← Retour

Lettres de voyage (1892-1913)

16px
100%

JOURNAUX ET DÉMOCRATIE

Qu’une fois pour toutes l’on admette que, de même que le héraut à la voix sonore que louait la tribu Éolithique pour annoncer les nouvelles du jour nouveau dans les cavernes a précédé le Barde choisi par la Tribu pour chanter l’histoire plus pittoresque de la Tribu, de même le Journalisme est antérieur à la Littérature parce que le Journalisme répond au premier besoin qu’éprouve la Tribu après celui de la chaleur, celui des aliments et celui de la société de la femme.

Dans des pays neufs il laisse voir clairement qu’il descend du Héraut de la Tribu. Une tribu clairsemée qui occupe de grands espaces se sent abandonnée. Elle aime à entendre faire l’appel de ses membres, souvent et bruyamment, à se réconforter avec l’idée qu’il y a des compagnons à une petite distance sous l’horizon. Elle emploie conséquemment des hérauts chargés de nommer et de décrire tous ceux qui passent. Voilà pourquoi les journaux des pays neufs ont souvent l’air si outrageusement personnels. La tribu, en plus de cela, a besoin de renseignements rapides et sûrs touchant tout ce qui concerne la vie quotidienne dans les vastes espaces, ces nouvelles provenant de la terre, de l’air, de l’eau que les Peuples plus anciens ont abandonnées. Voilà pourquoi ses journaux paraissent parfois d’une trivialité si laborieuse.

Par exemple, un membre de la tribu, Pete O’Halloran, doué d’un nez rouge, a, pour faire ferrer son cheval, parcouru depuis son domaine une distance de trente milles, et incidemment cassé le boulon principal de sa voiture dans un mauvais endroit de la route. Le Héraut de la Tribu — pauvre feuille hebdomadaire aux pages stéréotypées — rattache, au moyen d’une insinuation, le nez rouge à l’accident, ce qui, aux yeux du public en général, est une maladroite diffamation. Mais le Héraut de la Tribu se rend compte que soixante-douze familles de la tribu se servent de cette route chaque semaine. C’est à elles de chercher à découvrir si l’accident était dû à l’ivrognerie de Pete, ou bien plutôt, ainsi que l’affirme énergiquement Pete lui-même, à l’état négligé de la route. Il se trouve que quinze personnes savent que le nez de Pete est une infirmité regrettable et que cet appendice ne doit pas servir à l’incriminer. Une de ces personnes, en flânant, vient expliquer l’affaire au Héraut de la Tribu qui, la semaine d’après, affirme hautement que la route devrait être réparée. En attendant, Pete, ravi d’avoir pu concentrer sur sa personne l’attention de sa tribu pendant quelques instants, remonte la scène sur une distance de trente milles, poursuivi par des annonces de boulons que l’on garantit sur facture comme ne devant jamais se briser et un peu plus tard (ce que la Tribu recherchait depuis le début) quelque autorité ou autre de la Tribu répare la route.

Tout cela n’est qu’un tableau sur une grande échelle, mais en regardant de plus près vous vous rendrez compte que l’instinct de préservation propre à la Tribu se trouve, de façon fort logique, à la base de toutes sortes de bizarres progrès modernes.

A mesure que la tribu se développe et que l’on ne voit plus l’horizon d’un bout à l’autre sans interruption, l’envie de connaître tout ce qui touche le voisin immédiat s’atténue — mais pas beaucoup. A l’extérieur des villes les grandes distances existent toujours, « les vastes domaines inhabités » dont parlent les annonces, et ceux qui se déplacent désirent ardemment rester au courant de ce qui se passe chez leurs semblables et leur donner de leurs propres nouvelles comme aux temps passés. L’homme qui surgit brusquement hors des ténèbres et entre au milieu du cercle formé par les feux ne manque pas, si c’est un homme digne de ce nom, de lever les deux mains en l’air et de dire : « Moi, qui suis un tel, me voici. » Il vous sera aisé de voir s’accomplir librement ces rites dans n’importe quel hôtel, lorsque le reporter (remplaçant le héraut de la tribu) vient jeter un coup d’œil sur la liste des visiteurs. Avant qu’il ait eu le temps de quitter le registre des yeux, il se trouve nez à nez avec le nouveau venu qui, sans désir déplacé de notoriété, explique ce qu’il veut et compte faire. Notez que c’est toujours le soir que le reporter s’occupe plus spécialement des étrangers. De jour il sait les affaires de sa propre ville et les gestes des chefs les plus voisins, mais lorsque vient l’heure de fermer la palissade, d’entourer le camp de wagons, de ramener en place le buisson d’épines qui bouche l’entrée, alors, dans tous les pays, il redevient le Héraut de la Tribu qui joue le rôle de Gardien Extérieur.

