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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Mme d'Aulnoy et Mme de Villars.—Leur liaison avec Mme Colonna.—Passe-temps de la connétable dans son couvent.—Ses aventures dans le Prado.—Portraits de Mme Colonna par Mmes de Villars et d'Aulnoy.—Cinquième évasion.—Séjour de Mme Colonna chez le marquis de los Balbases, son beau-frère.—Trahison du marquis.—Elle se réfugie à l'ambassade de France.—Elle est conduite dans un couvent à quatre lieues de Madrid.—— Son retour à Madrid, son séjour dans un autre couvent, puis dans la maison du connétable.—Un amant de Mme Colonna.—Elle est conduite prisonnière dans la citadelle de Ségovie.—Scènes de violence.—Témoignages de pitié donnés à la captive par tout Madrid.—Pour sortir de la citadelle, elle consent à se faire religieuse.—Le noviciat.—Son refus de faire profession.—Dernière évasion.—Mort du connétable.—Mme Colonna à Passy.—Sa fin obscure.

A défaut des Mémoires de la connétable, nous aurons maintenant pour historiens de sa vie en Espagne deux femmes d'un esprit charmant, qui furent liées assez intimement avec elle, Mme d'Aulnoy et la marquise de Villars, alors ambassadrice de Louis XIV à Madrid, et qui fut la mère du héros. Avoir à citer de tels témoins, c'est une vraie bonne fortune. Le Voyage d'Espagne de Mme d'Aulnoy n'est-il pas, en effet, comme l'a dit Sainte-Beuve, «aussi piquant dans son genre que les Lettres du président de Brosses en Italie?» Il est écrit «dans la meilleure langue», et nous donne un avant-goût de Gil Blas. Et quant à Mme de Villars, ses lettres n'ont-elles pas fait «la joie» de Mme de Sévigné et de La Rochefoucauld? Saint-Simon ne l'a-t-il pas proclamée «une des plus spirituelles femmes de son temps [371]

Le séjour de Mme d'Aulnoy en Espagne ayant précédé celui de la marquise, c'est à elle d'abord que nous allons nous adresser, après avoir jeté un coup d'œil rapide et indispensable sur la révolution de palais qui venait de s'accomplir.

A cette époque, le débile et maladif Charles II, ayant atteint sa quinzième année, et s'étant aperçu que la Reine douairière, sa mère, Anne d'Autriche, le tenait dans une espèce de servitude, s'enfuit une nuit de Madrid, se jeta dans les bras de son oncle don Juan, le déclara son premier ministre, et relégua sa mère dans un couvent. Mme Colonna avait trop compté sur le bon vouloir de don Juan à son égard. Ce prince, cédant aux sollicitations de plus en plus pressantes du connétable, l'avait reléguée pour la quatrième fois dans le couvent de San Domingo el Real, mais, cette fois, «avec cette condition que, s'il lui arrivait d'en sortir, elle consentait que le Roi la livrerait à son mari [372]».

L'abbesse et ses religieuses, de plus en plus fatiguées d'avoir affaire à une telle pénitente, opposèrent une résistance désespérée aux nouveaux ordres de la cour de la recevoir, et elles résolurent d'aller trouver le Roi en personne, pour lui adresser leurs remontrances. A cette nouvelle, le jeune Charles II, éclatant de rire, s'écria: «J'aurai bien du plaisir à voir cette procession de nonnes qui viendront en chantant: Libera nos, Domine, de la condestabile.» Elles n'y allèrent pourtant pas et prirent le parti de l'obéissance [373].

La connétable passa quelques mois dans son couvent, sans faire de nouvelle tentative d'évasion, et Mme d'Aulnoy va nous raconter quels étaient ses passe-temps. La princesse avait gagné sans doute tourières, portières et guichetières, en sorte qu'elle était à peu près aussi libre qu'elle l'avait été à Rome.

«Quelquefois, le soir, elle s'échappait avec quelqu'une de ses femmes, et elle s'allait promener, le plus souvent à pied, en mantille blanche, au Prado, où elle avait d'assez plaisantes aventures, parce que les femmes qui vont là sont pour la plupart des aventurières, et les dames les plus distinguées de la cour se font un sensible plaisir quand elles peuvent y aller et qu'on ne les connaît pas [374]

De telles escapades de la part de cette princesse, qui, au dire de Saint-Simon, «ne contraignit pas ses mœurs à Rome, ni de courir le bon bord, du vivant et surtout depuis la mort du mari», nous expliquent assez les jalousies, les fureurs et les rigueurs du connétable, encore amoureux malgré la perpétuité de son ostracisme.

