Lettres de voyage (1892-1913)
L’ÉNIGME D’EMPIRE
A Halfa on sent le premier souffle d’une frontière. Ici le gouvernement Égyptien se retire à l’arrière-plan et même le bateau Cook ne s’arrête pas au beau milieu de la carte postale. Au bureau des Postes et Télégraphes, il y a des traces, très diluées, quoiqu’encore reconnaissables, d’administration militaire. Et la ville, ni où que ce soit, ni de quelque façon que ce soit, ne sent mauvais, ce qui prouve qu’on ne s’en occupe pas à la manière du pays. Il n’y a pas plus à y voir que dans le Ponton C 60, jadis l’Himalaya, vaisseau transportant les troupes de sa Majesté, mais qui, aujourd’hui, n’est plus qu’un ponton à charbon dans le Hamoaze à Plymouth. Une rive avec un étroit chemin en terrasse flanqué de maisons mi-orientales, quelques casernes, une mosquée et une demi-douzaine de rues formant angle droit avec le Désert arrivant à fond de train au bout de chacune, voilà en quoi consiste toute la ville. En remontant le fleuve, un kilomètre environ, sous des palmiers se trouvent des bungalows, restes apparemment de cantonnements, quelques boutiques pour réparations de machines, et des fragments de voie ferrée. Cela forme la plus misérable collection de maisons badigeonnées à la chaux, lamentables jardins, murs décatis, espaces nus foulés et piétinés que l’on peut imaginer ; et cependant chaque fragment de l’ensemble tressaille de la vie d’armées et de flottes dont il se souvient, tout comme le bol résonne encore après que le doigt qui l’a frotté ne le touche plus. Les hommes les plus invraissemblables y ont fait leur temps ; des provisions, par dix mille tonnes à la fois, ont été roulées ou poussées ou traînées jusqu’en haut des rives par des dizaines de milliers de mains éparses ; des hôpitaux s’y sont installés à l’aventure, se sont étendus prodigieusement ou se sont rapetissés, puis se sont évanouis avec les régiments qui eux-mêmes s’évanouissaient ; des voies de garages ont été installées, puis arrachées selon que les besoins variaient, puis enfin complètement oblitérées par le sable.
Halfa a été la tête de ligne, le Quartier Général de l’Armée, le centre de l’Univers, le seul endroit où un homme était sûr de pouvoir acheter du tabac et des sardines et recevoir des lettres pour lui et de l’aide médicale pour ses amis. Aujourd’hui elle n’est plus que la coquille ratatinée d’une ville sans un hôtel convenable et où les touristes se précipitent de la rivière pour acheter au Bureau de Poste des collections complètes de timbres du Soudan.
Je suis allé me promener sans but, d’un bout à l’autre de la ville. Je découvris une foule de jeunes gens du pays en train de jouer au football sur ce qui avait peut-être été jadis un champ de manœuvre.
— Et quelle est cette école ? demandai-je en anglais à un assez jeune garçon très empressé.
— Madrissah, répondit-il avec beaucoup d’intelligence, ce qui, traduit, ne veut dire qu’École.
— Oui, mais quelle École ?
— Oui, Madrissah, école, Monsieur, et il me suivit pour voir ce que l’imbécile voulait encore.
Une ligne de voie ferrée qui en son temps avait dû alimenter de gros ateliers me conduisit entre des maisons à vastes pièces et des bureaux aux pancartes indiquant respectivement leurs fonctions avec, par-ci par-là, un employé en train de travailler. Des fonctionnaires égyptiens, fort polis, me donnèrent force indications (je voulais autant que possible arriver à voir un officier blanc, mais aucun ne s’y trouvait à ce moment-là). Je fus chassé d’un jardin qui appartenait à une Autorité ; rôdai en lambinant autour de l’entrée d’un bungalow qui avait un enclos déjà très vieux, où deux blancs étaient assis dans des fauteuils sur une véranda ; errai en dévalant vers la rivière sous les palmiers où filtraient les dernières lueurs roses ; me perdis au milieu de chaudières rouillées et de billes de bois de charpente ; et enfin revins en baguenaudant dans le crépuscule, escorté par le petit garçon et par une brigade entière de fantômes, dont je n’avais jamais rencontré un seul auparavant, mais que je connaissais tous jusqu’au dernier très intimement. Ils me dirent que c’était surtout les soirs qui les déprimaient eux aussi, de sorte qu’ils revinrent tous après dîner et me tinrent compagnie, pendant que j’allais à la rencontre d’un ami qui devait arriver de Khartoum par le train de nuit.
