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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Anxiétés de Mazarin.—L'exilée de Brouage.—Sèche réponse du Roi à la lettre du Cardinal.—Accablement de Mazarin.—Ses lettres pleines d'humilité au Roi.—Héroïque désistement de Marie Mancini.—Joie du Cardinal.—Ses lettres inédites à Mme de Venel et à Marie Mancini.

Jamais le Cardinal ne s'était trouvé dans une situation plus difficile et plus embarrassante. «Cette affaire, écrivait-il plus tard à Colbert [160], est peut-être la plus délicate que j'aie eue de ma vie, et qui m'a donné le plus d'inquiétude.» Il passa les trois ou quatre jours qui s'écoulèrent avant qu'il reçût la réponse du Roi dans une mortelle anxiété. De quelle manière le Roi recevrait-il ses conseils? Quelle résolution prendrait-il? Mazarin attendait son arrêt de vie ou de mort dans le trouble qui agite le cœur des ambitieux à la veille de la chute ou du triomphe. Mais il avait l'art de dissimuler ses craintes et il persévérait dans ses hardiesses de langage: «... Je prétends nous avoir rendu un très important (service) depuis vingt-quatre heures [161], écrivait-il au Roi, le lendemain du jour où il lui avait adressé la mémorable dépêche [162], vous ayant écrit avec la liberté et la franchise que doit un fidèle serviteur qui s'intéresse plus [en] votre gloire et à votre bonheur que [nul] autre [163]. J'attends réponse avec grande impatience, parce que je dois par là régler ma conduite, et prendre les résolutions que j'estimerai pouvoir le plus contribuer à vous délivrer de la passion qui présentement vous possède. Je n'ajouterai autre chose à ce que je vous ai déjà écrit, si ce n'est que si vous pouviez voir ce qu'on écrit de la cour aux personnes qui sont ici, et ce que disent ceux qui en viennent, vous [connaîtriez [164]] que, nonobstant la dissimulation avec laquelle vous vous appliquez à présent à vous conduire, il n'y a personne qui ne lise ce que vous avez dans le cœur, et qui ne soit persuadé que vous souffrez beaucoup dans l'effort que vous faites sur vous-même pour faire bonne mine, et que vous avez plus d'aversion que jamais pour le mariage qui est projeté, à cause que la passion pour la personne est augmentée au dernier point...»

Il ne se passait pas de jour que le Cardinal, de plus en plus inquiet, ne pressât instamment le Roi de lui répondre. «J'attends avec impatience, lui disait-il, l'honneur de votre réponse à la lettre que que je vous écrivis, il y a deux jours, puisque de là dépend mon repos et ma joie, ou mon dernier malheur [165]...»

Don Louis de Haro avait ou feignait d'avoir l'illusion que Louis XIV était amoureux de l'Infante, et le Cardinal en avertissait le Roi pour lui dire à quel point une telle opinion, si éloignée de la vérité, le mettait sur les épines. «Don Louis s'applique avec passion pour abréger le temps de votre mariage, croyant que vous et l'Infante [avez eu], dès votre bas âge, la plus tendre et la plus grande inclination l'un pour l'autre et que [celle-ci [166]] s'étant présentement convertie en amour, vous souffrez impatiemment les moments qui retardent ce que vous souhaitez. Je vous avoue que don Louis m'a fait pitié, voyant à quel point il se trompe, et le soin qu'il prend de me persuader qu'il vous sert comme il doit pour faire venir promptement l'Infante. S'il savait ce que je sais, il serait bien étonné; mais peut-être qu'il plaira à Dieu de vous donner les sentiments qui vous sont nécessaires pour être heureux...»

Marie Mancini, depuis son entrevue avec le Roi, avait, d'après ses conseils, changé tout à fait de conduite à l'égard de son oncle, en apparence du moins. Elle lui écrivait lettre sur lettre afin d'essayer de rentrer dans ses bonnes grâces, mais le Cardinal, qui savait à quoi s'en tenir sur ses sentiments véritables, et qui n'entendait plus garder de ménagements, adressait à Mme de Venel cette dépêche, en grande partie inédite, dans laquelle il laissait éclater toute sa mauvaise humeur:

«J'ai reçu toutes vos lettres, dont la dernière est du 27e de ce mois, avec celles de mes nièces; mais il m'a été impossible de vous faire réponse, n'ayant pas un moment à moi dans les grandes occupations qui m'accablent de tous côtés [167]. Je ne sais quelle démangeaison a prise ma nièce (Marie) de m'écrire si souvent comme elle le fait. Je vous prie de lui dire que je ne prétends pas qu'elle prenne plus cette peine; que je sais fort bien ce qu'elle a dans le cœur et dans l'esprit, et l'état que je dois faire de l'amitié qu'elle a pour moi.