Écoutons Mme d'Aulnoy, témoin oculaire de ses flammes mal éteintes:

«Le connétable Colonne, étant venu à Madrid pour passer en Aragon, dont il était vice-roi, allait tous les jours l'entretenir à son parloir, et je lui ai vu faire des galanteries pour elle, telles qu'un amant aurait pu en faire pour sa maîtresse [375]

Comment s'expliquer les singuliers goûts de la princesse, qui avait en horreur son mari, beau «à faire peindre», au jugement de Mme de Villars, et qui avait pris pour amant à Madrid un gentilhomme d'une laideur insigne? Son aversion pour le connétable était telle que, plutôt que de le suivre à Rome, comme il le désirait ardemment, elle préféra supporter tous les ennuis et toutes les privations qu'entraîne avec soi la vie monastique.

Le mariage de Charles II avec Marie-Louise d'Orléans, fille de Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV, fit luire aux yeux de la captive un rayon d'espoir. Il ne lui paraissait pas douteux que la fille d'un prince qui avait toujours défendu ses intérêts, grâce au chevalier de Lorraine, ne fût pour elle dans les mêmes sentiments; et elle ne se trompait pas. Philippe d'Orléans l'avait recommandée très vivement à la jeune Reine. Mais, en attendant l'arrivée de cette princesse, lisons quelques fragments des lettres de la marquise de Villars, qui venait d'arriver à Madrid avec son mari, nommé ambassadeur de Louis XIV à l'occasion du mariage. Elles sont toutes adressées à Mme de Coulanges, cousine germaine de Louvois et amie intime de Mme de Maintenon.

D'abord, elle commence par nous faire un portrait de Mme Colonna, qui ne ressemble guère à ceux que nous avons vus, lorsqu'elle était à la cour de France:

... «La connétable Colonne m'a envoyé visiter [376]. Elle est toujours dans son couvent, dont elle s'ennuie fort; elle espère en sortir quand la Reine sera ici, et loger chez sa belle-sœur, la marquise de los Balbases. L'abbé de Villars, qui l'alla voir l'autre jour, l'a trouvée très bien faite, et j'entends dire qu'elle n'est pas reconnaissable de ce qu'elle était en France: c'est une taille charmante, un teint clair et net, de beaux yeux, des dents blanches, de beaux cheveux. Elle a fait un livre de sa vie [377], qui est déjà traduit en trois langues [378], afin que personne n'ignore ses aventures; il est fort divertissant. Elle est habillée à l'espagnole, d'un fort bon air, mais ayant retranché et augmenté, ce qui en effet est mieux.»

A la nouvelle de l'entrée à Madrid de la jeune Reine, Mme Colonna n'y tient plus; son mari était parti; elle oublie la parole par écrit qu'elle a donnée au Roi, que, si elle sort de son couvent, elle sera livrée sans merci au connétable, et elle s'échappe pour la cinquième fois.

«Nous arrivions hier, M. de Villars et moi, dit la marquise [379], sur les dix heures du matin, quand nous vîmes entrer dans ma chambre une tapada [380], suivie d'une autre qui paraissait sa suivante. Je fis signe à M. de Villars que c'était à lui à se mettre en devoir de faire les honneurs; la suivante se retira. L'autre fit signe qu'elle voulait que quelques gens qui étaient dans l'antichambre se retirassent aussi. Elle s'approcha d'une fenêtre avec M. de Villars, me faisant signe en même temps de m'approcher. Elle leva son manteau, je n'en étais guère plus savante. Je me souvenais un peu d'avoir vu quelque personne qui lui ressemblait; M. de Villars s'écria: C'est Mme la connétable Colonne! Sur cela, je me mis à lui faire quelques compliments. Comme ce n'est pas son style, elle vint au fait. Elle pleura et demanda qu'on eût pitié d'elle. Pour dire deux mots de sa personne, sa taille est des plus belles. Un corps à l'espagnole qui ne lui couvre ni trop ni trop peu les épaules. Ce qu'elle en montre est très bien fait: deux grosses tresses de cheveux noirs, renouées par le haut d'un beau ruban couleur de feu: le reste de ses cheveux en désordre et mal peigné; de très belles perles à son cou; un air agité qui ne siérait pas bien à une autre, et qui, pour lui être assez naturel, ne gâte rien; de belles dents...»

