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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Première entrevue de Marie Mancini et du connétable Colonna.—Consommation du mariage.—Maladie de la connétable et ses causes.—Naissance d'un fils.—Vénus dans sa conque marine, scène mythologique.—Le carnaval à Venise.—Séparation de corps à l'amiable.—Passe-temps de M. le connétable avec trois marquises romaines.—Jalousie de Mme Colonna.—Chasse aux sangliers dans les Abruzzes.—Le cardinal Chigi et le chevalier de Lorraine.—Jalousie du connétable.—Projet de fuite.

Les Mémoires de la connétable Colonna étant presque introuvables et écrits dans une langue courante qui, malgré de nombreuses négligences, rappelle celle du grand siècle, nous croyons être agréable au lecteur en plaçant sous ses yeux quelques-unes de leurs pages les plus saillantes. Nous passerons sous silence une foule de détails que renferme l'Apologie, pour ne nous attacher qu'aux faits et aux épisodes les plus dignes d'intérêt.

Et d'abord voici de quelle manière piquante la connétable raconte sa première entrevue avec son mari:

«Je laisse à part, dit-elle, ce qui nous arriva dans ce voyage (de Paris à Milan) pour n'y avoir rien qui soit digne d'être raconté. Le connétable ne manqua pas de venir au-devant de moi, accompagné du marquis de Los Balbases [285], son cousin, qu'il voulut faire passer pour lui-même, pour voir un peu comme je le recevrais. Il s'avança donc le premier pour me saluer; mais, comme ce marquis ne me semblait pas être le connétable que j'avais dans mon idée, je reçus son compliment avec un peu de surprise et de froideur, et, me tournant tout d'un coup vers une de mes demoiselles appelée Hortense, je lui dis que, si c'était là l'époux qu'on m'avait destiné, je n'en voulais point en aucune manière, et qu'il n'avait qu'à chercher une autre femme. Hortense connaissait le connétable, pour avoir vu son portrait, et, remarquant qu'il se cachait derrière le marquis, elle me le montra pour me tirer d'erreur. Il s'avança alors de lui-même vers moi et il me salua, me donnant la main, pour me mener dans un lieu de plaisance où il avait fait préparer un magnifique repas. C'était à six lieues de Milan où nous allâmes coucher le même jour, ayant été reçue par le duc de Gaetano, qui était alors gouverneur de cet État, avec un appareil dont je laisse le récit pour être trop long.»

Le même soir, le prince Colonna, qui, depuis un siècle, languissait et se morfondait dans l'attente, voulut user de ses droits d'époux, malgré les remontrances de Mme de Venel, la respectable duègne de Marie, laquelle avait à cœur de remplir scrupuleusement ses fonctions jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à la consécration du sacrement. Voici comment la princesse nous initie, sans plus de façon et sans en faire mystère, à ce premier épisode de sa vie conjugale:

«Le connétable voulut consommer le mariage le même soir que nous fûmes arrivés, sans s'arrêter aux scrupules de ma gouvernante, qui disait que cela ne se devait faire que le lendemain, après avoir ouï la messe.»

Mais les empressements et les galanteries du prince ne purent faire diversion à la tristesse que Mme Colonna éprouvait depuis qu'elle avait mis le pied en Italie.

«La fatigue du chemin, le déplaisir de me voir absente de mes parents, et par-dessus tout cela le regret d'avoir quitté la France, qui augmentait à mesure que je comparais ses coutumes avec celles d'Italie, dont je n'avais point encore bien reconnu la différence que jusqu'à Milan, m'avaient mise de si méchante humeur, que je ne donnais pas peu de peine au connétable, qui faisait tout ce qu'il pouvait pour me divertir, jusqu'à donner ordre qu'on fît des carrousels et des courses de bague; dans lesquelles fêtes, je puis dire, sans aucune sorte de passion ni de flatterie, qu'il mérita l'applaudissement de tout le monde, se montrant assurément le plus adroit de tous ceux qui coururent avec lui. Les principales dames de la ville me prévinrent à me donner de magnifiques et somptueux repas dans leurs maisons, et particulièrement la marquise de La Fuente, qui surpassa toutes les autres pour l'ordre aussi bien que pour l'éclat. Mais, avec la tristesse que j'avais et le dégoût que m'avait laissé une fièvre continue, tous ces plaisirs étaient sans goût pour moi. Ces réjouissances durèrent dix jours, au bout desquels on résolut, nonobstant le peu de santé que j'avais, de partir pour Rome, où le connétable avait envie d'arriver avant que les grandes chaleurs fussent venues. Cependant la gouvernante et les gardes, qui m'avaient accompagnée, prirent congé de moi et ils s'en retournèrent à Paris. Et nous nous embarquâmes sur un riche et superbe bateau, qui nous porta à Bologne, où le marquis d'Angeleli nous reçut dans sa maison avec des caresses extraordinaires, et où il ne nous régala pas moins magnifiquement. Ce ne furent encore ici que divertissements durant huit jours que nous fûmes dans cette ville; mais mon mal, qui empirait tous les jours, ne me permettait pas d'en goûter aucun.»

