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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Entrée solennelle du Roi à Paris.—Marie Mancini demandée en mariage par le prince Charles de Lorraine.—Portrait de Charles IV duc de Lorraine.—Ses divers mariages.—Amours du prince Charles de Lorraine et de Marie Mancini.—Portrait de ce prince.—Son projet d'épouser Marie Mancini traversé par son oncle qui feint de se mettre lui-même sur les rangs.—Comédie jouée par le duc.—Ce que dit Marie Mancini dans ses Mémoires de ses relations avec le prince Charles.—Ses récits mensongers.—Sa présentation à Marie-Thérèse.—Froideur du Roi pour elle et sa cause.—Reproches qu'elle adresse au Roi.—Amours du prince Charles et de Mlle d'Orléans.—Jalousie et vengeance du Roi contre Marie Mancini et le prince Charles.—Projet de mariage entre Hortense Mancini et Charles II, roi d'Angleterre.

Le 13 juillet, la cour était revenue à Fontainebleau et, le 26 août, le Roi faisait son entrée solennelle à Paris [239]. «Paris, dit Voltaire, vit avec une admiration respectueuse et tendre cette jeune Reine, qui avait de la beauté, portée dans un char superbe, d'une invention nouvelle, et le Roi à cheval à côté d'elle, paré de tout ce que l'art avait pu ajouter à sa beauté mâle et héroïque, qui arrêtait tous les regards [240]

Ce mariage, qui mettait fin à une si longue guerre, était l'œuvre du Cardinal. Il était parvenu au comble de la puissance et de la gloire. Les princes recherchaient des alliances dans sa famille, comme s'il se fût agi de celle du plus grand roi. Il vit à ses pieds le duc de Lorraine, Charles IV, et le neveu de ce prince, son héritier présomptif, le beau Charles de Lorraine, se disputer la main de Marie Mancini; il vit le duc de Savoie lui offrir d'épouser une de ses nièces, à la condition qu'on lui rendît Pignerol; il vit enfin la reine de la Grande-Bretagne, la fille de Henri IV, après qu'elle eut accompli le mariage de la princesse sa fille avec Monsieur, frère du Roi, lui demander de nouveau pour son fils Charles II, remonté depuis deux mois à peine sur le trône, la main d'Hortense.


Quelques mots sur ces divers projets d'union, dont les deux premiers surtout font incidemment partie de notre sujet.

A dire vrai, la demande de la main de Marie Mancini par Charles IV, duc de Lorraine, ne fut qu'une comédie; mais, pour en saisir le secret et l'intrigue, il est nécessaire d'entrer dans quelques détails sur la personne et sur la situation de ce duc à l'égard de Louis XIV.

«Ce prince qui, suivant l'expression de Voltaire, passa sa vie à perdre ses États et à lever des troupes», était devenu, depuis son avénement, l'implacable ennemi de la France. D'abord, il avait reçu à sa cour Gaston, duc d'Orléans, frère de Louis XIII, qui, à la suite d'une conspiration contre Richelieu, et pour se soustraire à la vengeance du terrible Cardinal, était venu lui demander un refuge. Puis, non content de cela, il lui avait fait épouser sa sœur Marguerite. Enfin, il s'était déclaré l'allié de l'empereur Ferdinand II et il avait mis ses troupes à sa disposition.

A la suite de ces actes d'hostilité, ses États avaient été plusieurs fois envahis par les armées de Louis XIII et plusieurs fois démembrés en vertu de divers traités qu'il éludait et violait sans cesse [241]. C'est ainsi qu'il avait perdu successivement le duché de Bar et plusieurs villes importantes qui furent démantelées.

Aussi astucieux et aussi peu fidèle à sa parole envers ses propres alliés qu'envers la France, il avait refusé de faire la campagne de 1653 sous les ordres du prince de Condé, qui commandait en chef les Espagnols, et d'évacuer plusieurs places que ses troupes occupaient en Allemagne. Pour punir ce manque de foi, le comte de Fuensaldagne l'avait fait arrêter à Bruxelles, où il avait été attiré comme dans un piége par l'archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas [242]. De là on l'avait conduit à Anvers, puis en Espagne, où, pendant cinq ans, il resta prisonnier dans le château de Tolède, jusqu'au traité des Pyrénées qui lui rendit enfin la liberté. Mais il fut stipulé par ce traité qu'il ne serait remis en possession que de la Lorraine et de Nancy démantelé, et que le duché de Bar, le Clermontois et Moyenvic resteraient à la France.

