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Lettres de voyage (1892-1913)

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CITÉS ET ESPACES

Que feriez-vous d’un tapis magique si l’on vous en prêtait un ? Je vous le demande parce que pendant un mois nous avons eu à nous tous seuls un wagon privé — petite affaire de moins de soixante-dix pieds de long et ne pesant pas trente tonnes. — Il pourra peut-être vous rendre service, dit en passant le donateur, pour faire des excursions. Accrochez-le au train que vous voudrez et arrêtez-vous où il vous plaira.

Donc il nous transporta sur la ligne du Canadien Pacifique depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique, puis de nouveau du Pacifique à l’Atlantique. Et quand il ne pouvait plus nous être utile, il disparut comme le manguier une fois que le tour a été joué.

Un wagon privé, bien que beaucoup de livres y aient été écrits, n’est pas tout à fait le meilleur endroit qui soit pour étudier un pays, à moins qu’il ne vous soit arrivé d’habiter sur le même continent et que vous ayez pu voir passer toutes les saisons dans des conditions normales. Alors réellement vous vous rendez compte de l’air qu’ont les wagons vus des maisons, ce qui ne ressemble en rien à l’air qu’ont les maisons vues des wagons. Même la brosse du conducteur dans son étui nickelé, l’allée, pareille à celle d’une cathédrale, qui court entre les sièges verts si bien connus, le coup de cloche et le son de la locomotive, profond comme s’il sortait d’un orgue, réveillent des souvenirs et chaque spectacle, chaque odeur, chaque bruit du dehors sont comme de vieux amis qui se souviennent des vieux temps.

Le boghei à surface de piano, sur une roue boueuse, aux contre-allées de planches, toute ravinée par les roues minces, les bardeaux au bord d’une véranda sur une maison nouvellement construite, la palissade brisée entourant un vieux pâturage de bouillon blanc et de grosses pierres à tête en forme de crâne ; la touffe de vigne vierge mourant avec un éclat splendide au bord d’une plaque de blé, une demi-douzaine de panneaux servant à endiguer la neige au-dessus d’une tranchée, ou même l’affiche sans vergogne d’un médicament breveté, qui se détache jaune sur le fond noir d’une grange à tabac, ont de quoi faire battre le cœur et remplir les yeux de larmes si celui qui les contemple a seulement effleuré la vie dont ils font partie. Que ne doivent-ils pas être alors pour l’indigène ?

Il y avait, dans le train, une jeune fille qui avait été élevée sur la prairie, et qui rentrait après une année passée sur le continent. Pour elle les collines, avec leur ceinture de pins et de vraies montagnes derrière, les boucles solennelles de la rivière et la ferme intime et amicale ne disaient rien.

— On fait les paysages mieux que ça en Italie, expliqua-t-elle, puis, avec ce geste qu’on ne saurait reproduire, particulier aux gens de la plaine qu’étouffe le sol accidenté : — Je voudrais pouvoir repousser bien loin toutes ces collines et retrouver le large ! Moi je suis de Winnipeg. Elle aurait bien compris, cette institutrice de Hanover Road, rentrant d’une visite à Cape-Town, que je vis filer en voiture dans un mirage s’étendant sur trente milles, hurlant presque : — Enfin, Dieu soit loué, voici quelque chose qui ressemble à notre chez nous !

D’autres personnes ricochaient d’un côté du compartiment à l’autre, faisant revivre telle chose, découvrant à nouveau telle autre, anticipant telle autre encore — qui ne manquait pas, au tournant suivant, de se présenter à la vue, apprenant ainsi à qui voulait l’entendre qu’ils étaient de retour chez eux. L’Anglais nouveau venu, avec ses grandes caisses en bois marquées « effets de Colon », ne participait pas plus à la partie qu’un nouvel écolier lors de sa première journée à l’école. Mais deux années passées au Canada et une visite au pays natal lui suffiront pour le libérer de la Confraternité du Canada comme elles libèrent n’importe où ailleurs. Il se peut qu’il lui arrive de maugréer contre certaines conditions de vie, de regretter certaines richesses qu’on ne trouve qu’en Angleterre, mais aussi sûrement qu’il se lamente, aussi sûrement il reviendra aux grands cieux, aux grandes chances. Les fruits secs sont ceux qui se plaignent que cette terre ne reconnaît pas un monsieur quand elle le rencontre. Ils ne se trompent pas. La terre suspend son jugement au sujet des hommes tant qu’elle ne les a pas vus au travail. Ensuite c’est selon : il leur faut travailler, parce qu’il y a beaucoup, beaucoup à faire.

