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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Dernière maladie de Mazarin.—Il promet en mariage sa nièce Marie Mancini au prince Colonna, grand connétable du royaume de Naples.—Causes de ce projet de mariage.—Désespoir de Marie Mancini.—Sa passion pour le prince Charles de Lorraine.—Mort de Mazarin.—Retards que met le connétable à épouser Marie Mancini.—Prétendues offres à Marie d'autres partis par le Roi, et prétendus refus de Marie.—Motifs qu'elle en donne dans ses Mémoires.—Son mariage par procuration avec le connétable.—Elle est conduite jusqu'à Milan, où l'attendait le connétable.—Vrais sentiments de Louis XIV, à cette époque, pour la connétable.—Diversité des opinions de la cour sur les sentiments du Roi.—Lettres de Louis XIV au connétable et à Mme de Venel.—Maladie de Marie Mancini pendant le voyage.—Son arrivée à Rome.

La santé du cardinal Mazarin, depuis son retour des conférences, déclinait de jour en jour. Atteint de la goutte et de la gravelle, les trois mois qu'il venait de passer aux bords humides et marécageux de la Bidassoa, au milieu des fatigues d'un travail incessant et des inquiétudes de tout genre dont il était assailli, avaient hâté les progrès de son mal. Sa goutte se porta aux entrailles, ce qui lui donna de la fièvre, des convulsions et du délire. Le Roi, très alarmé de son état, se rendait chaque jour à Paris pour le visiter et le consulter: «Sire, lui dit un jour Mazarin, vous demandez conseil à un homme qui n'a plus de raison et qui extravague.» Le roi, s'apercevant en effet qu'il avait quelques absences et défaillances d'esprit, fut très ému d'un tel spectacle et, s'étant retiré dans une galerie, il pleura ce grand homme, qui avait protégé son enfance contre les factions et qui lui avait servi à la fois de gouverneur, de ministre, de tuteur et de père. Bientôt la goutte remonta des entrailles à l'estomac, le malade fut en proie à de douloureux étouffements, et une hydropisie aux poumons commença à se déclarer. L'état désespéré où il était ne l'empêchait pas de penser à ses trésors, et l'on remarqua avec surprise que, dans les moments de relâche, il s'occupait à peser avec le plus grand soin les pistoles qu'il gagnait, pour remettre au jeu le lendemain les plus légères [266]. Son unique regret en quittant la vie était de se séparer de tant de richesses mal acquises, qui, au témoignage du surintendant Fouquet, s'élevaient à plus de cent millions de livres.

Le 22 février (1661), le Roi et la Reine mère, qui étaient alors à Vincennes, allèrent visiter le Cardinal. Ils le trouvèrent plus mal et plus oppressé. Il leur parla cette fois de sa mort, et leur dit des choses si touchantes qu'en le quittant ils fondirent en larmes [267]. Ce n'est pas qu'au fond, il fût sensible à ces attentions. Comme il ne se passait pas de jour qu'Anne d'Autriche ne vînt s'asseoir auprès de son lit, et n'y restât longtemps pour lui donner de tendres soins, le malade, même en sa présence, laissait éclater sa mauvaise humeur, «et la traitait comme si elle eût été une chambrière; et quand on lui venait dire qu'elle montait pour aller chez lui, il refrognait les sourcils et disait en son jargon: «Ah! cette femme me fera mourir, tant elle est importune. Ne me laissera-t-elle jamais en repos [268]

«Il poussa si avant son ingratitude et son peu de respect pour eux (pour le Roi et la Reine mère), qu'on en levait les épaules et qu'on disait qu'on n'avait jamais vu faire litière de la royauté comme il faisait [269]. »

La mort le prenant à la gorge, il fallut enfin qu'il se décidât à partager ses innombrables trésors entre ses héritiers.

Un de ses premiers soins fut d'ordonner le mariage de sa nièce Marie Mancini avec le grand connétable de Naples, le prince Colonna, qui appartenait à l'une des plus anciennes et des plus illustres familles de l'Italie [270]. Il redoutait, ainsi que la Reine mère, que la passion du Roi, bien qu'elle parût éteinte, ne se réveillât et ne se montrât moins docile que la première fois. Il fallait donc, et à tout prix, éloigner le plus possible de sa vue celle qui fut l'objet de son ancien amour, et voilà pourquoi, malgré la vive résistance de Marie, le connétable fut préféré à tout autre parti. Mazarin assignait à sa nièce «une dot de cent mille livres de rentes en Italie et sa belle maison de Rome qu'il lui laissa [271]

A cette époque, bien qu'elle ait gardé le silence sur ce point dans ses Mémoires, elle aimait encore éperdument le prince Charles de Lorraine, et, lorsque son mariage avec le connétable fut arrêté par son oncle, elle laissa éclater «un désespoir si violent, qu'elle ne put s'empêcher de reprocher au Roi la faiblesse qu'il avait témoignée pour elle en cette occasion, et au Cardinal l'outrage qu'il lui faisait de faire un sacrifice de son cœur et de sa personne [272]

Nous avons dit plus haut comment elle a essayé de donner le change à ses lecteurs, dans son Apologie, en prétendant qu'elle était restée fidèle à sa passion pour le Roi.

