Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents
Dépit du Roi contre Marie Mancini.—Refroidissement de son amour.—Lettre inédite du Cardinal au Roi.—Impatience de Louis XIV d'épouser l'Infante.—Distractions que donne Mazarin à sa nièce et au Roi pour empêcher un retour de tendresse.—Le Roi songe à l'Infante.—Joie du Cardinal.—Projet du Roi d'écrire à Marie Mancini ou de lui envoyer un cadeau.—Conseils donnés par Mazarin à Louis XIV pour le dissuader de ce projet.—Le Roi se rend à ses remontrances.
Une autre satisfaction non moins grande était réservée quelques jours après à Mazarin. Le Roi, surpris et froissé de ne plus recevoir de lettres de celle qui, la veille encore, lui donnait de si fréquents et de si brûlants témoignages de son amour; le Roi, qui était d'ailleurs bien plus glorieux qu'amoureux [186], sembla prendre son parti assez bravement. Il eut la fierté de cacher sa blessure et fit tous ses efforts pour ne plus penser qu'à l'Infante. Il comprit alors le service que Mazarin lui avait rendu en combattant avec autant de résolution que de courage une passion qui ne l'eût conduit qu'à une mésalliance et qui eût rallumé plus implacable que jamais la guerre entre la France et l'Espagne. Il rendit toute sa confiance et toute son estime au Cardinal, il le pria de lui parler toujours en toute liberté, et, pour lui faire oublier ce qu'il y avait de trop sec et de trop dur dans sa dernière lettre, il lui adressa quelques lignes d'un ton très affectueux, en lui promettant qu'il ne négligerait rien pour triompher de sa passion.
«Si j'avais reçu de la joie des termes dont il vous avait plu de m'écrire en dernier lieu, lui répondait Mazarin avec effusion [187], vous croirez aisément que votre lettre du 11e, que je viens de recevoir, m'a rendu l'homme du monde le plus satisfait, voyant à quel point il vous plaît de m'honorer des assurances de votre amitié. Et, quoique vous me faites justice, lorsque vous me dites d'avoir bien reconnu que je n'ai autre but, en tout ce que je vous ai écrit, que votre gloire, votre repos et le bien de votre service, je vous en ai pourtant des obligations infinies, et, quelque résolution que j'eusse prise au contraire, j'exécuterai avec plaisir l'ordre que vous me donnez de vous mander toujours avec liberté tous les sentiments que je pourrai avoir dans les occasions pour votre service.
«Je n'avais pas osé vous écrire la satisfaction que j'avais de la personne que vous savez [188], car je doutais que, peut-être, il ne vous serait pas agréable, et, pour cet effet, je m'adressai là-dessus à la confidente, sachant bien qu'elle vous dirait tout.
«Je vous conjure à présent de profiter de la grâce que Dieu vous fait en vous donnant un si bon exemple à suivre, et vous verrez que, prenant une généreuse résolution de faire un effort sur vous, vous aurez du repos et vous en donnerez aussi à ladite personne, et vous vous mettrez en état d'être heureux dans votre mariage, vous assurant que l'Infante vous portera de quoi l'être.
«Au surplus, je ne saurais assez vous dire à quel point j'aime la personne que je ne croyais pas capable de faire une action telle qu'elle vient de faire, et je l'estime d'autant plus que c'était le seul remède propre à vous mettre en état de vaincre votre passion...»
Mazarin, sauvé du naufrage, ne trouvait plus d'expressions assez vives pour peindre à la Reine toute la joie qu'il éprouvait [189]. Son cœur semblait déborder pour elle de tendresse, comme s'il eût eu vingt ans de moins.
Il ne laissait pas partir de courrier sans lui exprimer son impatience de mettre la dernière main au traité afin de pouvoir aussitôt la rejoindre [190].
Le Roi, de son côté, à peine guéri de son amour, et dont le cœur s'ouvrait déjà à d'autres désirs, commençait à trouver bien longs les retards que mettaient les ambassadeurs espagnols à l'arrivée de l'Infante. Mazarin essayait de lui faire prendre patience en lui promettant d'autres divertissements.
