Lexique comparé de la langue de Molière et des écrivains du XVIIe siècle
AYE, ou AY, monosyllabe:
Aïe, par l’introduction du d, aïde ou aide, selon la prononciation moderne, syncope d’adjutorium. Aye, aye! c’est-à-dire, à l’aide, à l’aide!
BABYLONE; LA TOUR DE BABYLONE, comme qui dirait la tour du babil:
«Le Père Caussin, jésuite, dit, dans sa Cour sainte, que les hommes ont fondé la tour de Babel, et les femmes la tour de babil. Ce quolibet du jésuite n’aurait-il pas donné l’idée de celui que Molière met dans la bouche de madame Pernelle? et le père Caussin ne serait-il pas le docteur dont parle la vieille dévote?»
BAIE:
Cette expression, payer d’une baie, nous reporte à la farce de Pathelin, dont la première édition est de 1490. Le prodigieux succès de ce Pathelin fit passer en proverbe plusieurs mots de cette pièce; nous disons encore: revenir à ses moutons. Payer d’une baie est une allusion à cette autre scène excellente, où le berger, acquitté du meurtre des moutons, paye son avocat en lui disant Bée, comme il a fait au juge; et la fourberie retombe sur son auteur.
—BAIE (DONNER LA):
BAILLER, archaïsme, donner:
Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez.
Bailler un exploit était le terme consacré en style d’huissier; Molière n’avait garde de changer le mot technique.
BAISSEMENT DE TÊTE:
Quelque baissement de tête, un soupir mortifié, deux roulements d’yeux, rajustent dans le monde tout ce qu’ils (les scélérats) peuvent faire.
BALANCER QUELQUE CHOSE:
Un homme qui..... et ne balance aucune chose.
Qui ne pèse rien.
BALLE, RIMEUR DE BALLE:
«Balle, en termes d’agriculture, est une petite paille, capsule ou gousse, qui sert d’enveloppe au grain dans l’épi.»
Si balle est ici dans ce sens, rimeur de balle serait une métaphore prise d’un objet qui, devant être rembourré de plume ou de crin, ne l’est que de balle, et ainsi d’une valeur réelle très-inférieure à l’apparence; mais cela paraît forcé.
Trévoux explique rimeur de balle, par allusion à la balle des marchands forains: «On appelle rimeur de balle un poëte dont les vers sont si mauvais, qu’ils ne servent qu’à envelopper des marchandises.» C’est ainsi qu’on dit poëte des halles.
BARBARISMES DE BON GOUT, en matière de bon goût:
Des incongruités de bonne chère et des barbarismes de bon goût.
(Voyez Solécismes en conduite.)
BARGUIGNER:
A quoi bon tant barguigner et tant tourner autour du pot?
Barguigner signifie marchander en vieux français; racine bargain, que les Anglais nous ont pris et conservent encore.
«Estagiers de Paris puent barguignier et achater bled, ou marchié de Paris.»
Le sire de Coucy, déguisé en mercier ambulant, ouvre sa balle; toute la maison y accourt, et la châtelaine de Fayel elle-même:
Elle marchandait les joyaux;—et quand on ne marchanda plus rien...;—il répond sans marchander. Barguigner n’a plus aujourd’hui que le sens figuré de marchander.
BASTE, de l’italien basta, suffit:
Baste! laissons là ce chapitre.
BATIR SUR DES ATTRAITS....:
C’est l’abrégé d’une expression métaphorique: bâtir, fonder un espoir sur.....
BATTEUR:
BEAU, au sens métaphorique de pur:
SGANARELLE.
Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice!
BEAUCOUP devant un adjectif ou un partic. passé:
Je vous suis beaucoup obligé.
BÉCARRE; DU BÉCARRE, terme technique, aujourd’hui inusité:
Ah! monsieur, c’est du beau bécarre!
Et là-dessus vient un berger, berger joyeux, avec un bécarre admirable, qui se moque de leur foiblesse.
Cela veut dire que la musique passe du mode mineur au majeur.
BÉCASSE BRIDÉE:
Ma foi, monsieur, la bécasse est bridée; et vous avez cru faire un jeu qui demeure une vérité.
«Cela se dit figurément, à cause d’une chasse que les paysans font aux bécasses avec des lacets et collets qu’ils tendent, où elles se brident elles-mêmes.»
BEC CORNU, ou mieux BECQUE CORNU:
Que maudit soit le bec cornu de notaire qui m’a fait signer ma ruine!
Becque est formé de l’italien becco, un bouc, mot qui reçoit deux sens métaphoriques, injurieux l’un et l’autre. Becco est un lourdaud, ou un homme que déshonore l’inconduite de sa femme ou de sa sœur (Trésor des trois langues). L’épithète cornu s’explique d’elle-même.
BÉJAUNE, erreur grossière:
C’est fort bien fait d’apprendre à vivre aux gens, et de leur montrer leur béjaune.
Monsieur, souffrez que je lui montre son béjaune, et le tire d’erreur.
Les jeunes oiseaux ont le bec garni d’une sorte de frange jaune. Ainsi, par métaphore, avoir le bec jaune, c’est manquer d’expérience, être dupe. Molière a écrit aussi bec jaune; conformément à l’étymologie:
Oui, Mathurine, je veux que monsieur vous montre votre bec jaune.
Dans l’origine, les consonnes finales étant muettes lorsque suivait une consonne; on prononçait pour bec, mer, fer, bé, mé, fé.
BESOIN, FAIRE BESOIN, être nécessaire:
Aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.
BIAIS, dissyllabe:
—Monosyllabe:
—SAVOIR LE BIAIS DE FAIRE QUELQUE CHOSE:
Mais, encore une fois, madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes.
BICÊTRE, voyez BISSÊTRE.
BIEN; AVOIR LE BIEN DE... le plaisir, l’avantage de...:
BIEN ET BEAU:
Remarquez beau, employé comme adverbe. C’était originairement le privilége de tous les adjectifs. Il nous en reste encore de nombreux exemples: voir clair, frapper ferme, parler haut, partir soudain, parler net, etc., etc., pour clairement, fermement, hautement, soudainement, nettement.