Ce prince fut sans contredit l'un des plus grands épouseurs de son siècle, et l'histoire de ses divers mariages est un véritable roman.

Le marquis de Beauvau, son historien, qui vécut longtemps auprès de lui et dans son intimité, nous a laissé de ce singulier personnage un portrait aussi original que peu flatté, dont voici quelques traits: «Il était de bonne humeur, dit-il, galant et enjoué parmi les dames, pour lesquelles il a toujours témoigné une forte passion, jusqu'à contracter des mariages honteux, si ses parents ne s'y étaient fortement opposés; et, quoiqu'il semblât que l'âge dût consommer cette passion, elle a paru néanmoins jusqu'à la fin. Parmi tout cela il paraissait dévot, et particulièrement au Saint Sacrement comme à la source de toutes les dévotions. Il ne laissa aucun enfant qui pût être juridiquement censé légitime, quelque effort qu'il ait fait pour trouver quelque moyen de faire régner le prince de Vaudemont après lui, au préjudice de son neveu le prince Charles [243]

En premières noces, il épouse Nicole, fille aînée du duc de Lorraine, Henri-le-Bon, et, grâce aux droits de cette princesse, il devient duc de Lorraine. Bientôt, il soutient que cette union est nulle, il abandonne Nicole, en refusant de lui restituer ses États, et, sans avoir fait casser juridiquement son mariage, il épouse Béatrix de Cusane, princesse de Cantecroix, aussi remarquable par son esprit que par sa beauté. Ce ne fut qu'après la consommation de ce nouveau mariage, qu'il s'avisa de poursuivre à Rome la nullité du premier, tandis que la princesse Nicole sollicitait de son côté la nullité du second. Le Pape excommunie le duc, et le duc se moque de l'excommunication du Pape. Il continue à vivre avec la belle princesse de Cantecroix, qui le suivait partout dans ses voyages, et que l'on avait surnommée sa femme de campagne.

Une sentence du tribunal de la Rote déclare légitime le mariage de Charles et de Nicole. Le duc n'en fait pas plus de cas que de la bulle d'excommunication. Nicole meurt en 1657; Béatrix presse aussitôt le duc de ratifier son union avec elle. Comme il avait cessé de l'aimer, il s'y refuse, en l'accusant de prodigalité et de galanterie. Sur ces entrefaites la cour de Rome déclare illégitime le mariage de Charles et de Béatrix, et ce n'est qu'au lit de mort de cette princesse qu'il consent enfin à l'épouser par procuration.

Ce prince, que ses innombrables amours ne peuvent guérir de sa manie matrimoniale, a l'étrange pensée, un jour, d'épouser la fille d'un apothicaire, Marianne Pajot, d'une merveilleuse beauté. On dresse le contrat de ce mariage morganatique. Le duc y fait insérer la clause que les enfants à naître ne seront point habiles à succéder aux duchés de Bar et de Lorraine. Cette clause semble ne porter aucune atteinte aux droits que Louis XIV s'est acquis sur la Lorraine par le traité de Montmartre. Le duc se croit donc en état d'épouser en toute sécurité. Mais le Roi, pour couper court à toute réclamation ultérieure et à la sollicitation de la duchesse d'Orléans, indignée que son frère lui donne pour belle-sœur la fille d'un maître Purgon, fait enlever Marianne Pajot et la fait enfermer dans un monastère. Ainsi finit ce nouveau roman.

Enfin ce terrible épouseur, à l'âge de soixante-deux ans, se marie avec une jeune fille de treize ans, Louise d'Aspremont, dont, pour ces deux raisons contraires, il n'eut pas d'enfants.

Il n'en avait pas eu de Nicole, mais Béatrix lui avait laissé une fille et un fils, le prince Henri de Vaudemont, qui mourut sans postérité.

Toutes ces explications, comme on le verra bientôt, sont nécessaires pour que le lecteur puisse suivre le fil de la singulière intrigue que va dérouler devant ses yeux un témoin oculaire, très digne de foi et fort bien informé, le marquis de Beauvau, qui a laissé de curieux Mémoires sur Charles IV [244] et qui, pendant de longues années, fut le gouverneur de Charles de Lorraine, neveu et successeur de ce prince.