Voilà un portrait tracé en deux ou trois coups de pinceau, et qui devait être fort ressemblant. Celui que nous a laissé à la même époque Mme d'Aulnoy est plus complet et n'est pas moins original: «Elle était fort aimable, quoiqu'elle ne fût pas dans la première jeunesse; ses yeux étaient vifs, spirituels et touchants; ses dents admirables, ses cheveux plus noirs que du jais et en quantité; sa taille belle et sa jambe parfaitement bien faite.» Ce qu'elle ajoute, pour peindre la physionomie morale de cette charmante personne, n'est pas moins intéressant: «J'étais fort des amies de cette dame,... elle était bonne, point médisante, et ce que l'on disait était bien vrai, qu'elle n'avait jamais fait de mal qu'à elle-même; il aurait été à souhaiter qu'elle eût eu plus de prudence, et moins de facilité à croire les personnes qui la conseillaient bien mal [381]

Nous n'avons que l'embarras du choix entre les deux spirituelles Relations de Mme d'Aulnoy et de la marquise de Villars. «Le bruit de l'entrée de la Reine, dit celle-ci, a fait prendre la résolution à Mme Colonne de sortir encore de son couvent. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Elle envoie emprunter un carrosse et s'en va droit chez (sa belle-sœur) la marquise de los Balbases. Elle fut bien reçue, malgré leur surprise.»

«Le marquis [382] lui fit un accueil à tromper une personne de moins bonne foi qu'elle. Et, sur ces belles apparences, elle ne se proposait plus de retourner à San Domingo [383],» lorsqu'elle apprit que son beau-frère était sur le point de la livrer à son mari, alors à Saragosse.

«Sur cela, elle demande un carrosse pour aller prendre l'air, dit de son côté la marquise de Villars; on lui en donne un. Elle fait quelques tours par la ville, et se fait descendre à notre porte. La voilà donc chez nous, disant qu'elle n'en voulait plus sortir, et que l'on ne voudrait pas la mettre dans la rue. Il parut qu'elle serait bien aise de voir le nonce. Nous la fîmes dîner; je lui fis de mon mieux, parce qu'en effet elle fait très grande pitié d'être de l'humeur qu'elle est. Le marquis de los Balbases envoie un de ses parents pour essayer de la résoudre à retourner, et à ne pas donner une nouvelle scène au public. Elle dit qu'elle n'en fera rien. Le nonce arrive; elle le prie qu'il la fasse rentrer dans son couvent. Il répond qu'il n'en a pas le pouvoir. Une dame de qualité de nos amies, qui est la comtesse de Villombrosa, dont le fils a épousé la fille de los Balbases, vint ici. M. de Villars et le nonce firent plusieurs allées et venues chez los Balbases, qui promit plusieurs fois, foi de cavalier, qu'il ne ferait nulle violence à Mme Colonne pour retourner avec son mari; qu'il la priait de revenir chez lui, et que l'on tâcherait de faire en sorte que le Roi, qui avait l'écrit de Mme Colonne, ne saurait rien de sa sortie, et que, si elle s'opiniâtrait à ne pas vouloir revenir, elle allait mettre contre elle le Roi, son mari, et toute sa famille. Enfin, Madame, il était près de minuit que nous ne savions tous que faire par les conséquences que cette pauvre créature attirait contre elle en demeurant chez nous. Mais enfin elle se résolut à s'en aller. La comtesse de Villombrosa, M. de Villars et moi la remenâmes chez le marquis de los Balbases. Sa femme et lui la reçurent très bien; mille embrassades. Vraiment, c'est une chose inconcevable que les mouvements extraordinaires qui se passent dans cette tête. Elle l'avoue elle-même. Si elle ne fait pas plus de chemin, ce n'est pas manque de bonne volonté. Cependant, s'il lui prend envie une autre fois de revenir chez nous et de n'en vouloir pas sortir, par les frayeurs qu'on ne la remette au pouvoir de son mari, nous en serions bien embarrassés.»

