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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Séjour de la connétable à Turin dans un couvent.—Sa fuite à Chambéry pour rejoindre sa sœur et rentrer avec elle en France.—Ordres donnés par Louis XIV de fermer tous les passages.—Retour de la connétable à son couvent.—Sa rupture avec le duc de Savoie.—Départ de Mme Colonna pour la Flandre, sous la conduite du marquis de Borgomainero, ami et agent secret du connétable.—Arrivée à Malines.—Trahison du marquis.—La connétable est conduite prisonnière à la citadelle d'Anvers, puis à Bruxelles dans un couvent, et de là à Madrid dans un autre monastère.—Évasions successives de Mme Colonna.—L'abbé don Fernand Colonna, frère naturel du connétable.—Mme Colonna confiée à sa garde.

A peine Mme Colonna eût-elle quitté la France qu'elle sentit toute l'étendue de la faute qu'elle venait de commettre avec autant de légèreté que d'aveuglement. Afin de la réparer, elle résolut, une fois arrivée à Turin, de ne pas passer outre. Elle s'ouvrit de ce dessein à sa sœur, en passant par Chambéry, et la pria d'écrire au duc de Savoie pour qu'il lui permît de se retirer dans un couvent de ses États. Elle adressa, de son côté, à ce prince la même demande, et il s'empressa de lui écrire, le jour suivant, pour l'assurer de sa protection, si, ajoutait-il, elle n'était point opposée au bon plaisir du Roi. Il eut même la galanterie de lui envoyer un gentilhomme avec un carrosse pour la conduire jusqu'à Turin.

Le duc de Nevers, fort mécontent d'avoir laissé échapper sa proie, qu'il espérait conduire jusqu'à Venise, poursuivit son chemin, sans aller même saluer le duc de Savoie.

«Ce prince, dit la connétable, sortit pour me venir recevoir à une lieue de la ville, et il me fit entrer dans son carrosse, où il y avait quelques seigneurs de sa cour, et, avec une grande suite de noblesse qui venait à cheval, il m'accompagna jusqu'au couvent de la Visitation, où il avait commandé qu'on me meublât un appartement, et disposa l'abbesse à me recevoir par l'entremise de l'archevêque, qui se trouva là présent pour me faire entrer [354]

Elle y passa trois mois. Mais trois mois, n'était-ce pas un siècle pour un esprit aussi inquiet que le sien? Paris était sans cesse l'objet de ses regrets et de ses espérances. Aucune disgrâce, aucun mécompte, aucun revers, ne pouvait lui faire perdre l'illusion qu'elle n'avait qu'à se montrer pour reconquérir son empire. Sur la fausse nouvelle que la duchesse de Mazarin doit bientôt partir pour Paris, elle écrit au duc de Savoie pour le prier d'empêcher, de peur qu'elle ne soit arrêtée, qu'aucun courrier ne parte de deux jours. Charles-Emmanuel lui ayant accordé cette grâce, tout en blâmant sa résolution, elle s'échappe de son couvent et court à Chambéry, munie de mille pistoles qu'elle venait de recevoir du Roi pour sa pension, et suivie de son chapelain. Là, elle apprend que sa sœur, cédant à des considérations politiques et craignant de se voir embarquée dans quelque fâcheuse affaire, est partie sans faire connaître le lieu de sa destination. Force lui fut de retourner à Turin pour se remettre sous la protection du duc de Savoie, qui eut encore la courtoisie de lui envoyer un carrosse au pied des Alpes.

A la nouvelle de cette équipée, et à la prière du connétable, Louis XIV envoya ordre à tous les gouverneurs des frontières et provinces de son royaume de fermer tous les passages à la fugitive.

