Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents
Fuite des deux sœurs et leurs aventures sous des costumes d'hommes.—Étranges péripéties de leur traversée de Civita Vecchia à Marseille.—Corsaire turc et galères du connétable à leur poursuite.—Leur arrivée à Marseille.—Le capitaine Manechini.—Arrivée des deux sœurs à Aix chez M. de Grignan.—Scandale causé en France par leur équipée.—M. de Saint-Simon.—Fuite au Pont-Saint-Esprit et à Grenoble sous la conduite du chevalier de Mirabeau.—Lettre de Marie-Thérèse à la connétable pour lui défendre de passer outre.—Désobéissance de Mme Colonna.—Ordres donnés contre elle.—Son arrivée à Fontainebleau.—Permission accordée par Louis XIV à la connétable de se retirer dans l'abbaye du Lys.—De cette abbaye elle est conduite sous escorte à celle d'Avenay.—Son départ pour Nevers, puis pour l'Italie.
Lorsque tout fut préparé dans le plus grand secret, la connétable et sa sœur, la duchesse de Mazarin, qui avait toute l'expérience de ces sortes d'expéditions, sortirent du palais Colonna, en l'absence du connétable, qui était allé passer quelques jours à la campagne.
Mme Colonna nous a laissé deux récits détaillés de sa fuite [305], qui ne le cèdent en rien pour l'intérêt, celui de l'Apologie surtout, au récit de plusieurs évasions célèbres. Rien de plus accidenté, de plus dramatique, de plus romanesque. Voici quelques-uns des plus curieux passages de ces deux Relations:
«Nous partîmes donc, le 29 mai (1672), avec un petit équipage, tout mon bien ne consistant qu'en sept cents pistoles, mes perles, avec quelques roses de diamants [306], et Mme de Mazarin ayant abandonné tout son bagage à Rome. Ce fut dans le temps que le connétable était allé voir un haras, qu'il avait dans une de ses maisons de campagne, appelée Frattochie [307]. Je montai dans le carrosse de ma sœur avec elle; et, pour toute compagnie, nous avions Nanon et une de mes femmes, toutes avec les habits d'hommes [308] dessous ceux de femmes, et le valet de chambre de ma sœur.
«Au sortir de chez nous, nous dîmes à haute voix au cocher qu'il nous menât à Frescati, afin de tromper par là une foule de nos gens qui étaient à la porte du palais Mazarin, jusqu'au détour d'une rue qu'un valet de chambre de ma sœur, Allemand de nation, appelé Pelletier, dit au cocher de tirer droit vers Civita Vecchia, où nous avions fait préparer une felouque de Naples [309]. Le cocher obéit et nous arrivâmes à nuit close en cette ville. Mais, comme les mariniers avaient arrêté avec Pelletier qu'ils nous devaient aller prendre à cinq milles de la ville, de crainte que l'on ne nous reconnût au port, nous leur envoyâmes un homme pour les aviser de notre venue, d'autant mieux qu'un laquais, que nous leur avions dépêché pour cela, et que nous attendions avec beaucoup d'impatience et d'inquiétude, ne revenait pas.»
Le drôle s'était arrêté dans une hôtellerie pour y cuver son vin. Nos deux héroïnes, lasses de l'attendre, remontèrent dans leur carrosse, et, dans la crainte d'être reconnues, elles s'enfoncèrent dans un chemin détourné. Mais, leurs chevaux tombant à tout moment de lassitude, elles prirent le parti de renvoyer leur carrosse, en faisant promettre au cocher, moyennant quelque argent, que, s'il était interrogé, il déclarât qu'il les avait vues s'embarquer.
«Cependant, poursuit la connétable, nous nous retirâmes dans le fond d'un autre petit bois, qu'il y avait proche du chemin royal [310], d'où nous envoyâmes Pelletier pour chercher notre barque, ou pour en louer une autre si la première ne se trouvait pas. Le soleil, qui était alors dans la plus grande ardeur, et qui m'avait brûlé la tête pendant cinq heures entières, une abstinence forcée de vingt-quatre heures, et, plus que tout cela, le déplaisir de n'avoir aucune nouvelle de notre barque, me mirent dans un tel chagrin, que je dis à ma sœur que je voulais m'en retourner, et qu'il n'y avait pas plus de danger de perdre la vie à Rome, de quelle manière que ce fût, que de mourir de faim où nous étions. Mais ma sœur, qui est la femme du monde de la meilleure humeur et de la plus grande patience, tâcha de me consoler avec ses raisons, ajoutant que si, dans une demi-heure, nous n'avions pas quelque nouvelle favorable, elle ferait tout ce que je voudrais. Je me résolus donc d'attendre encore le temps qu'elle disait, quand, un moment après, nous entendîmes le bruit d'un cheval qui venait vers nous au galop, ce qui, joint aux troubles de mon âme et à la crainte que j'avais que ce fussent des gens qui venaient pour nous saisir, mit ma constance à bout [311].