Malheureusement les chemins de fer, qui ont fait le pays, amènent en ce moment des gens qui font les difficiles en ce qui touche la nature et le charme de leur travail ; et si par hasard ils ne trouvent pas exactement ce qu’ils désirent, ils expriment leurs plaintes par le moyen des journaux et ceux-là font paraître tous les hommes égaux.

Ce qui constituait surtout le bonheur de notre excursion, c’était d’avoir déjà fait toute cette route à l’époque où elle était nouvelle encore, et comme le Canada de ce temps-là, n’inspirait pas beaucoup confiance ; à l’époque où tous les hauts fonctionnaires importants, ceux dont le petit doigt décrochait les wagons, étaient également peu cotés et insignifiants. Aujourd’hui tout, hommes, villes, était changé, et l’histoire de la voie se confondait avec l’histoire du pays, cependant que les roues des wagons répétaient : « John Kino, John Kino ! Nagasaki, Yokohama, Hakodate, eh ? car nous étions dans le sillage de la Compagnie impériale, remplie de personnalités marquantes de Hong-Kong, et des Treaty Ports. Il y avait des villes, anciennes, très connues, et étonnamment développées, qu’il fallait bien examiner avant de songer à aller voir le nouveau travail qui s’était fait là-bas dans l’Ouest. Elles criaient impérieusement : « Que pensez-vous de ce bâtiment-ci, de ce faubourg-là ? Venez voir ce qui s’est fait pendant cette génération. »

Le choc que vous donne un continent vous écrase plutôt — tant que vous ne vous êtes pas dit que ce n’est là que la joie que vous éprouvez, l’amour, l’orgueil que vous ressentez pour votre propre lopin de jardin, et que vous transférez ensuite, en plus grand, à quelques hectares en plus. Et puis, comme toujours, c’était la dignité des villes qui impressionnait, — une dignité austère, septentrionale, dans les contours, dans le groupement, dans les perspectives, gardant ses distances et ne se ravalant jamais au niveau de la circulation pressée de la rue.

C’était la marque caractéristique de Montréal, avec ses prêtres aux soutanes noires, ses affiches en français ; d’Ottawa, avec ses palais de pierres grises, ses bassins aux bords luisants comme ceux de Pétrograd ; celle de Toronto, commerciale au point d’être dévorée par le négoce, toutes en imposaient par leur calme puissant. Les hommes bâtissent toujours mieux qu’ils ne se l’imaginent, et très probablement que cette architecture inébranlable reste là, attendant que viennent la race et le jour où sera tombée la fièvre de l’expansion récente, et où disparaîtra le fouillis des poteaux téléphoniques dans les rues. Il y a de fortes objections contre l’existence au sein d’une nation, d’une communauté parlant deux langues différentes et incapables de fusionner ; mais, quelles que soient les entraves que l’on impose aux Français dans l’œuvre de développement, leurs cathédrales modestes et réservées, leurs écoles, leurs couvents et, au moins un peu de l’esprit qui émane d’eux, servent à de bonnes fins. Le jeune Canada dit : « Il y a dans les villes des biens ecclésiastiques valant plusieurs millions qu’on n’a pas le droit de taxer. » Mais d’un autre côté les écoles catholiques, les universités catholiques, bien qu’elles passent pour entretenir la vieille méfiance que témoignait le Moyen-Age pour le grec, enseignent en réalité les classiques avec autant d’amour, de tendresse et d’intimité que l’a toujours fait la vieille Église. Après tout, cela doit en valoir la peine de pouvoir dire ses prières dans un dialecte de la langue que maniait Virgile, et une certaine teinte d’insolence, plus magnifique et plus ancienne que l’insolence du matérialisme actuel, forme un bon mélange dans un pays neuf.