Chemin faisant, la connétable, de plus en plus malade, est obligée de s'arrêter à Lorette. Le regret d'avoir quitté Paris, d'avoir été abandonnée par le prince Charles de Lorraine, d'être unie pour jamais à un homme pour lequel elle ne se sentait jusque-là que fort peu de sympathie malgré les agréments de sa figure, la mirent à toute extrémité. Dix ou douze médecins des environs, qui furent convoqués, jugèrent le mal sans ressource. Le connétable, fort amoureux, était désolé. Il manda de Rome en toute diligence les plus fameux médecins et le cardinal Mancini, oncle de la princesse sa femme. Il éprouvait en même temps un extrême déplaisir de ne pouvoir assister à la cavalcade qui avait lieu tous les ans à la fête de Saint-Pierre, à Rome, et dans laquelle il aimait à faire montre de son adresse. Malgré les soins empressés qu'il donnait à la princesse, bien loin d'en être touchée, elle laissait éclater tout son chagrin de vivre avec lui.

«La violence du mal, dit-elle, l'abattement et la tristesse qui l'accompagnent, permettent rarement à un malade de s'acquitter des témoignages d'amitié qu'on doit aux gens; et ainsi ceux que le connétable recevait de moi n'étaient pas grands, et je ne puis pas nier qu'il n'eût beaucoup à souffrir avec l'humeur fâcheuse dont j'étais alors, que le Cardinal tâchait d'adoucir avec un soin tout particulier. Mais il m'aurait fait encore plus de plaisir s'il eût tâché de corriger celle du patriarche [286], dont l'imprudente ingénuité et le zèle indiscret me persécutaient jusqu'à n'en pouvoir plus, n'entrant jamais dans ma chambre qu'il ne me dît qu'il n'y avait plus d'espérance de vie pour moi et qu'il était temps de disposer de toutes mes affaires.»

Plus heureux, ou plus habiles que les médecins de Lorette,les médecins romains remirent la malade sur pied et elle put continuer son voyage jusqu'à Rome. En retrouvant la santé, la dame, qui passait d'une extrémité à l'autre sans la moindre transition, se laissa prendre un beau jour aux amoureux transports du connétable. Afin de lui complaire elle quitta ses habits à la française pour le costume romain, qui, plus décent, lui faisait perdre une partie de ses avantages et de ses grâces.

«Encore que les coutumes d'Italie ne s'accommodassent pas du tout à mon génie, nous dit-elle, l'amour que j'avais déjà pour le connétable me les rendait supportables. Il est vrai que, pour lui, il n'oubliait rien de tout ce qui me pouvait plaire, étant toujours propre, galant, ayant des soins et des complaisances pour moi qui ne se peuvent exprimer. Et enfin, encore qu'il ne soit pas de complexion fort tendre, je puis dire que je suis l'unique pour qui il a eu le plus d'amour et le plus de constance.

«Personne, ajoute-t-elle, n'avait jamais souhaité avec plus de passion que lui d'avoir des enfants, et j'espérais d'avoir de quoi satisfaire bientôt ses désirs. La nouvelle que je lui en donnai lui causa une joie incroyable, qui ne dura néanmoins que deux mois, au bout desquels je fis une fausse couche, qui venait de m'être affligée. Cet accident fut suivi d'une fièvre de quarante-huit jours, qui fit dire partout dans Rome que le connétable s'était marié avec une femme incurable, qui aurait plus besoin de médecin que de sage-femme, et qu'il n'aurait jamais d'héritiers..... Mais ma santé étant un peu revenue vers le printemps et me trouvant enceinte pour la seconde fois dans l'été, on changea de sentiment. Le malheur de ma première grossesse fit qu'on eut plus soin de moi dans la seconde, ne me laissant sortir qu'en chaise... J'eus un garçon, qui apporta une joie incroyable au connétable et à toute sa famille.»

A cette occasion, on célébra de magnifiques fêtes et la connétable reçut de très riches présents. Elle a pris soin de nous donner elle-même une description des plus curieuses d'une fête ou représentation toute mythologique qu'elle donna aux cardinaux et à la plus haute société de Rome, quelques semaines après ses couches. La fable de Vénus supportée dans sa conque marine par des Tritons lui suggéra l'idée d'un groupe semblable dont elle voulut figurer le sujet principal. Il est vrai de dire que la déesse, soit pudeur, soit crainte de la comparaison, ne jugea pas à propos de se montrer dans le simple appareil de Vénus. Écoutons ce piquant récit dans le goût de la Renaissance:

«A la fin de quarante jours que je relevai de mes couches, il fallut me disposer à recevoir visite du Sacré Collège, des princesses et des autres dames de la ville, et, pour le pouvoir faire avec toutes les formalités requises, je me mis dans un lit qu'on m'avait préparé pour mes premières couches, et qui ne servit que cette fois-là, et dont la nouveauté, aussi bien que la magnificence, causa une admiration générale. C'était une espèce de coquille qui semblait flotter au milieu d'une mer, si bien représentée qu'on eût dit qu'il n'y avait rien de plus véritable et dont les ondes lui servaient de soubassements. Elle était soutenue par la croupe de quatre chevaux marins, montés par autant de sirènes, les uns et les autres bien taillés et d'une matière si propre et si brillante de l'or, qu'il n'y avait pas des yeux qui n'y fussent trompés et qui ne les crussent de ce précieux métal. Dix ou douze Cupidons étaient les amoureuses agrafes qui soutenaient les rideaux d'un brocart d'or très riche, qu'ils laissaient pendre négligemment, pour ne laisser voir que ce qui méritait d'être vu de cet éclatant appareil, servant plutôt d'ornement que de voile.»