Voici maintenant les intéressants détails qu'elle nous donne sur son mariage avec le prince Colonna:

«Mon oncle commença alors à se trouver mal, et, voyant que chaque jour sa maladie empirait, il résolut enfin de me marier avec le connétable qui, toujours constant et amoureux de moi, persistait à me demander. A quoi m'ayant à la fin fait consentir, Son Éminence écrivit au marquis Angeleli, qui était alors à Bruxelles. Ce marquis vint en même temps, et comme il était agréable, galant et qu'il avait infiniment d'esprit, il persuadait aisément ce qu'il voulait. Il se servit si bien d'un si beau talent en faveur du connétable et des coutumes d'Italie, que m'ayant fait agréer plus que jamais la proposition, ce fut à ma prière que l'évêque de Fréjus sollicita mon oncle pour achever au plus tôt cette affaire. Si bien que Son Éminence conclut mon mariage quelques jours auparavant celui de ma sœur Hortense avec le duc Mazarin [273], et acheva peu de temps après la carrière d'une si illustre vie, par une mort qui fut honorée de tous les témoignages possibles d'estime et d'affection de la part de Sa Majesté.»

Le Cardinal mourut le 9 mars 1661 avant d'avoir vu célébrer ce mariage qu'il avait tant à cœur. Il fit paraître à sa mort des sentiments de piété qu'on ne lui avait jamais connus jusque-là. On le soupçonnait de n'avoir pas eu beaucoup de religion, à en juger par son peu «de vénération pour les mystères les plus sacrés [274]». Il n'en montra pas moins beaucoup de fermeté et de tranquillité d'esprit dans ses derniers jours... Suivant la belle expression de Mme de Motteville, «il fit bonne mine à la mort.»

Bien que son neveu Mancini et ses nièces eussent été gorgés par lui de trésors et d'honneurs, pour toute oraison funèbre, ils poussèrent cette indécente exclamation, au moment où il venait d'expirer: «Pure è crepato!»

Mais revenons au récit de la connétable: «Après qu'on eût rendu à sa mémoire ce qu'on lui devait, bien loin que ce changement en apportât dans le cœur du Roi, la bonté qu'il avait pour nous semblait être augmentée, ne passant pas de soir qu'il ne vînt dans notre appartement, suivi de la meilleure partie de sa cour, qui était alors si éclatante qu'on n'a jamais rien vu de plus riche ni rien de plus pompeux, ni jouer plus grand jeu que l'on jouait alors chez nous.

«Avec tous ces divertissements, je ne laissais pas d'avoir l'âme pleine de soucis et d'inquiétude, voyant que les articles que le connétable devait envoyer signés ne venaient point. Et comme tout le monde croyait que ce retardement ne provenait que du changement des affaires, depuis que mon oncle était mort, il plût à Sa Majesté de m'offrir divers partis, parmi la plus illustre noblesse de sa cour. Mais, ne prenant pas moins de cœur de voir évanouir toutes mes espérances, que de tenir ma parole, je répondis à Sa Majesté, sur les offres qu'elle me faisait, que, si le connétable avait changé de sentiment, je voulais aller passer le reste de mes jours dans un couvent.»

Ne nous laissons pas prendre à ce beau langage de la sirène. Ce n'était pas dans un couvent qu'elle devait chercher des consolations.

«Peu de jours après cette proposition, poursuit-elle, on vit enfin arriver le courrier qui apporta les articles que nous attendions... On commença à faire les cérémonies de mon mariage en la chapelle du Roi, où la messe fut célébrée par l'archevêque d'Amasia, aujourd'hui patriarche de Jérusalem, qui me fit un présent de très grande valeur de la part du connétable son neveu, au nom duquel le marquis Angeleli me donna la main. Cette cérémonie étant achevée, on me traita en princesse étrangère, et, comme telle, on me donna le tabouret dans la chambre de la Reine. C'était là le commencement de cette affaire, et le départ, la fin. Je le sollicitai avec beaucoup d'empressement, ne pouvant avoir de repos que je ne me fusse mise en chemin, parce qu'une fois qu'on a pris une résolution favorable ou contraire, il faut l'exécuter le plus tôt que l'on peut. Je partis donc, et, en prenant congé de Leurs Majestés, le Roi eut la bonté de m'assurer que j'aurais toujours part dans son souvenir, et qu'il m'honorerait toujours de son affection, quelque part du monde que je fusse. Ensuite de cela, je partis, accompagnée du patriarche de Jérusalem, du marquis Angeleli et de notre gouvernante [275], suivie de cinquante gardes à qui Son Éminence avait donné ordre, avant que de mourir, de m'escorter jusqu'à Milan, où le connétable me devait venir prendre...»

Le mariage, comme nous l'apprend la Relation de la connétable, avait donc eu lieu par procuration, et le prince Colonna ne devait la voir pour la première fois qu'en Italie.

