Lettres de voyage (1892-1913)
LETTRES D’UN CARNET D’HIVER
Nous avions marché de front avec l’année depuis le commencement même, c’est-à-dire à partir du moment où la première sanguinaire jaillit d’entre les plaques de neige d’avril, tandis que l’épais amoncellement au fond de la prairie résistait encore. Dans l’ombre projetée par les bois et sous les aiguilles tombées des sapins, des paquets de neige persistèrent jusqu’en fin Mai, mais ni les saisons ni les fleurs ne s’en inquiétèrent et avant même que nous ne fussions bien assurés que l’Hiver était parti, les valets de Monseigneur Baltimore, revêtus de leurs livrées neuves, vinrent pour nous dire que l’Été était arrivé dans la vallée, et, de grâce, leur serait-il permis de se nicher au fond du jardin ?
Il vint cet Été, courroucé, trop nerveux pour pouvoir rester un instant en place, vu qu’il avait tant à faire : le blé et le tabac à faire mûrir, les pâturages à revêtir, les feuilles mortes à enfouir sous de nouveaux tapis, tout cela en cinq petits mois. Et voilà que brusquement, au beau milieu de son travail, par une étouffante et immobile journée de Juillet, il fit sortir un vent du Nord-Ouest, un vent se déchaînant sous une arche de nuages ballonnés et couleur d’acier, un vent âpre et méchant, sentant la grêle, un vent qui mit moins de dix minutes pour venir et s’en aller, mais qui obstrua les routes d’arbres tombés, renversa une grange et arracha les pommes de terre ! Puis, cela fait, un nuage blanc en forme de haltère se mit à descendre en tournoyant le long de la vallée et passa en hurlant et en pivotant, en pivotant et en hurlant à lui tout seul à travers le calme azur du soir. Une tornade des Indes occidentales ne se serait pas montrée plus alerte que notre petit cyclone, si bien que lorsque notre maison se dressa comme un jeune coq sur le point de lancer son défi, et qu’un ormeau de soixante pieds de haut fut renversé, et que ce qui avait été une route poussiéreuse se fit torrent rugissant, — le tout en moins de trois minutes, — nous nous rendîmes compte que l’été de la Nouvelle Angleterre avait du sang de créole dans les veines. Il s’en alla enfin jusqu’au bout, la figure enflammée, courroucé, claquant toutes les portes des collines derrière lui, et alors l’Automne qui est un Monsieur bien élevé prit le commandement.
Nulle plume ne saurait décrire la transformation des feuilles, l’insurrection du peuple des arbres contre l’année qui s’étiole. Ce fut un petit érable qui commença la révolte, s’embrasant soudain d’un rouge de sang qui se détachait sur le fond vert sombre d’une ceinture de sapins. Le lendemain matin, les sumaks répondirent du milieu de leur étang. Trois jours plus tard les flancs des collines à perte de vue avaient pris feu et les routes étaient pavées de carmin et d’or. Puis il souffla un vent humide qui mit à mal tous les uniformes de cette somptueuse armée, et les chênes, qui s’étaient tenus en réserve, endossèrent leurs cuirasses ternes et bronzées, et résistèrent ferme jusqu’à la dernière feuille emportée par le vent. Enfin rien ne resta sinon l’estompage des ramures dénudées et l’on put plonger les regards jusque dans le cœur le plus intime des bois.