La joie qu'éprouva le connétable d'être père fut si grande, qu'il n'était sorte de fantaisie de sa femme qu'il ne s'empressât de satisfaire. La dame, profitant de ses bonnes dispositions, lui proposa de la conduire à Venise pour y passer le carnaval. Il y consentit, à la condition que le cardinal Mancini serait du voyage pour servir de chaperon à madame.

Cédons la parole à la connétable:

«Je le dis à Son Éminence, qui fit, du commencement, quelque difficulté d'y consentir, me croyant enceinte. Mais vaincu, à la fin, par mes prières, en lui assurant que je ne l'étais point, nous partîmes sur la fin de l'automne et fîmes fort agréablement ce voyage, d'autant mieux que le connétable me laissait faire tout ce que je voulais, allant tantôt en carrosse et tantôt à cheval, et même le plus souvent à toute bride; ce qui fit qu'en arrivant à Venise, j'eus le malheur de faire une fausse couche, dont je ne tins que quinze jours le lit, au bout desquels je me trouvai enceinte pour la quatrième fois. Mais, comme j'ai été assez heureuse que de me bien porter dans toutes mes grossesses, je passai ce carnaval le plus agréablement du monde en comédies, en festins, en bals et autres pareils divertissements, jouant à la bassette avec le duc de Brunswick, le duc de Mantoue et d'autres personnes de qualité, que le désir de se divertir avaient attirées à Venise et qui étaient presque tous les jours chez nous.»

Venise commençait à être déjà, ce qu'elle devait être un jour au plus haut degré, la ville des plaisirs par excellence, la ville des mascarades, des jeux et des amours, celle qui, par ses canaux et ses gondoles, se prêtait le mieux au mystère des rendez-vous, la ville, enfin, si bien peinte, un siècle plus tard, par Casanova et Lorenzo da Ponte.

«Parmi tous ces grands plaisirs, poursuit la connétable, je craignais incessamment de quitter une ville où l'on se divertissait si bien et de retourner à Rome; quand enfin le connétable me vint dire qu'il était absolument nécessaire de se résoudre à partir et que, ma grossesse étant déjà fort avancée, il ne voulait pas qu'il lui arrivât le même malheur qui lui était arrivé en entrant à Venise. J'avoue que cet ordre me fut extrêmement sensible, quoique je m'y fusse attendue; et ainsi, pour m'y faire obéir, il fut obligé de me donner sa parole de revenir passer le carnaval suivant dans une ville si agréable. Ensuite de quoi nous partîmes et nous prîmes congé de tous nos amis, particulièrement du prince de Brunswick, qui se trouva si bien de notre compagnie et avait été si charmé de toutes les amitiés que lui avait faites le connétable, dans tout le temps de notre connaissance, qu'il nous promit de venir exprès à Rome pour nous voir, et qu'il mènerait avec lui la princesse sa femme. Je fis tout ce voyage dans une litière, et, comme nous allions fort doucement, nous n'arrivâmes à Rome qu'au commencement de l'été, où, après avoir passé toutes les grandes chaleurs, que ma grossesse me rendait encore plus insupportables, j'accouchai enfin d'un second fils, au commencement de novembre....,»

Le duc de Brunswick, qui se sentait attiré par l'esprit et par les charmes de la connétable, lui tint parole plus tôt qu'elle n'y pensait, et, quelques semaines après l'avoir quittée, il arrivait à Rome avec la duchesse.

«Le connétable et moi nous nous montrâmes extrêmement obligés d'une courtoisie si extraordinaire, et, pour ma part, je lui rendis mille grâces de l'exactitude qu'il avait gardée à me tenir sa parole. Je ne parlerai point ici de la générosité, de la valeur, de la courtoisie, de la magnificence, ni de mille manières nobles et obligeantes de ce prince. Ce sont des qualités aussi connues que son nom. D'abord que je fus arrivée à Rome, j'allai rendre visite à la duchesse son épouse, que je trouvai en ses manières, en son humeur, en son esprit et jusqu'à l'air de s'habiller, un abrégé de toutes les perfections les plus charmantes et de toute la politesse la plus accomplie de France.»

On peut dire que la vie de la connétable en Italie fut une fête continuelle. Jeux, spectacles, carrousels, chasses, festins, mascarades, voyages à Venise, à Milan, remplissent son existence et ses Mémoires. Glissons sur la plupart de ces détails, si intéressants qu'ils soient, et ne nous attachons qu'aux plus saillants, aux plus caractéristiques.

Au printemps de 1665, la connétable fait un second séjour à Venise pour assister à la fameuse foire qui attirait alors tous les marchands et les curieux de l'Europe. Elle était encore enceinte (ce terrible connétable ne lui laissait pas un moment de repos), mais, grâce à de grandes précautions, il ne lui arriva aucun accident.