Après un mois de liberté, Mme Colonna obtînt, par l'entremise du cardinal Porto Carrero, la permission de retourner dans un couvent, avec la faveur de pouvoir en sortir une fois la semaine. Elle en profita pour fréquenter assidûment la cour et pour assister aux chasses et autres divertissements que l'on donnait à la Vénerie, maison de plaisance de la cour de Savoie [355]. Ces distractions et le gracieux accueil qu'elle recevait du duc et de la duchesse semblaient avoir mis un terme à son inconstante humeur; elle paraissait décidée à ne plus rompre son ban, lorsque sa mauvaise étoile en décida autrement.

Écoutons le récit qu'elle a fait de sa rupture avec le duc de Savoie, rupture à la suite de laquelle elle quitta ses États pour tomber dans une suite d'infortunes, bien plus grandes que celles qu'elle avait traversées jusque-là. Tant d'insuccès et de mésaventures l'avaient assaillie et poursuivie depuis sa fuite de Rome, que son caractère avait fini par s'aigrir, et qu'elle ne pouvait plus supporter de conseil et de contradiction, sans laisser éclater sa mauvaise humeur.

«Mon bonheur était trop grand, et je ne devais pas attendre que la fortune, qui semble s'intéresser à me persécuter toujours, le pût faire durer longtemps. Pour arrêter donc un si heureux cours, elle inspira à Son Altesse Royale des raisons politiques qui l'obligèrent à me proposer de m'en retourner à Rome, me représentant que je serais beaucoup mieux dans ma maison que dans un couvent, et que, si l'unique obstacle qui m'empêchait à me déterminer là-dessus était la désunion qu'il y avait entre le connétable et moi, il s'offrait à être le garant de notre réconciliation. Ces propositions, jointes à beaucoup d'autres choses qu'il me dit à la Vénerie, m'offensèrent d'une telle manière, qu'emportée des mouvements de mon humeur un peu colère, je voulus partir dès le moment et m'en retourner dans le cloître. Et je l'aurais fait sans doute, si Madame Royale ne m'en eût empêchée, en m'arrêtant encore huit jours, au bout desquels ils m'y accompagnèrent. Notre différend augmenta en chemin, et comme je suis d'une humeur peu souffrante [356], et que je ne pardonnais rien à ce prince, nos esprits s'échauffèrent plus que jamais, et, en me quittant la main, à l'entrée du couvent, il me dit, après un long silence, que, nonobstant tous mes caprices et les brusqueries que je lui faisais, il me servirait toujours. Au lieu que cette offre me dût apaiser, elle m'irrita plus fort qu'auparavant; de sorte que je lui répondis avec assez de fierté, que je faisais le même cas de sa protection que de sa personne. Il fut si cruellement outré de cette réponse, qu'il s'en alla sans me parler, et cette occasion paraissant favorable à mes ennemis pour me mettre tout à fait mal avec lui, il s'en servirent avec assez de succès [357].

«... Son Altesse Royale passa tout l'été à la Vénerie sans m'envoyer faire un compliment; et, à son retour, m'étant venu voir avec Madame Royale, pour me consoler sur la mort du comte de Soissons, il s'acquitta en grande cérémonie d'un compliment si mélancolique, et accommoda le triste et le sérieux de son visage avec le funèbre de son sujet.»

Rien ne pouvait être plus fatal à la connétable que cette brouillerie avec un prince aussi généreux, aussi chevaleresque que le duc de Savoie. Cette nouvelle et irréparable faute devait la précipiter dans un abîme d'infortunes.

Cependant, le connétable, qui croyait ne pouvoir réparer l'affront qu'il avait reçu par le départ de sa femme, que par son retour, ne négligeait rien pour l'y faire consentir.

Il lui dépêcha un de ses meilleurs amis, le marquis de Borgomainero, de la maison d'Este, avec cent propositions d'accommodement, qui semblaient plus séduisantes les unes que les autres. Mais le marquis, malgré son habileté, ne put jamais la décider à retourner à Rome. Elle craignait la vengeance du connétable et la coutume qu'ont les Italiens de servir eux-mêmes les morceaux à table [358]. Le cardinal Chigi, dans une mission semblable, ne fut pas plus heureux.