Il faut s’attendre à avoir la gelée jusqu’au milieu de Mai et après le milieu de Septembre, de sorte que l’Été a très peu de temps pour faire des travaux d’émail ou pour broder les feuilles. Ce sont ses frères qui apportent les cadeaux : le Printemps donne les Anémones, les Sceaux de Salomon, les Chausses de Hollandais, les Quakeresses, et les Arbousiers qui traînent et sentent aussi divinement que la véritable aubépine. L’Automne apporte à double brassée la Verge Jaune et toute la tribu des Asters roses, lilas et blanc crémeux. Lorsque ceux-ci s’en vont le rideau tombe, et les Puissances, quelles qu’elles soient, qui, par derrière, changent le décor, travaillent sans bruit. Dans les pays tropicaux vous pouvez entendre derrière les silences de la nuit s’effectuer le travail de la croissance ou du dépérissement. Même en Angleterre les marées de l’air d’hiver ont un but, une tendance définie, mais ici elles sont muettes absolument. Le tout dernier travail d’établi, c’était en cette saison, l’extrémité allongée d’une tige de ronce présentée sous une forme conventionnelle mais très audacieuse, en fer battu, et que l’on avait jetée sur l’herbe gelée un instant avant que l’on vînt l’examiner. Le reflet bleu de la fournaise se mourait encore le long de la tige principale, et les ramifications latérales étaient rouges comme des cerises et telles qu’elles venaient de quitter les charbons ardents. C’était, manifestement, un morceau détaché de quelque porte invisible dans les bois ; mais nous n’avons jamais trouvé l’ouvrier qui l’avait faite, bien qu’il eût laissé la marque de son pied fourchu aussi visible que l’eût fait un daim égaré. Au bout d’une semaine, les fortes gelées avec leurs faux et leurs marteaux avaient renversé toutes les floraisons au bord de la route en même temps que les aimables buissons servant de voile à la pente de la route sans palissade.
Là les saisons firent momentanément halte. L’Automne s’en était allé, mais l’Hiver n’existait pas encore. C’était du Temps qu’on nous débitait, rien que le temps qui s’écoule, clair et frais, jours de grâce faits pour que nous en jouissions. Deux pieds de feuilles sèches ou de terre encadraient les blanches maisons en bois des fermiers ; déjà les bûcherons sortaient pour préparer les stocks de bois pour l’année à venir. Or fendre du bois est un art et le fendeur est à tous points de vue un artiste. Il fabrique lui-même le manche de sa hache et dans l’idée de chaque bûcheron il n’existe au monde qu’un seul morceau de bois qui soit réellement parfait. Celui-là on ne le trouve jamais, mais ce qui s’en rapproche le plus, on le fignole, on l’équilibre, on le soupèse jusqu’à ce qu’on l’ait amené aussi près que possible de cet idéal. Une de mes connaissances a atteint en l’espèce presque la perfection de l’arme d’Umslopogas. Presque droite, l’extrémité garnie de cuir, étonnamment souple, elle est à double lame qui sert à la fois à fendre et à hacher. Si son Démon est avec lui — et quel est l’artiste qui saurait répondre de tous ses caprices ? — il vous fera tomber l’arbre sur le bâton ou la pierre qu’il vous plaira de désigner, que ce soit sur la montagne ou dans la vallée, à droite ou à gauche. Mais en véritable artiste qu’il est, il vous assurera que cela n’est rien. Le premier sot venu sait faire ce qu’il lui plaît avec un arbre en terrain découvert, mais abattre un arbre au milieu d’un épais fourré sans causer de dommage exige un artisan. C’est une véritable révélation que de voir tomber un érable, au tronc large de quatre pieds, haut de quatre-vingts pieds, aussi adroitement que le pêcheur lance son appât, au seul endroit où il ne risquera pas, en leur fauchant la tête, de blesser l’amour-propre de cinquante érables plus jeunes que lui. Les pins blancs, les sapins du Canada et les spruces se partagent ce pays en compagnie des érables, des bouleaux blancs et noirs et des hêtres. L’érable semble avoir peu de préférences et les bouleaux blancs s’égaillent frileux aux confins des camps, mais les pins se tiennent fermes en régiments compacts, lançant des éclaireurs pour envahir à la première occasion un pâturage abandonné. Pas de pardessus plus chaud que les pins lorsque le vent souffle en tempête sur des lieues à la ronde faisant résonner les bois comme des orgues de cathédrale, et que les premières neiges de l’année revêtent de leur poudre les rebords des rochers.
Les mousses, les lichens, verts, couleur de soufre, ambrés, constellent le sol cuivré couvert d’aiguilles où le pin nain duveteux court de-ci de-là, sans but apparent, égrenant, en bribes, des syllabes de charmes à demi oubliés.