Le connétable se trouvait alors en Espagne. La mort de Philippe IV étant survenue, le prince, impatient de rejoindre sa femme, qui était partie pour Milan, n'attend pas le couronnement de son successeur et se rend en toute hâte dans cette ville, où, le jour même de son arrivée, elle lui donne un troisième héritier.

Cette fois, les couches de la princesse ayant mis ses jours en danger, elle prit une résolution extrême: ce fut d'arrêter cette lignée, qui menaçait d'être aussi nombreuse que celle du roi Priam, et, pour cela, de mettre M. le connétable en interdit pour le reste de ses jours. Voici comment elle raconte cet étrange épisode de sa vie qui fut, jusqu'à sa mort, la source de tous ses malheurs:

«La même nuit de son arrivée, je lui donnai pour sa bienvenue un troisième successeur. Mais celui-ci m'ayant beaucoup plus coûté que les autres deux, jusqu'à me mettre en danger de ma vie, je pris la résolution de n'en faire pas d'autres, pour ne m'exposer pas davantage à de semblables dangers. Mais, afin que cette résolution fût valide, il était nécessaire de son consentement, de quoi je le pressai fort et l'obtins, n'ayant, depuis cela, en tout le temps que nous avons été ensemble, jamais manqué à sa parole.»

Un autre motif non moins grave avait entraîné la princesse à cette rigoureuse interdiction. L'abbé Colonna, frère puîné du prince, venait de renoncer aux ordres et à de riches bénéfices ecclésiastiques, pour épouser une nièce du duc Cesarini, et cette nièce à la mort de son oncle devait hériter de plus d'un million et demi. Mais, en attendant, comme il n'avait reçu pour la dot de sa femme que vingt-cinq mille écus et que le connétable entendait qu'il vécût sur un grand pied, celui-ci lui avait donné sa principauté de Somnino, et monté une maison avec des rentes considérables. Mme Colonna, effrayée de ces prodigalités, prélevées en partie sur les revenus de sa dot et faites au détriment de ses propres enfants, résolut, afin qu'ils pussent maintenir plus tard l'éclat de leur rang, de ne pas augmenter leur nombre, et cette considération, jointe à celle de sa santé lui fit prendre le parti dont nous venons de parler. Elle ne vécut plus désormais avec son mari qu'en étrangère [287].

Le connétable, qui aimait tendrement sa femme, éprouva un extrême déplaisir d'en être réduit au supplice de Tantale; mais, comme il était homme de tempérament, il s'en dédommagea avec la marquise Muti, ancienne amie du cardinal Barberin, dont elle tenait une partie de sa fortune. Bientôt la connétable apprit de bonne source que son mari allait souvent la nuit rendre visite à la dame à l'aide d'une échelle de corde, et que, non content de cette bonne fortune, il chassait encore sur les terres de la marquise Rusque, dont la maison, place des Saints-Apôtres, communiquait par quelque issue avec le palais Colonna [288].

Bien qu'elle eût condamné son mari à un éternel veuvage, Mme Colonna fut très peinée de ces équipées. Pour se distraire et à peine relevée de ses couches, elle courut à Venise au moment où venait de s'ouvrir le carnaval.

«Nous le passâmes joyeusement, dit-elle, si ce n'est quelques jalousies que j'eus du connétable, qui cherchait de réparer ailleurs ce qu'il avait perdu par l'accord que nous avions fait ensemble; et j'avoue qu'il m'était fort sensible que la parole qu'il me tenait me coûtât si cher. Il y eut de célèbres opéras à Venise et surtout celui de Titus que je voyais représenter fort souvent avec beaucoup de plaisir. Le carnaval étant passé, le connétable fut à Rome avec mon frère (le duc de Nevers), pour quelques affaires, dont ils furent de retour en trois semaines. Comme je connaissais mieux Venise que la première fois, j'eus encore plus de peine à la quitter. Il me semblait qu'il n'y avait pas de ville plus agréable, ni où l'on se divertissait mieux; mais le connétable, qui commençait d'avoir moins de complaisance pour moi, me pressa d'autant plus d'en partir, qu'il voyait que j'en avais du regret.»

De Venise elle va à Milan, où les somptueux repas, et les concerts de nuit qu'elle donne dans son palais de la Place Marine, ne peuvent la distraire des infidélités de son mari. Elle y assiste au passage de l'infante Marguerite-Thérèse d'Autriche, fille de Philippe IV, qui se rendait à Vienne pour y épouser l'empereur Léopold Ier.

«D'abord qu'elle fut à Milan, dit la connétable, je lui allai faire la révérence en habit de deuil, à l'espagnole, que je portais alors de la mort du cardinal Colonna, qui était décédé à Final d'une maladie qu'il avait gagnée en accompagnant cette princesse. Sa Majesté me reçut avec des caresses qui ne se peuvent exprimer et me dit que, dans l'air et dans les manières, l'on paraissait être ce que l'habit disait, flatterie par laquelle elle me voulait mettre au-dessus des autres femmes, n'y en ayant point qui ne croie que l'usage auquel elle est accoutumée ne soit le plus parfait. Après qu'elle eut été un mois à Milan, elle continua son voyage pour Vienne, où le connétable ne fut pas d'avis de l'accompagner, quoique je l'en priasse fort. Ce ne serait pas rendre justice à son âme généreuse que de dire que ce fut la crainte de la dépense qui l'en empêcha. La vérité est que l'amour qu'il avait pour moi, et qui était déjà fort diminué, ne lui inspira pas d'avoir cette complaisance pour moi.»