BIENSÉANCE; ÊTRE EN LA BIENSÉANCE DE QUELQU’UN, c’est-à-dire, à sa disposition:
BISSÊTRE; malheur résultant d’une fatalité. FAIRE UN BISSÊTRE:
L’orthographe est bissêtre, et non bicêtre; le mot primitif est bissexte. Du Cange, au mot Bissextus, l’explique infortunium, malum superveniens. La mauvaise influence de l’an et du jour bissextile était proverbiale au moyen âge:
«Cette année-là étoit bissextile, et le bissexte tomba de fait sur les traistres.»
«Cette tumultueuse année fut bissextile.... et le bissexte tomba sur le roi et sur son peuple, tant en Angleterre qu’en Normandie.»
C’était une locution populaire: le bissexte est tombé sur telle affaire, pour dire qu’elle avait mal tourné. Nous voyons déjà paraître la forme corrompue bissextre dans Molinet:
L’x s’éteignait dans la prononciation, et laissait prévaloir le t, par la règle des consonnes consécutives. On prononçait donc bissête, et, par l’intercalation euphonique de l’r, bissêtre.
La superstition du jour bissextile remontait aux Romains. Voyez là-dessus le témoignage de Macrobe, au livre Ier, chapitre 13, des Saturnales.
Molière rappelle donc ici, par l’emploi du mot bicêtre, une expression et une superstition du moyen âge.
Le vice d’orthographe tendrait à confondre le bissêtre avec le château de Bicestre ou de Bicêtre. Celui-ci a une tout autre origine: la grange aux Gueux, qui appartenait, en 1290, à l’évêque de Paris, passa plus tard à Jean, évêque de Wincestre, dont le nom, transformé en Bicestre, est resté attaché à cette demeure.
Le peuple dit d’un enfant méchant et tapageur: C’est un bicêtre; ah! le petit bicêtre! Trévoux veut que ce soit par allusion à la prison de Bicêtre; mais ne serait-ce pas plutôt un vestige de la superstition du bissêtre? Ah! le maudit enfant! le petit malheureux! né le jour du bissêtre, sur qui est tombé le bissêtre!
On lit dans le Roman bourgeois, de Furetière:
«Si j’ai fait ici quelque bissêtre;»
Et dans la Noce de village, de Brécourt:
«Avant, je veux faire bissêtre.»
BLANCHIR, NE FAIRE QUE BLANCHIR; au sens métaphorique:
LE MARQUIS.—Voilà des raisons qui ne valent rien.
CLIMÈNE.—Tout cela ne fait que blanchir.
Bien que cette expression se trouve dans la bouche de Climène, il ne s’ensuit pas que Molière ait prétendu la blâmer.
Voici comment Furetière expose l’origine de cette métaphore:
«Blanchir se dit aussi des coups de canon qui ne font qu’effleurer une muraille, et y laissent une marque blanche. En ce sens, on dit, au figuré, de ceux qui entreprennent d’attaquer ou de persuader quelqu’un, et dont tous les efforts sont inutiles, que tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont dit, n’a fait que blanchir devant cet homme ferme et opiniâtre.»
BOIRE LA CHOSE; métaphoriquement, se résigner:
Molière a dit, par la même figure: Avaler l’usage des galants.
—BOIRE SUR LE RESTE DE QUELQU’UN:
BON, BONNE, ironiquement:
Hé, la bonne effrontée!
Parbleu! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain!
D’où viens-tu, bon pendard?
Taisez-vous, bonne pièce!
Oses-tu bien paroître devant mes yeux, après tes bons déportements?
—BON A FAIRE A....:
—BON ARGENT (PRENDRE POUR DE), prendre au sérieux:
Quoi! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire?
Métaphore tirée de la fausse monnaie.
—AVOIR LE CŒUR BON, c’est-à-dire, en style moderne, bien placé:
Sachez que j’ai le cœur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi.
—LE BON DU CŒUR, substantivement:
Du meilleur de mon cœur.
—BONS JOURS, jours de fête, jours solennels:
BOUCHE. BOUCHE COUSUE, adverbialement, pour recommander la discrétion:
Adieu. Bouche cousue, au moins! Gardez bien le secret, que le mari ne le sache pas!
—LAISSER SUR LA BONNE BOUCHE:
Vous n’en tâterez plus, et je vous laisse sur la bonne bouche.
—DANS MA BOUCHE, DANS LEURS BOUCHES, c’est-à-dire d’après mes paroles, à les entendre:
Il n’y a pas moyen d’approuver cette façon de parler.
Ascagne veut dire qu’elle se fit passer pour Lucile, parla comme si elle eût été Lucile. Cette expression étrange paraît tenir à l’inexpérience de Molière, quand il fit le Dépit; mais on est surpris de la retrouver, mieux construite, il est vrai, dans la préface du Tartufe. Il s’agit des hypocrites:
Le Tartufe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété.
Molière s’exprimerait-il autrement s’il voulait dire que les hypocrites, par leur manière de réciter Tartufe, d’en accentuer les vers, dénaturent la pensée de l’auteur, et font d’un ouvrage innocent un ouvrage impie?
(Voyez Métaphores vicieuses.)
BOUCHON ET BOUCHONNER:
Bouchon est ici le diminutif de bouche. Il ne faut pas s’arrêter à ce que cette terminaison on, one, est en italien la marque d’un augmentatif; il est certain qu’en français elle a reçu un emploi opposé, comme de Pierre, Pierron ou Pierrot; de Charles, Charlon ou Charlot, de Gothe, Gothon; de Marie, Marion, etc. Et dans les noms communs, bestion (de beste), valeton (valet), luiton (lutin), tetton (tette), peton (pied), chaton (chat), poupon (poupe, poupée, etc.)
Voici l’article de Furetière: «Bouchon est aussi un nom de cajollerie qu’on donne aux petits enfants, aux jeunes filles de basse condition: Mon petit cœur, mon petit bouchon.»
BOUGER (SE), verbe réfléchi, pour bouger, neutre:
BOURLE, de l’italien burla, moquerie, FAIRE UNE BOURLE:
Une certaine mascarade..... que je prétends faire entrer dans une bourle que je veux faire à notre ridicule.
C’est la leçon de l’édition de 1670, qui est la première. Les éditions modernes mettent bourde, qui est la forme corrompue, aujourd’hui adoptée. Bourle n’est dans aucun dictionnaire; ils donnent tous bourde.
BRANLER LE MENTON, manger:
BRAS, SE METTRE...... SUR LES BRAS:
Voudriez-vous, madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le ciel sur les bras?