«Si on m'eût alors ouvert les veines, on ne m'aurait pas trouvé une goutte de sang. Les cheveux me dressèrent et je me laissai tomber presque évanouie entre les bras de ma sœur, qui, accoutumée aux malheurs, était plus courageuse que moi [312].
«Alors, ma sœur, armée de deux pistolets, et résolue de tuer le premier qui se présenterait devant elle, sortit de ce bois, et, s'avançant pour voir ce que c'était, elle reconnut notre postillon, qui, sans nous rien dire, était allé chercher la barque. De manière que mes craintes s'évanouirent et que ma joie revint en apprenant de ce garçon que notre barque n'était pas loin de là. Sur quoi ayant d'abord chargé nos malles, qui n'étaient ni grandes ni de grand poids, nous nous mîmes en chemin dans la plus grande ardeur du soleil et dans une plaine qui n'offrait à nos yeux que des sauterelles.
«L'infatigable Mme Mazarin, allongeant toujours le pas, allait fort devant, et, pour la pouvoir suivre, il fallait que je me reposasse de temps en temps, la faim, la soif, la lassitude et la chaleur m'ayant réduite en une extrémité que je fus obligée de prier un laboureur que nous rencontrâmes et qui travaillait dans ce champ, de me porter seulement quelque cent pas jusqu'à la mer, lui disant qu'en chassant j'avais perdu mes gens, car nous avions changé d'habits, ma sœur et moi, dans le carrosse [313].»
Le laboureur, étonné du costume de la dame, dont il reconnut facilement le sexe, hésitait à se rendre à sa prière, lorsqu'elle lui fit valoir un argument sans réplique.
»Ce paysan, ajoute-t-elle, en fit quelque difficulté au commencement, mais, persuadé à la fin par quelques pistoles, que je joignis à mes prières, il me porta entre les bras au lieu où était ma sœur... Enfin, moitié à pied, moitié entre les bras du laboureur, j'arrivai sur le bord de la mer, où nos filles nous joignirent peu de temps après [314].»
Le fidèle Pelletier rapporta bientôt la nouvelle qu'il avait arrêté une autre barque, moyennant mille écus, «mais qu'à la vérité il n'était pas content de la physionomie du patron, ni de celle des mariniers, qui lui paraissaient tous des canailles [315].»
Cependant ni l'une ni l'autre barque n'apparaissaient à l'horizon, et la connétable, à bout de courage et de forces, tomba dans le plus profond découragement.
«Ma sœur, dit-elle, qui n'était pas moins touchée que moi d'un succès si contraire, dissimulait sa douleur pour ne pas augmenter la mienne. L'unique secours que nous trouvâmes en cette fatalité, ce fut, après nous être un peu reposées sur de la paille que nous trouvâmes dans une cabane, d'envoyer Pelletier, pour la seconde fois, chercher notre barque, pendant que je priai, en mon particulier, le laboureur de m'aller chercher un peu d'eau [316].»
Enfin, la dernière barque louée par Pelletier arriva, et nos deux aventurières, avec leurs femmes, s'y étant jetées, étaient sur le point de prendre le large [317], lorsqu'elles furent accostées par l'autre barque dont le patron voulait, de vive force, les empêcher de partir. Il en vint même aux menaces, mais, moyennant quelque argent, elles purent se tirer de ce pas dangereux [318].
La mine patibulaire du patron qu'elles avaient choisi, et celle de son équipage qui ne valait guère mieux, leur donnaient le frisson. Le drôle, malgré leur déguisement, s'aperçut bientôt qu'il avait affaire à des femmes, et, qui plus est, à des femmes de qualité, car il échappait sans cesse aux soubrettes de les appeler Madame. Il résolut de les exploiter le mieux possible, et, tout en essayant de les rassurer sur son propre compte, il leur dit que, si elles fussent tombées entre les mains d'un autre, il les aurait volées et jetées à la mer [319].
A peine eut-on gagné le large que le coquin exigea une somme plus forte que celle dont il était convenu avec Pelletier, fondant la justice de sa demande sur le danger qu'il courait pour leur rendre service. Pelletier ayant prétendu exiger que l'on s'en tînt au prix convenu, le patron menaça de jeter toutes ses passagères dans la mer ou de les débarquer dans une île déserte. Mme Colonna ne lui imposa silence qu'en lui donnant cent pistoles de plus, avec force promesses d'une plus grande récompense s'il les faisait aborder en France saines et sauves.
