’est là ce qui paraît assez confus, il existe cinq ou sept autres impôts locaux, provinciaux et municipaux, qui en tout bien et en tout honneur pourraient être employés aux mêmes usages. Aucun ne dépasse la moitié de l’impôt foncier, sauf celui de la préfecture, qui est de 2,5 %.
Autrefois, les habitants étaient imposés, ou disons plutôt pressurés, de façon à payer la moitié environ du rendement de leurs terres. Il peut se trouver des gens pour dire que le système actuel n’est pas aussi avantageux qu’il en a l’air. En effet jadis les fermiers payaient de lourds impôts, mais seulement sur leurs biens nominaux. Ils pouvaient donc, et cela arrivait souvent, posséder plus de terres que ne l’indiquait leur imposition ; tandis qu’aujourd’hui une bureaucratie sévère surveille chaque pouce de leurs fermes, et les oblige à payer. On entend encore formuler des plaintes analogues par la modeste classe campagnarde des Indes, car s’il est une chose que l’Oriental déteste par-dessus tout, c’est ce vice maudit des Occidentaux : l’exactitude, manie qui pousse à agir suivant des règles. Cependant, en regardant ces champs en terrasses, où l’eau est amenée si adroitement de niveau en niveau, on songe que le cultivateur japonais doit éprouver au moins une émotion. Si les villages au-dessus de la vallée s’amusent à gaspiller l’eau, ceux qui sont en bas ne manquent certainement pas de protester énergiquement, d’où discussions, protestations, bagarres, etc. Le romantisme n’a donc pas disparu à tout jamais de la terre…
Ce qui suit se passa sur la côte à vingt milles de Yokohama, au delà des champs, à Kamakura, c’est-à-dire là où se trouve la statue en bronze du grand Bouddha, assis face à la mer, pour entendre passer les siècles. On l’a décrit maintes et maintes fois : son air majestueux et détaché, de chacune de ses dimensions, le petit sanctuaire qu’il renferme, tout rempli de vapeurs d’encens, non moins que la colline huppée qui sert d’arrière-plan à son trône. Pour cette raison il reste, comme il est resté depuis toujours, sans qu’on puisse jamais espérer arriver à le dépeindre : dieu visible en quelque sorte, assis dans le jardin d’un monde nouvellement créé. On vend des photographies, qui le représentent avec des touristes juchés sur l’ongle de son pouce, et apparemment n’importe quelle brute de n’importe quel sexe a le droit de griffonner son ignoble nom à l’intérieur des plaques de bronze massif qui le composent. Mais songez un instant à l’outrage et à l’insulte ! Représentez-vous les anciens jardins bien ordonnés avec leurs arbres élagués, leurs gazons tondus, leurs étangs silencieux fumant dans la brume que le soleil torride absorbe après la pluie, et l’image en bronze vert du Prédicateur de la Loi vacillant, croirait-on, au milieu des nuées d’encens. La terre tout entière ne forme qu’un seul encensoir, tandis que des myriades de grenouilles font résonner l’air vaporeux. On a trop chaud pour faire autre chose que de rester assis sur une pierre et contempler ces yeux qui, ayant tout vu ne voient plus, ces yeux baissés, cette tête penchée en avant et la simplicité colossale des plis géants de la robe recouvrant les bras et les genoux. C’est ainsi, et pas autrement, que Bouddha se tenait dans l’ancien temps lorsque Ananda lui posa des questions et que le rêveur se mettait à rêver aux vies qui se trouvaient derrière lui, avant que ne bougèrent ses lèvres, et que, selon la Chronique : « Il dit une histoire. » Voici quelle serait sa façon de commencer, car là-bas en Orient les rêveurs racontent aujourd’hui encore des contes presque pareils : « Il y a bien longtemps, alors que Devadatta était roi de Bénarès, vivaient un éléphant vertueux, un bœuf dépravé et un roi dépourvu d’intelligence. » Et, après que la morale en eut été tirée au profit d’Ananda, le conte se terminait : « Or, le bœuf dépravé était un tel, le roi, tel autre, quant à l’éléphant vertueux, c’était moi, en personne, Ananda. » C’était ainsi qu’il contait dans le bosquet de bambous, et le bosquet de bambous existe encore aujourd’hui. De petites silhouettes vêtues de robes bleues, grises et couleur d’ardoise, passent sous son ombre, achètent deux ou trois bâtons d’encens, pénètrent dans le sanctuaire, c’est-à-dire le corps du dieu, ressortent en souriant et disparaissent à travers les arbrisseaux. Une grosse carpe dans un étang happe une feuille tombée, avec le bruit d’un petit baiser pervers et frivole. Puis la terre fume, fume en silence, tandis qu’un papillon, mesurant au moins six pouces, aux teintes éclatantes, les ailes étendues, fend le courant dans un zigzag de couleurs et monte voletant jusqu’au front du dieu.
Et pourtant Bouddha veut que l’homme considère toute chose comme une illusion, — même la lumière, même les couleurs — ce bronze usé par les airs qui se détache sur le bleu vert des pins, sur la pâle émeraude des bambous ; cette ceinture citron de la jeune fille vêtue d’une robe nuance cannelle, aux cheveux ornés d’épingles de corail, qui s’appuie contre un bloc de pierre blanchie par les siècles, et, enfin, ce rameau de l’azalée rouge-sang, qui se dresse sur les nattes d’or pâle de la maison à thé au chaume couleur de miel. Dompter le désir et la convoitise des richesses, souvent recherchées pour des motifs vils, voilà qui est concevable, mais pourquoi l’homme doit-il renoncer aux délices des yeux, à la couleur qui réjouit, à la lumière qui égaie, à la ligne qui satisfait tout ce que le cœur renferme de plus profond ? Ah ! si le Bouddha moralisateur avait seulement pu voir sa propre image !