Au moment des négociations de Saint-Jean-de-Luz, le duc Charles venait à peine de sortir de sa prison d'Espagne. A cette époque il vivait encore avec la princesse de Cantecroix, mais son mariage avait été déclaré nul par l'Église. Dans l'espoir que ses États lui seraient intégralement rendus, il fit demander au cardinal Mazarin, par un sieur de la Chaussée, et d'abord pour son neveu, le prince Charles de Lorraine, la main de Marie Mancini. Mais lorsqu'il vit que cette offre brillante n'avait pas empêché le démembrement de ses domaines, cédant à un premier mouvement de dépit, il désavoua hautement La Chaussée.

Le duc Charles avait pour frère Nicolas-François de Vaudemont, qui avait épousé Claude de Lorraine sœur puînée de la princesse Nicole, et dont il eut Charles de Lorraine, lequel succéda plus tard à son oncle Charles IV. Le duc François, afin de sauvegarder et de fortifier les droits du jeune Charles, son fils, sur le duché de Lorraine, fief féminin, droits que celui-ci tenait du chef de sa mère, depuis la mort de Nicole, voulut le marier avec la fille que le duc Charles avait eue de Béatrix de Cantecroix. Mais le duc, bien loin d'agréer cette proposition et afin de couper court à une nouvelle demande, qui lui semblait comme un attentat à sa succession, maria précipitamment cette jeune princesse du côté gauche avec le prince de Lillebonne, cadet de la maison d'Elbeuf.

Une assez profonde mésintelligence régnait depuis longtemps entre les deux frères. Cet affront y mit le comble. Les choses en vinrent à ce point qu'un jour, à la suite d'une discussion, ils mirent la main à la garde de leur épée.

Le duc François et le prince son fils, n'ayant plus d'espoir de rendre le duc de Lorraine favorable à leurs intérêts, ne virent plus d'autre moyen de les sauvegarder qu'en demandant de leur côté au cardinal Mazarin la main de sa nièce Marie Mancini.

Une femme fort intrigante et d'un esprit raffiné, Mme de Choisi, qui fut la mère du fameux abbé de ce nom, et qui, suivant Mlle de Montpensier, était «fort portée à faire des mariages [245]», conseilla au jeune prince de faire la cour à Marie Mancini.

Marie venait, comme nous l'avons dit, de rentrer à Paris et son oncle avait hâte de la marier au plus tôt, afin d'élever une nouvelle barrière entre elle et le Roi.

Mme de Choisi renoua connaissance avec un certain abbé Buti, fort adroit Italien, que Marie employait quelquefois à son service. L'abbé et la dame se virent fréquemment, ils dressèrent leurs batteries, des ouvertures furent faites à la nièce de Mazarin. Elle les accueillit avec transport. La servitude dans laquelle elle était maintenue par son oncle commençait à lui devenir insupportable, et son imagination, qui ne rêvait que des couronnes, lui persuadait déjà qu'elle serait bientôt duchesse de Lorraine. Elle ne se fit pas prier pour une première entrevue, qui fut aussitôt suivie de plusieurs autres. Elle fut éblouie par le grand air, la beauté mâle, l'intelligence du jeune prince, et celui-ci ne le fut pas moins par l'esprit de Marie, par l'éclat de ses yeux, étincelants de passion, et surtout par la renommée qu'avait attachée à sa personne l'amour d'un grand Roi [246]. C'était une séduction de plus et bien digne de piquer l'amour-propre d'un cavalier aussi accompli que le prince de Lorraine.

Tout annonçait déjà dans ce prince le héros qui devait jouer un si grand rôle aux journées du Saint-Gothard et de Senef, aux siéges de Philisbourg et de Mayence, et que l'empereur Léopold Ier jugea digne plus tard de la main de sa sœur l'archiduchesse Marie-Éléonore, reine douairière de Pologne. Rien ne pouvait faire prévoir alors que ce prince ne rentrerait jamais dans ses États, et, à défaut d'une couronne royale, Marie Mancini se contentait fort bien d'une couronne ducale [247]. Elle aimait d'ailleurs le prince avec le même emportement qu'elle avait aimé Louis XIV, et Charles de Lorraine se laissa entraîner, comme le Roi, par cet amour impétueux et irrésistible.