Il avait une heure de retard, et cette heure nous la passâmes, les fantômes et moi, dans un hangar aux murs de brique, au toit de fer-blanc, chaud encore de la chaleur du jour ; une foule d’indigènes riaient et causaient quelque part derrière dans l’obscurité. Nous en étions arrivés à nous connaître si bien au bout de ce temps que nous avions fini de discuter tous les sujets possibles de conversation : où pourrait bien se trouver par exemple la tête du Madhi, — le travail, la récompense, le désespoir, la reconnaissance de notre mérite, l’échec absolu, tous les motifs réels qui nous avaient poussés à faire quelque chose, et tous les autres ardents désirs qui nous avaient possédés. Donc nous restâmes immobiles et laissions marcher les astres, comme il faut faire quand on rencontre ce genre de train.
Au bout d’un instant je demandai : — Quel est le nom de la station suivante à partir d’ici ?
— Station No 1, répondit un fantôme.
— Et la suivante ?
— Station No 2, et ainsi de suite jusqu’à huit, je crois.
— Est-ce que cela ne valait pas la peine de nommer ne serait-ce qu’une seule de ces stations d’après quelque homme vivant ou mort ayant contribué de quelque façon à la construction de la ligne ?
— Eh bien, ils ne l’ont pas fait malgré tout, me répondit un autre fantôme, sans doute qu’ils trouvaient que cela n’en valait pas la peine. Pourquoi ? Qu’en pensez-vous, vous ?
— Je pense, répondis-je, que c’est le genre de snobisme pour lequel les Nations sont punies par les Enfers.
Les feux de tête se montrèrent enfin, à une immense distance ; les lampes électriques, baissées par économie, furent réouvertes en plein, les fantômes disparurent, les dragomans des différents vapeurs se portèrent en avant, vêtus de magnifiques habits, à la rencontre des passagers qui avaient retenu leurs places dans les bateaux Cook, et le train de Khartoum dégorgea une joyeuse collection de gens, tous décorés de cornes, de sabots de bêtes, de pelages, de couteaux et « d’assegais » qu’ils venaient d’acheter à Omdurman. Et lorsque les facteurs s’emparèrent de leurs paquets hérissés, on aurait dit la Zareba de Mac Neil moins les chameaux.
Deux jeunes gens en tarboushe étaient les seules personnes qui n’avaient pas pris part à l’émeute. L’un d’eux dit à l’autre :
— Tiens !
L’autre dit de même : — Tiens !
Ils échangèrent des grognements pendant un instant. Puis l’un d’eux dit d’une voix agréable :
— Ah ! quel dommage ! Je croyais que j’allais vous avoir sous mes ordres pendant quelque temps. Alors vous allez vous servir de la maison de repos là-bas ?
— Je suppose, répondit l’autre, savez-vous par hasard si le toit est achevé ?
Sur quoi une femme se mit à se lamenter à haute voix pour qu’on retrouve sa lance de derviche qui avait été égarée. Ainsi je ne saurai jamais, sauf peut-être grâce aux dernières pages de l’Almanach Soudanais, dans quel état se trouve cette maison de repos.