J’eus la bonne fortune de voir les villes à travers les yeux d’un Anglais qui était venu là pour la toute première fois. — Avez-vous été jusqu’à la Banque ? s’écria-t-il, jamais je n’ai rien vu de pareil ! — Qu’est-ce qu’elle a cette Banque, lui dis-je, car la situation financière de l’autre côté de la frontière était, à ce moment-là, plus que jamais pittoresque. — C’est merveilleux, dit-il, piliers de marbre, kilomètre sur kilomètre de mosaïque, grilles en acier, on dirait une cathédrale. Dire que personne ne m’en avait jamais parlé ! — Si j’étais vous je ne me ferais pas de mauvais sang à propos d’une Banque qui rembourse ceux qui lui confient leur argent, dis-je d’un ton apaisant ; il y en a beaucoup d’autres pareilles à Ottawa et à Toronto. En second lieu il découvrit certains tableaux dans certains palais et se fâcha pour de bon parce que personne ne l’avait prévenu qu’il y avait cinq galeries inestimables dans une seule ville.

— Ah ! à propos, m’expliqua-t-il, je viens de voir des Corot, des Greuze, des Gainsborough, un Holbein et…, des centaines de tableaux vraiment magnifiques. — Et pourquoi pas ? lui dis-je, on ne peint plus les maisons au vermillon dans ces régions-ci. — Oui, oui, mais ce que je voulais dire c’était, avez-vous vu comment ils équipent leurs collèges et leurs écoles ? — les pupitres, bibliothèques, lavabos qu’ils possèdent ? Ils sont mille fois mieux que tout ce que nous avons et… et dire que personne ne m’avait prévenu !

— Mais à quoi bon vous le dire ? Vous ne l’auriez pas cru. Il y a un bâtiment, dans une des villes, construit dans le style Sheldon, mais mieux encore, et si vous allez jusqu’à Winnipeg vous verrez le plus bel hôtel que vous puissiez rêver.

— Bêtise ! dit-il ; vous voulez m’en faire accroire ! Winnipeg est une ville de la prairie.

Je le quittai se plaignant encore, — mais cette fois-ci au sujet d’un Club et d’un Gymnase — parce que personne ne lui en avait jamais parlé, et encore incrédule au sujet des Merveilles à venir.

Si seulement nous pouvions charger de chaînes quatre cents Députés, ainsi que cela se fait en Chine lors des élections, et leur faire faire le tour de l’Empire, quel gentil petit Empire, fait de gens se rendant compte des choses nous aurions alors, lorsque les survivants reviendraient au pays.

Assurément les Villes ont bien le droit d’être fières et je n’attendais, certes, à ce qu’elles se vantent ; mais elles étaient si occupées à expliquer qu’elles ne faisaient que commencer leur œuvre que, pour soutenir l’honneur de la Famille, je dus moi-même faire acte de vantardise. Dans cette louable occupation j’attribuai à Melbourne (non sans raison, je l’espère du moins, mais il n’était pas aisé, tant on allait vite, de me renseigner exactement) des kilomètres et des kilomètres de bâtiments municipaux, et des lieues et des lieues de musées ; j’agrandis les quais du port de Sydney pour pouvoir répondre à une question touchant les docks de Toronto, et j’engageai les gens à aller voir la cathédrale de Cape-Town lorsqu’elle serait terminée. Mais la vérité finit par percer, même pendant une visite. Notre frère aîné avait plus de beauté et de force dans ses trois cités seules que tout ce que Nous Autres tous ensemble pouvions fournir. Malgré cela elle ne perdrait pas à envoyer une commission pour visiter les dix grandes villes de l’Empire pour voir ce qui s’y fait en ce qui concerne le nettoyage des rues, le service des eaux et la circulation.

Un peu partout les gens sont affectés d’une superstition indigne d’eux à savoir qu’il faut « se dépêcher », ce qui veut dire : faire à moitié son travail, gaspiller plus de temps qu’il ne faudrait pour faire deux besognes convenablement, et se féliciter soi-même ce durant de son propre gâchis. D’insignifiants embarras de circulation qu’un policier rural dans un simple bourg sait débrouiller automatiquement deviennent, parce qu’on le veut bien, des obstructions qui durent dix minutes, et où charrettes et hommes se cognent, et reculent, et jurent sans aucun résultat, sauf celui de perdre du temps.