Cependant Mme Colonna, ne trouvant en Italie aucun lieu qui lui semblât assez sûr pour y résider, songea à rentrer en France.

Cédant à une inspiration qui ne prouve guère la pénétration et la prévoyance de son esprit, elle eut la singulière pensée de s'adresser au connétable lui-même pour exécuter ce dessein, comme si la cour de France ne devait pas être le lieu du monde que le connétable dût redouter le plus. Elle lui fit donc adresser cette demande par le marquis de Borgomainero [359].

Le connétable feignit de l'accueillir; il écrivit plusieurs fois à sa femme pour l'assurer qu'il avait prié Louis XIV, à maintes reprises, de lui donner asile dans son royaume; mais que, ne recevant pas de réponse, il aimerait mieux qu'elle prît le parti de se retirer en Flandre.

L'imprudente, déterminée à ne pas prolonger plus longtemps son séjour en Savoie, finit par se rendre à la proposition artificieuse du connétable. Après avoir pris congé du duc de Savoie, qui eut la galanterie de l'accompagner jusqu'à son carrosse, elle se livra entre les mains du marquis de Borgomainero. Celui-ci avait eu soin de s'adjoindre, au lieu et place du chapelain de la connétable, qui fut congédié, un homme aussi habile que peu scrupuleux, l'abbé Oliva, entièrement dévoué au connétable [360]. Le carrosse se dirigeait sur Rone, dans l'État de Milan, pour gagner la Suisse, lorsque, à une journée de Turin, le marquis et l'abbé, obéissant à des ordres secrets, qui leur enjoignaient sans doute de ne pas faire arrêter Mme Colonna en Italie, ce qui eût causé un affreux scandale, essayèrent de la dissuader de passer par le Milanais, en l'assurant que le duc d'Ossuna, gouverneur de cet État, avait tout disposé pour la conduire dans une forteresse.

Voici comment la connétable raconte ce qui suivit: «Je fus quelque temps à me rendre à leurs conseils; mais, cédant enfin à leur éloquence et à la force de leurs raisons, je pris la route de Saint-Bernard, accompagnée du marquis, de l'abbé, de Morena et d'un valet de chambre appelé Martin, et j'envoyai le reste de mes gens par Rone. Je fus confirmée en peu de temps de ce qu'ils m'avaient dit, parce que le duc d'Ossune, ayant été informé de mon départ par un courrier que Don Maurice lui avait dépêché, et pressé par les lettres du connétable, de m'envoyer dans le château de Milan, croyant que je serais à Rone, parce que j'avais, comme j'ai dit, envoyé par là une partie de mes gens, donna ordre qu'on les saisît. Une de mes demoiselles, appelée Constance, reçut dans cette prison tous les honneurs imaginables, se persuadant que c'était à moi qu'on les rendait, jusqu'à ce qu'un chevalier de Malte, appelé Cavanage, que le duc avait envoyé pour me reconnaître, les désabusa et tira en même temps ceux de ma suite de la plus agréable prison qu'il était possible d'imaginer, ayant, durant huit jours [361] qu'elle dura, été splendidement régalés, et joui, après, par un effet de la générosité de ce duc, de toutes sortes de divertissements. Nous étions bien éloignés de passer si agréablement notre temps sur la montagne de Saint-Bernard, allant parmi les neiges et des précipices si affreux, que c'étaient des abîmes [362]. Avec tout cela nous arrivâmes heureusement à Bâle, où nous apprîmes ce qui était arrivé à nos gens, qui, quelques jours après leur liberté, nous vinrent trouver à Mayence, d'où nous passâmes à Francfort pour aller de là à Cologne, rôdant ainsi, pour complaire au marquis et à l'abbé, qui ne se voulaient point trouver au siége de Bonn, ni rencontrer les troupes espagnoles ni françaises, qui s'étaient mises en marche en même temps que nous.»