D’après le peu que j’ai appris, l’administration du Soudan est un singulier service. Elle s’étend silencieusement depuis les bords de l’Abyssinie jusqu’aux marais de l’Équateur avec une pression moyenne de un homme blanc pour plusieurs milliers de kilomètres carrés. Là où c’est possible elle légifère selon les coutumes de la tribu, et, lorsqu’il n’existe aucun précédent, selon le bon sens du moment. C’est dans l’armée presque exclusivement que se fait son recrutement, armé surtout de binocles, jouissant d’un taux de mortalité un peu inférieur à sa propre réputation. On dit que c’est le seul service où l’on recommande explicitement à celui qui part en congé de sortir du pays et de se reposer pour revenir plus dispos pour sa besogne. On exige un haut niveau d’intelligence, et l’on ne pardonne pas les défaillances. Par exemple : certain employé, en congé à Londres, se trompa de train à Boulogne et, au lieu d’aller à Paris, ce qu’il avait bien entendu eu l’intention de faire, se trouva à une station appelée Kirk Kilissie, à l’ouest d’Andrinople, où il resta quelques semaines. C’est une erreur qui aurait pu être commise par n’importe qui, par une nuit sombre, après une traversée tempêtueuse, mais les autorités n’en voulurent rien croire, et lorsque je quittai l’Égypte elles étaient activement occupées à le passer à tabac. Tout le monde est effroyablement comme il faut maintenant au Soudan.
Il y a bien, bien longtemps, avant même que les Philippines eussent été prises, un de mes amis fut réprimandé par un Député anglais, d’abord pour le péché commis en versant du sang, parce qu’il était par profession soldat, ensuite pour l’assassinat parce qu’il avait combattu dans de grandes batailles, et enfin, chose la plus importante de toutes, parce que lui et ses matamores avaient infligé au contribuable anglais les dépenses occasionnées par le Soudan. Mon ami expliqua que tout ce que le Soudan avait jamais coûté au contribuable anglais était le prix d’environ une douzaine de drapeaux anglais réglementaires — un pour chaque province. — Et c’est là, dit triomphalement le Député, tout ce que cela vaudra jamais. Il continua à se justifier, et le Soudan continua — aussi. Aujourd’hui il a pris sa place en tant qu’un de ces miracles reconnus et avérés, qui s’obtiennent, sans qu’on ait besoin d’emportement ni d’entêtes de journaux, grâce à des hommes qui font la tâche la plus proche d’eux et s’occupent rarement de leur propre réputation.
Tandis qu’il y a seize ans — moins même — le pays entier n’était qu’un enfer affolant de meurtre, de torture, de prurit, où chaque homme qui possédait une épée s’en servait jusqu’au moment où il rencontrait un plus fort que lui et devenait esclave. C’était — ce sont ceux qui s’en souviennent qui le disent, — une hystérie de sang et de fanatisme, et de même qu’une femme hystérique est rappelée à ses sens par un jet d’eau froide, de même à la bataille d’Omdurman le pays fut ramené à la santé mentale par la mort appliquée sur une échelle telle, que les meurtriers et les bourreaux auraient eu du mal, même à l’extrême limite de leur débordement, à concevoir. En un jour et une nuit tous ceux qui avaient du pouvoir et de l’autorité furent exterminés et soumis si bien que, comme le dit la vieille chanson, il ne resta plus de chef pour demander des nouvelles d’aucun suivant. Tous ils avaient fait une dernière charge qui les mena au Paradis. Ceux qui restaient s’attendaient à voir se renouveler des massacres pareils à ceux auxquels ils avaient été accoutumés, et lorsque ceux-ci ne vinrent point, ils dirent sans recours : — Nous n’avons rien, nous ne sommes rien, voulez-vous nous vendre comme esclaves chez les Égyptiens ? Ceux qui se souviennent des anciens jours de la Reconstruction — véritable épopée — disent qu’il ne restait plus rien sur quoi bâtir, même pas d’épaves. Le savoir, la décence, les relations de famille, la propriété, les titres, le sentiment de la possession : tout était parti. On leur intima l’ordre de rester tranquilles et d’obéir ; et ils restèrent ébahis, tâtonnant comme les foules ahuries après une explosion. Peu à peu cependant ils furent nourris et soignés et disciplinés quelque peu ; des tâches, dont ils n’espéraient jamais voir la fin leur furent imposées, et ils furent presque par force physique poussés et traînés le long des routes de l’existence même. Ils en vinrent à comprendre bientôt qu’ils pourraient récolter ce qu’ils avaient semé et qu’un homme, mieux, une femme, pourrait faire une marche d’une journée avec deux chèvres et un lit indigène, et garder la vie et ses biens saufs. Mais il fallait le leur enseigner comme on le ferait au jardin d’enfants.