Mme Colonna s'était transformée en citadelle imprenable et M. le connétable était furieux de n'avoir plus d'intelligences dans la place. Elle, de son côté, l'étrange femme, était de plus en plus piquée et courroucée qu'il allât mettre le siége devant d'autres places qui ne lui opposaient que peu de résistance. Écoutons-la:

«Je n'eus pas tant de peine de le résoudre à retourner à Venise, son inclination y étant portée. Je n'y passai pas si bien le temps que les autres fois, parce que je ne m'y trouvai pas de même. J'étais continuellement troublée de mes jalousies, que les contes qu'on me faisait tous les jours des amours du connétable ne rendaient que trop justes, et j'avais tant de douleur que d'autres profitassent de ma stérilité politique, que je me voyais déjà réduite par là à souffrir bien des chagrins.»

Pour comble de malheur pour Mme Colonna, aux marquises romaines avait succédé une nouvelle marquise de mœurs encore plus légères, qui vint s'installer dans l'un des appartements vides du palais qu'elle habitait.

«Alors, comme si je n'eusse pas encore eu assez de raisons de me tourmenter des jalousies du dehors, la fortune m'en apporta un nouveau sujet dans ma maison en la personne d'une marquise qui vint loger chez nous. Sa jeunesse et sa beauté lui attiraient les yeux de tout le monde. Ceux du connétable ne furent pas exempts de ce commun tribut; et quand je n'aurais pas interprété ainsi ses regards, jamais ses soupirs ni ses assiduités ne m'auraient permis de leur donner une autre interprétation, et j'avoue que mon ressentiment était grand, encore qu'il ne parût pas.»

La marquise était si charmante et si séduisante qu'il suffisait de la voir une seule fois pour se laisser prendre dans ses filets. Le président Donaville, qui avait accompagné le duc de Nevers à Rome, en devint éperdument amoureux, et un jeune et spirituel Italien, il signore Quaranta Lupuli, en perdit la tête. Mais le choix de la marquise ne pouvait être douteux. Ce fut le connétable qui, par son rang et sa bonne mine, l'emporta sur ses rivaux. Le carnaval fini, M. et Mme Colonna retournèrent à Rome; la marquise fut du voyage, traînant ses deux autres amoureux à sa suite. De tout temps les Italiens se sont assez bien accommodés de ces situations bizarres, où l'on voit les maris vivre en bonne intelligence avec les amants, les sigisbées et les patiti de leurs femmes. Ici, c'était à la femme à se plier aux caprices de son mari, et elle ne s'en accommodait guère. Voici comment elle raconte ce voyage sentimental, qui devait se terminer par un tragique épisode:

«La marquise, qui venait avec nous, vit croître encore le nombre de ses amants. Mais celui qui fut le plus amoureux, et qui donna des marques de sa passion par un sacrifice qui n'est guère d'usage en ce temps-ci, ce fut le Quaranta Lupuli, qui extrêmement touché de voir son amour méprisé, et jugeant qu'il y en avait de plus heureux que lui, s'abandonna si fort à la douleur et à la jalousie, qu'à une journée de Bologne, où il nous avait accompagnés, avec dessein d'aller jusqu'à Rome, il lui prit une fièvre dont la violence mit fin à sa vie en fort peu de jours. Nous continuâmes notre voyage et, en arrivant à Rome, nous eûmes la nouvelle de sa mort. La marquise en pleura, mais peu, parce que le feu de tant d'autres amants ne pouvait pas bien s'accommoder avec tant de larmes. A cette mort succéda l'absence de son époux, de la compagnie duquel elle n'avait pas joui longtemps et qu'elle pleura comme le Quaranta Lupuli

Pendant que le prince Colonna oubliait ainsi auprès de la marquise les rigueurs de sa femme, Mme la connétable, de son côté, lasse de son veuvage, ou pour se venger des infidélités de son mari, se montrait de moins en moins farouche aux douceurs des galants.

Le connétable possédait dans les Abruzzes d'immenses forêts, et, chaque année, il y donnait à son ami, le cardinal Flavio Chigi, neveu d'Alexandre VII, une grande chasse, qui durait douze ou quinze jours et dans laquelle on immolait des hécatombes de daims et de sangliers. Pendant tout ce temps-là, comme on se trouvait souvent à de grandes distances de toute habitation, on dînait et on couchait sous bois en pleine forêt.