«Je vous rends un million de grâces très humbles, lui disait-il [191], de la continuation de vos bontés, et je vous promets que je ferai avec grande joie tout ce que je pourrai au monde, le reste de ma vie, pour les mériter. Je suis ravi de plus en plus, par ce que vous me faites l'honneur de m'écrire, qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments dans lesquels vous êtes, et j'espère en Dieu qu'il les bénira et les affermira en sorte que vous n'en aurez jamais d'autres que ceux qu'il faut avoir pour être le plus glorieux entre les rois et le plus accompli et honnête de tous les hommes.
«Je vois le sujet de votre inquiétude pour le retardement de la venue de l'Infante; vous entendrez avec la confidente ce que le maréchal de Villeroi vous dira là-dessus. Vous prendrez la peine d'examiner la chose, et, en me faisant savoir, après, vos intentions, je n'oublierai rien pour m'y conformer. Mais il est bon que vous sachiez que malaisément on pourra accourcir le temps et que je réponds que, sur ce point, il n'y a aucun artifice de la part des Espagnols. Je vous dirai aussi que, s'il faut différer l'exécution du mariage deux mois de plus de ce qu'on s'était proposé, je me promets de faire en sorte que vous ne vous ennuierez point, au contraire, que vous aurez moyen de vous divertir et à votre satisfaction, faisant en même temps plusieurs choses importantes pour votre service et pour lesquelles vous seriez obligé de ne retourner pas présentement à Paris, quand même vous seriez marié, mais bien d'en sortir si vous y étiez. Je m'expliquerai de tout, lorsque j'aurai l'honneur d'être auprès de vous et de la confidente.»
Après avoir été le trouble-fête de la passion des deux amants, Mazarin était devenu le confident des progrès de leur guérison. Il ne négligeait rien pour les fortifier l'un et l'autre dans leurs nouvelles résolutions et pour donner des distractions à sa nièce à Brouage [192], de même qu'au Roi à Bordeaux. Il écrivait à Marie pour lui témoigner tout son contentement de la persévérance qu'elle montrait à vaincre son amour: «J'ai reçu toutes vos lettres, lui disait-il, avec la joie que vous pouvez bien penser, étant remplies de sentiments si généreux comme elles sont, et voyant que votre fermeté ne permet pas qu'on puisse avoir le moindre doute du changement, et que vous avez pour moi toute l'amitié... que je puis souhaiter. Vous ne vous en trouverez pas mal, puisque, continuant à vous conduire ainsi, vous recevrez des marques de ma tendresse en toutes les occasions qui vous regarderont, et vous reconnaîtrez avec grande satisfaction que vous avez non seulement en moi un bon oncle, mais un père [193] qui vous aime de tout son cœur.
«Je vous prie de vous divertir autant que le lieu où vous êtes vous le peut permettre, en attendant que cette négociation s'achève, et que je prenne la résolution de ce que vous aurez à faire.
«Il me semble que vous devriez aller demeurer huit jours à Oleron, puisque tout le monde dit que c'est une belle demeure; et vous pourriez aller à la chasse, et faire pêcher; je dis cela en cas que le séjour de Brouage ne vous soit pas agréable.
«Au reste, j'écris à Mme de Venel de contribuer de tout ce qui pourra dépendre d'elle à votre divertissement, et de vouloir, pour cet effet, augmenter la table, afin que les demoiselles de Marennes puissent faire bonne chère, étant à propos que vous les reteniez auprès de vous, et de vous donner de l'argent lorsque vous en aurez affaire [194]...»
Nous avons sous les yeux un grand nombre de lettres inédites du Cardinal à la Reine et au Roi, qui roulent sur les sujets les plus divers. Celles qui sont adressées à Anne d'Autriche respirent un sentiment passionné, des retours de tendresse sur lesquels il est impossible de se méprendre. Et pourtant l'un et l'autre touchaient presque à l'âge de Philémon et de Baucis. Il exprime à la Reine la plus vive impatience de la revoir, le plus ardent désir de n'être plus désormais séparé d'elle. Ces lettres sont pleines de grâce, d'esprit et d'enjouement. Le Cardinal, cloué au lit par de cruels accès de goutte, trouve matière dans son propre mal aux plus spirituelles plaisanteries. «Je cache tant que je puis à ma goutte, écrit-il à la Reine, la pensée que vous auriez de venir ici, si elle durait encore longtemps, car, si elle en avait connaissance, elle serait assez glorieuse pour s'opiniâtrer à ne me quitter pas, afin de se pouvoir vanter d'un bonheur qu'aucune autre goutte n'aurait eu jamais...» Voltaire et Chaulieu n'auraient pas mieux dit.