Il y a des baies multicolores à la lisière des bois, où dîne la perdrix (qui n’est au fond qu’un coq de bruyère à fraise) et, tout à côté des routes servant à charrier les bûches, poussent sur les souches pourries des champignons vénéneux de toutes nuances. En quelque lieu que le roc, vert ou bleu, dresse sa crête au flanc du coteau, les aiguilles enserrent sa base en masses profondes, si bien que, au moment où les rayons du soleil les incendient, la pierre et son encadrement se transfigurent en une gloire égale à celle d’une turquoise reposant sur un fond d’or pâle. Les bois sont remplis de couleur, au point de former de véritables zones, des éclaboussures ; ce sont à la fois toutes les couleurs du sauvage, le rouge, le jaune et le bleu. Leurs retraites ne renferment cependant que peu de vie, car les peuplades des bois ne fréquentent pas volontiers les ombres. C’est au milieu des hêtres et des caryers au bord de la route — d’où ils pourront voir ce qui se passe sur la route et bavarder — que se font les affaires des écureuils. Ici même on n’en trouve aucun de couleur grise (pour l’excellente raison qu’ils sont trop bons à manger et ont à payer en conséquence), mais il y en a cinq, rouges, qui nichent dans un caryer tout près d’ici et que nulle température ne fera dormir. La marmotte, qui est à la fois dormeuse et stratège, fait son trou au milieu d’une prairie où elle vous apercevra, vous, avant que vous ne la voyez, elle. De temps à autre un chien trouve moyen de l’intercepter et la bataille qui s’en suit vaut la peine qu’on traverse des champs pour y assister. Mais il y a longtemps que la marmotte est allée se coucher et elle ne ressortira qu’en Avril. Le rakoon demeure — où ? ma foi ! personne ne sait au juste, — mais lorsque la lune du chasseur est pleine et immense, il descend jusqu’aux terres de blé et on le chasse avec des chiens pour avoir sa fourrure qui fait le meilleur des pardessus, et sa chair qui est savoureuse comme du poulet. Le cri plaintif qu’il fait entendre la nuit ressemble à celui d’un enfant égaré.
Dans ce pays on a l’air de tuer, pour une raison ou une autre, tout ce qui bouge. Les faucons, bien entendu ; les aigles à cause de leur rareté ; les renards pour leurs fourrures ; les merles aux flancs rouges et les petits loriots de Baltimore parce qu’ils sont jolis, et autres menus êtres pour s’amuser, comme en France. Vous pouvez vous procurer pour douze shillings ce qu’on peut appeler un fusil, et si votre voisin est assez bête pour mettre des pancartes annonçant qu’il est défendu de « chasser » et de pêcher à la ligne, vous vous rendez bien entendu dans ses réserves. Ce qui fait que le pays est très silencieux et inanimé.
Pourtant il y a des ours à quelques kilomètres seulement, comme vous pourrez vous en apercevoir en lisant l’avis suivant, ramassé chez le marchand de tabac de l’endroit :
AMI, PRENDS TON FUSIL ! CHASSE A L’OURS.
Vu que les ours sont trop nombreux dans la ville de Peltyville Corner Vermont, les chasseurs des villes environnantes sont invités à prendre part à la grande chasse qui sera faite sur les Montagnes bleues dans la ville de Peltyville Corner Vermont, le mercredi 8 Novembre, si le temps le permet, sinon le premier jour qu’il fera beau. Venez chacun, venez tous !
Ils s’y rendirent, mais ce fut l’ours qui ne voulut pas participer à la fête. L’avis avait été imprimé dans je ne sais quelle Imprimerie Électrique. Mélange un peu bizarre, n’est-il pas vrai ?
En général l’ours ne sort guère de ses parages habituels mais il a un faible pour les porcs et les jeunes veaux, ce qui entraîne un châtiment. Douze heures de chemin de fer et un peu de marche vous amènent jusqu’au pays de l’élan ; et quelque vingt milles d’ici à vol d’oiseau, vous trouvez des forêts vierges où demeurent des trappeurs et où il y a également un Étang Perdu que beaucoup ont trouvé une fois mais… n’ont jamais retrouvé depuis.
Les hommes, qui de nature sont moutons, ont suivi leurs amis et le chemin de fer le long des vallées de la rivière où se trouvent les villes. Une fois que l’on a atteint l’autre côté des collines, les habitants sont clairsemés, et, hors de leur État, peu connus. Ils se retirent de la circulation en Novembre s’ils demeurent sur les hautes terres ; redescendant au mois de Mai lorsque la neige le permet.