Cependant le marquis, malgré ses serments, «poursuivait secrètement un ordre du Roi, et, aussitôt qu'il l'eût, il la mena dans un couvent à quatre lieues de Madrid (5 février 1680). Un procédé si sévère l'affligea autant qu'elle était capable de s'affliger. Elle écrivit à la Reine pour lui demander sa protection, et, ayant appris que le connétable revenait d'Aragon avec ses fils, elle obtînt permission du Roi d'entrer dans un monastère de Madrid [384]. Mais, «soit qu'elle n'y fût pas contente ou qu'elle eût d'autres vues, elle n'y sut demeurer, et, à l'heure qu'on y pensait le moins, elle sortit encore et fut droit chez son mari. Elle occupait la moitié de sa maison; elle faisait régulièrement sa cour à la Reine; elle voyait beaucoup de femmes et se divertissait fort bien. Le connétable la laissait dans une entière liberté [385]...»

La marquise de Villars va maintenant nous apprendre comment elle usait des loisirs que lui faisait cet époux alors trop débonnaire:

«La connétable est toujours dans la maison de son mari, assez inquiète de ce qu'elle deviendra, car elle n'est nullement résolue de s'en retourner en Italie avec lui [386]

Elle avait peur, comme nous l'avons dit, qu'une fois à Rome, livrée à sa merci, il ne lui administrât quelque poison à l'italienne.

«Elle voudrait bien, poursuit Mme de Villars, pouvoir rentrer en ce temps-là dans un couvent de Madrid; bien entendu d'en sortir peu après et de s'en aller, tant que terre la pourra porter, en Flandre, en Angleterre, en Allemagne; car, pour en France, elle a peur qu'on ne l'y veuille pas souffrir. Vraiment c'est un original qu'on ne peut assez admirer, à le voir de près, comme je le vois. Elle a ici un amant; elle me veut faire avouer qu'il est agréable, qu'il a quelque chose de fin et de fripon dans les yeux. Il est horrible; mais ce n'est pas ce qui devrait diminuer son inclination et la rebuter, au prix d'une autre petite chose qui ne vaut pas la peine d'en parler: c'est que cet amant ne l'aime point du tout, à ce qu'elle m'a dit. Elle se trouve heureuse cependant qu'il soit comme cela; parce que, s'il répondait un peu à ses sentiments, les choses feraient encore plus d'éclat. Elle ne déplaît point; elle s'habille à l'espagnole, d'un air beaucoup plus agréable que ne font toutes les autres femmes de cette cour. Elle a trois grands fils mal élevés; l'aîné va épouser une des filles du duc de Medina Celi, premier ministre...»

Peu avant son départ pour Rome, le connétable manifesta l'intention d'y conduire sa femme. «Elle s'en alarma fort,» dit Mme d'Aulnoy qui était dans la confidence de la princesse et qui va nous apprendre une étrange particularité! «Elle déclara qu'elle n'y voulait point aller. C'est qu'elle avait fait tirer son horoscope, et qu'on lui avait dit que, si elle avait encore un enfant, elle mourrait. Cette prédiction lui était entrée si avant dans l'esprit, qu'elle aima mieux retourner dans sa retraite ordinaire. Le Roi voulut qu'elle s'en expliquât; elle lui écrivit qu'elle le suppliait, avec un profond respect, de lui accorder sa protection dans le dessein qu'elle avait de se mettre dans un couvent [387]

Jusque-là, «sans nulle réflexion,» elle avait vécu «au jour la journée, comptant qu'on la laisserait jouir de la liberté de sortir de sa maison, de faire des visites, et qu'on ne parlerait de rien qu'après les noces de son fils aîné [388]». Mais, vers les premiers jours de septembre 1680, on vint lui signifier, de la part du Roi, qu'il ne voulait plus se mêler de ses affaires, et qu'il ne lui restait plus qu'à obéir à son mari, qui voulait la conduire ou l'emmener en Italie.

Le lendemain, on lui fit défense de ne plus sortir de chez elle; le jour d'après, de ne plus voir personne. A tout moment, elle vivait dans des terreurs mortelles qu'on ne l'entraînât par violence, qu'on ne la jetât dans une litière pour la mener où il plairait à son mari; et elle n'oubliait pas que ce mari était Italien [389]. Elle résista à toutes les prières, à toutes les menaces; elle fit encore supplier le Roi de la faire enfermer dans le plus austère couvent de Madrid.