Il y a des pays où un homme est tripatouillé d’une façon indécente par les hérauts jacassants qui lui plongent leurs torches immondes en pleine figure jusqu’à ce qu’il soit à la fois roussi et enfumé. Au Canada, le « Qui vive ! Avance au ralliement » indispensable pour se renseigner sur vos intentions s’accomplit avec cette large convenance qui est la marque distinctive de tout le Dominion. Les paroles du nouveau venu sont transmises à la Tribu avec exactitude ; on ne lui met aucune ordure dans la bouche, et lorsque les hérauts estiment préférable de ne pas traduire certaines remarques ils expliquent pourquoi.

On avait toujours plaisir à rencontrer les reporters parce que c’étaient des hommes que leur pays intéressait. L’intérêt qu’ils lui portaient était pareil à celui que l’on trouve chez les jeunes chirurgiens ou les civils, intérêt vif et altruiste. Grâce à la guerre (des Boërs) beaucoup d’entre eux étaient allés jusqu’au bout du monde, de sorte qu’ils parlaient des nations sœurs d’une façon qui faisait plaisir à entendre. Par là les interviews — chose aussi ennuyeuse pour les reporters que pour ceux qui sont interviewés — devenaient souvent des conversations agréables, mais que l’on ne publiait pas. On sentait à chaque bout de la phrase rapide qu’on avait affaire à des joueurs entraînés, à des virtuoses, à des hommes bien équilibrés, qui croyaient aux décences qu’il faut respecter, aux confidences qu’il ne faut pas violer, à l’honneur dont il ne faut pas se moquer. (Par là peut s’expliquer ce que tout le monde m’a expliqué — que le terrorisme brutal de la Presse n’existe pour ainsi dire pas au Canada, — il en est de même pour la calomnie). Ils ne crachaient pas, ne se trémoussaient pas grotesquement, et n’intercalaient pas dans leur conversation des anecdotes savoureuses où leurs connaissances étaient traitées de voleurs et d’assassins. Pas une seule fois, non plus, d’un océan à l’autre, ils n’affirmèrent, ni eux ni leurs camarades, que leur pays « obéissait aux lois ».

Vous connaissez le premier Poteau Indicateur sur la Grand’Route Principale ? « Lorsqu’une femme assure qu’elle est vertueuse, un homme qu’il est parfait galant homme, ou une communauté qu’elle est loyale, un pays qu’il obéit aux lois — dirigez-vous dans la direction contraire ! »

Et pourtant, alors que la conversation des hommes était si agréable et si nouvelle, leur parole écrite semblait être jetée dans des moules conventionnels pour ne pas dire démodés. Il y a un quart de siècle, le sous-directeur d’un journal pouvait, en lisant le courrier, identifier, même de très loin, l’Argus de Melbourne, le Héraut du Matin de Sydney ou le Times du Cap. Même les extraits sans titre dévoilaient leur origine de même que la peau d’un animal trahit la bête qui l’a portée. Mais il remarquait alors que les journaux canadiens ne laissaient ni trace ni odeur et auraient pu venir d’aventure de n’importe quel lieu dans un rayon de trente degrés de latitude. Ce qui obligeait à faire une identification très précise. Aujourd’hui, l’espace laissé entre les lignes, les entêtes, les annonces de journaux canadiens, l’apparence extérieure de la première page qui ressemble à un damier de jeu d’échecs, et qui devrait être un beau dessin quotidien, le papier de pulpe, si cassant, la typographie disposée à la machine, tout cela est aussi « standardisé » que les wagons de chemin de fer du Continent. En vérité, lorsqu’on parcourt une pile de journaux canadiens, c’est comme si l’on essayait de retrouver sa couchette à soi dans un train à couloirs. Les bureaux des Journaux peuvent être classés parmi les organes les plus conservateurs qui soient, mais tout de même, après vingt-cinq ans, on pourrait admettre quelques petits changements ; on pourrait inaugurer quelque originalité dans l’expression ou dans la composition.