Il n’y a guère plus d’une génération, on faisait soi-même dans ces fermes ses vêtements, son savon, ses bougies, on tuait trois fois par an sa viande : bœuf, veau ou cochon ; le reste du temps on se reposait. Aujourd’hui on s’achète des vêtements dans les magasins, des savons brevetés et du pétrole. Bien mieux, c’est parmi ces tentes que les énormes biographies des Présidents à reliure rouge et dorées sur tranche, les Bibles qui coûtent vingt livres et servent à toute une famille, accompagnées d’extraits de mariage, de lettres de faire part, de certificats de baptême et des centaines d’authentiques gravures sur acier, se vendent le mieux.
C’est également ici, mais dans les sentiers moins fréquentés, que le charlatan ambulant (celui qui vend les pilules électriques, marque brevetée, et toutes sortes de remèdes pour les maladies nerveuses) se partage le champ d’exploitation avec le marchand de graines, de fruits, et le vendeur de pilules pour bestiaux. Ici on se drogue pas mal, je crois, car il faut être bien pauvre pour ne pas connaître la prostration nerveuse. Voilà comment il se fait que le charlatan conduit un couple de chevaux traînant un camion peint aux gaies couleurs muni d’une capote, et parfois emmène avec lui sa femme. Je n’ai rencontré qu’une seule fois un colporteur à pied. C’était un vieillard tout tremblant de paralysie qui poussait devant lui quelque chose ressemblant tout à fait à une de ces petites carrioles employées pour les pompes funèbres d’un enterrement pauvre. Sa marchandise consistait en épingles, galon, parfumerie et assaisonnements variés. Il fallait se servir soi-même, car il ne pouvait rien faire de ses mains et il vous racontait une histoire interminable où il embrouillait à la fois le récit de la cession faite par contrat d’une ferme à quelqu’un de sa famille avec le sentiment d’orgueil qu’il éprouvait à pouvoir couvrir, à son âge, tant d’étapes chaque jour. Il parcourait parfois six kilomètres. Ce n’était pas un Roi Lear, comme la cession de la ferme aurait pu le faire supposer, mais un être marqué au cachet de la tribu du Juif Errant ; vieux radoteur tout tremblotant. Il n’en manque pas de son espèce, hongreurs et gens de semblable acabit qui font de longues étapes, poussant parfois jusqu’en Virginie, ou peu s’en faut, allant dans la direction du nord jusqu’à ce qu’ils atteignent la frontière. Leur conversation et leur bavardage leur tiennent partout lieu de paiement en espèces.
Pourtant les chemineaux sont rares — ce n’est pas un mal — car l’article américain correspond assez exactement à ces tribus errantes et criminelles que l’on voit dans l’Inde. C’est un gredin pilleur, trop avisé pour travailler. Piètre endroit que Vermont pour mendier la nuit tombée près d’une ferme ! Ah oui !
Au printemps les Bohémiens s’installent près de la rivière, enfermant leurs chevaux à la manière de leur tribu. Ils ont le type bohémien, et certains de vieux noms bohémiens, mais ils reconnaissent qu’ils ont pas mal de sang de gentil dans les veines.
L’hiver a chassé tous ces gens réellement intéressants vers le sud et, dans quelques semaines, si la neige donne tant soit peu, les fermes éloignées n’auront plus de visites, sauf celle du traîneau encapuchonné du Docteur. Ce n’est pas une petite affaire que d’exercer son métier de docteur ici pendant les mois d’hiver lorsque les neiges sont amoncelées pour de bon et où une paire de chevaux peut fort bien s’enfoncer jusqu’à l’arçon. C’est parfois quatre chevaux par jour que l’on emploie, jusqu’à épuisement complet, car ce sont de braves gens.