Charles II choisit son propre confesseur et l'inquisiteur général, don Melchior Navarra, pour décider de l'affaire. Ils conclurent à l'emprisonnement dans une citadelle. Le marquis de los Balbases, dont la haine contre Mme Colonna était sans bornes, avait inutilement demandé jusqu'alors qu'on lui donnât pour prison le château de Ségovie: le connétable de Castille et l'amirante s'y étaient fortement opposés. Mais, cette fois, le premier ministre, le duc de Medina Celi, qui était fort hostile à la connétable, fit pencher la balance pour les mesures de rigueur.

Mme Colonna, avertie de ce qui se tramait contre elle, fit supplier la jeune Reine de ne pas l'abandonner «et de tirer parole du premier ministre qu'on n'entreprendrait rien contre elle tant que la cour serait à l'Escurial [390]». Cette princesse, qui était toujours dans des sentiments favorables pour l'infortunée Mme Colonna, obtînt cette parole du duc de Medina Celi. Mais, au mépris de la foi jurée, huit jours après le départ de la cour, dit Mme d'Aulnoy à qui nous cédons la parole pour nous raconter cette horrible scène, «un conseiller du conseil royal avec ses officiers, suivi du connétable Colonne et du marquis de los Balbases, qui servaient de recors, tous armés, comme s'il eût été question d'arrêter un chef de parti plutôt qu'une femme malheureuse et sans défense, allèrent, sur les onze heures du soir, enfoncer les portes de son appartement, qui était toujours dans la maison de son mari. Elle était dans sa chambre; aussitôt un alcade de Corte voulut lui lier les bras avec une corde. Se voyant traitée si indignement, elle prit un petit couteau qui était par hasard sur la table, et, en se défendant, elle lui en donna un coup dans la main. Sa résistance obligea tout le monde de se jeter sur elle avec acharnement, et cette pauvre dame fut traînée par les cheveux et demi-nue, comme la dernière des misérables. On la conduisit de cette manière, toute la nuit, dans le château de Ségovie [391], sans avoir aucune considération ni pour sa naissance ni pour sa réputation, bien qu'elle n'eût donné aucun sujet de la traiter ainsi: car enfin elle était actuellement dans la maison de son mari, et tout son crime était de ne vouloir pas retourner à Rome avec le connétable, s'offrant d'être mise en religion, sans avoir la liberté d'en sortir.»

Les indignes traitements dont Mme Colonna avait été victime, et qu'on lui faisait encore subir dans sa prison, intéressèrent à son malheur toute la haute société de Madrid [392] et, en particulier, la jeune Reine, qui fut très peinée que le duc de Medina Celi lui eût manqué si indignement de parole. «Il n'y avait guère de personnes, dit Mme d'Aulnoy, qui ne prissent part aux peines (de la connétable), qui ne murmurassent que l'on eût manqué de parole à la Reine, et que l'on osât employer le nom du Roi pour satisfaire à l'animosité du marquis de los Balbases. On ne regardait que lui dans la conduite que l'on avait tenue avec la connétable, car son mari était un des plus honnêtes hommes du monde; il l'aimait, il avait consenti qu'elle demeurât plusieurs années en religion, et sans doute il ne se serait point opposé à l'y laisser encore aux conditions qu'elle proposait, sans le marquis de los Balbases. C'était lui qui avait conduit toute cette affaire; c'était lui qui avait sollicité le duc de Medina Celi au nom du connétable [393], et le ministre, croyant par là les obliger l'un et l'autre, donna les mains à tout ce qu'on lui demandait. Néanmoins il était surprenant qu'il tînt une conduite si rude avec la connétable; il aurait été bien plus naturel et bien plus honnête de travailler à la réconciliation des esprits, que d'emprisonner une dame qui allait devenir la belle-mère de la fille du duc. Il devait considérer qu'un mari et une femme se raccommodent aisément, et que, s'ils venaient à se remettre ensemble, la fille tomberait entre les mains de la connétable, qui serait en état de se venger sur elle des maux qu'il lui faisait. Il pouvait encore penser qu'elle était riche, qu'elle avait un grand nombre de parents très proches et très considérables, qui ne la verraient pas opprimer sans peine et sans s'y intéresser; qu'ils agiraient utilement pour sa liberté, et qu'au fond ils n'en auraient que du chagrin.