J’abordai ce sujet avec d’infinies précautions parmi un groupe formé de camarades du métier. — Vous voulez dire, dit un des jeunes, aux yeux francs, que nous sommes d’anciens numéros copiant un ancien numéro ?

C’était précisément ce que je voulais dire, je m’empressai donc de le nier. — Nous le savons bien, répondit-il avec entrain. N’oubliez pas que nous n’avons pas la mer autour de nous, et la taxe postale pour l’Angleterre vient seulement d’être abaissée. Tout s’arrangera.

Oui, sans doute ; mais en attendant on souffre de voir un peuple aussi magnifique se servir de mots de second ordre pour exprimer des émotions de tout premier ordre.

Ainsi l’on passe tout naturellement du Journalisme à la Démocratie. Chaque pays a droit à ses réserves, à ses faux semblants, mais plus un pays est « démocratique » plus est grand le nombre des frimes que l’étranger doit respecter. Certains des Hérauts de la Tribu se sont montrés à cet égard très bons pour moi, et, pour ainsi dire, me poussèrent du coude quand il fallait m’incliner dans la maison de Rimmon. Aux heures de bureau ils professaient une croyance ferme en ce mot béni « Démocratie » et qui signifie n’importe quelle foule qui s’agite, autrement dit cette chose sans recours qui vous passe à travers les parquets et tombe dans les caves ; fait couler un bateau de plaisir en se ruant de babord à tribord ; foule sous ses pieds et réduit en marmelade les gens parce qu’elle croit avoir perdu dix sous ; et se fait griller en obstruant les portes de sortie dans les théâtres qui ont pris feu. Une fois leur travail terminé, ils se détendaient, comme tout le monde. Beaucoup clignaient de l’œil, un petit nombre prenaient des airs cavaliers, mais tous reconnaissaient que le seul inconvénient dans la Démocratie était Démos — dieu jaloux aux goûts primitifs et à tendances despotiques. Un politicien qui l’avait vénéré sa vie entière m’en traça un portrait fidèle ; genre d’épître de Jérémie — le sixième chapitre de Baruch — rendu en un anglais impossible à citer.

Mais le Canada n’est pas encore une Démocratie idéale. D’abord il lui a fallu travailler dur dans un milieu âpre, ce qui entraîne des conséquences inévitables. Et puis la loi au Canada existe et elle est administrée, non en tant que surprise, comme plaisanterie, comme faveur, comme brigue, ou comme tour de force de jongleur turc, mais en tant que partie intégrale du caractère national — que l’on ne doit pas oublier, ou dont on ne doit pas plus parler que de son pantalon. Si vous tuez on vous pend, si vous volez on vous emprisonne. Cela a conduit à la paix, au respect de soi-même, et, si je ne me trompe pas, à la dignité innée du peuple. D’autre part — et c’est là que des complications sont à craindre — les chemins de fer et les bateaux à vapeur permettent l’introduction de gens qui ont toujours à leur disposition des robinets à eau chaude et froide, des tables garnies et de la faïence, jusqu’au jour où ils sont expulsés et renvoyés, tout ébahis, dans le désert. Les longues semaines d’eau salée, le long voyage à travers les plaines qui cuisaient et tannaient les premiers émigrants leur manquent totalement. Ils arrivent le corps mou et l’âme sans air. C’est ce que me fit bien comprendre un voyageur dans un train au milieu des Selkirks. Il se tenait sur l’arrière-plate-forme munie d’un bon garde-fou, regardait l’énorme épaule de la montagne toute couverte de sapins et autour de laquelle des hommes au péril de leur vie avaient construit chaque mètre de la voie, et s’égosillait : — Dites donc, pourquoi tout cela ne serait-il pas propriété de l’État ! Il n’y avait rien au monde, sauf la neige et l’escarpement qui pouvaient l’empêcher de descendre séance tenante et de chercher une mine pour son propre compte. Au lieu de cela il entra dans le wagon-restaurant. C’est là le premier des types que l’on rencontre.