Mais laissons la parole au marquis de Beauvau, qui tenait certainement tous ces détails de la bouche même du jeune prince Charles, dont il était gouverneur:

«La demoiselle, comme j'ai dit, trouvait le prince à son gré, et lui donnait souvent des rendez-vous, tantôt au jardin des Tuileries, tantôt en des églises, car sa gouvernante ne lui permettait pas de le voir chez elle, et, bien souvent, ils n'osaient se parler de peur qu'on ne soupçonnât leur inclination mutuelle. Le prince, de son côté, se laissait enflammer d'une passion ardente et assez ordinaire chez les jeunes gens, lorsqu'ils rencontrent une fille qui leur fait beau jeu. Ce n'est pas que cette demoiselle fût belle, ajoute Beauvau, qui se tait par galanterie sans doute sur les détails du jeu, mais elle avait l'esprit vif et engageant, et il la considérait comme un sujet capable de rétablir sa maison, de sorte que leur impatience réciproque gâta tout.»

Et ici Beauvau entre dans des explications du plus vif intérêt sur l'étrange et astucieuse conduite que tint alors le duc Charles IV.

«Il y a apparence, poursuit-il, que le cardinal Mazarin aurait aisément consenti à ce mariage, puisqu'il ne pouvait rencontrer un parti, ni plus avantageux, ni plus glorieux pour sa nièce, et que la Reine mère même, qui avait pris un trop grand ombrage de l'inclination du Roi pour cette demoiselle, et qui craignait que cela n'apportât à la fin quelque trouble à la nouvelle Reine, le pressait de la marier. Mais comme ce ministre était rusé, et qu'il voulait toujours paraître fort modéré aux choses qui regardaient ses intérêts particuliers, afin de faire croire qu'il ne considérait que ceux du roi son maître, il eût désiré que le duc eût fait rechercher sincèrement son alliance pour monsieur son neveu [248]

Nous connaissons les dispositions de Charles IV pour Charles de Lorraine. Bien loin de favoriser son projet, il le traversa ouvertement, témoignant tout haut de l'aigreur contre ceux qui l'appuyaient, et s'emportant même jusqu'aux menaces.

Un tel éclat ne pouvait être que blessant pour le Cardinal. Mais le duc, afin de lui persuader qu'il ne s'opposait au mariage de son neveu que parce qu'il désirait lui-même épouser Marie Mancini, lui en fit faire la demande formelle par le duc de Guise.

En même temps, afin de rompre le commerce de son neveu et son projet de mariage, il affecta d'aller voir souvent Marie Mancini, «et d'user de toutes sortes de cajoleries et de persuasion, pour lui faire croire qu'il avait dessein de l'épouser lui-même». «Et pour mieux engager Mme de Venel, sa gouvernante, poursuit Beauvau à qui nous empruntons ces piquants détails, il lui jeta un jour une pierrerie dans son sein, qu'elle avait refusé d'accepter de sa main. Sur quoi il arriva que cette dame, pensant la lui avoir rejetée dans la genouillère de sa botte, elle tomba par terre, et fut trouvée par un laquais qui en profita, le duc ni Mme de Venel ne l'ayant pas voulu reprendre.»

La demande du duc de Lorraine ayant été faite par le duc de Guise, le Cardinal, qui connaissait la duplicité du personnage, exigea, cette fois, pour plus de sûreté, que Charles IV lui fît cette ouverture de sa propre bouche. Nous ignorons si le prince, qui était tout pétri d'irrésolution et de fourberie, osa risquer ce pas. Par malheur pour lui, le Cardinal intercepta une lettre qu'il adressait en même temps à la princesse de Cantecroix, dans laquelle il la suppliait de ne pas s'alarmer de ses démarches matrimoniales, que ce n'était qu'un jeu de sa part pour améliorer ses affaires, et que, le moment venu, il trouverait bien moyen de se dégager [249].

Mazarin, outré de cette nouvelle perfidie, résolut de ne plus entendre parler ni du mariage de l'oncle ni de celui du neveu, et, pour se venger, il amusa, jusqu'aux derniers jours de sa vie, le duc de Lorraine par l'espérance toujours ajournée d'un traité d'accommodement avec le Roi [250]. «Voilà, s'écrie à ce propos le marquis de Beauvau, voilà comme trop de raffinement gâte plus souvent les meilleures affaires qu'il ne les fait réussir.»

Marie Mancini dut faire aussi peu de cas des promesses que des galanteries du vieux duc. Mais elle fut au désespoir de la rupture de son projet de mariage avec le prince de Lorraine. Elle l'aimait tendrement et follement. Sa passion pour lui était si forte, qu'elle avait souvent déclaré ou qu'elle l'épouserait ou qu'elle se ferait religieuse [251]. Vain serment! Elle n'était pas de la race des La Vallière, et si, plus tard, on la vit dans un couvent, ce ne fut pas à coup sûr de son plein gré qu'elle y entra.