Le cardinal était connu pour ses mœurs plus que faciles, et quoiqu'il eût été appelé à jouer, sous le pontificat de son oncle, un rôle considérable à peine amoindri sous celui de Clément IX, il vivait dans Rome avec une liberté voisine de la licence. Le connétable, bien que d'humeur fort jalouse, ne l'admettait pas moins dans son intimité. Son Éminence, le prince et sa femme ne se quittaient presque jamais. Tantôt le cardinal était invité à passer une quinzaine de jours à Marine ou dans les autres principautés du connétable, tantôt il lui faisait les honneurs de l'hospitalité, ainsi qu'à la princesse, dans sa splendide villa dell'Aricia. Si l'on était forcé de se séparer, c'était aussitôt de continuels messages que l'on échangeait, non pas chaque jour, mais à toutes les heures de la journée [289]. On voyait sans cesse et en tous lieux le cardinal avec la connétable. Elle nous raconte qu'elle allait le visiter seule dans son palais et qu'elle s'amusait à lui jouer toutes sortes de farces dans le goût italien.

«Ce n'était pas seulement avec M. le connétable, dit-elle, que nous cultivions sa connaissance; quoique je fusse seule, je ne laissais pas d'agir de la sorte. Si M. le connétable était hors de Rome, le cardinal avait la bonté de me tenir compagnie presque à toute heure. Si je le rencontrais par la ville, je m'arrêtais avec lui pour dire le mot pour rire; si je le trouvais dans les églises, je ne lui permettais pas de s'en retourner seul au logis, et souvent j'allais le prendre pour nous promener ensemble. Et il me souvient qu'un jeudi, qu'on devait faire la congrégation de la signature de justice, dont il est préfet, pour des affaires de conséquence, à lui recommandées par plusieurs cardinaux, m'étant levée de bonne heure, j'allai dans mon carrosse à sa porte, le faisant supplier de descendre, et quand il fut dans le carrosse, quoiqu'il fût habillé seulement à moitié, je commandai au cocher de tirer à la hâte vers la porte Saint-Paul, et nous fûmes dehors jusques au soir et les dépêches l'attendent peut-être encore. Il riait toujours de ces tours qu'il appelait bizarreries françaises. Je m'étonne encore, quand j'y pense, de ce que M. le connétable ne se scandalisa point de mes démarches avec le cardinal, au moins il ne m'en a jamais fait semblant, ni au cardinal, si ce n'était qu'il le raillait des pièces que je lui faisais.»

Un jour, entre autres, la connétable eut l'étrange fantaisie de s'habiller en cardinal: elle s'empara des vêtements de Flavio Chigi, pendant qu'il était au lit, et elle lui offrit de donner une audience à sa place. Sur quoi le connétable le plaisanta pendant plus de quinze jours, en lui disant que s'il était jamais question de lui pour être pape, il s'y opposerait, afin que l'on ne renouvelât pas le scandale de la papesse Jeanne, «car il savait bien que sa mosette et son chapeau étaient ceux d'une femme.» On peut juger par là de l'intimité qui existait entre le cardinal et la princesse [290].

Le connétable se montra de moins facile composition pour une autre liaison que sa femme eut plus tard avec le chevalier de Lorraine, alors exilé. On connaît le singulier goût de Monsieur, frère de Louis XIV, pour le chevalier, qui était beau comme un ange, au dire des Mémoires du temps. Henriette d'Angleterre, malgré l'irrésistible séduction qu'elle exerçait autour d'elle par ses grâces et son esprit, n'avait jamais pu se faire aimer de Monsieur. Le chevalier de Lorraine [291] le gouvernait si despotiquement, qu'il ne permettait pas même que Madame pût prétendre à ses droits d'épouse. Elle s'en plaignit amèrement au Roi, et le chevalier fut exilé, malgré les supplications de Monsieur, qui se jeta aux pieds de son frère en laissant éclater une douleur mortelle. N'ayant pu obtenir la grâce de son Antinoüs, Monsieur s'en vengea sur Madame en l'abreuvant d'amertumes.

Cependant le chevalier s'était réfugié à Rome, où il ne tarda pas à fréquenter assidûment le palais Colonna. En France, il avait eu l'audace de jeter les yeux sur Madame, mais sans aucun succès. A Rome, il fut jaloux d'inscrire au nombre de ses conquêtes celle que Louis XIV avait si passionnément aimée. Il avait d'abord essayé de plaire à la belle duchesse de Mazarin, qui, afin de se soustraire aux mauvais traitements d'un mari avare, jaloux et superstitieux à l'excès, s'était enfuie de Paris, depuis deux ans, et avait trouvé un refuge à Rome auprès de sa sœur la connétable [292]. Mais la duchesse aimait follement un gentilhomme de sa suite, M. de Courbeville, elle ne voyait que par ses yeux, et le chevalier en fut pour ses frais [293]. Pour se dédommager d'une déconvenue à laquelle il était peu habitué, il adressa aussitôt ses hommages à la princesse Colonna. Le chevalier, qui, par son extrême beauté et par le charme de sa conversation, rappelait à l'exilée tout ce que la cour de France offrait de plus séduisant, n'eut pas de peine à supplanter le cardinal Chigi, dont la figure ronde et olivâtre et les gros yeux en saillie ne pouvaient lutter avec tant d'avantages. Il débuta par offrir à la dame un présent digne d'elle, qu'il obtînt facilement de la munificence du duc d'Orléans, et dont il rehaussa encore le prix en le présentant de la part de ce prince. C'était «un équipage de chasse de la valeur de mille pistoles, garni d'un nombre infini de rubans, des plus beaux et des plus riches de Paris [294]». En matière de galanterie, la supériorité du chevalier était si marquée, que la vanité italienne ne pouvait la supporter que difficilement et encore moins ceux qui étaient intéressés à ne pas lui laisser faire trop de chemin.