Dans le grand silence produit par la neige naît, très probablement, la partie non la moins importante de cette conscience propre à la Nouvelle Angleterre dont parlent ses enfants dans leurs récits. Il reste beaucoup de temps pour penser, et penser est une chose très dangereuse. La conscience, la peur, les lectures mal digérées et, peut-être aussi une nourriture pas très bonne ont libre jeu. Un homme, et surtout une femme, peuvent aisément entendre des voix étranges, comme la parole du Seigneur, parmi ces montagnes mortes, avoir des visions et des rêves, des révélations et des épanchements spirituels et finir (pareilles choses se sont vues) d’une façon assez lamentable dans ces grandes maisons auprès de la rivière de Connecticut qui ont été tendrement baptisées La Retraite. La haine s’engendre tout aussi bien que la Religion, la haine entre voisins ; profonde, qui plonge jusqu’aux racines de l’être, qui résulte de mille petits détails accumulés, que l’on couve et fait éclore près du poêle lorsque la conversation se fait à deux ou trois dans les longues soirées. Il serait fort intéressant d’obtenir les statistiques des réveils religieux, des assassinats, et de découvrir combien se sont accomplis au printemps. Mais, pour les gens indemnes de folie, l’hiver est un long régal pour les yeux. Dans d’autres pays on sait que la neige est un ennui qui arrive et puis s’en va, que l’on malmène et gâche finalement. Ici elle reste sur le sol plus longtemps que n’importe quelle récolte, parfois de Novembre à Avril, et pendant trois mois la vie se déroule au rythme des clochettes de traîneaux qui ne sont pas, comme l’insinua certain visiteur du Sud, objets de parade, mais des sauvegardes. L’homme qui s’avise de conduire sans elles n’est pas aimé. La neige est un baromètre fidèle, prédisant qu’on pourra se livrer au sport en traîneau ou se calfeutrer étroitement dans les casernes. Elle est le seul engrais que reçoivent les pâturages pierreux ; elle couvre la terre d’un manteau et empêche le gel de faire éclater les conduites d’eau. Elle est la meilleure, j’avais failli écrire la seule, faiseuse de routes dans les États. Mais d’autre part elle est capable de se dresser dans la nuit et d’ordonner aux populations tels les Égyptiens de se tenir immobiles. Elle sait arrêter les courriers, annihiler tous les horaires, éteindre les lampes de vingt villes et tuer un homme en vue même de son seuil ou de son bétail affamé. Quiconque s’est trouvé dans une tourmente, même atténuée, comme la Nouvelle Angleterre sait en faire, ne s’avise de parler à la légère de la neige. Représentez-vous quarante-huit heures de vent hurlant, avec le thermomètre bien près de zéro, creusant et soulevant la neige nouvellement tombée sur cent kilomètres. L’air est comme rempli de projectiles qui fouettent le visage, et à dix mètres les arbres sont invisibles. Le pied glisse sur un rocher poli et noir comme l’obsidienne où le vent a mis à nu quelque coin exposé de la route et sa glace boueuse du début de l’hiver. Le pas suivant que vous faites vous enfonce jusqu’à la hanche et davantage, car ici c’est un mur qu’on n’a pas vu qui refoule l’élan de la neige flottante et sifflotante. Voici à un moment une crête escarpée qui se dresse en travers de la route ; le vent vient de changer tant soit peu, aussitôt tout s’écroule comme le sable dans un sablier, ne laissant qu’un trou de tourbillons blancs. Il y a une accalmie et vous pouvez apercevoir alors toute la surface des champs se ruant furieusement à l’assaut en une direction donnée, marée qui part d’entre les troncs des arbres. Et pendant que vous regardez, les creux des pâturages se remplissent, se vident, puis se remplissent et se vident de nouveau. Les rochers rappellent un instant le flanc nu d’un vaisseau chassé par la tempête, puis blanchissant, disparaissent de la vue. Près de la grange, du côté sous le vent, dansent d’irresponsables démons de la neige, là où trois rafales se rencontrent, ou bien vont en titubant jusqu’au large où ils sont immédiatement abattus par le grand vent. Au plus fort de la tempête il n’y a ni ciel ni terre, mais seulement un tourbillon fou qui pourrait brasser un homme. Les distances prennent des proportions fantastiques de cauchemar ; ce qui en été ne constituait qu’une course pouvant être effectuée nu-tête, en une minute, devient une lutte haletante d’une demi-heure où chaque pied de terrain n’est conquis que dans l’intervalle d’une accalmie. C’est par un temps pareil que les granges à la lourde charpente en bois geignent, poutre contre poutre, comme les vaisseaux au milieu d’une mer houleuse. Et les provisions de foin pour l’hiver se recouvrent de longues raies de poussière de neige amenée par le vent, tandis que les bœufs dans l’étable bien au-dessous cognent de leurs cornes et gémissent mal à l’aise.