«J'ai vu par sa dernière lettre qu'elle prend grand soin de se justifier sur ce qui lui est arrivé avec la comtesse de Soissons. Elle pouvait bien s'épargner la peine de m'écrire là-dessus, car je me soucie fort peu de ces démêlés-là, lorsqu'il y a d'autres choses qui m'affligent au dernier point, et je me vois si malheureux que, devant attendre du soulagement de ma famille, dans l'accablement d'affaires où je suis, je n'en reçois que des sujets de déplaisir et particulièrement de ma nièce Marie.

«Je vous avoue que je ne puis pas m'imaginer à quoi elle songe quand le Roi est à la veille de se marier, et je ne vois pas, après cela, quel personnage elle prétendra de jouer. Je sais bien que je ne manquerai pas de faire ce à quoi son honneur et le mien m'obligeront [168]

Aux sujets de ressentiment et de crainte que la nièce inspirait à l'oncle, s'étaient joints de nouveaux griefs. Marie, captive à Brouage, avait jugé indispensable d'avoir à ses ordres des hommes de main et d'exécution, soit pour la délivrer, soit pour porter secrètement ses messages. D'abord, elle avait facilité l'évasion de son frère de la citadelle de Brisac où il avait été enfermé par ordre du Cardinal [169], à la suite d'une partie de débauche qui avait fait grand scandale. Quel messager plus sûr et plus fidèle qu'un Mancini entre le Roi et la prisonnière? Puis Marie avait corrompu un homme que son oncle avait attaché à sa personne pour la surveiller. C'était le sieur Colbert du Teron [170], cousin du ministre.

Du Teron, témoin de la passion des deux amants, et voyant déjà Marie assise sur le trône de France, se dévoua à elle corps et âme, et, trompant la vigilance de Mme de Venel, il lui faisait passer secrètement toutes les lettres du Roi, et se chargeait aussi de faire parvenir toutes ses réponses [171].

Cependant la réponse du Roi ne se fit pas longtemps attendre, car elle parvint au Cardinal le 1er septembre. Malheureusement, nous n'avons pu la retrouver dans les papiers d'État de cette époque, et il y a tout lieu de croire que le Cardinal ne jugea pas à propos de la garder avec celles dont il pouvait se faire un trophée. Elle était brève, fière et sèche. Louis XIV avait dû être particulièrement blessé du reproche de dissimulation que lui avait adressé Mazarin [172]. Le ministre effrayé et consterné baissa le ton. Il demanda très humblement pardon au Roi des termes peu mesurés de ses précédentes dépêches, et il eut soin d'adoucir singulièrement désormais l'expression de ses remontrances.

Ce qu'il craignait avant tout, c'était la disgrâce, et, bien qu'il eût souvent menacé de quitter le pouvoir, il n'est sorte de moyens qu'il ne fût prêt à mettre en œuvre pour s'y maintenir. Pendant la Fronde, lorsqu'il s'était réfugié à Cologne, il avait fait montre du plus grand stoïcisme et du plus grand mépris pour les affaires, jurant qu'il n'avait soif que du repos et de la vie privée, et l'on sait comment il tint parole [173]. Il ne faut donc pas trop croire à son désintéressement lorsqu'il adressait au Roi la lettre suivante [174]:

«A l'instant que je reçois votre lettre, je prends la plume pour me donner l'honneur de vous dire que, bien que la réponse soit assez succincte, je reconnais assez vos intentions, et l'assiette de votre esprit à mon égard. Votre bonté ne vous [a jamais permis ni de me parler, ni de m'écrire jusqu'à présent] comme vous faites en ce rencontre: je n'en suis pas pourtant surpris, car, depuis Lyon, [j'avais toujours douté] [175] que, si je n'étais pas sacrifié à la personne dont il est question, je le serais à une autre. Si vous aviez voulu prendre la peine de bien examiner ma lettre, vous y auriez trouvé beau champ pour me témoigner de la gratitude de ce que je vous mandais par une pure et indispensable [amitié [176]] de votre service, gloire et honneur. [J'aurais ce bonheur que vous] ne me traiteriez pas en extravagant, en me disant que j'ai mauvaise opinion de vous, et que je vous [crois [177]] menteur. Je ne mériterais pas de vivre, si j'avais de semblables pensées de mon maître; mais je dis la vérité, sans manquer au respect que je vous dois, lorsque je soutiens que la passion que vous avez pour la personne que vous aimez, vous empêche de voir ses défauts, et que je sais qu'elle n'a aucune amitié pour moi, nonobstant ce que vous avez pris la peine de me mander au contraire; car, sans vous faire tort, je crois de la connaître mieux que vous, et j'ai vu mieux que qui que ce soit la manière dont elle a usé avec moi.