Le bruit de cette nouvelle aventure n'avait pas tardé à se répandre, et Mme de Sévigné écrivait, le 24 novembre 1673, à Mme de Grignan: ... «Mme Colonne a été trouvée sur le Rhin, dans un bateau avec des paysannes; elle s'en va je ne sais où dans le fond de l'Allemagne.»

Après avoir passé trois jours à Francfort, elle se dirigea vers Cologne, et, pendant tout le chemin, elle eut extrêmement à souffrir de «l'humeur défiante, du flegme intolérable et des regards continuels du marquis [363]». Elle n'eut pas moins à se plaindre de l'abbé Oliva.

Cependant, elle avait secrètement reçu avis de M. Courtin, résident général de Louis XIV vers les princes et États du Nord, et de M. Barillon, alors plénipotentiaire de ce prince à Cologne, soit par lettres, soit de vive voix, que, si elle passait en Flandre, elle serait infailliblement arrêtée. Le marquis et l'abbé, qui en furent avertis, changèrent aussitôt de manières et de langage, et usèrent de tout leur crédit et de toute leur éloquence pour persuader à la connétable de partir de Cologne. Au dire du marquis, il s'offrait pour elle une occasion excellente de voyager avec plus de sécurité dans un pays occupé çà et là par les troupes françaises: c'était de se mettre sous la garde d'un régiment espagnol, campé non loin de Cologne et qui avait ordre de se rendre en Flandre, au camp du marquis d'Assentar.

Avec sa légèreté habituelle, elle monte aussitôt en voiture, mais le carrosse s'étant rompu à quelque distance, elle et deux de ses demoiselles montent à cheval, et galopent gaîment jusqu'au camp du marquis d'Assentar, qui leur offre son carrosse pour continuer leur chemin.

Le voyage jusqu'à Malines dura cinq ou six jours, fort égayé par le jeu et par les conversations galantes des principaux officiers espagnols, hollandais et flamands, qui rivalisaient de soins et de complaisances pour la connétable.

Pendant qu'elle passait ainsi fort agréablement le temps, sans tenir compte «de la méchante humeur de Borgomainero et des rêveries profondes» dans lesquelles il était plongé, le fourbe, de concert avec le marquis d'Assentar et le comte de Monterey, gouverneur de Flandre, machinait contre elle la plus odieuse trahison.

A peine fut-elle arrivée à Malines, que le gouverneur de la ville lui annonça que le comte de Monterey avait donné l'ordre de ne pas la laisser passer outre, jusqu'à ce que tout fût prêt pour la recevoir dans un couvent de Bruxelles. Et pour qu'elle fût hors d'état de violer cet ordre, il fit mettre des gardes à la porte de sa maison, sous prétexte de lui rendre honneur.

Toute autre personne, à la place de Mme Colonna, n'eût point été surprise d'un semblable traitement, mais, crédule et confiante comme elle l'était, elle en éprouva autant d'étonnement que de douleur. Le marquis de Borgomainero, craignant d'être découvert, joua une extrême surprise, et dissimula son rôle par tant de serments et de protestations, que la connétable s'y laissa prendre et qu'elle lui confia la mission de partir aussitôt pour Bruxelles, afin d'obtenir du comte de Monterey qu'elle pût se retirer dans le couvent de cette ville nommé de Barlemont.

Le marquis et l'abbé d'Oliva, afin d'accomplir en entier leur odieuse mission, insinuèrent dans l'esprit du gouverneur de Flandre tout ce qu'ils purent lui inspirer de défiance contre Mme Colonna, et, afin qu'elle ne pût s'échapper en France ou en Angleterre, ils lui persuadèrent de la faire conduire dans la citadelle d'Anvers. Borgomainero n'eut pas honte d'aller trouver la connétable, et de lui présenter un ordre du gouverneur, par lequel il lui enjoignait d'avoir à se rendre sous la conduite du marquis, dans cette ville, afin d'y attendre la réponse du connétable et l'autorisation du Pape pour qu'elle entrât dans un couvent.