Qui en touche un (hypocrite), se les attire tous sur les bras.
—SE JETER.... SUR LES BRAS, même sens;
BRAVADE, FAIRE BRAVADE A QUELQU’UN:
Sans vous insulter.—Bravade d’un discours:
BRAVE en ajustements:
Est-ce que tu es jalouse de quelqu’une de tes compagnes que tu voies plus brave que toi?
BRAVERIE, parure:
LA GRANGE.—Vite, qu’on les dépouille sur-le-champ.
JODELET.—Adieu, notre braverie!
Pour moi, je tiens que la braverie, que l’ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles.
BRIDER D’UN ZÈLE:
BRILLANTS; qualités brillantes:
—LES BRILLANTS DES YEUX:
—LES BRILLANTS D’UNE VICTOIRE:
BROUILLER:
Que nous brouilles-tu ici de ma fille?
—DESTIN BROUILLÉ, embrouillé:
BRUIRE. FAIRE BRUIRE SES FUSEAUX, métaphoriquement, faire tapage:
Le vin émétique fait bruire ses fuseaux.
BRUIT. Bruit répandu, ouï-dire:
J’ai rencontré un orfévre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague....
—AVOIR UN BRUIT DE, avoir la réputation de:
«Elle eut le bruit, à la cour, de n’avoir pas sa pareille.»
On disait de même, donner un bruit à quelqu’un.
Bonnivet, au témoignage de la reine de Navarre,
«Estoit des dames mieulx voulu que ne feut oncques François, tant par sa beauté, bonne grace et parole, que pour le bruit que chacun luy donnoit d’estre l’un des plus adroits et hardis aux armes qui feust de son tems.»
«Elle connoissoit le contraire du faux bruit que l’on donnoit aux François, car ils estoient plus sages, etc.»
(Voyez la note au mot Donner un crime.)
—A PETIT BRUIT:
Je me divertirai à petit bruit.
BRULER SES LIVRES A QUELQUE CHOSE:
J’y brûlerai mes livres, ou je romprai ce mariage.
Chicaneau dit pareillement:
BRUTALITÉ DE SENS COMMUN ET DE RAISON:
Un homme qui, avec une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées.
BUTER A QUELQUE CHOSE, prendre cette chose pour but:
BUTIN, au lieu de proie, dans le sens métaphorique:
Je ne crois pas qu’on trouve en français un second exemple de cette façon de parler bizarre. Dans une métaphore consacrée, on n’a pas le droit de substituer un synonyme au mot qui fait la figure; autrement cet Anglais aurait bien parlé, qui écrivait à Fénelon: «Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père,» car entrailles et boyaux sont synonymes, comme proie et butin.
CABALE, pour signifier le parti des faux dévots:
Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale.
Pascal, dans les Provinciales, emploie ce mot dans le même sens.
CACHE, cachette:
On n’est pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison une cache fidèle.
CACHEMENT DE VISAGE:
Leurs détournements de tête et leurs cachements de visage firent dire cent sottises de leur conduite.
CADEAU, dîner en partie de campagne, dont on régale quelqu’un. Molière l’explique lui-même dans ce passage:
Des maris benins qui:
J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades....
Le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le cadeau que vous lui préparez....
Les déclarations ont entraîné les sérénades et les cadeaux, que les présents ont suivis.
«Cadeau se dit aussi des repas qu’on donne hors de chez soi, et particulièrement à la campagne. Les femmes coquettes ruinent leurs galants à force de leur faire faire des cadeaux. En ce sens il vieillit.»
—DONNER UN CADEAU:
Nous mènerions promener ces dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.
Je l’ai fait consentir enfin au cadeau que vous lui voulez donner.
—CADEAU DE MUSIQUE, DE DANSE:
Elles y ont reçu des cadeaux merveilleux de musique et de danse.
CAJOLER, verbe neutre:
CALOMNIER A QUELQU’UN, c’est-à-dire, DANS QUELQU’UN, sa vertu:
Et calomnier en elle. Cet exemple se rapporte au datif de perte ou de profit. (Voyez Datif.)
ÇAMON:
Çamon vraiment! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles.
Çamon, ma foi! j’en suis d’avis, après ce que je me suis fait.
On ne trouve indiqués nulle part le sens précis ni l’origine de cette expression, qui est évidemment une sorte d’exclamation affirmative.
Elle est formée de trois racines, ce a mon, que l’on trouve ainsi divisées dans les plus anciens textes. La reine de Navarre parlant d’un prêcheur:
Il a ce, c’est-à-dire, bien dit. On sous-entend dans la réponse le verbe exprimé dans la demande.
Quand ce verbe dans la demande est accompagné d’une négation, la négation se glisse dans la formule de la réponse, ce qui achève d’en découvrir le sens.
Il n’y a que d’appeler nos voisins.—Certes, il n’y a que ce (à faire). Ce, c’est-à-dire, appeler nos voisins.
Reste à expliquer le mot mon.
Il se présente souvent séparé de la formule que j’analyse, et joint au verbe savoir, mis pour chose à savoir. Par exemple, dans Montaigne:
«Sçavoir mon si Ptolémée s’y est aussy trompé aultre foys.»
Mon paraît une transformation de num. Du grec μῶν, est-ce que, les Latins avaient fait num: pourquoi, par une disposition d’organe réciproque, du latin num les Français, à leur tour, n’auraient-ils pas refait mon? Cum, numerus, changent de même leur u en o: comme, nombre.
Mon garde la valeur de num et de μῶν, et répond à n’est-ce pas, pas vrai, qui s’emploient familièrement dans un sens moitié interrogatif, moitié affirmatif: savoir, n’est-ce pas, si Ptolémée jadis ne s’y est pas trompé?—Je répondrais: Il a bien prêché, pas vrai?
Par suite de l’usage, les trois racines se sont fondues en un seul mot, qui a pris pour acception la valeur affirmative de la dernière racine: Il y a tant à gagner avec votre noblesse, n’est-ce pas!—J’en suis d’avis, n’est-ce pas, ou en vérité, après ce que je me suis fait!
A l’appui de l’étymologie que je propose, je ne dois pas omettre de faire observer que um, en latin, au moyen âge, se prononçait on. Voyez ce point développé au mot Matrimonion.