Chemin faisant, les mariniers leur demandaient d'un ton goguenard si elles avaient tué le pape [320].
Leur navigation, qui dura neuf jours, fut traversée de diverses péripéties. Le premier soir, on découvrit un brigantin monté par des corsaires turcs. Pour l'éviter, il fallut abriter la barque derrière des rochers. A Monaco, s'élève une tempête qui met en péril la frêle embarcation et à laquelle elle n'échappe que par l'habileté du patron. En proie à d'horribles souffrances causées par le mal de mer, nos deux héroïnes, qui venaient de Civita-Vecchia où régnait la peste, ne purent mettre pied à terre à Monaco, mais, moyennant quelques pistoles, elles purent obtenir des billets de provenance faux, afin de pouvoir débarquer sans faire quarantaine.
Cependant le connétable avait fait partir quatorze courriers par autant de routes différentes [321] et lancé toutes les galères du grand-duc de Toscane à la poursuite de sa femme; elles avaient exploré tous les ports et elles s'étaient rendues à Marseille. Mais toutes leurs recherches avaient été vaines. Le patron de la barque, homme de mer fort avisé, avait eu soin, pour les éviter, de raser constamment les côtes et de n'aborder à aucun port. Un heureux hasard voulut qu'ayant eu quelque démêlé à Marseille, il refusa à la connétable de l'y conduire et qu'il préféra la déposer à la Ciotat [322].
A peine y fut-elle arrivée avec sa sœur que, quittant l'une et l'autre leurs costumes d'hommes, elles montèrent à cheval et, après avoir cheminé toute la nuit, elles arrivèrent de bonne heure à Marseille, où elles se mirent sur-le-champ sous la protection de M. Arnous, intendant des galères.
«Il me donna, dit la connétable, un paquet fermé, où je trouvai un passeport et une lettre de Sa Majesté, avec une autre de M. de Pomponne pour M. de Grignan, lieutenant du Roi en Provence, par laquelle il le chargeait particulièrement de me recevoir à Aix et de m'assister de son autorité, et généralement de tout ce qu'il me pourrait offrir [323].»
Mme de Colonna était à peine rentrée depuis une heure dans le cabaret où elle était logée, et s'y livrait au sommeil, lorsqu'on vint la réveiller pour lui annoncer que le capitaine Manechini [324] désirait lui parler de la part du connétable.
«Tous nos gens commencèrent à trembler à cette nouvelle, dit la princesse, et, pour prévenir ce qu'il en pouvait arriver, j'en fis d'abord avertir M. Arnous, qui m'envoya en même temps des gardes, me priant très instamment d'aller loger chez lui, où je serais plus en sûreté qu'en une autre part. Je le fis aussi, après avoir donné audience à Manechini, qui n'avait point d'autre proposition à me faire que de retourner auprès du connétable, ou d'attendre pour le moins qu'il m'envoyât un train plus conforme à ma qualité et ce qui était nécessaire pour continuer mon voyage avec plus d'éclat et de bienséance. Il n'oublia pas de m'attendrir avec le souvenir de mes enfants, jugeant que la tendresse que j'avais pour eux m'engagerait peut-être de prendre la résolution qu'il tâchait de m'insinuer. Mais encore que je les aimasse extrêmement, je craignais bien plus le danger qu'il y avait pour moi, et, ne doutant pas que de si belles paroles ne cachassent quelque méchant dessein, je lui dis que le mien n'était pas de m'en retourner. Et, entrant en même temps dans le carrosse que M. Arnous m'avait envoyé avec un gentilhomme, nous allâmes dans sa maison, où nous fûmes si bien reçues et si bien régalées, et où nous trouvâmes de si bons lits, qu'en peu de temps nous nous remîmes de toutes les fatigues que nous avions souffertes sur cette barque [325].»
La connétable écrivit à Mme de Grignan pour lui peindre la pénurie de toutes choses où elles se trouvaient, elle et sa sœur, et la fille de Mme de Sévigné leur envoya jusqu'à des chemises, en leur écrivant «qu'elles voyageaient en vraies héroïnes de roman, avec force pierreries, et point de linge blanc [326]».
«Le jour suivant, dit la connétable en poursuivant sa Relation, [327] comme j'avais envoyé à M. de Grignan la lettre que j'avais de M. de Pomponne, il arriva de sa part un gentilhomme avec six gardes pour m'accompagner et me donner tout ce que j'aurais de besoin. J'acceptai les offres de ce cavalier, et, après avoir mangé, nous montâmes avec lui en carrosse, Mme Mazarin et moi, et nous arrivâmes le soir à Aix, en compagnie de M. de Grignan, qui nous était venu recevoir à une lieue de la ville avec son carrosse, où il nous pria d'entrer et nous témoigna qu'il était extrêmement fâché de ce qu'il ne pouvait pas nous loger dans le palais du gouverneur, qui était M. le duc de Vendôme, mon neveu, fils du duc de Mercœur et de Vittoria Mancini, ma sœur aînée. Après l'avoir bien remercié de ses soins, nous le priâmes qu'il ne se mît point en peine de notre logis, parce que nous avions déjà donné parole à un gentilhomme de mon frère, appelé Moriès, que nous irions loger chez son frère, le président du Castelet, comme nous fîmes, et où nous fûmes magnifiquement traitées durant quinze jours.»