Le rassemblement et la dispersion des foules, l’achat des billets, et pas mal du mécanisme ordinaire de la vie se trouvent gênés et entravés par cet esprit incertain du sud, qui n’a pas de plus proche parent que la Panique.

« Se dépêcher » est une chose qui ne convient pas plus au caractère national que le fausset ou des mouvements nerveux ne conviennent à l’homme fait. « Activer » c’est une qualité louable et nécessaire, et très différente, que l’on rencontre sur la Route Ouest où on est en train de faire le nouveau pays.

Nous avons laissé loin, bien loin, les trois villes et les districts où l’on laboure la moindre parcelle de terrain, et où l’on exploite les vergers pour entrer dans la terre des Petits Lacs — pays de tumultueux cours d’eau, d’étangs aux yeux clairs, de rocs au milieu d’arbustes à baies, le tout criant distinctement : « Truites, Ours. »

Il n’y a pas bien longtemps un petit nombre de gens avisés passaient leurs vacances dans ce coin du monde, et ils ne dévoilèrent pas le secret. Aujourd’hui c’est devenu un rendez-vous d’été où les gens chassent et campent en liberté. On connaît en Angleterre le nom de ses moindres cours d’eau et des hommes exempts de folie, en ce qui concerne toute autre matière, quittent Londres, disparaissent dans les bouleaux et reviennent barbus, barbouillés de fumée, lorsque la glace est assez épaisse pour couper une pirogue. Quelquefois ils vont chercher du gibier, quelquefois du minerai, peut-être même du pétrole. Personne ne sait absolument : « Nous ne faisons que commencer. » Et ainsi que nous le disait un Afrite du Chemin de fer, comme nous passions sur notre tapis magique : — vous n’avez pas idée de l’étendue de notre circulation de touristes. Elle a pris tout son développement depuis la dernière décade du siècle dernier. Le tramway invite les gens des villes à aller faire de petites excursions : lorsqu’ils ont de l’argent ils en font de grandes. Tout ce continent éprouvera bientôt le besoin de terrains de jeux : nous les préparons.

La jeune fille de Winnipeg, en voyant la gelée du matin qui s’étendait toute blanche sur l’herbe haute au bord des lacs, et la brume que formaient les feuilles jaunes d’or des bouleaux au moment où elles se détachaient des arbres, se mit à dire : — C’est comme ça que les arbres devraient changer. Ne trouvez-vous pas que notre érable de l’Est est un peu trop vif de couleur ? Nous passâmes ensuite par un pays où la conversation roula pendant plusieurs heures sur les mines et la façon de traiter les minerais. Les gens racontaient des histoires : récits d’explorateurs dans le genre de ceux qu’on entendait vaguement avant que le Klondyke ou le Nome ne fussent connus de tous. Ils ne se souciaient pas qu’on leur prêtât croyance ou pas. Eux aussi ne faisaient que commencer, — c’était peut-être de l’argent, peut-être de l’or, peut-être du nickel. Si une grande ville ne surgissait pas à tel ou tel endroit — le nom même était nouveau pour moi, — elle ne manquait pas d’apparaître un peu plus loin. Les hommes silencieux montaient sur le convoi ou en descendaient, disparaissaient derrière les bosquets et les collines, tout comme la première ligne d’éclaireurs largement espacée s’étend en forme d’éventail et s’évanouit sur la ligne de bataille.

Certain vieillard était assis devant moi, pareil au Temps vengeur en personne. Il se mit à parler des prophéties de malheurs qui ne s’étaient jamais réalisées. — On avait dit qu’il n’y avait rien ici que des rochers et de la neige. On avait dit qu’y aurait point jamais rien ici que le chemin d’ fer. Y en a qui ne voient même pas mentenant ; et il me vrilla de son œil farouche. Et pendant tout c’ temps, on fait fortune, des tas, oui des tas, sous vot’ nez.

— Avez-vous fait fortune vous-même ? lui dis-je.

Il sourit, comme sourit l’artiste — tous les explorateurs de marque ont ce sourire-là.

— Moi ? Non. J’ai été explorateur la plupart du temps, mais je n’ai rien perdu. J’ai pris mon plaisir au jeu. Ah ! oui, patron. J’ai pris mon plaisir.