«Cette affaire fit beaucoup de bruit dans le monde, ajoute Mme d'Aulnoy; j'en sus très particulièrement le détail, parce que j'étais fort des amies de cette dame...»

«Cette pauvre malheureuse, dit la marquise de Villars qui partageait les sentiments de pitié que la ville de Madrid témoignait à Mme Colonna, cette pauvre malheureuse écrit souvent au confesseur de la Reine, qui, par l'ordre de cette princesse, va quelquefois exhorter le connétable à vouloir bien que sa femme vienne ici dans un couvent [394]

On ne s'imaginerait jamais à quelle étrange et bizarre résolution s'arrêta le prince Colonna, si nous n'avions pour témoins de ce fait deux personnes aussi véridiques que Mmes d'Aulnoy et de Villars [395].

Écoutons Mme d'Aulnoy: «L'affaire la plus importante... (du connétable) était l'envie de régler quelque chose avec sa femme, et de chercher les moyens de vivre l'un et l'autre en repos: le mariage de son fils avec la fille du duc de Medina Celi l'occupait aussi beaucoup. La Reine était touchée des malheurs de la connétable; elle n'apprenait qu'avec peine les mauvais traitements qu'une personne de sa qualité recevait dans sa prison; elle se trouvait même dans une particulière obligation de la protéger, à cause de la parole que le duc avait donnée à la Reine, et de la confiance que la connétable y avait prise. Toutes ces raisons l'engagèrent de charger son confesseur d'agir fortement auprès du connétable [396] pour négocier quelque accommodement, soit qu'il la menât en Italie ou qu'elle demeurât en religion à Madrid, comme elle y avait déjà été. Mais l'esprit du connétable et celui de sa femme étaient également aigris; elle ressentait jusqu'au vif l'indigne traitement qu'elle avait reçu, et les sujets de chagrin qu'ils avaient l'un contre l'autre les empêchaient de consentir à ce qui aurait pu leur faire plaisir. Enfin le connétable, pressé de la part de la Reine et conseillé par la marquise de los Balbases, proposa que sa femme se fît religieuse et qu'il se ferait chevalier de Malte [397]. Cela parut fort extraordinaire à tout le monde, et plus extraordinaire à la connétable qu'à personne: car assurément elle n'en avait aucune envie; son esprit ne s'accommodait pas tout à fait des trois vœux, d'une austère clôture et d'une règle sévère. Cependant le connétable s'y opiniâtra d'une telle manière que tous les amis de la connétable virent bien qu'il n'y avait aucun moyen de tirer cette pauvre dame du château de Ségovie qu'en l'obligeant de donner les mains à ce qu'il voudrait. Ainsi elle y consentit, et on la ramena à Madrid le quinzième février 1681, où elle entra d'abord aux religieuses de la Conception de l'Ordre de San Jeronimo. Elle était si humble de son malheur, qu'elle ne voulut voir que ses enfants. Elle leur dit qu'elle s'estimait la personne du monde la plus infortunée; qu'elle allait faire une démarche qui pouvait lui coûter tout le repos de sa vie; qu'elle en envisageait les suites avec terreur; mais que, cependant, elle y était résolue puisqu'elle en avait donné sa parole [398]

«La connétable Colonne arriva samedi dernier de fort bonne heure, dit Mme de Villars. Elle entra dans le couvent; les religieuses la reçurent à la porte avec des cierges, et toutes les cérémonies ordinaires en pareille occasion. De là on la mena au chœur, où elle prit l'habit (de novice) avec un air fort modeste. Un Espagnol, qui était dans l'église, m'a conté tout ce qu'il vit. L'habit est joli et assez galant, le couvent commode. Je ne puis avoir bonne opinion, ajoute Mme de Villars, de l'esprit et de la pénétration de messieurs les Italiens et les Espagnols, de s'être persuadé que cette femme ait pu accepter de bonne foi la proposition de se faire religieuse, et d'espérer par là qu'elle va leur assurer tout son bien.» Quant à la marquise, elle ne croit pas le moins du monde que la connétable soit de la race des La Vallière; elle insiste à plusieurs reprises sur ce point:

«La première fois que j'entendis parler au confesseur de la Reine de la commission qu'il avait du connétable, d'écrire à sa femme, et de lui proposer ce parti, je crus que c'était une pure raillerie, dont je n'aurais jamais voulu me mêler. Le bon père écrivit et la dame n'hésita pas un moment à lui répondre qu'elle y consentait. Pour moi, sans en savoir autre chose, je ne crois point du tout à cette subite vocation...» «Je crus au moins qu'étant entrée au couvent, elle déclarerait qu'elle se moquait, et que tout ce qu'elle avait promis était pour sortir de prison; mais, au lieu de cela, elle prend l'habit dès qu'elle a mis le pied dans l'église [399]...» «Elle en est réduite à jouer la religieuse [400]».

Ce n'était, en effet, qu'un jeu, qu'une mascarade italienne, pour Mme Colonna. «Elle portait des jupes de brocart or et argent sous sa robe de laine, et, aussitôt qu'elle n'était plus devant les religieuses, elle jetait son voile et se coiffait à l'espagnole avec des rubans de toutes couleurs. Il arrivait quelquefois que l'on sonnait une observance à laquelle il fallait qu'elle allât: la maîtresse des novices venait l'avertir; elle reprenait son froc et son voile par-dessus ses rubans et ses cheveux épars; cela faisait un effet assez plaisant, et l'on n'aurait pu s'empêcher d'en rire, si d'ailleurs elle ne s'était pas attiré la compassion de toutes les personnes qui la connaissaient; car enfin elle était dans une véritable nécessité, manquant d'argent, fort mal nourrie et encore plus mal logée [401]

Mme d'Aulnoy raconte qu'elle fut lui rendre visite et qu'elle la trouva gelant de froid dans une chambre aussi haute qu'un jeu de paume, et qui, à proprement parler, n'était qu'un grenier. Voilà dans quel misérable état le connétable laissait sa femme, qui lui avait apporté en dot plusieurs centaines de mille livres de rente. Mme de Villars dit aussi qu'elle manquait de tout.

Le connétable, afin d'achever son ouvrage, avait fait venir de Rome une dispense pour abréger le temps de la profession de sa femme, et qui lui permettait de la faire avant l'année de son noviciat [402]. Quant à lui, il ne se pressait guère à s'engager par des vœux dans l'Ordre de Malte. C'était une comédie qu'il n'avait jouée que pour hâter le consentement de sa femme à entrer en religion. Mais, à son grand déplaisir, il put s'assurer de jour en jour que sa femme n'avait pas plus de goût que lui pour la vie monastique. Le marquis de los Balbases et sa femme montraient la plus grande affliction de voir leur belle-sœur si mal disposée, ce qui prêtait fort à rire dans le monde.

Ne pouvant triompher de la résistance désespérée de sa femme, le prince Colonna prit le parti de l'abandonner dans son monastère, en la laissant dans un état voisin de l'indigence [403]. Il mit la dernière main au mariage de son fils aîné avec la fille du duc de Medina Celi, et il partit trois jours après pour retourner à Rome, emmenant avec lui sa belle-fille et ses deux fils.

«Pour la connétable, elle demeura dans le couvent, où elle traîna assez longtemps son habit de religieuse, et ensuite elle le quitta.» Tel est le dernier mot sur Mme Colonna que l'on trouve dans les Mémoires de Mme d'Aulnoy [404].

Du caractère dont elle était, la dame, loin de s'abandonner au désespoir, et dans l'espérance de rompre quelque jour son ban pour la dernière fois, trouvait encore moyen de plaisanter sur les étranges péripéties de sa destinée. «Si je n'avais pas autant compati à son malheur, écrit Mme de Villars à Mme de Coulanges [405], je n'aurais pu m'empêcher de me divertir à l'entendre parler comme elle fait. Elle a de l'esprit. Elle écrit que cela est surprenant, avec ses hauts et ses bas

C'est aussi pour la dernière fois que Mme de Villars parle de la connétable, dans cette lettre à Mme de Coulanges. Deux mois après elle retournait en France. De son côté, M. de Villars, l'ambassadeur de Louis XIV auprès de Charles II, était obligé de quitter l'Espagne. Dans les Mémoires qui lui sont attribués [406], il ne dit rien de plus que sa femme sur Mme Colonna.