CAMUS (RENDRE), métaphoriquement, casser le nez, rendre confus:
MATHURINE.
Oui, Charlotte; je veux que monsieur vous rende un peu camuse.
Vous remarquerez que l’on emploie à rendre la même pensée deux images contraires: être camus et avoir un pied de nez.
CAPRIOLER, cabrioler:
CARACTÈRE, talisman:
On dit qu’il a un caractère pour se faire aimer de toutes les femmes.
Le Crispin des Folies amoureuses se dit grand chimiste, qui passait même pour un peu sorcier:
«Caractère se dit aussi de certains billets que donnent des charlatans ou sorciers, et qui sont marqués de figures talismaniques ou de simples cachets.»
CARÊME-PRENANT, mardi gras, qui touche au mercredi des cendres, jour où prend le carême:
On diroit qu’il est céans carême-prenant tous les jours.
Un carême-prenant est un masque du mardi gras:
On dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant?
CARESSE, UN PEU DE CARESSE, au singulier:
Cela se passera avec un peu de caresse que vous lui ferez.
CARNE, angle d’une table, d’un volet, etc.:
Je me suis donné un grand coup à la tête contre la carne d’un volet.
Carne est le mot simple, dont on rencontre souvent au moyen âge le diminutif carenon (on écrivait carreignon ou quarreignon); la racine est carré, quarré, quarre, qui existe encore dans bécarre, c’est-à-dire B carré.
Dans les Vosges on dit: à la carre du bois; c’est à l’angle. L’équerre, instrument qui fait la carre.
Le quarreignon était une mesure d’une quarte; c’était aussi un coin, un cachet de lettre.
CAROGNE, c’est-à-dire charogne; la grossièreté du mot étant un peu dissimulée par la différence de prononciation:
Voilà nos carognes de femmes!
Ce mot est fréquent dans Molière comme imprécation: ah, carogne!
Primitivement le ch sonnait dur, comme le k. De carnem on fit carn, karn ou charn, et dans la forme moderne chair. Carogne témoigne de l’ancienne prononciation.
J’observe que le CH est entré dans l’orthographe pour un service diamétralement opposé à celui qu’il y fait aujourd’hui. L’h, signe d’aspiration, empêchait le c de s’adoucir, de se briser sur la voyelle suivante, et le maintenait dur.
Car le c tout seul faisait devant chacune des cinq voyelles le rôle du ch moderne (qu’il conserve dans l’italien devant e et i). On lit dans les plus vieux textes, ceval, bouce, ceminée, fresce; cela faisait, comme aujourd’hui, cheval, bouche, cheminée, fraîche. Au contraire, la notation moderne eût représenté keval, bouke, keminée, fraîke.... ce qui est la prononciation picarde. Et pourquoi les Picards prononcent-ils ainsi? pourquoi semblent-ils avoir pris le contre-pied des autres en prononçant un kien, un kat, une mouke, un kemin, un pékeur; et au contraire par ch, chela, chel homme, chelle femme, merchi, chest boin, etc. Est-ce purement et simplement par esprit de contradiction?
Nullement. C’est par fidélité à la langue latine, dont le Belgium de César paraît avoir été plus fortement imprimé que les autres provinces de la conquête romaine.
En effet, les Picards maintiennent le son du k partout où les Latins sonnaient le c dur: vacca, vaque; bucca, bouque; caballus, keval; caro, karn et carogne; catus, carrus, piscator, kat, kar et karrette, péqueur; canis, kien; cacare, kier, etc. Vous voyez qu’ils se reportent toujours à l’étymologie pour maintenir le c dur, sans égard à la nature de la voyelle qui suit en français. Que cette voyelle soit devenue un i, comme dans chien, ou un e, comme dans cheval, n’importe; ils ne s’arrêtent point à la métamorphose; leur oreille se souvient de plus haut: c’était un a en latin, et le c y était dur; ils le garderont dur.
Mais dans ce, ci, merci, et autres pareils, qui ne viennent pas du latin, ou n’y avaient pas le c dur, ils lui laissent la valeur du ch moderne; ils disent merchi, comme les Italiens disent mercè.
Les autres provinces se sont réglées depuis sur la nature des voyelles françaises pour modifier la valeur du c; mais, dans l’origine, elles semblent lui avoir attribué partout, et sans distinction, l’effet du ch moderne. Comment expliquer autrement que de catus, carrus, on ait dit chat, char?
En italien, le ch conserve sa valeur primitive: chiamare, chiave, chiuso.
Aujourd’hui l’on se contente du simple c devant o et a: comminciare, decamerone; mais autrefois on y écrivait aussi le ch, comme cela se voit par un manuscrit du XVe siècle, dont voici le titre exact:
—«Inchomincia il libro chiamato dechameron, chognominato principe Ghaleotto[41], nel quale si chontengono cento novelle..... etc.»
Ce qui semble indiquer que, dans l’origine, les Italiens aussi prêtaient au c une action uniforme sur les cinq voyelles. Et en effet, il est plus naturel, quand on pose une règle, de la poser générale; les exceptions viennent ensuite, amenées par le temps, et avec elles les inconséquences. Le cahot de la voiture et le chaos de Démogorgon sonnent à l’oreille comme la dernière moitié de cacao. Concluez donc la prononciation d’après l’orthographe!
CAS, GRAND CAS, chose considérable:
CAUSER, parler au hasard:
Le sens primitif de causer est, en effet, blâmer, gronder, médire. C’était un verbe actif, causer quelqu’un:
«Sa femme l’ot, moult fort le cose.»
Sa femme l’entend, et le gronde fort.
Voyez Du Cange, au mot Causare.
CAUTION BOURGEOISE, garantie suffisante:
Je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront pas de mal. (Les yeux de Cathos et ceux de Madelon.)
Allusion à l’ancienne coutume de livrer en otage au vainqueur un certain nombre des principaux bourgeois. Eustache de Saint-Pierre faisait partie de la caution bourgeoise fournie par la ville de Calais.
LE MARQUIS. Je la garantis détestable!
DORANTE. La caution n’est pas bourgeoise.
«On appelle caution bourgeoise, dit Furetière, une caution valable et facile à discuter, comme serait celle d’un bourgeois bien connu dans sa ville.»
Au mot caution, Furetière met cet exemple: «On ne veut point prêter aux grands seigneurs sans caution bourgeoise.»