«Si vous êtes fâché contre moi, ainsi que vous me dites au commencement de votre lettre, ajoutait Mazarin du ton le plus humble et le plus suppliant, vous n'avez qu'à m'ordonner le lieu où je me devrai rendre pour ressentir les marques de votre indignation, et je n'y manquerai pas; car je vous suis soumis au point que, sans faire la moindre contestation, je publierai hautement que vous avez raison et que je suis coupable. Je vous crois pourtant trop équitable pour vouloir récompenser mes longs et fidèles services en m'ôtant l'honneur, étant, ce me semble, assez que vous disposiez, comme bon vous semblera, de ma vie, et de tout ce que j'ai au monde, en me laissant, tant que je vivrai, ainsi que les lois divines et humaines l'ordonnent, la disposition de ma famille. Je vous supplie très humblement de me pardonner si je vous ai importuné, vous assurant que je ne le ferai plus à l'avenir et je finirai cette lettre en vous [protestant] [178] qu'en exécution de vos ordres, je presserai pour abréger le temps du mariage, et j'en signerai les articles et ceux de la paix; [et je ferai après ce à quoi votre service m'obligera, me confinant en lieu qui me donnera le moyen de vous servir en ce rencontre [179]], comme j'ai eu le bonheur de faire, trente ans durant, le Roi votre père et vous, sans que vos armes et vos affaires aient perdu de la réputation, pendant que j'ai eu l'honneur de les conduire. Je vous demande seulement la grâce d'être persuadé que, quelque chose qui me puisse arriver, je serai, jusqu'au dernier moment de ma vie, la plus fidèle et la plus passionnée de toutes vos créatures.»

Le Cardinal avait épanché son chagrin dans le cœur de la Reine, et elle s'était empressée de lui répondre dans les termes les plus affectueux, mais, en même temps, en lui donnant le conseil de céder à l'orage et de courber la tête devant la colère du Roi comme s'il se fût rendu vraiment coupable envers lui [180].

Il lui adressa sur-le-champ, pour la remercier, une lettre dans laquelle il lui exprimait, sans déguiser rien, toutes les émotions de son âme [181]. Le même jour, afin d'obéir aux conseils de la Reine, il faisait amende honorable au Roi dans cette lettre inédite, si différente par le ton des fières dépêches de Cadillac et du 28 août précédent. «J'ai, lui disait-il, une telle vénération et un si profond respect pour votre personne et pour tout ce qui vient de vous, que je ne puis seulement avoir la pensée de disputer les moindres choses [182]. Au contraire, je n'ai nulle peine à me soumettre à vos sentiments et de déclarer que vous avez raison en tout. Je tiendrai cette conduite toute ma vie, et, quelque malheur qui me puisse arriver, je réponds bien qu'il ne m'arrivera pas celui de manquer en la moindre chose à ce que je vous dois, ni même de n'avoir, jusqu'au dernier moment de ma vie, la dernière amitié et tendresse pour vous. Quoique j'eusse sujet d'être assuré que vous n'en avez plus que moi, vous me feriez justice et je le recevrais pour une très grande grâce si vous avez la bonté de croire qu'il n'y a rien de si vrai et que les effets vous le confirmeront en toutes rencontres.....»

Les choses en étaient là, lorsque le Cardinal reçut une lettre de sa nièce qui le combla de joie autant que de surprise. Marie Mancini, ayant appris d'une manière certaine, et sans aucun doute par les soins de Mazarin, que les clauses du mariage du Roi avec l'Infante allaient être signées, prit une résolution que l'on peut dire héroïque. Sa fierté fut plus forte que son amour et sa douleur. Elle eut le courage de ne plus écrire un mot à Louis XIV et, en même temps, elle fit sa soumission à son oncle.

A cette nouvelle inespérée et à laquelle il devait son salut, Mazarin prit la plume et écrivit-sur-le-champ à Mme de Venel cette lettre où éclate toute sa joie et dont jusqu'à ce jour on n'avait publié que quelques fragments [183]:

«Je vous avoue que je n'ai pas eu depuis longtemps un si grand plaisir que celui que j'ai reçu en voyant la lettre que ma nièce m'a écrite et la nouvelle que vous me donnez de l'assiette où est présentement son esprit, après qu'elle a su que le mariage du Roi était tout à fait arrêté.