Cependant la fuite de la connétable et de sa sœur avait fait dans Rome un bruit étrange et donné lieu à toutes sortes de suppositions, de contes et de pasquinades. Les uns disaient qu'elles étaient allées en Turquie pour courir les aventures; d'autres, que Mme Colonna suivait le chevalier de Lorraine, ou bien qu'elle était partie pour la Flandre, afin d'y trouver le Roi, mais que ce prince, depuis le mariage de la connétable, ne se souciait plus d'elle; quelques-uns disaient qu'elle voulait imiter la bizarrerie française de la grande-duchesse de Toscane, Mlle d'Orléans, qui avait pris son mari en horreur; quelques autres affirmaient, et ceux-là disaient plus vrai, que Mme Colonna, se croyant menacée de mort à une quatrième couche, ne voulait plus demeurer avec son mari afin de n'avoir plus d'enfant.
Pour faire cesser tous ces bruits, le connétable obtînt du Pape qu'une excommunication réservée serait lancée contre ceux qui les répandraient. Mais cette menace, loin de les étouffer, ne fit que les propager encore plus [328].
L'arrivée en Provence des deux sœurs ne causa pas moins de scandale. Mme de Grignan donna à sa mère les plus piquants détails sur l'équipée de ces deux têtes folles, et Mme de Sévigné s'empressa de lui répondre:
«Au milieu de nos chagrins, la description que vous me faites de Mme Colonne et de sa sœur est une chose divine; elle réveille malgré qu'on en ait; c'est une peinture admirable. La comtesse de Soissons et Mme de Bouillon sont en furie contre ces folles, et disent qu'il les faut enfermer; elles se déclarent fort contre cette extravagante folie; on ne croit pas aussi que le Roi veuille fâcher M. le connétable, qui est assurément le plus grand seigneur de Rome. En attendant, nous les verrons arriver comme Mlle de l'Étoile: la comparaison est admirable [329]». Cette Mlle de l'Étoile est l'un des personnages du Roman comique de Scarron.
Et Mme de Sévigné ne savait pas tout. Le chevalier de Lorraine et son frère, le comte de Marsan, avertis de l'arrivée des deux belles fugitives, s'étaient rendus à Aix incognito. Mme de Scudéry s'empressait d'annoncer à Bussy-Rabutin cette nouvelle, digne de figurer dans l'Histoire amoureuse des Gaules:
«Mme Colonne et Mme Mazarin sont entrées à Aix: l'histoire dit qu'on les y a trouvées déguisées en hommes, qui venaient voir les deux frères, le chevalier de Lorraine et le comte de Marsan [330].»
Le bruit même courut qu'elles avaient été arrêtées sous ce déguisement [331], mais il n'en était rien. Elles en furent quittes cette fois pour des madrigaux et des articles dans la Gazette de Hollande [332] où on ne les épargnait guère. Il n'en était pas moins vrai que le duc de Mazarin avait obtenu du parlement une sentence qui enjoignait à madame de rentrer sous le toit conjugal, et que, de son côté, le connétable employait tous les moyens pour rentrer en possession de sa femme.
Mme Colonna écrivit au Roi une lettre, qui devait lui être remise par le fidèle Pelletier, et dans laquelle elle le suppliait de lui indiquer dans quelle maison il désirait qu'elle vécût à Paris. Elle lui demandait en même temps d'autoriser sa sœur à retourner à la cour, en la mettant à l'abri des poursuites du duc son mari, et de les autoriser l'une et l'autre à loger au palais Mazarin.
Cependant, M. de Saint-Simon avait passé à Aix pour faire à la connétable, de la part de son mari, des propositions semblables à celles du capitaine Manechini, mais elle les avait accueillies de la même façon. Sur quoi, M. de Saint-Simon s'était rendu à Paris pour demander au Roi, au nom du connétable, et même du Pape, la remise entre ses mains de Mme Colonna pour être reconduite à Rome.
Voulant prévenir le coup qui la menaçait, la connétable (sans attendre le retour de Pelletier qui avait été détroussé par des voleurs et même assez gravement maltraité pour ne pas pouvoir de sitôt continuer son chemin) résolut de partir sur-le-champ. Elle avait passé un mois à Aix [333].