De plus en plus aveuglée par les feintes protestations de dévouement du marquis [364], Mme Colonna s'embarqua sans la moindre défiance dans une belle barque commandée par l'Amirante [365], et le jour suivant elle arriva de grand matin à Anvers. Voyant que l'on tardait à la faire débarquer, elle conçut quelques soupçons qui se dissipèrent bientôt. Écoutons son propre récit:

«Après trois heures d'attente, l'avis étant venu que le marquis d'Ossera, gouverneur de la place, m'attendait dans son carrosse, je me rassurai, croyant, selon toutes les apparences, que c'était pour me faire honneur. Ayant donc mis pied à terre, j'entrai dans ce carrosse avec Borgomainero et le gouverneur, qui me mena tout droit à la citadelle, où persistant toujours dans mon erreur, et croyant d'être libre, je ne songeai, le premier jour, qu'à me délasser. Le second, je priai le gouverneur de me faire trouver un carrosse, parce que je voulais sortir. De quoi Borgomainero, étonné, me dit d'un air embarrassé que le temps n'était pas beau et qu'il valait mieux me reposer. L'ayant remercié d'un soin si obligeant, je ne lui répliquai rien; mais, le jour ensuite, le marquis de Borgomainero étant parti pour aller trouver le comte de Monterey à l'armée, et l'abbé Oliva s'en étant allé à Bruxelles, sur le prétexte de s'en vouloir retourner à Rome, on me donna deux gardes avec un officier.

«Je connus alors clairement mon aveuglement et leur trahison. Et si le marquis avait empêché qu'on ne me traitât de cette manière qu'après son départ, ce n'était que pour ne me faire pas croire qu'il en fût l'auteur... Ils ne s'arrêtèrent pas là, et, comme si j'eusse été criminelle d'État, on recevait et on ouvrait toutes mes lettres, aussi bien celles que j'écrivais que celles qu'on m'envoyait. Ce n'était pas encore assez, et Borgomainero, croyant qu'il n'était pas encore assez bien vengé de mes mépris qui ne procédaient que du peu d'obligation que je lui avais, sachant qu'il y avait une lettre du connétable et un bref de Sa Sainteté, par lequel il permettait à l'archevêque de me laisser entrer dans tel couvent que je choisirais, il conseilla au comte de Monterey d'attendre la réponse de celle qu'il avait écrite, avec l'ordre qu'on me devait envoyer, disant qu'il était bien assuré que tout ce qu'il avait fait en mon endroit serait non seulement avoué du connétable, mais de la Reine régente (d'Espagne), qui ne désapprouverait pas son procédé; et avec cela il rompit toute l'affaire, sur le point que je la croyais conclue.

«Les persuasions du marquis eurent tout le succès qu'il souhaitait, et les informations qu'il avait envoyées contre moi en Espagne et en Italie produisirent l'effet que sa vengeance demandait. La Reine envoya ordre au comte qu'on s'assurât de ma personne, et le connétable, louant fort la conduite qu'on avait tenue envers moi, m'écrivit en particulier, pour la justifier, que, sur l'avis qu'on avait eu que je voulais passer en France ou en Angleterre, on avait été obligé de m'ôter la liberté pour m'empêcher de l'exécuter».

Ce fut en vain que, pour détruire ces accusations que la connétable disait être fausses, elle déclara au comte de Monterey, qui vint la visiter dans la citadelle, que si elle avait eu le dessein de passer en France ou en Angleterre, rien ne lui eût été plus facile que de le mettre à exécution, lorsqu'elle se trouvait à Cologne au milieu de ses amis. Ce furent les insinuations de Borgomainero qui prévalurent.

