Lettres de voyage (1892-1913)
DES MONTAGNES ET LE PACIFIQUE
La Prairie, ce qui du moins mérite ce nom, finit à Calgary, au milieu des ranches à bétail, des usines, des brasseries, et des travaux d’irrigation s’étendant sur trois millions d’acres. La rivière qui charrie le bois de charpente depuis la montagne jusqu’à la ville ne glisse pas souple en bruissant comme les rivières de la Prairie, mais gronde en passant au-dessus des barres de cailloux bleus, et la coloration légèrement verdâtre de ses eaux fait soupçonner les neiges.
Ce que je vis de Calgary fut condensé en une seule demi-heure d’intense activité (manifestement les autos ont été inventées pour parcourir des villes nouvelles). Ce que j’entendis, je l’appris, chose assez bizarre, bien des semaines plus tard, grâce à un jeune Danois, dans la mer du Nord. Il avait des nausées mais sa Saga de triomphe le soutint.
— Il y a trois ans je viens au Canada en troisième classe. Et j’ai la langue à apprendre — regardez-moi ! — J’ai maintenant ma propre laiterie à moi à Calgary et — regardez-moi ! — ma demi-section, m’appartenant en propre, c’est-à-dire trois cent vingt acres. Toute ma terre qui est à moi ! Et maintenant, je viens à la maison, première classe, pour Noël ici au Danemark, et je ramènerai avec moi des amis qui sont fermiers, pour être fermiers sur ces terres à irrigation près de Calgary. Ah ! je vous assure qu’il n’y a rien qui cloche dans le Canada pour un homme qui travaille.
— Vos amis iront-ils donc ? lui demandai-je.
— Pouvez être sûr. Tout est déjà arrangé. Je parie qu’ils se préparent déjà et au bout de trois ans ils reviendront pour la Noël ici au Danemark, première classe comme moi.
— Alors à votre avis ça marche à Calgary ?
— Je vous crois. Nous ne faisons que commencer. Regardez-moi. Des poulets ? mais j’en élève aussi à Calgary. Etc., etc.
Après toute cette parade de prospérité matérielle sans détente, c’était un vrai repos que d’arriver au silence des grandes collines au pied des monts, bien qu’elles, — elles aussi — eussent été mises à contribution par la civilisation. Même en ce moment le bois de charpente ravi à leurs flancs descendait leurs rapides cours d’eau, avec des soubresauts et des plongeons, avant d’être scié et transformé en matériaux à construction pour tout l’univers. La charpente d’une villa purement anglaise peut tirer son origine d’autant de sources différentes et impériales que les revenus de son propriétaire.
Le train glissa, tout en sifflant pour se donner du courage, à travers les défilés sinueux des collines, jusqu’au moment où il se présenta, très humblement, devant les vraies montagnes, celles qui étaient sœurs, même pas si petites, des Himalayas.
Des montagnes, de l’espèce qui est couverte de sapins et encapuchonnée de neige, sont des choses païennes.
Les hommes perforent leurs flancs à la recherche de mines, et comptent que la science moderne les tirera d’affaire. Il n’y a pas bien longtemps une montagne s’agenouilla, tout comme un éléphant irrité s’agenouille, sur un petit village de mineurs ; mais elle ne se releva pas et une moitié de ce camp ne fut plus vue sur la terre. L’autre moitié existe encore, inhabitée. « Le Païen dans son aveuglement » aurait fait des arrangements avec le Génie local avant même d’y enfoncer son pic. Et, comme le dit un savant érudit d’une petite université peu connue à un officier du Génie, sur la route de l’Himalaya au Thibet. — Vous autres blancs, vous ne gagnez rien à ne pas faire attention à ce que vous ne pouvez pas voir. Vous tombez de la route, ou la route tombe sur vous, et vous périssez, et vous vous imaginez que tout cela c’est par accident. Combien plus sage c’était, Monsieur, quand on nous permettait de sacrifier un homme, officiellement, avant d’entreprendre des ponts ou autres travaux publics. A ce moment-là, Monsieur, les divinités locales étaient officiellement reconnues et ne donnaient plus de fil à retordre, et les ouvriers de l’endroit, Monsieur, étaient très contents que ces précautions eussent été prises.