Et insensiblement, à mesure qu’ils se rendaient compte que l’ordre nouveau était sûr, et que leurs anciens oppresseurs étaient bien morts, on vit revenir non seulement des cultivateurs, des artisans, des techniciens, mais des soldats d’aspect bizarre, portant les cicatrices de vieilles blessures, et les généreuses fossettes que la balle Martini-Henry avait coutume d’infliger — hommes de combat à la recherche d’un nouvel emploi. Ils lambinaient par-ci par-là, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, fiers ou amicaux avec inquiétude, jusqu’à ce que quelque officier blanc vînt à passer tout près. Lorsqu’il eut passé quatre ou cinq fois, l’homme brun et l’homme blanc s’étant appréciés par le regard, la conversation, ainsi qu’il paraît, s’engageait à peu près ainsi :
Officier (avec l’air de quelqu’un qui fait soudain une découverte). Dites donc, vous là-bas, près de la hutte, qu’est-ce que vous voulez ?
Guerrier (prenant la position fixe, qui est compromise par un effort fait pour saluer). Je suis un tel, de tel endroit.
Officier. J’entends, et alors ?
Guerrier (répétant le salut)… Et un soldat aussi.
Officier (parlant à l’horizon, sans s’adresser à personne en particulier). Mais tous disent cela aujourd’hui.
Guerrier (tout à fait à haute voix). Mais il y a un homme dans un de vos bataillons qui peut en fournir la preuve. C’est le petit-fils de l’oncle de mon père.
Officier (confidentiellement, à ses souliers). L’Enfer est tout à fait rempli de pareils petits-fils, de pareils oncles ; et comment puis-je savoir si le soldat un tel dit la vérité au sujet de sa famille ? (fait mine de partir).
Guerrier (enlevant rapidement les vêtements nécessaires). Peut-être. Mais voici ce qui ne ment pas. Regardez ! J’ai reçu ceci, il y a dix, douze ans, quand je n’étais que gamin, près de l’ancienne frontière. Oui, Halfa. C’était une véritable balle Snider. Sentez-la ! Cette petite blessure à la jambe je l’ai reçue dans la grande bataille qui mit fin à tout l’année dernière. Mais je ne suis pas boiteux (Violents exercices des jambes), pas le moins du monde boiteux. Voyez, je cours, je saute, je donne des coups de pied, loué soit Allah !
Officier. Loué soit Allah. Et puis après ?
Guerrier (avec coquetterie). Et puis, je tire du fusil. Je ne suis pas un lancier ordinaire. (Parlant finalement anglais.) Oui, sacré bonn ti’eur. (Fait marcher la gâchette d’un Martini imaginaire).
Officier (sans broncher). Et puis ?
Guerrier (avec indignation). Je suis venu ici, moi, après plusieurs jours de marche, (changeant, et adoptant un ton de cajolerie d’enfant) est-ce que tous les régiments sont pleins ?
A ce moment le parent, en uniforme, se découvrait généralement, et si ses allures plaisaient à l’officier, encore un autre « vieux soldat du Mahdi » venait s’ajouter à la machine qui se fabriquait tout en roulant. Dans ces temps-là on traitait les affaires à la lumière pure de la raison et avec une certaine audace élevée et sainte.
On raconte une histoire de deux Sheiks, arrivée peu après le commencement de la Reconstruction. L’un d’eux, Abdullah de la Rivière, prudent et fils d’une esclave, fit profession de loyauté envers les Anglais de très bonne heure, et se servait de cette loyauté comme manteau pour voler des chameaux à un autre Sheik, Farid du Désert, encore en guerre avec les Anglais, mais un parfait gentilhomme, ce que n’était pas Abdullah. Naturellement, Farid fit à son tour des raids sur les bêtes d’Abdullah ; Abdullah se plaignit aux autorités, et toute la Frontière était en fermentation. A Farid dans son camp de désert, accompagné d’un certain nombre de bêtes appartenant à Abdullah vint, seul et sans armes, l’officier responsable de la paix de ces régions. Après les compliments échangés, car ils avaient eu des rapports ensemble auparavant : — Vous vous êtes encore livré à des vols de bêtes dans le troupeau d’Abdullah, dit l’officier anglais.