Lors d'une seconde visite qu'elle reçut de M. de Monterey, elle le supplia avec tant d'instances de lui rendre la liberté et de lui permettre d'aller à Bruxelles, qu'il feignit de la contenter. Il envoya Borgomainero dans cette ville, afin d'y préparer un logement sûr pour Mme Colonna. Celui-ci loua un appartement qui joignait le Couvent des Anglaises et il y «fit mettre plus de grilles qu'il n'y en avait dans le couvent même». Puis, sans attendre l'arrivée de la captive, qui ne faisait que changer de prison, il partit pour la Bourgogne [366].

Malgré l'affreuse peinture que firent de ce triste lieu à la connétable deux de ses demoiselles, qu'elle avait envoyées pour le visiter, et qui l'engageaient à rester plutôt dans la citadelle, rien ne put la retenir. Elle fut conduite à Bruxelles par le capitaine des gardes du comte de Monterey; mais, au moment où elle aperçut cette nouvelle prison, elle fut saisie d'un tel effroi, qu'elle entra précipitamment dans l'église du couvent pour y user du droit d'asile. Elle déclara résolûment au capitaine des gardes qu'elle ne sortirait de l'église que pour entrer dans un monastère, comme le comte le lui avait formellement promis.

Aussitôt averti, M. de Monterey vint la trouver, et, ne pouvant rien obtenir d'elle ni par prières ni par menaces, il envoya appeler le nonce et l'archevêque pour qu'ils lui permissent d'employer la force. Après une petite conférence qu'ils eurent ensemble, le gouverneur revint auprès de la connétable; mais, n'ayant reçu d'elle que des paroles aussi dures que les siennes, il partit enfin, en laissant plusieurs gardes pour l'épier et quatre sentinelles à la porte de l'église. En même temps, il fit défendre à l'abbesse de la recevoir dans son couvent.

La princesse, de son côté, était résolue à passer la nuit dans l'église, lorsqu'elle reçut la visite d'un honnête bourgeois de la ville, qu'elle connaissait, et qui s'appelait Bruneau Aman. Celui-ci, l'ayant avertie que le gouverneur avait ordonné à ses soldats de l'enlever dès qu'elle serait endormie, lui donna le conseil de sortir tout doucement et d'entrer dans le logis voisin qui lui avait été préparé. Elle céda à ses prières.

«Je passai enfin, dit-elle, dans cet auguste domicile, que je trouvai plus fort et mieux gardé que la tour de Danaé, mais où, nonobstant mes déplaisirs, qui n'étaient pas petits, accablée de lassitude et de sommeil, je dormis mieux que je n'avais fait de ma vie. Toutes ces précautions, ajoute-t-elle, n'étaient encore rien; ce n'était pas encore assez que des grilles, des gardes et des sentinelles qu'il y avait autour de cette maison; dans la crainte que je ne m'ouvrisse un passage dans le couvent, le comte m'envoya, pour me garder à vue, et être témoin de toutes mes actions, un gentilhomme espagnol, appelé Don... San Lorenço. Dans un si pitoyable état, n'ayant pas été possible d'obtenir aucune chose du gouverneur de Flandre, ni par mes sanglots ni par mes larmes, je pris enfin le parti de passer à Madrid, et de me retirer dans un couvent, ne doutant pas qu'on ne me l'accordât.»

Voilà où en était réduite celle qui avait été sur le point de devenir reine de France. Bruxelles était trop près de la cour de Louis XIV, pour que Marie-Thérèse, dans la même pensée que le connétable, pût consentir à y laisser vivre Mme Colonna, même sous les triples grilles d'un couvent. Quant à Madrid, l'infortunée devait trouver moins de difficulté à y obtenir une prison dans un monastère.