«Comme on ne le pouvait souffrir, dit la connétable, partout ailleurs que chez moi, ses visites faisaient enrager tout le monde [295]. Le connétable s'en piqua, le prince de Somnine s'en fâcha, le cardinal Chigi m'en fit paraître du ressentiment, enfin, du plus grand jusqu'au plus petit chacun en murmurait.»

La connétable, impatiente de toute espèce de joug, céda promptement à sa nouvelle passion et donna tout son temps au chevalier, à la promenade, au jeu, à la chasse. «Toutes ces démarches, bien loin d'être approuvées, firent un bruit étrange. M. le connétable, dit-elle, qui en avait un très grand dépit, m'en parla un jour fort en colère, mais je lui répondis comme il faut, et selon l'estime que je faisais du chevalier.» Un jour, le prince envoie un moine pour engager sa femme à rompre cette liaison, en la menaçant de l'y contraindre par la force. Pour toute réponse, Mme la connétable poussa le moine par les épaules hors de sa chambre. «Une demi-heure après, ajoute-t-elle, le cardinal Chigi, qui était peut-être de la cabale, me vint trouver aussi pour me dire la même chose, mais avec plus de civilité et de rhétorique. Après avoir beaucoup parlé, il me dit, pour toute bonne raison, que le bruit était partout que le chevalier était amoureux de moi. Je lui répondis que, puisque M. le connétable n'avait point d'autre raison pour obtenir ce qu'il me demandait, je ne pouvais pas lui complaire sans grandement intéresser ma réputation, que l'innocence de nos divertissements était capable de rassurer tout autre qui aurait quelque égard pour moi et quelque honnêteté pour un étranger d'un mérite aussi connu que celui du chevalier de Lorraine. Et comme il voulut encore m'alléguer de nouvelles raisons, je fus obligée de lui répliquer que je savais fort bien ce que je faisais, que la nature m'avait donné assez de lumières pour discerner le bien d'avec le mal; que je n'étais plus dans l'enfance pour avoir faute d'éducation; que je voulais converser avec qui bon me semblait, et que je ne croyais pas qu'on pût me blâmer de pratiquer le chevalier de Lorraine, particulièrement avec l'honnêteté avec laquelle nous nous voyions; que si la jalousie éblouissait les yeux à quelqu'un, qu'il les ouvrît bien et observât de plus près nos actions, qu'il trouverait aussi innocentes, que celles des personnes d'un âge incapable d'aucun mal. De là étant passé à des choses plus délicates, nous nous brouillâmes fort ensemble.»

Ces choses délicates, on les devine. Pour que le cardinal crut devoir rompre avec la dame, c'est qu'il savait mieux que personne sans doute à quoi s'en tenir [296].

Puis la connétable, en véritable Italienne, qui n'est gênée par aucun scrupule, nous raconte une scène toute mythologique dont elle fut l'héroïne et M. de Lorraine l'unique témoin:

«Cependant le chevalier ne manquait pas un jour de me venir voir, et, quand le temps le permettait, nous ne manquions pas d'aller à la promenade. Nous avions choisi pour cela la rive du Tibre, hors de la porte de Popolo, où même j'avais fait faire une petite maison [297] de bois pour me baigner, l'eau de ce fleuve étant des meilleures de ce pays-là, et le lieu étant fort peu fréquenté. Ce ne fut pas par amour, comme mes ennemis ont débité, mais par galanterie que le chevalier, me voyant dans l'eau jusqu'au col, me pria de lui permettre qu'il fît faire mon portrait en cette posture, n'ayant jamais vu un corps si bien proportionné, qui aurait inspiré de l'amour à Zénocrates [298] avec une si belle figure. M. le connétable m'accusait de m'être laissé voir toute nue au chevalier, mais mes gens savent fort bien que je ne sortais pas de la petite maison pour me baigner, que je n'eusse une chemise de gaze que j'avais fait faire exprès, qui allait jusques aux talons. Et le chevalier, qui était fort respectueux, n'entrait pas dans la maison, se promenait pendant que je me déshabillais, ne me voyait qu'avec cette chemise. Après ces choses, M. le connétable me faisait épier partout, mais, pour ne m'en donner aucun soupçon, il se servait des plus vieux Juifs du Ghete [299], qui, étant accoutumés à être partout, se faisaient moins remarquer. Je m'en aperçus pourtant, et, quand je les voyais, je faisais courir le carrosse, et, par ce moyen, je les eus bientôt lassés... Ainsi M. le connétable fut obligé d'employer d'autres personnes que les Juifs pour m'observer. Un jour que j'étais allée avec le chevalier hors de la porte de Ripa Grande, ayant laissé le carrosse, et nous promenant le long de la rive du Tibre vis-à-vis de l'église de Saint-Paul, je m'aperçus qu'un de ses confidents nous suivait. Et, parce que nous parlions des choses de la cour de France, nous étions bien aises de n'avoir personne après nous; ce qui fit qu'ayant vu passer une felouque de Naples, qui allait à Fiumicino, nous la fîmes aborder pour nous passer de l'autre côté, ce qui rendit bien capot celui qui nous suivait. Nous entrâmes, après quelque tour de promenade, nous divertissant de la pièce que nous venions de faire, dans l'église de Saint-Paul, pour y voir le crucifix qu'on estime avoir parlé à sainte Brigide, et de là nous allâmes jusqu'à Monte Testaccio, où... nous avions envoyé le carrosse pour nous attendre. Il n'y a rien que l'on n'ait dit sur cette affaire,... et l'on m'a diffamée comme la plus grande criminelle du monde. Je ne pus plus souffrir ces méchancetés de Rome. Ces démarches de mon mari me lassaient, ce qui me fit résoudre de m'en aller en France [300]