Il y a beaucoup de divinités locales sur la route qui passe à travers les Montagnes Rocheuses ; vieilles montagnes chauves qui ont abandonné jusqu’à la moindre parcelle de verdure, et se dressent revêtues de plis de rocher argenté, que l’œil parcourt lentement comme lorsqu’on a le délire ; montagnes folles, aux cornes aiguës, entourées comme d’une guirlande de brumes dansantes ; fakirs du bord de la route, assis, le front penché, le dos voûté, plongés dans la méditation, courbés sous un fardeau de glace qui s’épaissit un peu plus tous les ans ; montagnes présentant d’un côté un bel aspect mais, de l’autre, ravinées de creux où ne pénètre jamais le soleil, où la neige de l’année dernière est noircie par la saleté et la fumée des feux de forêts de cette année-ci. L’égouttement qui sort de là s’écoule à travers des dévalements de cailloutis et de débris jusqu’au moment voulu, et alors le demi-kilomètre de talus miné glisse, et hurlant se précipite dans la vallée épouvantée.
La voie ferrée s’y fraye un chemin sinueux, faisant d’inexplicables écarts et détours, un peu comme avance le daim traversant la clairière, marchant diagonalement et passant avec appréhension à des endroits qui paraissent aisés. C’est seulement lorsque la voie a dépassé une bosse ou deux que l’on se rend compte, en apercevant, en arrière, et en haut, une pente menaçante, pourquoi le train n’a pas suivi la route en apparence plus facile qui se trouve de l’autre côté de la gorge.
De temps à autre les montagnes s’écartent et bercent entre elles quelque vallée dorée aux lents cours d’eau, aux gras pâturages, et aux hautes terres qui ressemblent à des parcs : c’est tantôt quelque petite ville, tantôt le bruit de clochettes suspendues au cou des vaches et qui tintent parmi des buissons d’arbustes à baies ; tantôt des enfants qui n’ont jamais vu le soleil se lever ni se coucher, qui poussent des cris lorsque passent les trains ; et tantôt de vrais jardins entourant les maisons.
A Calgary, il avait gelé et les dahlias étaient morts. Mais le lendemain, voici que des capucines fleurissaient, indemnes, tout près des quais de la gare, et l’air était lourd et liquide du souffle du Pacifique ! On sentait changer l’esprit du pays à mesure que se changeaient les contours des montagnes, à tel point que, parvenu aux plaines plus basses du Fraser, il semblait que même les dunes de Sussex devaient avoir plus d’affinité avec la Prairie que la Colombie Britannique. Les gens de la Prairie remarquent la différence, et les gens des Montagnes insistent — à tort, à mon avis — là-dessus. Peut-être que cette magie s’explique par l’odeur d’étranges plantes toujours vertes, ou de mousses inconnues en dehors de ces parages ; ou bien il se peut que cette odeur soit renvoyée, de parois en parois, des crevasses et gorges sans limite d’âge ; mais, à mon avis, elle semblait sortir bien plutôt de l’immense mer qui baigne l’Asie lointaine, l’Asie où les montagnes, les mines et les forêts sont alliées entre elles.
Nous nous sommes reposés un jour, bien haut dans les Montagnes Rocheuses, pour pouvoir visiter un lac taillé dans du jade pur, et qui a la propriété de colorier de sa propre teinte chaque image qui se reflète dans son sein. Une ceinture de bois de charpente, brun et mort, sur le faîte d’un rocher escarpé, paraissait, vu sens-dessus-dessous, comme de sombres cyprès montant d’entre des gazons verts, tandis que les neiges reflétées à la surface de l’eau étaient d’un vert pâle. En été beaucoup de touristes s’y rendent, mais nous ne vîmes rien, sinon le lac enchanteur qui s’étendait muet au milieu des forêts environnantes, où parmi de la mousse grise et bleue poussaient des lichens rouges et orange. Nul son à part le bruit du torrent qui se pressait à travers un encombrement de bûches blanches comme des ossements humains. Tout cela aurait pu appartenir au Thibet ou à quelque vallée inexplorée derrière le Kinchinjunga et n’avait rien à voir avec l’Ouest.
Au moment où notre voiture parcourait l’étroit sentier de la colline, un poney de somme, couleur pie, avec des yeux d’un bleu de porcelaine, déboucha à un tournant de la route, suivi de deux femmes aux cheveux noirs, tête nue, portant des boléros de passementerie en perles et montées à califourchon. Une longue file de poneys trottinait derrière à travers les sapins. — Des Indiens qui se déplacent, dis-je, c’est caractéristique !