Un chevalier de Mirabeau, capitaine des gardes du duc de Vendôme, s'offrit galamment à l'accompagner avec six gardes, et il «la régala magnifiquement», elle et sa sœur, dans son château de Mirabeau [334]. Elles y attendirent, pendant six jours, le retour de Pelletier, et, voyant qu'il n'arrivait pas, Mme Colonna, dans la crainte qu'on lui défendît de s'approcher de Paris, résolut de prévenir cet ordre et de s'y rendre en toute diligence.
Le chevalier de Mirabeau accompagna les deux sœurs jusqu'au Pont-Saint-Esprit [335]. Là, Hortense ayant appris qu'elle était poursuivie par le terrible Polastron, capitaine des gardes de son mari, s'enfuit à Chambéry, accompagnée du chevalier d'Anne et de la moitié des gardes de M. de Mirabeau. De son côté, Mme de Colonna poursuivit son chemin jusqu'à Grenoble.
Là elle reçut une lettre de la reine Marie-Thérèse, qui, en l'absence du Roi, alors à la tête de son armée en Hollande, la priait, «en termes fort obligeants», de ne pas passer plus avant du lieu où cette lettre la trouverait, «ajoutant qu'elle ne doutait point que ce ne fût l'intention du Roi [336]».
Mme Colonna s'empressa d'obéir. Le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, qui, de son côté, avait reçu ordre de ne pas la laisser passer outre, invita la princesse à loger chez lui ou à l'Arsenal.
A quelques semaines de là, les deux sœurs se trouvaient réunies à Grenoble, où elles s'étaient donné rendez-vous [337]. Ce fut en ce lieu que vint enfin les rejoindre Pelletier, qui était porteur d'une lettre du Roi pour la connétable. Au lieu de lui permettre de se rendre à Paris, il lui conseillait de se retirer dans un couvent, «pour arrêter la médisance qui donnait de méchantes interprétations à sa sortie de Rome [338].» Le Roi ajoutait, en ce qui touchait Hortense, que les conditions de sa séparation avec son mari étaient toujours les mêmes.
La connétable, entraînée par son esprit romanesque, et s'imaginant que sa vue seule opérerait un miracle, prit la résolution de passer outre et de se rendre à Paris. Écoutons-la elle-même, car rien ne saurait rendre l'intérêt qu'offre son propre récit:
«Je fus si peu satisfaite de cette lettre, que je résolus de m'en aller tout droit à Paris et de me jeter aux pieds de Sa Majesté. Je communiquai mon dessein à ma sœur, qui, touchée d'une extraordinaire complaisance, me dit que je ne regardasse en cela que mes intérêts et à ce que je jugerais le plus à propos, et que je passasse par-dessus toutes les autres considérations; que, pour ce qui la regardait, elle s'en retournerait à Chambéry. Nous partîmes donc en litière sans rien dire de notre voyage, de crainte que le gouverneur ne nous arrêtât, et nous fûmes ensemble jusqu'à Lyon, où nous nous séparâmes, elle pour s'en retourner à Chambéry, et moi pour m'en aller à Paris avec un courrier du cabinet, appelé Marguein, que j'avais connu à Rome, fidèle et homme d'esprit, que j'engageai de venir avec moi, et qui se chargea de toute la dépense de mon voyage, dont il s'acquitta avec honneur, jusqu'à avancer tout l'argent qui fut nécessaire. Je courais la poste dans une calèche et Moreno et lui me suivaient à cheval [339].»
Ne racontons de ce singulier voyage que les principaux épisodes.
Arrivée à Nevers, elle apprend en même temps que le duc son frère et sa femme sont à quelques lieues de la ville; qu'un gentilhomme a défendu à la poste, de la part du Roi, de donner des chevaux sans son ordre, et que la même prescription a été faite à tous les autres relais sur la route de Paris. La connétable, ayant appris, à Lyon, que le Roi avait dépêché un gentilhomme à sa rencontre, ne douta pas qu'elle ne fût l'objet de cette défense. Mais, comptant sur son étoile autant que sur l'irrésistible talisman de ses beaux yeux, elle résolut de poursuivre son chemin. A prix d'argent et à force d'adresse, elle obtient des chevaux de poste, et, pendant que M. de La Gibertière, le gentilhomme lancé à sa poursuite, se morfond à l'attendre à la tête d'un pont, elle prend une voie détournée et continue sa route. Sa calèche verse deux fois, son valet de chambre Moreno est pris à Montargis d'une colique de miserere, et Marguein, s'imaginant avoir toute la maréchaussée à ses trousses, refuse d'aller plus avant. Obligée de céder à la nécessité, la connétable envoie Marguein à Paris pour remettre des lettres au Roi et au marquis de Louvois, et elle s'achemine à petites journées jusqu'à Fontainebleau. Là, elle est atteinte par M. de La Gibertière, qui défend expressément à la poste qu'on lui donne des chevaux et qui lui remet une lettre de créance de Louis XIV.