De l'humeur dont elle était, la princesse ne put se résigner à vivre et à mourir dans son cloître. En 1684, elle fut assez heureuse pour s'évader en France et, cette fois, sans être arrêtée. Elle avait dû garder dans sa fuite le plus rigoureux incognito.

Son mari, qui n'avait plus que cinq ans à vivre [407], ne paraît plus s'être occupé d'elle, ou du moins il ne reste aucune trace des démarches qu'il put faire en France pour réintégrer sa femme dans un monastère. S'il en fit, elles restèrent sans effet. L'âge de la connétable, lorsqu'elle rentra en France, l'avait rendue peu dangereuse; Marie-Thérèse était morte depuis un an [408] et Louis XIV ferma les yeux. Après la mort de son mari, Mme Colonna retourna en Italie, où elle resta jusqu'en 1705 et où «elle ne contraignit pas ses mœurs», comme nous l'a dit Saint-Simon [409].

A cette date, il enregistre son entrée en France, en plein règne de Mme de Maintenon:

«Cette connétable (la plus folle et toutefois la meilleure de ces Mazarines) s'avisa cette année de venir d'Italie débarquer en Provence. Elle y fut plusieurs mois sans permission d'approcher de plus près. Enfin, elle l'obtînt à la sollicitation de sa famille, pour la voir sans l'aller chercher si loin, à condition qu'elle ne mettrait pas le pied dans Paris, beaucoup moins à la cour. Elle vint à Passy, dans une petite maison du duc de Nevers, son frère. Hors sa famille, elle ne connaissait plus personne. Tout était renouvelé depuis qu'elle était partie de France pour s'aller marier avant le mariage du Roi [410]. L'ennui la prit d'être si mal accueillie, et d'elle-même elle s'en retourna assez promptement [411]

Qui ne voit dans cette défense absolue de revenir à la cour et même à Paris, l'influence secrète de Mme de Maintenon, vieille, dévote, et d'autant plus ombrageuse?

Que devint Marie Mancini depuis cette époque? où traîna-t-elle les dernières années de sa vie? nul ne le sait. Le P. Anselme et la Chenaye des Bois prétendent qu'elle mourut à Madrid en mai 1715, la même année que Louis XIV et en le précédant de quelques mois seulement. Le président de Brosses, qui voyageait en Italie au commencement de la Régence, dit, en parlant d'elle: «Je fus fort surpris d'apprendre que cette sempiternelle, qui était maîtresse de Louis XIV il y a un siècle, n'était morte que depuis peu d'années [412]

Ainsi finit dans l'obscurité la plus profonde celle sur qui l'amour du Roi avait attiré les regards de l'Europe; celle de qui l'histoire a retenu ce mot triste et charmant: «Vous m'aimez, vous êtes Roi, et je pars!» Ainsi mourut inconnue et oubliée celle que les courtisans avaient saluée comme une Reine, comme la muse de la poésie et des beaux-arts. Quelle existence offrit jamais de plus étranges contrastes! Aujourd'hui on la voit sur les marches d'un trône, demain errante et fugitive ou sous les grilles d'un monastère, mais encore plus esclave, et toujours victime de ses passions et de l'inconstante mobilité de son caractère. Une seule fois elle donne le spectacle de ce que peut une âme intrépide qui se dompte elle-même: elle sacrifie avec grandeur au repos de l'État, en même temps qu'à sa dignité de femme, sa passion pour Louis XIV. Puis, comme si ce grand effort avait à jamais brisé la fierté de son âme, à partir de ce jour, elle cède au torrent et s'abandonne à tous les caprices de son imagination et à l'inquiétude de son humeur. Rien ne peut faire plier sa nature indomptable, ni les menaces, ni la prison, ni les coups les plus rudes de la Fortune. Elle brave tout, jusqu'à la mort, pour n'obéir qu'aux entraînements de sa fantaisie.

Jusqu'à son départ pour l'Italie, elle se maintient presque à la hauteur des héroïnes de roman, créées par le noble et gracieux génie de Mme de La Fayette; depuis sa fuite de Rome, elle descend jusqu'au rôle des héroïnes de Gil Blas. Elle n'est plus qu'une princesse d'aventure.

FIN.


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