Au moment où, secouées par leurs montures les femmes nous dépassèrent, l’une d’elles tourna, très légèrement, les yeux vers nous. Se mouvant dans cette figure d’un brun foncé, c’étaient là, à n’en pas douter, les yeux intelligents et bien placés qui seuls appartiennent à la blanche civilisée.
— Oui, répondit notre guide, lorsque la cavalcade eut doublé la courbe suivante. C’est Madame une Telle et Mademoiselle une Telle. La plupart du temps elles bivouaquent par ici trois mois tous les ans. Si je ne me trompe, elles se rapprochent de la gare avant que la neige ne vienne.
— Et où vont-elles ? demandai-je.
— Oh ! à peu près partout ; si vous voulez dire : d’où viennent-elles en ce moment, eh bien la piste est là-bas.
Il indiqua du doigt une crevasse mince comme un cheveu qui rayait la face de la montagne, et je le crus sur parole. Le même soir, dans un hôtel tout à fait luxueux, une femme mince, vêtue d’une robe de soirée fort jolie, s’amusait à regarder des photographies, et les yeux, qui regardaient sous les cheveux bien soigneusement arrangés, étaient ceux de la femme portant le boléro de perles tressées et qui, montée sur un poney pie, avait dépassé notre voiture.
Loué soit Allah pour la diversité de ses êtres ! Mais connaîtriez-vous par hasard quelque autre pays au monde où deux femmes pourraient s’en aller se promener pendant trois mois et tirer du fusil en toute sécurité et avec le confort voulu ?
Ces montagnes ne se trouvent qu’à dix jours de Londres, et de plus en plus les gens y viennent en villégiature. D’autres personnes, celles auxquelles on n’aurait jamais pensé, achètent des vergers dans la Colombie Britannique afin d’avoir une excuse pour visiter tous les ans le beau pays, entraînant avec elles des amis d’Angleterre. Cela existe indépendamment du flot ordinaire d’émigrants, et sert à faire connaître le pays. Si vous demandiez à un chemin de fer appartenant à l’État de tenter la chance, avec l’espoir d’attirer des touristes, le Commissaire des Chemins de fer vous démontrerait que la tentative ne pourrait jamais réussir, et que ce serait mal de risquer l’argent du contribuable en construisant des hôtels de première classe. Pourtant on pourrait faire du Sud Africain, même maintenant, un rendez-vous de touristes, si seulement les voies ferrées et les lignes de bateaux à vapeur possédaient la foi.
En y réfléchissant je soupçonne que l’on ne voulait pas me voir apprécier trop hautement les mérites de la Colombie Britannique. Il se peut que j’aie mal jugé, il se peut qu’elle ait été exprès mal représentée ; mais il m’a bien semblé entendre parler, dans les limites de son territoire plus que nulle part ailleurs, de « problèmes » et de « crises » et de « situations ». Autant qu’on pouvait s’en rendre compte, le problème le plus urgent de tous était de trouver assez d’hommes et de femmes pour faire le travail nécessaire.
Bois de charpente, houille, minéraux, pêcheries, sol convenant à des vergers, à des laiteries ou à des basses-cours, tout s’y trouve dans un climat superbe. La beauté naturelle du ciel et la beauté naturelle de la terre forment le pendant de ces dons magnifiques ; ajoutez à cela des milliers de kilomètres de routes fluviales, abritées et sûres pour le commerce côtier ; des ports profonds qui n’ont pas besoin de drague ; des bases de ports libres de glace ; en un mot tous les titres de propriété à la moitié du commerce de l’Asie.
Pour amuser et délecter le peuple, le saumon, la truite, la caille, la perdrix s’ébattent à la fois devant et à travers les faubourgs de ses capitales. Un peu de travail à la hache, et un peu aussi sur les routes et voilà qu’une ville se trouve en possession d’un des plus charmants parcs entourés d’eau que nous puissions trouver en dehors des tropiques. Telle autre ville reçoit en cadeau une centaine d’îles, de monticules, d’anses boisées, des étendues de plages et de vallons, le tout installé comme exprès pour une vie de camp, pour des pique-niques et des parties de canotage, sous des cieux qui ne sont jamais trop chauds et rarement trop froids. S’il vous plaît de lever les yeux de dessus les jardins presque tropicaux on peut voir, à travers des baies bleues, des pics neigeux qui doivent être une véritable réjouissance pour l’âme. Bien qu’on soit face à face avec une mer d’où peut surgir n’importe quel présage de malheur, on n’est pas obligé de protéger ses eaux ni d’en faire la police. On ignore la grande sécheresse, l’épizootie, la peste, les invasions de sauterelles et la brouissure tout autant qu’on ignore le vrai sens du mot besoin ou crainte.