Il est intéressant de placer ici sous les yeux du lecteur ce que Marie Mancini a dit de ses relations avec le prince Charles de Lorraine, dans ses Mémoires, dont l'authenticité ne saurait faire l'ombre d'un doute [252]. Elle était trop jalouse de paraître restée fidèle à son amour pour un grand Roi, elle savait trop tout l'intérêt qu'éveillait autour de son nom ce poétique souvenir, devant ses contemporains et devant la postérité, pour qu'elle ait osé de sa propre main en ternir l'éclat. Aussi avec quel soin passe-t-elle sous silence la nouvelle passion dont elle fut éprise pour Charles de Lorraine!

«La paix faite, dit-elle, et le mariage du Roi conclu, Son Éminence envoya un ordre à notre gouvernante pour nous mener à Paris, où nous arrivâmes quelques jours avant que la cour partît de Bordeaux, et où le prince Charles de Lorraine, autant galant que bien fait, commença à me faire l'amour; mais j'étais encore peu disposée à recevoir une nouvelle passion. La chute que je venais de faire était trop grande, et il fallait du temps pour m'en consoler et non pas des soupirs.

«Mes sœurs ne se plaisaient point aux assiduités de ce prince, et, comme elles se trouvaient souvent engagées à me suivre aux Tuileries, elles se lassaient de ces continuelles promenades, où ce prince me suivait toujours [253], et il était souvent l'objet de leur censure, jusqu'à le railler sur les soins qu'il me rendait, et sur l'estime particulière que j'avais pour lui, et que je ne pouvais refuser à son mérite.»

Écoutons maintenant ce qu'elle dit du rôle d'amoureux qu'essaya de jouer auprès d'elle le vieux duc de Lorraine, rôle sur lequel elle est loin de se méprendre et dont elle devine fort bien le secret motif:

«Le duc de Lorraine, son oncle, avait pénétré dans le dessein de son neveu, et craignant que ce prince, comme son légitime successeur, avec le mariage qu'il projetait, n'entrât dans les intentions du Cardinal mon oncle, et qu'il ne reçût de Son Éminence des avantages qui auraient pu tourner à son préjudice, chercha le moyen de s'opposer à ces inconvénients, et il voulut même occuper sa place, mais assez mal, parce qu'un homme de son âge ne pouvait pas remplir celle d'un jeune prince, et que son empressement à me suivre partout ne pouvait pas avoir le même succès que les assiduités de son neveu.»

Après cette demi-confidence sur laquelle elle se hâte de jeter un voile, Marie Mancini nous raconte sa présentation à la nouvelle Reine, l'émotion et le trouble qu'elle éprouva de se retrouver en présence du Roi et la souffrance que lui causa l'indifférence de ce prince. Ici l'on voit, l'on sent qu'elle parle en toute sincérité. Ce qui mit le comble à sa douleur ce fut d'entendre l'éloge de Marie-Thérèse, de la bouche même de celui qui l'aima autrefois d'une si vive tendresse:

«Dans le temps que ce nouvel amant (le duc de Lorraine) s'efforçait de me rendre ses devoirs amoureux, la cour arriva à Fontainebleau, où le Cardinal nous fit venir faire la révérence à la nouvelle Reine. Je prévis d'abord combien cet honneur m'allait coûter, et il est vrai que ce ne fut pas sans peine que je me disposai à le recevoir, m'attendant à voir rouvrir une blessure par la présence du Roi, qui n'était pas encore bien fermée, et à laquelle il aurait sans doute mieux valu appliquer le remède de l'absence. Cependant, comme je ne m'étais pas imaginé que le Roi me pût recevoir avec l'indifférence qu'il me reçut, j'avoue que j'en demeurai si fort troublée, que je n'ai de ma vie rien senti de si cruel que ce que je souffris de ce changement, et qu'à chaque moment je voulais m'en retourner à Paris.