CE interrogatif, lié au verbe pouvoir:
Qui peut-ce être?
—CE, suivi du verbe au pluriel:
Il faut que, dans l’obscurité, je tâche à découvrir quelles gens ce peuvent être.
CÉANS:
Ce vieux mot est employé dans Tartufe avec une sorte de prédilection. Madame Pernelle, comme aussi madame Jourdain, affectionnent céans.
Céans, racines ci ens, ici dedans; comme léans est pour là ens, là dedans.
Fayel, surprenant le châtelain de Coucy chez sa femme, le chasse avec la suivante Isabelle:
Car elle ne couchera jamais plus céans.
Novice de là-dedans.
En prenait autrefois l’s finale euphonique. Cette s s’est conservée aussi dans cette autre forme dedans, où le second d est une euphonique intercalaire. (Des Var. du lang. fr., 93 et 339.)
CEPENDANT QUE...:
Pendant cela (savoir), que chacune, etc., hoc pendente (seu durante) quod..... Cependant que, fréquent dans la prose de Froissart, est un archaïsme cher à la Fontaine.
CE QUE LE CIEL NOUS A FAIT NAÎTRE, notre origine:
Il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître.
—CE QUE C’EST QUE DE.... pour ce que c’est que le...:
Quid sit de mundo hodie. (Voyez DE, représentant que le.)
CE QUE... SONT:
On m’a montré la pièce, et comme tout ce qu’il y a d’agréable sont effectivement les idées qui ont été prises de Molière, etc.
L’idée réveillée ici par le singulier ce que, représente des détails, et non pas un ensemble. Le verbe au singulier y serait déplacé; qu’on l’essaye: Monsieur, tout ce qu’il dit est autant d’impostures. Tout ce qu’il y a d’agréable est effectivement les idées, etc.
Cela n’est pas acceptable. Avant de s’accorder entre eux, les mots sont tenus de s’accorder avec la pensée; et quand il y a conflit, c’est la pensée qui doit l’emporter. Aussi, quand une suite de substantifs, même au pluriel, ne réveillent qu’une idée simple, l’idée d’un ensemble, le verbe se met au singulier.
Quatre ou cinq mille écus est un denier considérable!
Voyez la contre-partie de cet article à C’EST.
CE QUI.... CE SONT:
Il est permis de supposer que, sans la nécessité de la mesure, Molière n’eût pas donné à l’usage la satisfaction de cette étrange alliance d’un singulier avec un verbe au pluriel. Ce qui part... ce sont charmes.
Je dois observer cependant que Montaigne a écrit:
«Cela, ce sont des effects particuliers.»
(Voyez des exemples du contraire à l’article C’EST.)
CERVELLE, figurément, la cause pour l’effet; impétuosité, extravagance: ESSUYER LA CERVELLE DE QUELQU’UN:
CE SONT, SONT-CE:
C’est comme parle le plus souvent Molière, quand il suit un pluriel; et non pas c’est, est-ce, à la manière de Bossuet:
Comment, ces noms étranges ne sont-ce pas vos noms de baptême?
Il est probable qu’en prose Molière eût dit c’est vingt mille francs, comme dans la phrase de Pourceaugnac citée plus haut; car l’idée ne se porte pas à considérer les francs isolément, mais sur une somme de 20,000 francs.
Ce ne sont plus rien que des fantômes ou des façons de chevaux.
C’EST ou EST, en rapport avec un substantif au pluriel:
Il est clair qu’il n’y a point là de faute, parce que la pensée porte non pas sur le nombre des années, mais sur l’unité de temps représentée par deux ans. Deux ans, c’est une grande avance.
Quatre ou cinq mille écus est un denier considérable!
Tous les hommes sont semblables par les paroles, et ce n’est que les actions qui les découvrent différents.
Il est certain que cette façon de parler paraît la plus conforme à la logique habituelle de la langue française, qui gouverne toujours la phrase, non sur les mots à venir, mais sur les mots déjà passés, en sorte qu’une inversion change la règle: J’ai vu maints chapitres; j’ai maints chapitres vus.
Ce est au singulier, représentant cela. Pourquoi mettre le verbe au pluriel? On ne dirait plus aujourd’hui, comme du temps de Montaigne, cela sont.
Mais ce peut être un mot collectif enfermant une idée de pluriel; et quand ce pluriel touche immédiatement au verbe qui le suit, il n’y a point d’inconvénient à mettre ce sont, au lieu de ce est. Nos pères paraissent en avoir jugé ainsi, car la forme ce sont se retrouve dans le berceau de la langue. Elle prédomine dans le livre des Rois:
«Ço sunt les deus ki flaelerent e tuerent ces d’Égypte el désert.»
Le tort des grammairiens est d’avoir rendu cette forme obligatoire; elle n’est que facultative, et il est toujours loisible d’employer c’est devant un nom pluriel. Les grammairiens, qui nous imposent rigoureusement ce sont eux, prescrivent aussi c’est nous, c’est vous, locutions absurdes! Puisqu’on gardait la tradition du moyen âge, il fallait du moins la garder tout entière, et dire, ce sommes nous, c’êtes vous. Mais on n’a obéi qu’à une routine aveugle et inconséquente.
Dans Pathelin, Guillemette recommande à M. Jousseaume de parler bas, par égard pour le pauvre malade; et elle-même s’oublie jusqu’à élever fort la voix. Le drapier ne manque pas d’en faire la remarque:
C’est vous, par mon âme!
A la fin, le drapier reconnaît son voleur dans l’avocat:
Je renie Dieu si ce n’est vous!
Et dans la scène où Pathelin subtilise le drap: L’honnête homme que feu votre père!
C’est vous tout craché.
«On trouve douze rois choisis par le peuple, qui partagèrent entre eux le gouvernement du royaume. C’est eux qui ont bâti les douze palais qui composoient le labyrinthe.»
«Ce n’est pas seulement des hommes à combattre, c’est des montagnes inaccessibles, c’est des ravines et des précipices d’un côté; c’est partout des forts élevés....»
On voit que Bossuet veut présenter une idée d’ensemble: les rois qui ont bâti le labyrinthe, et ce qu’il y a à combattre; et non pas attirer la pensée, la divertir sur les détails, sur les éléments qui forment cette unité. Il ne veut pas nous faire compter les rois égyptiens ni les sommets des montagnes, mais nous frapper par un tableau; il emploie le singulier.