Mais laissons la parole à Mme Colonna: M. de La Gibertière «tâcha de me persuader de retourner auprès du connétable, comme le meilleur parti que je pusse choisir, les choses n'étant pas tournées à mon avantage en France, depuis qu'on avait donné à entendre au Roi que je présumais de tenir un absolu pouvoir sur son esprit; ajoutant que Sa Majesté avait un extrême regret de m'avoir accordé sa protection sur des prétextes chimériques et des raisons fondées seulement sur mon caprice, et il conclut enfin, qu'en cas que je ne me résolusse pas de m'en retourner chez moi, je n'avais qu'à prendre le chemin de Grenoble et entrer à l'abbaye de Montfleuri.
«Voilà, au pied de la lettre, les articles de son ambassade, et voici ce que je lui répondis: que je n'étais point sortie de ma maison pour y retourner sitôt; que des prétextes imaginaires ne m'avaient pas poussée à ce que j'avais fait, mais de bonnes et solides raisons, lesquelles je ne pouvais ni ne voulais révéler à personne qu'au Roi seul, et que j'espérais de son discernement et de sa justice, quand une fois je lui aurais parlé (qui était tout ce que je désirais), qu'il serait détrompé de la méchante impression qu'on lui avait donnée, de ma conduite; que j'étais bien éloignée de me flatter de la vanité de ce présomptueux pouvoir; que je n'avais point assez de mérite, ni des qualité, ni de suffisance pour prétendre la moindre part dans ses affaires; que je désirais seulement de me retirer à Paris, et que je limitais toute mon ambition à l'étroite demeure d'un cloître, dans lequel je suppliais Sa Majesté de me donner la permission de vivre parmi mes parents, comme faisaient Mme la grande-duchesse de Toscane et Mme la princesse de Chalais, et comme mille autres dames veuves ou séparées d'avec leurs maris l'avaient obtenu; que, pour ce qui regardait de m'en retourner à Grenoble, j'étais trop fatiguée pour commencer tout de nouveau un autre voyage, et que, de plus, j'attendais réponse de Sa Majesté, sur laquelle je me réglerais après. Ce furent là les dernières paroles que je lui dis, auxquelles je fis succéder quelques airs que je jouai sur une guitare, que je pris en même temps.» Ce fut ainsi que la connétable congédia l'envoyé de Louis XIV.»
Voilà un finale à l'italienne, que l'on croirait emprunté à un roman, et auquel on était loin de s'attendre après une si grave discussion.
A quelques jours de là, Mme Colonna reçut la visite du duc de Créqui, que le Roi envoyait auprès d'elle avec ordre de répondre aux propositions qu'elle lui ferait. Il la trouva dans une méchante hôtellerie, étendue sur un grabat, et il ne put s'empêcher de lui témoigner toute la commisération que lui inspirait la vue d'un tel spectacle qui contrastait si étrangement avec la pompe et la grandeur du palais Colonna.
Elle coupa court à «ses lamentations» et le pria de passer au point essentiel.
M. de Créqui lui dit alors nettement que le Roi ne voulait pas qu'elle entrât à Paris ni qu'elle lui parlât, en ayant donné sa parole au nonce et au connétable, pour des raisons qu'elle ne devait pas ignorer; qu'ainsi elle n'avait qu'à retourner à Grenoble, si mieux elle n'aimait retourner à Rome, ce qui était le parti le plus sûr et le plus honnête.
Quelle fut la réponse de la connétable? Elle-même va nous l'apprendre:
«Touchée autant qu'il est possible d'une semblable déclaration, je répondis que le Roi pouvait bien me refuser l'honneur de le voir et m'empêcher d'entrer à Paris; mais qu'il ne serait pas fort séant à Sa Majesté de m'obliger de m'en retourner à Grenoble dans l'état où je me trouvais, non moins fatiguée de la chaleur que de la diligence que j'avais faite; que c'était une étrange dureté et sévérité du Roi de me priver ainsi de l'honneur de sa royale présence; mais que, l'obéissance étant si pressante, je suppliais Sa Majesté de me permettre au moins d'entrer dans l'abbaye du Lys [340].»
M. de Créqui l'engagea alors à écrire un billet au Roi pour qu'il lui accordât cette grâce et il se chargea de le remettre de sa main.