Mazarin, jusqu'au terme de sa mission, s'enquiert avec soin de tous les faits et gestes de sa nièce et du Roi. Il surveille d'un œil attentif et note avec sollicitude les progrès de leur guérison, mais, dans la crainte d'une rechute, il s'applique à leur donner incessamment tous les plaisirs et toutes les distractions possibles. Il était au comble de ses vœux. A la veille de signer le traité et les articles du mariage, il voyait le Roi dans les meilleures dispositions pour épouser Marie-Thérèse: «Considérez, s'il vous plaît, lui disait-il, dans une lettre en date du 24 septembre, si ma joie n'est pas grande, voyant que c'est la première fois que vous m'avez parlé de l'Infante dans les termes qu'il faut. Je vous dis hardiment que j'espère que vous serez heureux [195]...»
Un jour cependant la quiétude du Cardinal est encore troublée par une velléité qui prend au Roi d'écrire à Marie Mancini ou de lui envoyer un cadeau. Mais, comme il n'entend pas traverser une seconde fois les épreuves du cruel martyre qu'il a subi, il met tout en œuvre pour que le Roi ne donne aucune suite à son projet. «Je vous conjure, lui écrit-il, de ne vouloir pas, sous quelque prétexte que ce puisse être, troubler le repos des personnes qui habitent proche de la mer [196], et de croire que je vous en aurai la dernière obligation plus pour votre bien que pour aucune autre considération [197].»
Cette fois Louis XIV n'opposa aucune résistance à la prière du Cardinal, et celui-ci s'empressa de le remercier d'avoir bien voulu se rendre à ses conseils: ... «Je vous rends mille grâces de ce qu'il vous a plu m'écrire touchant La Rochelle. J'en suis très satisfait, et au dernier point des nouvelles assurances que vous me donnez de votre bienveillance, dont je tâcherai de mériter la continuation par tous les services que je vous pourrai rendre [198].»
Peu de jours après la date de cette lettre, le traité des Pyrénées et le contrat de mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse étaient enfin signés par Mazarin et par don Louis de Haro [199].
Le Cardinal avait mis le dernier sceau à sa puissance et à sa réputation. Bientôt on lut cette orgueilleuse devise autour de l'un de ses portraits gravé par Nanteuil: «Monstrorum domitor, pacificator et orbis.» Les monstres, il va sans dire, c'étaient les frondeurs. Des deux derniers qui restaient encore debout et qui le menaçaient du fond de leur exil, ce fut le prêtre, le cardinal de Retz, qui resta seul fidèle à sa haine. Peu de jours après, le héros de Lens et de Rocroi se rendit à Toulouse, fit amende honorable à genoux devant le Roi, et combla de flatteries et de caresses celui qu'il avait autrefois surnommé il signore faquino.
Tel fut l'éblouissement causé par la fortune du Cardinal, que Charles II, dans l'espoir d'obtenir de lui un secours pour remonter sur le trône de ses pères, lui fit demander la main de sa nièce Hortense. Mazarin, ébloui lui-même, et l'on peut dire aveuglé par le succès, était loin de se douter que ce prince serait avant deux mois rétabli dans son royaume. Aussi refusa-t-il non seulement sa demande, mais, qui plus est, de lui accorder une entrevue. Nous verrons plus tard à quel point il se repentit de son trop de précipitation et quelles démarches il tenta, mais en vain, auprès de Charles II, remonté sur le trône, pour lui faire épouser cette même nièce. En attendant, il se faisait un mérite de son refus auprès de Louis XIV et des grands de la cour [200].
Mazarin partit le 13 du même mois de novembre pour Toulouse, où il arriva le 21. Le Roi et la Reine allèrent à sa rencontre et lui firent l'accueil le plus affectueux. On peut se faire une idée, par le ton des lettres du Cardinal, de la joie qu'il dut éprouver lui-même de se retrouver auprès de ses maîtres dont il avait été séparé pendant une si longue absence [201].