Le comte de Monterey approuva sur-le-champ cette proposition et dépêcha un courrier au connétable pour lui en donner avis. En attendant sa réponse, le comte, obligé d'aller à Anvers et de retirer ses gardes, pressa Mme Colonna de retourner à la citadelle, lui promettant qu'elle y serait traitée avec moins de rigueur, et qu'on lui permettrait même de sortir quelquefois en compagnie du lieutenant de la place. Elle y consentit, à condition qu'il signerait une sorte de traité dans lequel seraient stipulés ces engagements, et elle partit, accompagnée de M. Bruneau et de don... de San Lorenço.

Pendant les quelques semaines qu'elle passa dans la citadelle, elle eut en effet moins à se plaindre du gouverneur et on lui laissa un peu plus de liberté. L'arrivée de l'abbé don Fernand Colonna, frère naturel du connétable et chargé par lui d'accompagner la prisonnière à Madrid, ne contribua pas peu à ce changement.

Elle écrivit à l'amirante pour lui demander l'hospitalité à son arrivée à Madrid et pour obtenir de la reine douairière d'Espagne qu'elle pût entrer dans un couvent de la cour. Sans avoir reçu de réponse, elle partit pour Ostende, où elle s'embarqua sur un vaisseau anglais qui, en neuf jours, aborda à Saint-Sébastien. Huit jours après, n'ayant obtenu de réponse à une seconde lettre, ni de l'amirante ni de la Reine, elle poursuivit son chemin et arriva à Burgos, puis à Alcobendas, village à trois lieues de Madrid. Enfin un courrier lui apporta deux lettres, l'une de la Reine et l'autre de l'amirante, par lesquelles ils s'empressaient d'accueillir ses demandes. Arrivée à Nuestra Señora del Belveder, dans les carrosses du nonce, elle vit venir au-devant d'elle la duchesse d'Albuquerque et la marquise d'Alcannizas, belle-fille de l'amirante, qui la conduisirent à une maison de plaisance de ce seigneur, «richement meublée, ornée des plus excellentes et des plus riches peintures de l'Europe», et située dans l'un des plus beaux paysages de l'Espagne.

Après deux mois de séjour dans cette magnifique villa, elle demanda à la Reine de la faire entrer dans le couvent des religieuses de Santo Domingo el Real. Les religieuses y ayant consenti, à la condition que la Reine déclarerait par un décret royal que cette grâce ne nuirait en rien pour l'avenir à leurs priviléges [367], la connétable fit son entrée dans le monastère, à la fin du mois d'août 1677, accompagnée du nonce Marescotti, de l'amirante et du marquis d'Alcannizas. Afin qu'elle fût plus libre, et qu'elle ne fût pas confondue dans la foule des autres religieuses, on lui donna une maison contiguë au couvent, que l'on eut soin de garnir de grilles et de tours, et dans laquelle il lui fut permis d'installer l'abbé Colonna et ses domestiques. L'abbesse, doña Victoria Porcia Orosco, personne fort spirituelle et sachant passablement l'italien, s'étudiait, ainsi que ses religieuses, à lui rendre aussi agréable que possible ce triste séjour.

Peut-être se serait-elle résignée à y passer la fin de sa vie, si, comme on le lui avait fait espérer, elle avait eu la permission, ainsi qu'à Turin, de sortir une fois la semaine pour fréquenter ses amis et la cour. Mais, sur la demande expresse du connétable, cette permission lui avait été impitoyablement refusée. Il avait écrit à la Reine douairière et à l'amirante pour les supplier de ne jamais la lui accorder, disant qu'elle était bien en sûreté à Madrid et qu'il ne voulait pas courir le danger de la voir en liberté ailleurs.