Le lendemain est bleu, sans un souffle, et absolument immobile. Les fermiers se frayent à coups de pelle un chemin jusqu’à leurs bêtes, attachent au moyen de chaînes leurs grands socs au traîneau le plus lourd et prennent tous les bœufs qu’Allah leur a accordés. Ils les conduisent tandis que le soc en labourant creuse un sillon dans lequel un cheval peut avancer, et les bœufs à force de s’enfoncer coup sur coup jusqu’au ventre finissent par pouvoir s’agripper. La route une fois faite est un double ruisseau profond entre des murs de neige de trois pieds de haut où, comme c’est la coutume, les véhicules les plus lourds ont le droit de passage. Celui qui a une voiture plus légère devra plonger jusqu’à la ceinture et mener sa bête récalcitrante jusque dans l’amoncellement, se fiant à la Providence pour maintenir en équilibre son traîneau.
Dans les grandes villes où l’on étouffe, crache et halète, la grosse neige se change en dégel. Ici elle reste immobile, mais le soleil, la pluie et le vent se mettent à la travailler, de crainte que la couleur et la texture n’en restent invariables. La pluie revêt le tout d’une croûte granulée ; dans ce chagrin d’un vert blanc les arbres se reflètent légèrement. De lourdes brumes montent et descendent et créent une sorte de mirage, jusqu’au moment où elles se tassent et enserrent les collines aux reflets métalliques, et alors vous savez quelle apparence doit présenter la lune à un de ceux qui l’habitent. Au crépuscule, de nouveau, les rebords aplatis des rochers, les replis et les plissements des hautes terres prennent l’aspect de sable mouillé, de quelque énorme et mélancolique plage tout au bout du monde, et lorsque le jour rencontre la nuit, c’est un véritable pays de fantômes. Au couchant, dernier reste de la journée morte, s’étalent, nacrées et d’un rouge de rouille, d’interminables étendues de rivage attendant que revienne le reflux ; à l’est, nuit noire parmi les vallées, et, sur la pente de la colline arrondie, recouverte d’une croûte de glace polie, s’accroche une vague lueur de lune, ressemblant plutôt à une traînée visqueuse de limace. Une ou deux fois, peut-être, en hiver, les grands flamboiements du Nord se font voir entre la lune et le soleil, de sorte qu’à ces deux lumières irréelles viennent s’ajouter l’éclat et le jaillissement de l’Aurore Boréale.
En Janvier ou en Février ont lieu les grandes tempêtes de glace, lorsque chaque branche, chaque brin d’herbe, chaque tronc est revêtu de pluie gelée, si bien qu’en vérité l’on ne peut rien toucher. Les piquants des pins sont engoncés dans des cristaux en forme de poire et chaque poteau de palissade est miraculeusement enchâssé de diamants. Si vous pliez un rameau le revêtement glacé se casse, craquèle comme du vernis et une branche épaisse d’un demi-centimètre se brise au moindre attouchement. Si le vent et le soleil inaugurent ensemble le jour, l’œil ne peut contempler fixement la splendeur de cette joaillerie. Les forêts résonnent d’un fracas d’armes, du bruit des cornes de daims en fuite, de la débandade de pieds, chaussés de fer, de haut en bas des clairières, tandis qu’une grande poussière de bataille est poussée jusqu’au milieu des espaces découverts, tant et si bien que les derniers vestiges de la glace se trouvent chassés, et que les branches débarrassées reprennent leur chant régulier de jadis.
De nouveau le mercure tombe à 20 ou plus au-dessous de zéro et les arbres eux-mêmes défaillent. La neige devient de la craie, grinçant sous le talon et le souffle des bœufs les revêt de givre. La nuit le cœur d’un arbre se fend en lui avec un gémissement. Au dire des livres c’est le gel, mais c’est un bruit effarant que ce grognement qui rappelle celui de l’homme qu’on assomme d’un seul coup.