Peu de jours après arrivait un page de la part de Louis XIV, qui apportait cette autorisation avec un ordre à l'abbesse de recevoir la connétable, et un autre ordre à M. de La Gibertière d'accompagner la dame. Presque en même temps vint un gentilhomme, envoyé par Colbert, qui remit à Mme Colonna deux bourses de cinq cents pistoles de la part du Roi; somme qui lui fut depuis payée tous les six mois pendant tout le temps qu'elle resta sous la protection de ce prince [341].
En recevant le premier arrérage de cette pension elle dit «plaisamment à M. de Créqui qu'elle avait bien ouï dire qu'on donnait de l'argent aux dames pour les voir, mais jamais pour ne les voir point [342]».
Dès qu'elle fut installée dans l'abbaye du Lys, dont l'abbesse l'accueillit avec des témoignages d'estime et de bienveillance, elle reçut la visite de ses deux sœurs, la comtesse de Soissons et la duchesse de Bouillon, qui la comblèrent de présents et de caresses. La première lui envoya un lit très riche, orné de tapisseries, et d'autres meubles de valeur pour égayer les murs un peu nus de sa cellule. L'abbesse avait reçu un ordre exprès du Roi de ne laisser pénétrer jusqu'à la princesse que ses deux sœurs, et elle s'empressait de donner à Colbert tous les détails possibles sur la surveillance qu'elle exerçait sur la connétable et qu'elle avait le plus grand soin de cacher à celle-ci.
«Elle a toujours paru assez gaie depuis qu'elle est ici, lui mandait-elle, quoique, dans le fond, nous croyions bien qu'elle s'ennuie beaucoup [343].»
Mme Colonna menait une vie assez tranquille dans ce monastère, très choyée et très courtisée par l'abbesse, lorsqu'elle eut la malencontreuse pensée d'adresser à Colbert une lettre pleine de plaintes «sur le peu de courtoisie qu'elle recevait de Sa Majesté [344]». Elle terminait sa lettre en lui disant que, puisque le Roi lui refusait la permission d'aller à Paris, il lui permît au moins d'aller où il lui plairait. Le Roi fut très offensé du ton de cette lettre, et les ennemis de Mme Colonna ne manquèrent pas de profiter de cette occasion pour insinuer à ce prince qu'elle était trop près de Paris et que, d'un moment à l'autre, il pourrait lui prendre fantaisie d'y venir. Le Roi, dans la crainte d'une telle équipée, qui eût fait grand scandale, ordonna donc à Colbert de dire de sa part à la connétable qu'après la lettre qu'elle avait écrite, elle ne méritait plus sa protection, et qu'elle n'avait plus qu'à choisir un couvent à soixante lieues de la cour.
Mme Colonna, revenue de son emportement, chercha à s'excuser auprès de Colbert et le supplia d'intercéder en sa faveur pour qu'elle obtînt le pardon de sa faute [345].
La réponse de Colbert ne se fit pas attendre.
Le Roi pardonnait à son ancienne amie, mais il persistait dans la résolution de l'envoyer à soixante lieues de Paris en lui laissant le choix d'un couvent [346]. Elle répondit avec beaucoup de soumission qu'elle n'avait pas assez couru le monde pour pouvoir choisir un monastère à cette distance, et que, s'il n'était pas possible de faire changer de sentiment au Roi sur ce point, il lui plût au moins de lui en désigner un lui-même, et qu'elle obéirait sans réplique, bien qu'elle éprouvât un sensible déplaisir à quitter une retraite où elle avait trouvé toutes les douceurs de le vie [347]. Enfin elle supplia Colbert qu'il lui fût permis de voir le Roi, une seule fois, la dernière fois de sa vie.
Colbert ayant gardé le silence, elle lui adressa ce billet plein de tristesse et d'éloquence dans sa simplicité:
«Ce 1er octobre.
«Vous ne me répondez pas un mot, Monseigneur, sur la prière que je vous avais fait faire au Roi de ma part; je ne sais plus qu'en juger. Je connais la bonté et l'honnêteté du Roi de tout temps, et ne sais ce que je puis avoir démérité depuis mon arrivée en France, qu'il ne me juge pas digne d'une audience ni d'un mot de réponse. Ou il faut que j'aie bien des ennemis, ou que mon malheur soit sans exemple, puisqu'il n'est possible que le Roi, qui est le plus obligeant Roi du monde, commence par moi à être inexorable.»
Connaissez-vous rien de plus touchant, de plus sublime que ces derniers mots?
Hélas! cette réponse de celui qui l'avait tant aimée arriva enfin; elle était d'une froideur telle, qu'en vraie Italienne elle eût mieux aimé cent fois recevoir un coup de poignard [348]. Elle avoua plus tard à Mme d'Aulnoy «qu'elle en ressentit une douleur si vive qu'elle en pensa mourir [349].»