Cependant, après avoir rapporté ce passage, l’auteur des Remarques sur la langue française et le style déclare avec dureté: «Il faut partout ce sont.» «Il est certain, ajoute-t-il par forme d’atténuation, que les Latins disaient poétiquement animalia currit.» Les Latins n’ont jamais parlé de la sorte, ni en vers ni en prose; l’auteur confond la grammaire latine avec la grecque. Au surplus, la locution ζῶα τρέχει n’a pas le moindre rapport à ce dont il s’agit. On aimerait mieux trouver dans ce livre moins d’érudition, et un peu plus d’égards pour les grandes gloires littéraires de la France. C’est à l’instant même où il vient d’inventer cet animalia currit, que l’auteur reproche à Bossuet des solécismes: «Bossuet a commis cette faute à outrance.... Le solécisme est commis avec une telle insistance, qu’il est permis de croire que Bossuet n’était pas bien fixé sur cette règle d’usage, qu’il rencontre néanmoins quelquefois.» (I. p. 445.) Non, Bossuet n’a pas fait ici de solécisme, et il parlait français autrement que par rencontre et par hasard.
«Ce n’est plus ces promptes saillies qu’il savoit si vite et si agréablement réparer.»
Substituez ce ne sont, vous déchirez l’oreille: ce ne sont plus ces....
Voltaire dit pareillement:
«Les saints ont eu des foiblesses; ce n’est pas leurs foiblesses qu’on révère.»
L’idée porte sur ce qu’on révère, et non sur les faiblesses des saints.
Et Racine:
L’idée porte de même ici non pas sur les Troyens, mais sur ce qu’on poursuit.
Et comme après un nom collectif au singulier on peut mettre le verbe au pluriel, par rapport à la pensée que ce singulier réveille, de même on peut mettre le verbe au singulier à côté d’un substantif au pluriel, quand il y a unité dans l’idée.
Ainsi, dans Pourceaugnac, Molière a pu dire, et devait dire en effet:
Quatre ou cinq mille écus EST un denier considérable.
Sont un denier eût été impropre.
Par la même raison, M. de Chateaubriand a dû écrire:
«Qui racontera ces détails, si je ne les révèle? Ce n’est pas les journaux.»
Concluons qu’il y a un art, une délicatesse de style à choisir l’une ou l’autre forme, selon le besoin de la pensée ou de l’harmonie; et c’est à l’usage qu’il fait de cette liberté qu’on reconnaît le bon écrivain.
C’EST A.... A (un infinitif), et non pas de:
C’EST POUR (un infinitif), cela mérite que....:
—C’EST POUR (un infinitif) QUE....:
Cela est fait pour.... Cela, savoir que....
C’EST (un infinitif) DE (un infinitif); et non que de:
C’est m’honorer beaucoup de vouloir que je sois témoin d’une entrevue si agréable.
C’EST QUE, par syllepse, sans relation grammaticale avec ce qui précède:
Et afin, madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content, et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, madame et moi.
Je vais vous dire une chose, c’est que nous nous servirons, etc.
C’EST TOUT DIT, adverbe; c’est tout dire, tout est dit quand on a dit cela:
CE QUI EST DE BON, pour ce qu’il y a de bon:
Le mari ne se doute point de la manigance, voilà ce qui est de bon.
CE VOUS EST, CE NOUS EST:
Ce nous est une douce rente que ce M. Jourdain.
C’est ici le datif de profit: c’est à vous, à nous....
CHAGRIN DÉLICAT, délicatesse chagrine:
S’il faut que cela soit, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens.
CHAISE pour chaire:
«Chaise n’est point une erreur de Martine. Autrefois, on appelait ainsi ce que nous nommons aujourd’hui chaire; on disait: une chaise de prédicateur, de régent. Vaugelas préférait en ce sens le mot chaise, mais il n’excluait pas le mot chaire. Ce dernier ne se dit plus que des siéges ordinaires.»
La note de M. Auger est fort juste; mais il y faut ajouter quelques développements, car ce point touche à l’une des circonstances les plus singulières de l’ancienne langue; c’est l’habitude de grasseyer et de zézayer. Jacques Dubois (Sylvius) et Charles Bouille en font le caractère du parler parisien au XVIe siècle; mais je suis persuadé que la chose est beaucoup plus ancienne et plus générale, au moins en ce qui touche le grasseyement. En effet, les preuves de l’r supprimée, ou transformée en l, se rencontrent partout dans les manuscrits du moyen âge. L’amure pour l’armure, dans la chanson de Roland; quatier, mabre, paller, bone, pour quartier, marbre, parler, borne, dans le Roman de la Rose; asi pour arsi (brûlé), dans les Rois; coupe pour coulpe, dans le Roman du châtelain de Coucy; mellan, huller, supellatif, etc., etc., dans des auteurs de toutes provinces et des plus anciennes époques.
«Item, un estuy à corporaulx, tout ouvré de pelles.»
«Les entrechamps de grosses pelles fines.»
(Voyez Du Cange, au mot Chaste.)
Bouille et Dubois se trompent donc en prenant un abus contemporain pour un abus moderne. C’est une erreur, du reste, assez commune.
Cette précaution prise, voici leur témoignage:
«Je ne veux point oublier ici un autre vice de la prononciation parisienne: c’est la confusion des lettres R et S. Les exemples en sont innombrables, tant en latin qu’en vulgaire. Ils disent Jeru Masia, pour Jesu Maria; misesese, pour miserere; cosona, pour corona. Ma mèse, mon frèse, pour mère, frère; et au rebours, courin, pour cousin; de l’oreille, pour de l’oseille. Et ils ne se contentent pas de pécher de la sorte en parlant, mais c’est qu’ils écrivent comme ils prononcent; et les doctes même ont toutes les peines du monde à se préserver de cette mauvaise habitude, dont les enseignes des rues de Paris rendent témoignage à tous les passants, car on y lit: Au gril cousonné; à l’estelle (l’étoile) cousonnée, au bœuf cousonné.» (De vitiis vulg. ling., p. 36.)
J. Dubois est aussi explicite; il ajoute seulement cette remarque, que les Latins pratiquaient la même confusion, disant indifféremment: Fusius, Valesius, ou Furius, Valerius; arbos, labos, ou arbor, labor; comme les Grecs, θαῤῥέιν et θαρσέιν. (Isagoge in ling. gall., p. 52.)