«C'est un défaut ordinaire à notre sexe, poursuit-elle, de ne pouvoir souffrir qu'on loue les autres, quand même ce seraient les gens du monde qui méritent le mieux des louanges. Mais, quand c'est une personne que nous aimons, qui donne ces louanges, et qu'elles regardent celle qui nous dérobe son cœur, je ne crois pas qu'il y ait rien de si sensible. C'est une cruauté qui surpasse toutes les autres. Le Roi me réduisit plusieurs fois en cet état-là, et j'étais d'autant plus digne de pitié, que je ne pouvais pas lui en faire des plaintes, ni désapprouver son procédé. Ma raison l'excusait, et les ordres de mon oncle étaient si exprès là-dessus, qui m'avait absolument défendu de rien dire sur ce sujet-là, qu'ils ne me laissaient pas lieu de contenter mon cœur, en accusant le sien de quelque dureté. Néanmoins, toutes ces défenses et toutes ces considérations ne firent qu'augmenter les impatients désirs que j'en avais; et m'obligèrent enfin à chercher deux ou trois fois l'occasion de m'expliquer avec Sa Majesté, qui reçut si mal mes plaintes, que je résolus, dès ce moment-là, de ne me plaindre plus, et de n'avoir pas la moindre pitié de mon cœur, s'il se troublait après tant d'insensibilité.»

La confidence est d'autant plus précieuse que les contemporains ont ignoré ces intéressantes particularités, dont on ne trouve pas la moindre trace dans les mémoires du temps. Mais, comme tout en est vrai en ce qui touche la froideur du Roi! Cette froideur, nous en connaissons la cause secrète. Louis savait fort bien à quoi s'en tenir par les malins propos de ses courtisans sur les promenades de Charles de Lorraine et de Marie Mancini aux Tuileries. Son orgueil blessé étouffa les derniers vestiges de son amour. Lui, que son cœur encore malade, avait entraîné à Brouage pour y visiter la prison de son amie, et qui, même après les premières semaines de son mariage, ne pouvait rompre avec ce tendre souvenir, avec quel amer désenchantement ne dut-il pas apprendre qu'il était remplacé dans ce cœur qui semblait s'être donné à lui sans partage et à jamais! Lui qui, jaloux de Dieu même, arracha plus tard La Vallière éperdue au pied des autels, avec quel implacable ressentiment ne se vit-il pas préférer un rival si inférieur à lui en mérite, en puissance et en grandeur!

S'il fallait en croire Marie Mancini, la vue du Roi fit naître en elle un retour de tendresse dont elle eut peine à triompher. Vrai ou mensonger, ce qu'elle nous dit de sa souffrance n'en est pas moins intéressant.

«Avec tout cela, poursuit-elle, mon mal avait besoin d'un plus grand remède que le dépit. Je cherchai vainement tout ce qui le pouvait guérir, éloignant de mes yeux tout ce qui était capable de fomenter ma passion, jusqu'à me faire des prétextes pour la détruire dans mon cœur. Je priais, autant que je pouvais, ma sœur Hortense, en qui j'avais beaucoup de confiance, et qui avait pitié de l'état où elle me voyait, qu'elle me parlât mal du Roi, et qu'elle me représentât tout ce qui était capable de me le faire haïr, entreprise assez difficile et à laquelle elle ne put aussi que mal réussir. Je fuyais le monde et la cour et je n'y allais que lorsque je ne pouvais m'en dispenser...»

Si ce n'est pas là de la passion, jamais à coup sûr le langage qui l'exprime ne toucha de plus près à la vérité.

Reprenons le fil de notre récit. Le vieux duc de Lorraine, las de la comédie qu'il jouait avec Mazarin et sa nièce, entama bientôt en faveur de son neveu Charles de Lorraine une nouvelle campagne matrimoniale, dans laquelle il paraît avoir agi avec moins de fourberie.

Malgré toutes ses méchantes intrigues, il essayait de persuader à tout le monde qu'il avait de fort bonnes intentions pour ce neveu, qu'il le considérait comme son légitime héritier et que c'était par lui seul qu'il prétendait rétablir sa maison. Sans aucun souci des ouvertures qu'il avait fait faire au Cardinal, par le duc de Guise, il désavoua celui-ci (qui fut outré d'une telle duplicité [254]), et il déclara hautement qu'il avait jeté les yeux sur un parti bien plus honorable et plus avantageux que la nièce du Cardinal, sur Mlle de Montpensier, fille aînée du duc d'Orléans, mort récemment, et qui laissait des biens immenses. Il fit demander la main de cette princesse pour son neveu, en promettant, si elle acceptait, de se dépouiller en faveur du jeune prince de tous ses États.