Cependant le seul obstacle, qui, depuis deux ans, s'opposait à la rentrée en France du chevalier de Lorraine, n'existait plus. Le 29 juin 1670, la femme de Monsieur, la charmante Henriette d'Angleterre, avait été emportée tout à coup par une mort aussi affreuse que mystérieuse. Le chevalier avait été violemment soupçonné de lui avoir fait administrer un poison subtil par Morelli, son confident, qu'il avait envoyé auprès de Monsieur. Et pourtant, malgré cette effrayante accusation, que la plupart des contemporains crurent fondée, le chevalier, deux années après, en février 1672, obtînt non seulement son rappel d'exil, mais encore le grade de maréchal de camp. Louis XIV, dit M. Monmerqué, avait besoin de lui pour contenir et gouverner son frère, et, afin que les soupçons ne montassent pas trop haut, il écarta ainsi ceux qui pesaient sur la tête du chevalier de Lorraine [301].

Il est fort probable que ce fut dans la pensée d'aller rejoindre le chevalier, que la connétable prit subitement la résolution de quitter son mari et ses enfants.

Elle avait, depuis plusieurs années, sous les yeux et dans sa propre famille, le contagieux exemple de sa sœur, la duchesse de Mazarin. La barrière infranchissable qu'elle avait élevée entre elle et le prince, son mari, lui avait fait perdre l'affection qu'il lui avait montrée jusque-là. Insensiblement il avait passé de l'amour à la haine, si bien que la situation de Mme Colonna était devenue intolérable.

«Le connétable, nous dit-elle, n'avait pas pour moi les mêmes complaisances, la tendresse, l'estime, ni la confiance qu'il avait autrefois. A peine il me parlait, ou, s'il le faisait, ses paroles étaient telles que j'aurais mieux aimé qu'il ne m'eût rien dit du tout. Le prince de Somnino, son frère, qu'on appelait auparavant l'abbé de Colonna, qui a plusieurs fois apaisé nos dissensions avec beaucoup de bonté et empêché par sa prudence ordinaire qu'elles n'aient pas éclaté, me pourrait être témoin de ce que je souffrais. Si bien que, ne pouvant résister à de si sensibles déplaisirs, je me résolus de chercher les moyens de les soulager. Et comme, dans la continuation de nos bains et de nos promenades, nous avions fait, ma sœur et moi, une plus étroite amitié que jamais, je voulus profiter des tendres sentiments qu'elle avait alors pour moi, et je la priai très instamment qu'elle ne s'en allât point en France sans me mener avec elle. Elle me le promit, après m'avoir représenté ses malheurs et ceux dont j'étais menacée, si je prenais le même parti qu'elle, étant certain, comme on le lit dans ses Mémoires [302], que, bien loin de m'insinuer une pareille entreprise, elle fit tout ce qu'elle put pour me faire craindre de si dangereuses conséquences. Peu de jours après ceci, le chevalier de Lorraine fut rappelé de son exil. Cependant, à mesure que les caprices et les mépris du connétable allaient croissant chaque jour, mes déplaisirs et mes ennuis augmentaient aussi, et mon frère (le duc de Nevers), pour augmenter dans mon esprit le juste ressentiment que me pouvait inspirer un si différent traitement, me disait souvent qu'il craignait bien que je ne perdisse bientôt la liberté dont je jouissais, ajoutant même une fois, devant Mme Mazarin, que, quand j'y penserais le moins, je me trouverais enfermée dans le Palliano, château du connétable, situé dans les confins de l'État ecclésiastique et du royaume de Naples. Toutes ces raisons, jointes à l'aversion naturelle que j'avais toujours eue pour les coutumes italiennes, et pour la manière de vivre de Rome, où la dissimulation et la haine entre les familles règnent plus souverainement qu'à pas une autre cour, m'obligèrent à presser l'exécution du dessein que j'avais déjà formé de me retirer en France, comme le pays de mon éducation, la résidence de la plupart de mes parents, et enfin le centre de mon génie [303]

Avant le départ du chevalier de Lorraine, la princesse Colonna s'était ouverte à lui de son projet de fuite, qu'il approuva pleinement. A peine fut-il arrivé à la cour, qu'il lui envoya un passeport pour elle et pour sa suite [304].


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