L’Hiver qui est réellement l’hiver ne permet pas au bétail et aux chevaux de jouer en liberté dans les champs, de sorte que tout rentre au logis et puisqu’aucun soc ne saurait avec profit briser le sol pendant près de cinq mois on pourrait s’imaginer qu’il y a fort peu à faire. En réalité, les occupations de la campagne sont, en toute saison, nombreuses et particulières, et la journée ne suffit pas pour les remplir toutes, une fois que vous avez enlevé le temps qu’il faut à un homme qui se respecte pour se retourner. Songez donc ! Les heures pleines et nullement troublées se tiennent autour de vous comme des remparts. A telle heure le soleil se lèvera, à telle autre très certainement aussi il se couchera. Voilà ce que nous savons. Pourquoi alors, au nom de la Raison, nous accablerions-nous de vains efforts ? De temps à autre un visiteur de passage vient des Villes, des Plaines, tout pantelant d’envie de travailler. On le contraint à écouter les pulsations normales de son propre cœur, son que bien peu d’hommes ont perçu. Au bout de quelques jours, quand son zèle s’est calmé, il ne parle plus « d’y arriver » ; ou bien « d’être laissé en route ». Il ne tient plus à « faire les choses tout de suite » et il ne consulte pas sa montre par pure habitude, mais la garde là où elle doit toujours être, c’est-à-dire dans son ventre. Enfin il s’en retourne à sa ville assiégée, à contre-cœur, civilisé en partie. Sous peu il sera redevenu sauvage, grâce au fracas de mille guerres dont l’écho ne pénètre même pas jusqu’ici.
L’air, qui tue les germes, assèche même les journaux. Ils pourraient bien être de demain ou d’il y a cent ans. Ils n’ont rien à faire avec le jour présent, le jour si long, si plein, si ensoleillé. Nos intérêts ne sont pas sur la même échelle que les leurs, mais ils sont beaucoup plus complexes. Les mouvements d’une puissance étrangère — ceux par exemple d’un traîneau inconnu sur cette rive Pontique — doivent être expliqués, ou doivent trouver une justification, sans quoi le cœur de ce public éclatera de curiosité non satisfaite. S’il s’agit de Buck Davis qui vient accompagné de la jument blanche, celle qu’il a échangée contre sa pouliche, et le manteau qu’on porte en traîneau, pratiquement neuf, acheté à la vente Sewell, pourquoi Buck Davis, qui demeure sur les terrains plats de la rivière, traverse-t-il nos collines à moins que ce ne soit parce que Murder Hollow se trouve bloqué par la neige, ou parce qu’il a des dindons à vendre ? Mais s’il vendait des dindons, Buck Davis se serait certainement arrêté ici, à moins qu’il ne fût en train d’en vendre un grand stock en ville. Un gémissement venu du sac à l’arrière du traîneau dévoile le secret. C’est un jeune veau d’hiver, et Buck Davis va le vendre pour un dollar au marché de Boston, où l’on en fera du poulet de conserve. Reste cependant à expliquer le mystère de la route qu’il n’a pas suivie.
Après deux jours passés sur des charbons ardents on apprend, indirectement, que Buck est allé rendre une toute petite visite à Orson Butler qui demeure dans la plaine où le vent et les rochers dénudés vident leurs querelles. Kirk Demming avait apporté à Butler des nouvelles d’un renard qui se trouvait derrière la Montagne Noire et le fils aîné d’Orson, en passant par Murder Hollow avec un chargement de planches pour le nouveau parquet que la veuve Amidon fait installer, prévint Butler qu’il ferait peut-être bien de venir causer avec son père au sujet du cochon. Mais le vieux Butler, dès le début, n’avait eu que la chasse au renard en tête ; ce qu’il voulait c’était emprunter le chien de Butler, lequel avait donc été amené avec le veau et laissé sur la montagne. Non, le vieux Butler n’était pas allé chasser tout seul, mais avait attendu que Buck fût revenu de la ville. Buck avait vendu le veau 6 fr. 25 c. et non pas 3 fr. 75 c. ainsi que l’avaient faussement prétendu des gens intéressés. Alors, mais alors seulement, ils étaient allés tous les deux à la chasse au renard. Une fois qu’on sait cela, tout le monde respire librement, à moins que la vie n’ait été compliquée par d’autres contre-marches étranges.
Cinq ou six traîneaux par jour, c’est admissible, si l’on sait pourquoi ils sont sortis ; mais toute circulation métropolitaine intense dérange et excite les esprits.