De cathedram, la première forme française a été chayère ou kayère, d’où par resserrement chaire. Les Picards d’aujourd’hui disent encore une kayelle.
Et chaire, par le zézayement, est devenu chaise, comme hure était devenu huse.
«En la mesme feuille ont mis aussi la figure de la divine infante, couronnée en royne de France, comme vous, vous regardants huze à huze l’un l’autre[42].»
Nous avons repris la forme hure, mais nous avons gardé la forme chaise, créée par un abus, tout en retenant aussi la forme primitive et légitime chaire; mais comme il est convenu qu’il ne peut y avoir dans une langue deux mots synonymes, on s’est empressé d’attacher à chacune de ces formes une nuance de valeur différente.
Combien de mots subsistent honorablement au cœur de notre langue, qui ne sont, comme le mot chaise, que des parvenus sans titres? Par exemple, fauxbourg, chambellan, qui devraient être forsbourg, chamberlan; et bien d’autres!
(Voyez SUS.)
CHALEUR DE, empressement à:
—CHALEUR POUR QUELQUE CHOSE:
La chaleur qu’ils ont pour les intérêts du ciel.
CHAMAILLER et SE CHAMAILLER:
Sur les verbes réfléchis qui prennent ou laissent le pronom, Voyez ARRÊTER et PRONOM RÉFLÉCHI.
CHAMP, par métaphore pour occasion:
Le ressentiment fournit l’occasion de pousser les choses assez loin; l’idée est claire, mais la métaphore est incohérente: une aigreur ne peut être un champ.
—ALLER AUX CHAMPS, aller à la campagne:
Votre maître de musique est allé aux champs, et voilà une personne qu’il envoie à sa place pour vous montrer.
CHAMPIONNES, féminin de champion:
CHANGE; DONNER POUR CHANGE A, c’est-à-dire, en échange de:
CHANGÉ DE:
Vous me voyez bien changé de ce que j’étois ce matin.
Quantum mutatus ab illo.
—CHANGER DE NOTE:
Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé!
Changer de langage, changer de ton. La Fontaine a dit changer de note pour changer de tactique:
—CHANGER UNE CHOSE A UNE AUTRE:
CHANSONS, REPAÎTRE QUELQU’UN DE CHANSONS:
CHANTER DES PROPOS:
—CHANTER MERVEILLE, promettre monts et merveilles:
CHARGER; CHARGER UN COURROUX, y donner de nouveaux motifs:
—CHARGER, métaphoriquement, en bonne part:
La figure en ce sens ne paraît pas heureuse. On dit cependant le poids d’un grand nom; et Regnard a dit aussi, ironiquement, il est vrai:
—CHARGER LE DOS à quelqu’un, le battre:
—CHARGER QUELQU’UN, courir sur lui pour le battre:
—CHARGER SUR QUELQU’UN:
Molière s’en est servi pareillement au sens figuré:
CHARITÉS, par antiphrase, imputations médisantes ou calomnieuses; PRÊTER DES CHARITÉS A QUELQU’UN:
Une de ces personnes qui prêtent doucement des charités à tout le monde, de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant.
—CHARITÉ SOPHISTIQUÉE:
Ces faux monnoyeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistiquée.
CHAT, ACHETER CHAT EN POCHE:
Vous êtes-vous mis en tête que Léonard de Pourceaugnac soit homme à acheter chat en poche....?
Acheter un chat dans la poche du marchand, acquérir un objet sans l’examiner.
«Elles (les filles qui se marient) acheptent chat en sac.»
CHATOUILLANT (adj. verbal), au sens figuré:
... Par de chatouillantes approbations vous régaler de votre travail.
—CHATOUILLER UNE AME:
Racine a dit dans le style noble chatouiller un cœur:
La Fontaine emploie chatouiller sans complément:
«Sa sœur se croyant déjà entre les bras de l’amour, chatouillée de ce témoignage de son mérite....»
CHAUDE, L’AVOIR CHAUDE, avec l’ellipse du mot alerte ou alarme:
CHAUSSÉ D’UNE OPINION (ÊTRE):
CHER, précieux:
Ce n’est pas à dire un cœur si chéri, mais de si haut prix.
Comme on chérit ce qui est précieux, il est clair que, dans bien des cas, les deux nuances se confondent; mais il en est d’autres aussi où elles sont bien distinctes. Par exemple: des régals peu chers, un cœur aussi cher que le vôtre. Cher ici ne signifie que précieux; car Henriette ne chérit pas le cœur de Trissotin, non plus que Phèdre ne chérit la tête de Thésée.
Tenir cher, dans la vieille langue, apprécier, estimer à haut prix. Les gens de Nevers, quand leur duc Gérard les a quittés, ne tiendront plus rien cher, ni le son de la musique, ni le ramage des oiseaux:
L’italien emploie de même caro: questo m’è caro! quanto m’è caro!
CHERCHER DE (un infinitif), chercher à:
Vous ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre vengeance.
Molière, conformément au génie de la vieille langue, évite l’hiatus avec un soin extrême; c’est pourquoi il remplace souvent à par de: commencer de pour commencer à; chercher de, obliger de, etc.... A en prendre révolterait l’oreille.
(Voyez DE, remplaçant à entre deux verbes.)
CHÈRE, FAIRE BONNE CHÈRE, dans le sens d’un traiteur qui fait une bonne cuisine, chez qui l’on fait bonne chère:
Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère?
Chère est l’italien ciera, visage. Il s’est pris par extension pour une nourriture abondante et recherchée, parce qu’une telle nourriture procure un bon visage. C’est dans ce sens que le traiteur de Limoges faisait une bonne chère à ses habitués; mais il est important de retenir l’étymologie du mot chère, pour comprendre l’ancienne acception figurée qui se trouve dans la Fontaine: faire bonne chère à quelqu’un, lui faire bon accueil, bonne mine. Chère d’homme fait vertu, dit un vieux proverbe; c’est face d’homme.
CHEVILLES:
Pour devoir en distraire, signifie probablement pour avoir dû vous détourner d’une telle action. Il serait difficile d’être plus obscur. Ce passage, et bien d’autres, font voir que Molière suivait en versifiant la méthode de Boileau, de commencer par le second vers, et d’y renfermer toute l’énergie de la pensée dans les termes les plus propres. Le premier se faisait ensuite du mieux qu’on pouvait, ajusté sur le second. Molière a dû, comme Virgile, laisser souvent des hémistiches vides, qu’il remplissait à la hâte au dernier moment.