Quatre ou cinq jours après elle vit arriver M. de La Gibertière [350] avec un carrosse et un ordre à l'abbesse de la faire sortir de son couvent. Traitée comme une prisonnière par le Roi, qui avait été presque son esclave, elle obéit en soupirant et, montant dans le carrosse avec trois demoiselles que lui avait envoyées le connétable, elle fut conduite à l'abbaye d'Avenay [351], à trois lieues de Reims et à trente seulement de Paris. Le Roi avait diminué de moitié la distance de cet exil.
Cette abbaye était un chapitre noble, qui servait de refuge aux dames de la plus haute qualité. Elle avait alors pour abbesse Mme Brulart de Sillery, petite-fille du garde des sceaux et chancelier de France de ce nom sous Henri IV [352].
«L'abbesse, dit la connétable, me reçut avec tout l'honneur et toute l'amitié que je pouvais désirer; et, un mois après, l'archevêque de Reims, frère du marquis de Louvois, me vint voir, et il me pressa fort de lui déclarer les raisons que j'avais à donner au Roi, sur ma sortie de Rome. Et lui disant que l'inégalité qu'il y avait [entre lui et moi] ne me le permettait pas, il me demanda, d'un air désagréable, si c'était mon dessein de renouveler dans l'esprit du Roi le passé. A quoi je répondis que, comme c'était une chose qu'il me devait accorder le moins, c'était aussi ce que j'avais le plus oublié.» Après cette fière et spirituelle réponse, qui tint à distance le malencontreux prélat, dont la rudesse des manières contrastait si fort avec le peu d'austérité de ses mœurs, Mme Colonna le congédia d'un geste hautain.
Après avoir passé trois mois dans ce couvent, où elle reçut l'accueil le plus bienveillant de l'abbesse et de ses religieuses, la connétable eut la permission d'accompagner son frère à Nevers. Mais à peine était-elle installée chez lui depuis huit jours qu'il prétexta un voyage à Venise et la pria de tenir la parole qu'elle lui avait donnée d'entrer dans un nouveau couvent, au cas où il serait obligé de quitter Nevers.
Elle fut désolée de ce départ, qui la privait de la société de la duchesse, sa belle-sœur (Mlle de Thianges), l'une des plus aimables et des plus obligeantes femmes du monde, et, en même temps, de l'espérance de retourner à Paris. Il fallut s'exécuter; elle visita tous les couvents de Nevers, mais, n'en trouvant aucun à sa convenance, elle décida d'autant plus facilement son frère à la conduire à Lyon, qu'il avait l'intention secrète de la mener plus loin.
A leur arrivée dans cette ville, le marquis de Villeroi, en l'absence de son père, qui était gouverneur du Lyonnais, vint au-devant d'eux, à deux ou trois lieues, avec une suite de carrosses. Après avoir visité plusieurs couvents, elle jeta ses vues sur celui de Sainte-Marie de la Visitation, «situé sur une hauteur d'où l'on découvre toute la ville». Elle était même sur le point d'y entrer lorsque son frère et M. de Villeroi lui firent brusquement changer de dessein.
«Je serais, nous dit-elle, demeurée en cette retraite si mon destin, toujours ennemi de mon bonheur, n'avait pas inspiré au marquis et à mon frère de me le dissuader, m'exagérant si fort ce que j'avais souffert et le mépris où j'avais été en France, que je pris la résolution de m'en aller en Italie, sans leur dire le lieu que je choisissais pour ma retraite. Et comme, en ce temps-là, on rappela le marquis de son exil, nous partîmes ensemble, lui pour Paris, et nous pour l'Italie.»
Voilà ce que Mme Colonna dit dans son Apologie, mais nous trouvons bien plus près de la vérité les explications qu'elle donne dans la seconde partie de ses Mémoires: «M. le connétable, ayant appris mon départ pour Paris, écrivit à mon frère, à M. de Colbert, au cardinal Nerli, pour lors nonce du Pape à la cour, et au Roi même, afin que je retournasse en Italie. Ces lettres produisirent leur effet, et me firent enfin résoudre à retourner et à partir pour Turin avec mon frère. La cause de mon changement, et de ma résolution à retourner à Rome, fut parce que je fus trompée dans mes desseins; le Roi, de qui j'espérais tout, me traita fort froidement, sans que j'en sache encore la raison.» Elle avait cédé à un premier mouvement de dépit, sans faire réflexion qu'elle trouverait bien plus de sûreté en France qu'en Italie, et que Louis XIV n'était pas homme à la livrer au connétable. Elle eut même l'imprudence de faire un accord par lequel il fut convenu que son frère la conduirait jusqu'à Venise, et que là le connétable viendrait la prendre pour la conduire à Rome [353].