Quelqu’un d’autre me raconta l’histoire bien connue d’une foule d’immigrants qui, lors d’un grand incendie dans une ville, revint au type primitif, et bloqua les rues en hurlant : « A bas le Czar. » C’est le second type. Quelques jours plus tard on me montra une dépêche apprenant qu’une communauté de Doukhobors, — encore des Russes — s’étaient, et pas pour la première fois, déshabillés et couraient, à toute vitesse, sur la voie, pour trouver le Messie avant que la neige ne vînt à tomber. La police les poursuivait munie de chauds vêtements de dessous, et les trains étaient priés de prendre des précautions pour ne pas les écraser.

Voilà donc trois sortes d’incapacité amenées dans le pays sur des bateaux à vapeur, le type mou, sauvage et fou. Il y a une quatrième espèce qui est soit indigène soit importée, — mais les démocraties ne la connaissent pas — de gens absolument pervers : des hommes et des femmes adultes, sains, qui prennent un vrai plaisir à faire le mal. Ces quatre classes agissant ensemble pourraient — c’est facile à concevoir, — donner naissance à une démocratie passablement pernicieuse ; l’hystérie étrangère, la folie sanglante et autres choses analogues renforçant l’ignorance, la paresse, l’arrogance locales. Par exemple, j’ai lu dans un journal une lettre exprimant de la sympathie pour ces mêmes Doukhobors. L’auteur de la lettre connaissait une communauté de braves gens en Angleterre (vous voyez où commence le mal !) qui allaient nu-pieds, ne payaient pas de contributions, se nourrissaient de noix et ne connaissaient que l’union libre. C’étaient des gens tout âme, et qui menaient des vies pures. Les Doukhobors étaient également purs, étaient tout âme, et avaient dans un pays libre le droit de vivre leur vie sans être opprimés, etc., etc. (Notez comment l’espèce molle importée rivalise avec l’espèce folle non moins importée). En attendant la police, outrée, donnait la chasse aux Doukhobors pour les vêtir de flanelle, pour qu’il leur fût possible de continuer à vivre et de produire un jour des enfants dignes d’épouser les fils de l’individu auteur de la lettre en question et les filles de la foule qui avait perdu la tête lors de l’incendie.

— Tout cela, nous le reconnaissons, répondirent hommes et femmes, mais que voulez-vous que nous y fassions ? Il nous faut du monde. Et ils faisaient voir des écoles vastes et bien équipées, où les enfants des immigrants slaves apprennent l’anglais et les chansons canadiennes. — Lorsqu’ils sont grands, disait-on, vous ne pouvez pas les distinguer des Canadiens. C’était merveilleux. Le professeur montre des plumes, des bobines, etc., en désignant ces articles en anglais ; les enfants répètent à la manière chinoise. Au bout de quelque temps, lorsqu’ils possèdent assez de mots, ils se trouvent à même d’établir comme un pont entre ce qu’ils savent et ce qu’ils ont appris dans leur propre pays ; de sorte qu’un garçon de douze ans pourra, mettons au bout d’un an, faire une bonne rédaction en anglais sur son voyage de Russie ; raconter par exemple combien sa mère a payé en route pour sa nourriture et à quel endroit son père a obtenu son premier travail. De plus, il mettra la main sur son cœur et dira : « Je, suis, un, Canadien. » Cela fait plaisir au Canadien qui forcément se sent très fier d’un immigrant qui doit tout à la terre qui l’a adopté et l’a lancé. Madame La Bienfaitrice dans un village anglais témoigne pareil intérêt à un enfant qu’elle a aidé à faire son chemin dans la vie. Mais l’enfant la récompense-t-il par sa gratitude et sa bonne conduite ?