Le Cardinal ayant appris cette nouvelle démarche, témoigna non seulement approuver le projet, mais promit d'y faire souscrire Mlle de Montpensier et le Roi. On crut généralement que le Cardinal ne prenait guère plaisir au change, mais qu'il voulait voir si le duc «se dépouillerait franchement de ses États pour faciliter ce mariage comme il l'offrait, en se réservant seulement cent mille écus de rente [255].» Mazarin envoya même Lionne «pour traiter cette affaire avec le conseil de Mademoiselle, mais le duc qui, avec son irrésolution ordinaire en toutes choses, n'avait pas l'intention si déterminée qu'il désirât d'y voir sitôt une conclusion, y fit toujours naître tant d'obstacles, que le Cardinal, qui languissait depuis plusieurs mois, mourut avant que de pouvoir être satisfait de sa curiosité [256]».

Après la mort de Mazarin, le duc feignit de poursuivre ardemment le mariage de son neveu avec Mlle de Montpensier; mais, comme cette princesse n'ouvrait l'oreille à cette demande qu'à la condition expresse que le duc se démettrait de ses États en faveur du prince Charles, il se rendit à Paris pour tout brouiller. Il craignit qu'une fois dépouillé de ses États en faveur de ce mariage, le Roi appuyant Mademoiselle, il ne pourrait jamais revenir sur sa parole.

Suivant sa coutume il se tira donc de ce pas dangereux par une nouvelle fourberie.

«Comme il désirait, dit Beauvau, que la rupture de cette affaire parût venir de la part du prince de Lorraine et non pas de la sienne propre, il trouva moyen par diverses pratiques secrètes à l'engager à avoir de l'amour pour Mlle d'Orléans [257], ce qui ne fut pas difficile à un jeune prince assez susceptible de cette passion. C'était une princesse de son âge, belle, d'un esprit hardi, qui répondait à son affection, et par conséquent bien plus capable d'inspirer une forte passion dans le cœur d'un jeune homme, qu'une fille déjà d'âge comme Mlle de Montpensier sa sœur...»

Qu'arriva-t-il de toutes ces intrigues? Mlle de Montpensier manqua le prince de Lorraine comme elle en avait manqué tant d'autres.

Sa sœur, Marguerite-Louise d'Orléans [258], ne fut pas plus heureuse. Malgré sa passion pour le prince Charles, dont elle était affolée, malgré ses résistances et ses pleurs, le Roi la maria à Cosme de Médicis [259], fils aîné du grand-duc Ferdinand et qui lui succéda sous le nom de Cosme III.

Pendant toutes ces intrigues et à la nouvelle de la passion que Charles de Lorraine et Mlle d'Orléans éprouvaient l'un pour l'autre, il est facile de sentir à quel point Marie Mancini fut en proie aux tortures de la jalousie.

Le Roi, de son côté, qui avait appris que le prince Charles l'avait remplacé dans le cœur de son amie, en conçut un ressentiment profond contre les deux amants. Paraissant ostensiblement céder à la promesse qu'il avait faite aux Médicis de la main de la jeune princesse autant qu'à une nécessité politique, il saisit avec joie cette bonne occasion de porter à son rival le coup le plus sensible. Il ordonna que Mlle d'Orléans partirait pour la Toscane dans quatre jours «ou qu'elle épouserait un cloître». «Après ces paroles tonnantes, dit Beauvau, on demeura sans réplique et sans remontrances, considérant que le Roi voulait la chose si absolument».

Mlle d'Orléans, si cruellement arrachée au prince qu'elle aimait, prit en telle horreur son époux, qu'elle se livra aux plus violents exercices pour se faire avorter et qu'elle fit longtemps scandale dans la cour de Toscane par ses emportements et par les bizarreries de son esprit fantasque. Tels étaient les tristes fruits d'un amour contrarié. Nous verrons plus tard Marie Mancini, devenue la connétable Colonna, se livrer à de semblables déportements et peut-être pour la même cause.

Le Roi, pour la punir d'avoir cessé de l'aimer et de s'être laissé entraîner à un autre amour, le Roi, à partir du mariage de l'infidèle avec le connétable Colonna, refusa constamment de la voir, lorsque, après avoir fui le palais de son mari, elle fit à diverses reprises des escapades en France.

Si elle eut continué à aimer le Roi, même après son mariage, il est fort probable, qu'aimée encore de lui, elle eût précédé La Vallière. La facilité de mœurs qu'elle montra, pendant tout le reste de sa vie et qui fut probablement cause de sa rigoureuse détention dans divers couvents et citadelles, permet de supposer qu'elle n'eût pas résisté à la passion de Louis.