Pareille terre est bonne pour un homme énergique. Elle n’est pas trop mauvaise, non plus, pour le cagnard. J’avais été, je vous l’ai dit, renseigné sur ses inconvénients. On me donnait nettement à entendre qu’il n’y avait pas à compter avec certitude sur quelque emploi que ce fût, et qu’un homme qui gagnait de formidables gages pendant six mois de l’année serait à la charge de la communauté s’il manquait de travail pendant les six autres. Je ne devais pas me laisser tromper par des tableaux dorés placés devant mes yeux par des gens intéressés (c’est-à-dire par presque tous ceux que je rencontrais) et je devais tenir compte des difficultés et des déboires qui pouvaient échoir à celui qui avait l’intention d’immigrer. Si j’en avais réellement envie je consentirais à supporter bien des inconvénients pour pouvoir m’installer sur la terre de la Colombie Britannique, et si j’étais riche, et sans lien sauf l’Angleterre, j’acquerrais bien vite à force d’argent une ferme ou une maison dans ce pays pour le seul plaisir que cela donnerait.
J’oubliais, au milieu des gens qui croyaient fermement au Canada, ces conspirateurs lugubres et dépourvus d’humour, mais plus tard ce souvenir me laissa un goût amer à la bouche. Les cités, comme les femmes, ne sauraient trop veiller à quel genre d’hommes elles permettent de parler d’elles.
Le temps a changé Vancouver littéralement au point de la rendre méconnaissable. Depuis la gare jusqu’au faubourg, et de nouveau depuis les faubourgs jusqu’aux quais, chaque pas apportait du nouveau. Là où je me souvenais d’avoir vu des espaces découverts et des forêts indemnes, le tramway portait rapidement des gens hors de la ville pour jouer une partie de « Lacrosse. » Vancouver est une ville âgée car, seulement quelques jours avant mon arrivée, le Bébé de Vancouver, — c’est-à-dire le premier enfant né à Vancouver — venait de se marier.
Un bateau à vapeur — jadis bien connu dans Table-Bay — avait débarqué quelques centaines de Sikhs et Jats du Punjab ; chaque homme portait son paquet et les petits groupes déambulaient avec inquiétude, seuls, marchant — car plusieurs avaient été soldats — au pas. Oui, ils disaient qu’ils étaient venus dans ce pays pour obtenir du travail. Des nouvelles leur étaient parvenues dans leurs villages qu’on pouvait y gagner de bonnes journées. Leurs frères qui les avaient précédés leur avaient envoyé la nouvelle — oui, et parfois aussi l’argent pour payer le voyage. L’argent serait payé avec les gages si considérables qu’on aurait plus tard. Avec intérêts ? Assurément, avec intérêts. Est-ce que les hommes prêtent de l’argent dans quelque pays que ce soit sans intérêt ? Ils attendaient que leurs frères vinssent leur montrer d’abord où manger, ensuite comment travailler. En attendant c’était un pays nouveau. Comment saurait-on en parler ? Non, il ne ressemblait pas à Gurgaon ou Shahpur ou Jullundur. La maladie (peste) avait envahi tous ces pays. Elle était entrée dans le Punjab par toutes les routes et beaucoup, — beaucoup, — beaucoup étaient morts. La moisson, aussi, avait été défectueuse dans bien des endroits. Ayant entendu parler de ces énormes gages, ils s’étaient embarqués sur le vaisseau à cause du ventre, à cause de l’argent, à cause des enfants.
— Y retourneraient-ils ?
Ils ricanèrent, tout en se poussant du coude. Le Sahib n’avait pas très bien compris. Ils étaient venus à cause de l’argent — des roupies, non, des dollars. Le Punjab était leur demeure, là-bas étaient leurs villages, où attendaient leurs familles. Oui, sans doute, sans aucun doute ils s’en retourneraient. A ce moment survinrent les frères qui travaillaient dans les usines : cosmopolites portant des habits de confection et fumant des cigarettes. — Par ici, vous autres, s’écrièrent-ils. Les paquets furent replacés sur les épaules et les turbans noués disparurent. Les dernières paroles que je saisis étaient du vrai Sikh : — Mais l’argent, mon frère, l’argent dont tu nous as parlé ?