— Je vous crois ! fut la chaude réponse. Il vole mes bêtes et se réfugie vivement sur votre territoire, où il sait que je ne puis absolument pas le suivre, et quand j’essaie de rentrer tant soit peu en possession de mon bien, il vient pleurer auprès de vous. C’est un saligaud, un pur saligaud.
— Dans tous les cas il est loyal. Si seulement vous vouliez consentir à vous soumettre et à être loyal aussi, vous seriez tous les deux sur le même pied, et alors s’il vous volait quelque chose il en verrait de dures !
— Il n’oserait jamais voler sauf sous votre protection. Donnez-lui ce qu’il aurait reçu au temps du Mahdi, une bonne raclée. Vous savez qu’il le mérite, vous !
— Ce n’est guère permis, vous savez, cela. Il va falloir que vous me laissiez ramener toutes ces bêtes qui lui appartiennent.
— Et si je refuse ?
— Alors il me faudra rentrer à cheval et ramasser tous mes hommes pour vous faire la guerre.
— Mais qu’est-ce qui m’empêche de vous couper la gorge pendant que vous êtes assis là ?
— D’abord le fait que vous n’êtes pas Abdullah, et…
— Voyez ! vous reconnaissez que c’est une crapule !
— Ensuite, le Gouvernement enverrait tout simplement un autre officier ne comprenant pas vos façons d’agir, et alors ce serait la guerre, pour de bon, et personne n’y gagnerait rien qu’Abdullah. Il volerait vos chameaux et en aurait tout le crédit.
— C’est vrai, le coquin ! Que la vie est pénible pour un honnête homme ! Or, vous admettez qu’Abdullah est un saligaud, alors écoutez-moi et je vous dirai encore autre chose sur son compte. Il était, etc. etc. il est etc. etc.
— Vous avez parfaitement raison, Sheik, mais ne voyez-vous pas que je ne puis lui dire ce que je pense de lui, tant qu’il est loyal et que vous, vous restez notre ennemi ? Eh bien, si vous, vous vous soumettez, je vous promets que j’en dirai des miennes à Abdullah, oui, en votre présence, et votre cœur s’en réjouira.
— Non ! Je ne veux point me soumettre ! Mais je vais vous dire ce que je veux faire. Je vous accompagnerai demain comme votre hôte, comprenez bien, à votre tente. Alors, envoyez chercher Abdullah, et si j’estime que sa grosse figure a été suffisamment noircie en ma présence, je verrai si je ne puis pas faire ma soumission plus tard.
Ainsi fut convenu, et ils dormirent le reste de la nuit, côte à côte, et dans la matinée ils rassemblèrent et rendirent toutes les bêtes d’Abdullah. Le soir même, en présence de Farid, Abdullah reçut la semonce la plus cinglante qu’il eût jamais entendue dans toute sa vieille existence scélérate, et Farid du Désert rit et fit sa soumission et — comme dans les contes — ils vécurent tous heureux dans la suite.
Quelque part, dans les provinces plus proches, le vieux jeu désordonné et violent doit persister encore, mais le vrai Soudan a fini par adopter la civilisation du genre qui comporte le bungalow en brique, et du genre Bougainville, et il existe une énorme école où les jeunes gens sont dressés pour devenir ajusteurs, inspecteurs, dessinateurs, et employés de télégraphe avec des appointements fabuleux. En temps voulu ils oublieront combien il fallait de précautions jadis à leurs aïeux, au temps du Mahdi, pour s’assurer même une demi-ration pour leur ventre, alors, tout comme cela s’est produit ailleurs.
Ils croiront honnêtement que ce sont eux qui ont originairement créé, et qui ont maintenu depuis, la vie si facile où ils ont été placés à un prix d’achat si élevé. Alors on les verra demander : « Une extension du gouvernement local, le Soudan pour les Soudanais, » et ainsi de suite, si bien qu’il faudra parcourir de nouveau le cycle entier. C’est une dure loi, mais une vieille loi — Rome elle-même mourut d’avoir eu à l’apprendre, de même que notre civilisation occidentale pourra en mourir — que si vous donnez à qui que ce soit quelque chose qu’il n’a pas péniblement gagné pour lui-même, infailliblement vous faites de lui ou de ses descendants vos ennemis avérés.