Je lui dis comment j’avais déjà passé par là au moment où des concessions en terre et en forêts se donnaient pour une croûte de pain.

— Mais oui, répondit-il sans s’émouvoir, je crois bien que si vous aviez eu tant soit peu d’instruction vous auriez pu facilement gagner plus d’un million en ces temps-là. Et il en serait de même aujourd’hui encore si vous saviez où aller. Comment ça ? Pourriez-vous me dire ce que sera la capitale de la région de la Baie de Hudson ? Vous n’en savez rien ? Moi non plus. Vous ne savez pas davantage où les six grandes villes de demain vont s’élever. Faut que je descende ici, mais si je garde la santé, on me verra l’été prochain explorant au Nord.

Représentez-vous ce qu’est un pays où les gens explorent jusqu’à l’âge de soixante-dix ans sans avoir à craindre la fièvre, la maladie des mouches, celle des chevaux ou des ennuis de la part des indigènes — un pays où les aliments et l’eau ont toujours bon goût ! Il me raconta une histoire bien curieuse de quelque or fabuleux — l’éternelle mine-mère — de là-bas dans le Nord, qui un jour humilierait l’orgueil du Nome. Et pourtant, l’Empire est si vaste qu’il n’avait jamais entendu parler de Johannesburg !

Au moment où le train arrivait au bord du Lac Supérieur, la conversation se porta sur le blé. Sans doute, disait-on, il y a des mines dans la région — celles-ci ne faisaient que commencer — mais cette partie-ci du monde n’existait que pour nettoyer, triturer le blé et le distribuer au moyen de la voie ferrée et du bateau à vapeur. On avait doublé la ligne sur un parcours de quelques centaines de kilomètres pour pouvoir faire face aux flots débordants. Un peu plus tard ça pourrait bien devenir une voie quadruple. On ne faisait que commencer. En attendant voici le blé qui pousse, tendre, vert, haut d’un pied, le long de cent voies de garage où il était tombé des wagons. Là-bas se trouvaient les entrepôts gigantesques en forme de boîte à thé et les hôpitaux qui traiteraient le blé ; ici c’était les machines neuves, peintes en couleurs brillantes, qui s’en allaient pour moissonner, lier et battre le blé, et toutes ces charretées d’ouvriers venaient de construire encore, à la va vite, de nouveaux garages en vue de la récolte annuelle.

Deux villes se tiennent sur les rives du Lac, à un intervalle de quelques cents mètres ; elles jouent pour le blé le même rôle que celui que joue Lloyd dans le commerce maritime, ou la Faculté de Chirurgie dans la Médecine. Son honneur et son intégrité sont entre leurs mains, et elles se détestent mutuellement avec cette haine pure, empoisonnante, passionnée, qui fait croître les villes. Si la Providence venait à annihiler l’une d’elles, la survivante s’étiolerait et mourrait, — oiseau de haine sans compagne. Un jour viendra où elles devront forcément s’unir, et le problème du nom composé qu’elles devront choisir les tracasse déjà. Quelqu’un de l’endroit me dit que le Lac Supérieur était « une pièce d’eau bien utile » parce qu’elle se trouvait si bien à proximité du C. P. R. Il y a dans les grands lacs une tranquille horreur qui ne cesse de croître à mesure qu’on les visite de nouveau. L’eau douce n’a pas le droit, n’a pas de raison de surgir par delà l’horizon pour venir abaisser ou soulever les coques des grands bateaux à vapeur, n’a pas le droit d’exécuter, entre des falaises ridées, la danse lente de la mer profonde ; ni de rentrer en rugissant sur des plages sablonneuses aux algues marines, entre des promontoires immenses qui s’en vont, lieue après lieue, se perdre dans la brume et dans un brouillard de mer. N’empêche que le Lac Supérieur est fait de la même matière que celle pour laquelle les villes paient des impôts, mais il engouffre et il a, tout comme un Océan qui a son compte accrédité, ses naufrages, ses épaves. C’est une chose hideuse au cœur d’un continent. Il y a des gens qui font sur lui des parties de bateaux à voiles ; d’autre part il a produit une race de marins qui est à celle de l’eau salée ce qu’est le charmeur de serpents au dompteur de lions.

Néanmoins c’est sans contredit une pièce d’eau très utile.

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