Les passages que nous venons de citer des Mémoires de Marie Mancini, nous offrent une particularité sur laquelle sont muets tous les autres Mémoires du temps. Louis XIV, après la mort de Mazarin, voyant que le connétable tardait à exécuter sa promesse de mariage, eût-il l'intention de faire épouser Marie par un des seigneurs de sa cour? Cela est fort douteux, de l'humeur dont il connaissait la dame et sachant fort bien à quoi s'en tenir sur sa nouvelle passion pour le prince de Lorraine, qui lui avait inspiré de si profonds ressentiments. Il ne faut voir, croyons-nous, dans le récit de la connétable sur ce point qu'une invention pour tourner les choses à son avantage et pour maintenir autour de sa figure une auréole poétique. La vérité est que le Roi ne fut pas fâché de la voir partir et d'être séparé d'elle par quelques centaines de lieues. On peut trouver la preuve de ce sentiment peu favorable à l'exilée dans ses refus constants de la laisser revenir à Paris, lorsque, plus tard, s'étant enfuie de Rome, où elle avait abandonné son mari et ses enfants, elle fit de si nombreuses et vaines tentatives pour rentrer en France.

Les opinions pourtant, il faut bien le dire, étaient partagées à la cour sur le point de savoir si le Roi avait ou non gardé pour elle un tendre sentiment. Mme de Motteville nous a fait connaître cette divergence d'opinion des contemporains. «Le Roi, à son retour, nous dit-elle, avait vécu avec elle avec beaucoup plus de marques d'indifférence que de passion. Quelques-uns ont dit qu'il eut encore quelques moments de tendresse qui pensèrent rallumer ses premières flammes; mais je l'ignore, et n'en puis rien dire.»

Quelque indiscrétion du Roi à ses courtisans aurait pu seule nous révéler le secret des choses. Mais, s'il eut à se plaindre de l'infidélité de Marie, il ne crut pas de sa dignité de le témoigner. Loin de là, il ne s'exprimait qu'avec une respectueuse délicatesse, lorsqu'il fut obligé, en certaines circonstances bien rares, de parler de la connétable.

On ne connaît que trois lettres du Roi, dans lesquelles il est question de son ancienne amie, deux au connétable, la troisième à Mme de Venel [276].

Relisons cette lettre à Mme de Venel, qui venait de conduire jusqu'à Milan la connétable, et nous y trouverons des expressions du Roi si charmantes et si délicates, que l'on peut dire qu'elles furent comme les dernières lueurs de son amour. On remarquera que le Roi ne prononce pas le nom de Marie Mancini; mais comment Mme de Venel eût-elle pu s'y tromper, lorsqu'il la désigne d'un mot si tendre?

«Madame de Venel,

«J'ai été très aise d'apprendre, par vos lettres de Milan, l'heureux succès de votre voyage et la fin de vos aventures. Après avoir gardé un trésor avec la dernière vigilance, il n'y avait rien de plus honnête que de le remettre tout entier à celui à qui il appartient, comme vous avez fait.»

Mme de Venel, à qui le Roi avait déjà donné par anticipation le brevet de sous-gouvernante de la première fille qui lui naîtrait, Mme de Venel, après avoir rendu compte au Roi de sa mission, lui avait souhaité d'abord un Dauphin et même un second fils. Le Roi, dans la même lettre, la remerciait ainsi de ce souhait délicat, dont l'accomplissement eût ajourné pour longtemps l'exercice de ses fonctions:

«Par là vous méritez de plus en plus qu'on vous en confie (des trésors) de plus importants, et c'est aussi ce que j'ai résolu de faire dès le moment que je le pourrai; et même, s'il y avait en cela autant de retardement que vous le souhaitez par un excès de zèle, j'y suppléerai volontiers en vous donnant, d'ailleurs, des marques de la continuation de ma bienveillance aux occasions qui s'offriront [277]

La connétable, à la suite des nombreuses émotions qui l'avaient assaillie, lorsqu'il lui avait fallu quitter la France, était tombée assez gravement malade, et son arrivée à Rome dut être retardée par les soins qu'on lui donna pendant la route. Le connétable écrivit au Roi pour lui annoncer cet accident ainsi que la convalescence de sa femme et leur arrivée à Rome, et le Roi lui répondit:

«Mon cousin, après les fatigues d'un grand voyage et une dangereuse maladie, ce n'est pas peu que ma cousine, votre femme, soit enfin arrivée à Rome en état de convalescence. J'ai été très aise d'apprendre cette bonne nouvelle par la lettre que vous m'avez écrite, espérant que le repos et la satisfaction d'être avec vous achèveront bientôt de la remettre en parfaite santé, comme je le souhaite de tout mon cœur. J'ai vu aussi avec grand plaisir ce que vous me dites des sentiments qu'elle conserve à mon égard et de la part que vous y prenez. Assurez-vous que les miens seront toujours tels pour vous et pour elle que vous pouvez le désirer, et que j'embrasserai avec joie toutes les occasions de vous le confirmer par les effets [278]

Nous allons raconter maintenant la fin de la vie de Marie Mancini, qui fut bien plus semblable à un roman qu'à une histoire véritable.


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