C'est pour éviter un tel scandale, que le Cardinal, d'accord avec la Reine mère jugea prudent de la marier hors de France.

Mais, en attendant qu'il pût exécuter ce projet, il en poursuivait un autre bien plus ambitieux, celui de faire épouser sa nièce Hortense à Charles II, à qui il l'avait refusée deux fois avant que ce prince fût remonté sur le trône. Mazarin, sachant que Charles avait besoin d'argent pour acheter ce qui restait de factieux dans son royaume et dans le parlement, et pour payer ses troupes avant de les licencier, lui fit offrir cinq millions en même temps que la main de sa nièce Hortense [260]. Il chargea de cette négociation un de ses agents dévoués, le sieur Bartet, qui partit pour Londres [261]. La Reine douairière de la Grande-Bretagne, qui venait de conclure le mariage de sa fille avec Monsieur frère de Louis XIV, se montra très favorable au projet du Cardinal et ne négligea rien pour l'appuyer. M. d'Aubigné, cousin du Roi d'Angleterre et qui était fort lié avec le cardinal de Retz alors réfugié en Hollande, lui écrivit sur-le-champ pour l'engager à venir à Londres, afin qu'il pût tirer profit des circonstances et ménager son retour en France par l'entremise de Charles II. Retz s'empressa de quitter le lieu de sa retraite et de se rendre auprès du roi d'Angleterre, «dans le dessein d'aider, autant qu'il pourrait, à la conclusion de ce mariage, ne doutant pas que ce ne fût une voie sûre pour se raccommoder avec le cardinal Mazarin [262]». Mais les choses avaient changé de face; le pouvoir de Charles s'affermissait de jour en jour, et les symptômes d'hostilité qui s'étaient manifestés d'abord au sein du parlement et de l'armée avaient entièrement disparu. Il put licencier ses troupes sans danger, par un seul acte de sa volonté, et son parlement se montra de plus en plus empressé à faire tout ce qu'il désirait [263]. Charles ne crut donc pas devoir accepter ce qu'il avait sollicité si vivement et si humblement avant de remonter sur le trône. Il se montra sourd aux instances de sa mère et de son ami le cardinal de Retz. S'il fallait en croire Guy Joly, Retz, en cette circonstance, changea de rôle et fit volte-face avec la facilité d'évolution d'un diplomate qui défend le pour et le contre avec la même indifférence. «Ayant trouvé le Roi et son conseil, dit son confident, fort éloignés de cette proposition, il changea de batterie, et, entrant dans l'esprit de la cour, il déclama vivement contre le dessein du cardinal Mazarin, et fit tout ce qu'il put pour persuader au monde que c'était lui qui avait empêché cette indigne alliance et qu'il n'avait entrepris le voyage d'Angleterre que pour cela.» Il proposa aussitôt à Charles II un mariage plus digne de lui, une princesse de Parme dont les Espagnols offraient de payer la dot sur le même pied que celle d'une princesse d'Espagne. Charles accueillit ce projet avec empressement, et déjà il avait fait partir pour l'Italie le comte de Bristol, lorsque son chancelier, qui avait d'autres vues, lui proposa l'infante de Portugal, Catherine, et Charles renonça au projet du cardinal de Retz pour épouser cette princesse [264].

On peut juger de l'extrême déplaisir que dut causer au cardinal Mazarin un refus si humiliant qui mettait ainsi à découvert tout ce qu'il y avait en lui d'ambition, et qui donnait un si éclatant démenti à la modération apparente dont il se piquait. La tentative qu'il fit en cette circonstance nous est une preuve de plus que, si Anne d'Autriche ne se fût pas opposée avec une si ferme résolution au mariage de son fils avec Marie Mancini, le Cardinal eût plutôt consulté son propre intérêt que la gloire du Roi.

Rendu plus sage et plus circonspect par ce dernier échec, il trouva bientôt une occasion de le réparer avec éclat. Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, le frère de cette princesse Marguerite dont Louis XIV avait demandé la main, ayant fait offrir au Cardinal d'épouser une de ses nièces pourvu qu'il voulut lui faire rendre Pignerol, il refusa cette magnifique alliance, en déclarant «qu'il ne voulait établir ses nièces que pour augmenter sa gloire, et que, faisant cette trahison au roi par la seule considération de ses intérêts, il n'en mériterait que la honte [265]».


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