Le second vers, ferme, compacte, énergique, était certainement fait avant le premier. Voyant comme on vous nomme n’est que la paraphrase affaiblie et peu claire du mot être un homme.
Voilà la pensée complète, comme elle s’est présentée à Molière. Mais il a fallu remplir l’hémistiche:
Plus loin:
Quelle petite phrase incidente remplira le premier hémistiche en faits comme en propos?
CHEVIR DE....:
M. Dimanche.—Nous ne saurions en chevir.
La racine de ce vieux mot est chef, que l’on prononçait ché, comme clef se prononce encore clé[43]; ainsi chevir de..., c’est être chef ou maître de....
La même racine est celle du vieux mot chevestre, licou, capistrum; d’où il nous reste enchevêtré, qui a le chef pris.
CHÈVRE; PRENDRE LA CHÈVRE, pour s’alarmer; se fâcher:
Nicole. Notre accueil de ce matin l’a fait prendre la chèvre.
On dit, par une figure analogue, prendre la mouche.
(Voyez MOUCHE.)
CHOISIR DE... (un infinitif):
Choisis d’épouser, dans quatre jours, ou monsieur ou un couvent.
CHOIX (LE) DE..., le choix entre:
Le choix entre elle et nous.
CHOQUER, v. act., avec un nom de chose, contrarier, contredire:
Ce dessein, don Juan, ne choque point ce que je dis.
CHOSE ÉTRANGE DE (un infinitif):
De est pour que de: Chose étrange que de voir.....
CHRÉTIEN, PARLER CHRÉTIEN:
Il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.
Parler chrétien, c’est parler le chrétien, comme parler turc, parler français, c’est parler le français, le turc. Parler chrétiennement, c’est tout autre chose: on peut parler chrétien, c’est-à-dire la langue des chrétiens; sans parler chrétiennement, en chrétien, avec des sentiments chrétiens.
CHROMATIQUE, substantif féminin:
Il y a de la chromatique là-dedans.
Il paraît très-raisonnable de dire la chromatique, comme on dit la rhétorique au féminin. On disait autrefois la mathématique, et les Italiens le disent encore: la matematica. Ce sont autant d’adjectifs devant lesquels on sous-entend, comme en grec, d’où ils sont tirés, le mot science, τέχνη.
CLARTÉ, flambeau:
—RECEVOIR LA CLARTÉ, naître:
—CLARTÉS, renseignements, éclaircissements:
—CLARTÉS, lumières, au sens moral:
CŒUR BON, AVOIR LE CŒUR BON. Voy. BON.
COIFFER (SE) LE CERVEAU, s’enivrer:
—COIFFER (SE) DE, au sens figuré, s’entêter de:
COIN, TENIR SON COIN PARMI....:
COLLET-MONTÉ, antique, suranné comme la mode des collets montés:
Molière souligne cette façon de parler, pour en faire sentir l’affectation ridicule.
COLORÉ, EXCUSES COLORÉES:
(Voyez COULEUR, métaphoriquement.)
COMBLÉ; UN CARROSSE COMBLÉ DE LAQUAIS:
COMÉDIE, dans le sens général de représentation dramatique:
Le père Bouhours fait une remarque pour établir le sens général de ce mot, et qu’on doit dire aller à la comédie, les comédies de M. Corneille, les comédies de M. Racine; après quoi il introduit cette exception assez singulière: «Il n’y a qu’une occasion où l’on doit se servir du mot tragédie, c’est quand on parle des pièces de théâtre qui se représentent dans les colléges. Ce seroit mal dit: J’ai esté à la comédie du collége de Clermont; il faut dire à la tragédie.»
Le collége de Clermont était dirigé par les jésuites; c’est probablement l’unique motif de l’exception du père Bouhours, jésuite.
COMME, lié à un adjectif, en qualité de; COMME CURIEUX:
... Ce gentilhomme françois qui, comme curieux d’obliger les honnêtes gens, a bien voulu, etc...
Latinisme: Utpote curiosus.
—COMME SAGE:
Comme un homme sage, en homme sage que je suis.
—COMME, pour comment:
Les auteurs de traités des synonymes, s’engageant à découvrir partout des différences ou des nuances de valeur, n’ont pas manqué d’en signaler entre comme et comment: «L’un est objectif ou relatif à l’effet; l’autre est subjectif ou relatif à l’action.... Dans les Provinciales, Pascal, ayant rapporté en propres termes certaines opinions de Jansénius, ajoute: «Voilà comme il parle sur tous ces chefs,» c’est-à-dire, voilà de quelle sorte sont ses paroles. Et, quelques lignes plus loin, il écrit: «Voilà comment agissent ceux qui n’en veulent qu’aux erreurs.» Comment et non pas comme, parce qu’il s’agit ici d’un fait, et non d’une chose[44].» Je ne comprends rien, je l’avoue, à cette distinction subtile. Ce qui paraît beaucoup plus clair, c’est que ni Molière, ni Pascal, ne mettaient aucune différence entre comme et comment[45]. Sans davantage m’arrêter à discuter la théorie de M. Lafaye, je vais rapporter les exemples de Molière, laissant à d’autres le soin d’y reconnaître le subjectif ou l’objectif:
Je ne comprends point comme, après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, il auroit le cœur de pouvoir manquer à sa parole.
Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre?
Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père; il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait.
Je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.
Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses.
J’ai en main de quoi vous faire voir comme elle m’accommode.
Voilà un de mes étonnements, comme il est possible qu’il y ait des fourbes comme cela dans le monde.
Qu’importe comme ils parlent, pourvu qu’ils me disent ce que je veux savoir?
Là, voyons un peu comme vous ferez.
Jamais il n’a été en ma puissance de concevoir comme on trouve écrit dans le ciel jusqu’aux plus petites particularités de la fortune du moindre des hommes.
—ÊTRE EN PEINE COMME IL FAUT FAIRE, en peine de savoir comment il faut faire:
On n’est pas en peine sans doute comme il faut faire pour vous louer.
(Voyez COMMENT.)
—COMME, combien:
Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre!
—COMME.... ET QUE...:
Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre.....