Personnellement, on ne peut avoir beaucoup d’affection pour ceux qui ont renoncé à leur propre pays. Il se peut qu’ils aient eu de bonnes raisons, mais ils ont enfreint les règles du jeu et devraient être punis au lieu de voir augmenter leur cote. Et il n’est pas vrai, comme les gens prétendent, que quelques bons repas et de beaux habits effacent toute trace d’instinct étranger et d’hérédité. Mille années ne peuvent pas compter comme hier quand il s’agit de l’humanité, on n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les races de l’autre côté de la frontière pour se rendre compte combien, dans les façons de concevoir, dans les manières, dans l’expression et dans la morale, le Sud et le Sud-Est modifient, profondément, fatalement le Nord et le Nord-Ouest. Voilà pourquoi le spectacle de ces femmes aux yeux de jais, à la peau épaisse, portant des tabliers, avec des mouchoirs autour de la tête et les mains chargées de paquets orientaux, m’a toujours fâcheusement impressionné.

— Mais pourquoi acceptez-vous pareille marchandise ? demandai-je. Vous savez qu’elle ne vous vaut pas, et elle sait qu’elle ne vous vaut pas et c’est mauvais pour l’un comme pour l’autre. Mais que faites-vous avec les immigrants anglais ?

Les réponses furent précises : « Parce que les Anglais ne travaillent pas ; parce que nous en avons assez des hommes avec pension et des cagnards qu’on nous envoie ici ; parce que les Anglais sont pourris de socialisme ; parce que les Anglais ne s’adaptent pas à notre genre de vie. Ils regimbent en présence de notre façon de faire. Ils sont constamment à nous expliquer comment on fait en Angleterre. Ils portent des fraises ! Ne connaissez-vous pas l’histoire de l’Anglais qui s’était perdu et que l’on trouva à moitié mort de soif au bord d’une rivière ? Lorsqu’on lui demanda pourquoi il ne buvait pas il répondit : — Comment diable voulez-vous que je fasse sans vairre ?

— Mais, insistai-je, pendant tout mon voyage de cinq mille kilomètres, ce sont là d’excellentes raisons pour que l’on amène l’Anglais. Il est vrai que dans son propre pays on lui apprend à éviter le travail, parce que des gens bien intentionnés, mais bêtes, vont jusqu’à se bousculer les uns les autres pour se porter à son secours, le débaucher et l’amuser. Chez vous le Général Janvier lui donnerait du nerf. Les gens pensionnés sont une plaie pour toutes les branches de la Famille, mais vos manières et votre morale ne doivent pas être à ce point peu résistantes pour souffrir de la présence parmi vos six millions de quelques milliers des leurs. Quant au socialisme, l’Anglais pris en lui-même est l’animal le moins social qui soit. Ce que vous appelez son socialisme est ce qui tient lieu chez lui de Diabolo et des concours de devinettes. Pour ce qui est de ses critiques, vous ne voudriez pas tout de même épouser une femme qui aurait toujours le même avis que vous sur toutes choses ? Il vous faut choisir vos immigrants de même façon. Vous reconnaissez que le Canadien est trop occupé pour regimber contre quoi que ce soit. Quant à l’Anglais il regimbe contre tout par nature. (« Assurément tout cela c’est bien lui », dirent-ils). Il regimbe par principe et c’est ce qui procure la civilisation. Il en était de même pour l’Anglais et son instinct à propos de son verre à boire. Chaque pays neuf a besoin, et c’est un besoin vital, d’avoir un demi pour cent de sa population dressé à mourir de soif plutôt que de boire dans la main. Vous ne cessez de parler de la seconde génération de vos Smyrniotes et de vos Bessarabiens. Pensez donc ce qu’est la seconde génération des Anglais.

Ils essayèrent bien de se la représenter — mais apparemment sans grand enthousiasme. Il y avait une étrange réticence dans leur conversation, — comme un brusque effarement — lorsqu’on touchait à ces questions. Au bout d’un certain temps, je me rendis auprès d’un Héraut de la Tribu en qui je pouvais avoir confiance, et lui demandai, à brûle-pourpoint, en quoi consistait la difficulté, et qui, en définitive, la provoquait.

— C’est le Travail, me dit-il. Vous feriez mieux de ne pas vous en occuper.

Chargement de la publicité...