Certains habitants du Punjab ont découvert que l’argent peut être trop chèrement acheté.
Il y avait un Sikh dans une scierie qui, chez lui, avait été conducteur de batterie de montagnes. Lui-même venait d’Amritsar (oh ! agréable comme de l’eau froide dans un pays assoiffé, le son d’un nom familier dans un beau pays !)
— Mais vous aviez votre pension. Pourquoi est-ce que vous êtes venu ici ?
— Fils d’immortel, parce que j’ai manqué de bon sens ; et puis il y avait la maladie à Amritsar.
(L’historien dans cent ans d’ici pourra écrire un ouvrage sur les changements économiques survenus par suite de la peste. Il existe quelque part une étude fort intéressante des conséquences sociales et commerciales résultant de la Peste Noire en Angleterre).
Sur un quai, et attendant un bateau à vapeur, une trentaine de Sikhs, la plupart portant leurs vieux uniformes (ce qui ne devrait pas être permis) conversaient à tue tête, de sorte que le hangar résonnait comme une gare indienne. On leur fit entendre que s’ils parlaient plus bas la vie en deviendrait plus facile ; ils adoptèrent la proposition aussitôt. Alors un officier supérieur portant une médaille de l’Inde Britannique demanda avec un empressement plein d’espoir : — Le Sahib a-t-il reçu quelque ordre touchant l’endroit où nous devons nous rendre ?
Hélas ! il n’en avait point reçu — rien que des bons vœux et des salutations pour les fils de Khalsa, et, quatre par quatre ils s’en furent.
On dit que lorsque éclata la petite révolte à Vancouver ces « Païens » reçurent de la part des autres asiatiques l’invitation de faire avec eux cause commune contre le Blanc. Ils refusèrent alléguant qu’ils étaient sujets du Roi. Je me demande quels racontars ils ont renvoyés à leurs villages et où et jusqu’à quel point chaque détail de l’affaire fut discuté. Les Blancs oublient qu’aucune partie de l’Empire ne saurait vivre ou mourir pour elle seule.
En voici un exemple, un peu comique, en ce qui touche le côté matériel. Les merveilleuses eaux entre Vancouver et Victoria sont remplies de baleines qui bondissent et se réjouissent dans le bleu vigoureux tout autour du paquebot. Il y a donc « une baleinerie » sur une île tout auprès et j’eus la chance de voyager avec un des actionnaires.
— Les baleines sont de belles bêtes, me dit-il affectueusement. Nous avons fait un contrat avec une maison écossaise pour chaque barrique d’huile livrable d’ici plusieurs années. Elle passe pour être la meilleure qui soit pour le nettoyage des harnais.
Il poursuivit en me disant comment un vaisseau rapide fait la pêche à la baleine avec un obusier et fait éclater des obus à l’intérieur de leur corps de façon qu’elles périssent immédiatement. — Toute la vieille méthode de harpon et de bateau n’en finirait plus. Nous les tuons tout de suite !
— Et comment leur enlevez-vous la peau ?
A l’en croire, ce vaisseau expéditif portait également à bord une grande pompe à air, qui pompait de l’air dans la carcasse jusqu’à ce qu’elle flottât convenablement en attendant qu’on pût s’en occuper. A la fin de son carnage quotidien il revenait, remorquant parfois quatre baleines gonflées, jusqu’à la baleinerie qui est une factorerie nantie d’un outillage moderne. Les baleines sont traînées au sommet d’une planche inclinée, tout comme les solives à la scierie, et tout ce qui ne peut fournir de l’huile à l’usage du peaussier écossais, ni être séché en vue du marché japonais, est transformé en engrais puissants.
— Il n’y a pas d’engrais qui puisse rivaliser avec le nôtre, dit l’actionnaire. Il renferme tant de calcaire. Voyez-vous, la seule chose qui nous ait tracassés jusqu’ici, c’est leurs peaux. Mais nous avons inventé un procédé maintenant pour les transformer en linoléum. Oui, ce sont de belles bêtes. Celle-là — et il indiqua du doigt une bosse noire au milieu d’une guirlande d’embrun, — pourrait être découpée merveilleusement.
— Si vous marchez de ce train-là, lui dis-je, il ne vous en restera pas.
— C’est vrai. Mais ça rapporte trente pour cent, et il y a quelques années personne n’y croyait.
Je lui pardonnai tout à cause de cette dernière phrase.