«Je n'avais jamais douté de son esprit, mais je m'étais méfié de son jugement et, particulièrement, dans un rencontre dans lequel une forte passion, accompagnée de tant de circonstances qui la rendent furieuse, ne donnait pas lieu à la raison d'agir.

«Je vous réplique de nouveau que j'ai la plus grande joie du monde d'avoir une telle nièce, voyant que, d'elle-même, elle a pris une si généreuse résolution et si conforme à son honneur et à ma satisfaction. Je mande au Roi ce qu'elle et vous m'écrivez qu'elle a fait. Je m'assure que Sa Majesté l'en estimera davantage, et si la France savait la conduite qu'elle a tenue en ce rencontre, [elle] lui souhaiterait toute sorte de bonheur et lui donnerait mille bénédictions. Mais je suis assez en état de lui faire ressentir les effets de mon amitié et de l'inclination que j'ai toujours eue pour elle, laquelle a été seulement interrompue parce qu'il paraissait qu'elle n'en avait aucune pour moi et qu'elle ne faisait nul cas de mes conseils, quoiqu'ils n'eussent autre but que son bien et le repos de son esprit.

«Je vous prie de lui témoigner de ma part que je l'aime de tout mon cœur; que je m'en vais songer sérieusement à la marier et à la rendre heureuse, et qu'elle le sera au dernier point si elle s'applique tout de bon à profiter de la tendresse que j'ai pour elle et de l'estime que j'en fais par l'action qu'elle vient de faire, car, sans l'exagérer, je vous déclare qu'elle est telle qu'il eût été malaisé d'en attendre une semblable d'une personne de quarante ans, qui eût été toute sa vie nourrie parmi les philosophes.

«Et, puisqu'elle se plaît à la morale, il faut que vous lui disiez de ma part qu'elle doit lire des livres qui en ont bien parlé, particulièrement Sénèque dans lequel elle trouvera de quoi se consoler et se confirmer avec joie dans la résolution qu'elle a prise.

«Je suis persuadé qu'elle aime trop sa gloire, son avantage et sa réputation pour y apporter le moindre changement, et vous lui direz de ma part que je serais au désespoir si cela arrivait, et qu'elle perdrait le mérite de la plus belle action qu'elle puisse faire de sa vie.

«Je ne lui fais pas une longue réponse, parce que cette lettre servira pour elle. Je désire qu'elle m'écrive par toutes les occasions et qu'elle me dise avec liberté tous ses sentiments, car je serai ravi de la pouvoir, par mes réponses, mettre en état d'être aimée et estimée de tous et de procurer, par toutes sortes de voies, son contentement avec solidité.

«Il faut qu'elle se divertisse et qu'elle se promène et qu'elle prenne tous les divertissements qui pourront contribuer à entretenir son esprit dans la tranquillité que je lui souhaite, et, s'il faut faire dépense pour ses divertissements, vous n'avez qu'à prendre de l'argent du sieur de Teron, qui ne vous refusera rien de ce que vous lui demanderez.»

On remarquera que le Cardinal, qui ne se montrait guère chrétien que pour sauver les apparences, et qui, au fond, était aussi indifférent, aussi païen que le cardinal de Retz, ne conseille à sa nièce, pour qu'elle puisse supporter son malheur avec courage, ni la lecture de l'Évangile, ni celle de l'Imitation de Jésus-Christ. Étrange illusion d'un esprit uniquement appliqué aux choses de la politique, il lui semble que la lecture de Sénèque est bien suffisante pour calmer la blessure que sa nièce porte au fond du cœur. Sénèque, les distractions, les promenades, la chasse, la pêche, les bons dîners, pour le moment il ne trouve rien de mieux. Quant à permettre à Marie qu'elle retourne à la cour, il ne peut (on en comprend les motifs) lui donner cette autorisation qu'après le mariage du Roi avec l'Infante [184].

Le même jour il adressait à sa nièce cette lettre inédite:

«Vous ne me pouviez donner une plus grande joie que de m'écrire la résolution que vous avez prise. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il lui plaise de vous assister, en sorte que vous l'exécutiez ainsi que vous devez par toutes sortes de raisons, vous pouvant dire, sans vous flatter, que vous ne sauriez rien faire en votre vie qui vous donnât plus de gloire et de réputation que celle que vous tirez de l'action que vous venez de faire. J'écris au long là-dessus à Mme de Venel. C'est pourquoi je ne m'étendrai pas ici davantage, car je ne pourrais que vous répliquer les mêmes choses. Je vous prie seulement d'être assurée de mon amitié et de ma tendresse, qu'il ne tiendra qu'à vous d'en recevoir des effets en toutes rencontres [185].....»


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