Mme Colonna a raconté avec feu dans quelle irritation la jeta cet ordre barbare, et nous ne pouvons mieux faire que de lui céder la parole:

«J'ai déjà dit que la contradiction irrite mon esprit, et je crois que c'est assez pour faire comprendre quelle colère et quel ressentiment j'eus de cette nouvelle; mais on le comprendra encore mieux, quand j'y ajouterai la considération des soins avec lesquels une infinité de personnes m'observaient continuellement, espions éternels de mes actions, par l'ordre de l'abbé don Fernand (Colonna), qui exécutait avec une furieuse rigueur les ordres du connétable. Outre cela, il y avait des gens assez malintentionnés pour irriter encore davantage l'esprit de mon mari en me rendant mille méchants offices auprès de lui, et qui lui écrivaient que je voulais m'enfuir, et que je le ferais infailliblement, si l'on ne m'observait avec soin. Tous ces bruits, joints avec les raisons que j'ai dites ci-dessus, me poussèrent à me déterminer de sortir du couvent [368], pour faire voir que toutes les peines que l'on prenait à me garder et à me tenir enfermée ne serviraient qu'autant que je voudrais. Si bien qu'un jour que don Fernand était sorti avec tous mes gens, je commandai à mes demoiselles de mettre bas ces fortes, ces épaisses et ces hautes murailles que l'auteur de mon Histoire dit avoir été l'unique obstacle à ma fuite. De quoi j'envoyai ensuite donner avis au duc d'Ossune, à l'amirante et au prince d'Astillano, avec un billet que j'écrivis à chacun d'eux, les suppliant de me vouloir favoriser dans cette affaire, puisque mon dessein n'était point, comme mes ennemis le publiaient, de m'enfuir en France ni en Angleterre, mais d'être hors de clôture, dans la maison où j'étais, n'étant pas juste qu'on me retînt par violence dans un lieu où j'étais entrée de bonne volonté [369]...»

Mais tous ces seigneurs, plus politiques que galants, répondirent à la connétable d'une manière évasive. Le nonce Molini et l'amirante, avertis par l'abbé don Fernand Colonna, se rendirent auprès de la princesse, non pour condescendre à ses désirs, mais pour lui conseiller vivement de rentrer dans son cloître.

La malheureuse connétable, se voyant sans appui et sans protection, finit par se rendre à leurs instances. Mais une nouvelle difficulté se présenta. Les religieuses, après le scandale de la fuite de Mme Colonna, ne voulaient plus, à aucun prix, la recevoir dans leur couvent; il ne fallut rien moins que la crainte d'une excommunication dont le nonce les menaça pour vaincre leur résistance. A partir de ce jour, la surveillance que l'on exerça sur la captive devint de plus en plus rigoureuse.

Il y avait quelques mois qu'elle subissait cette nouvelle contrainte, sans voir de remède possible à ses maux, lorsque le jeune roi d'Espagne, Charles II, rappela auprès de lui son frère naturel don Juan d'Autriche, pour lui donner la plus grande part aux affaires de son royaume. Mme Colonna, comptant sur les sentiments généreux de ce prince et ayant fini par intéresser à ses malheurs le duc d'Ossuna, auquel la rattachaient des liens de parenté, résolut d'aller au-devant de don Juan, qui se rendait de Saragosse à Madrid. Sans que personne s'y opposât, elle sortit en plein jour de son couvent, par la porte et en vue de toutes les portières, et elle trouva un refuge dans la maison de la marquise de Mortara.

Don Fernand, dans l'ignorance du lieu où elle était, donna l'ordre partout qu'on l'arrêtât, supposant qu'elle avait dessein de sortir du royaume.

Comme elle avait écrit à plusieurs seigneurs pour leur faire connaître le lieu de sa retraite, l'amirante, qui était tout entier dans les intérêts du connétable, mit tout en œuvre pour la faire rentrer dans son cloître. Deux jours après, il vint la trouver, accompagné du nonce et de don Garcia de Medrano, du conseil de Castille, pour lui enjoindre, par ordre du Roi, de retourner dans son couvent. Don Garcia, lui parlant, en sa qualité de ministre de la justice, lui dit qu'il avait ordre, en cas de résistance, de l'y conduire par force. La connétable, exaspérée par ces violences, était sur le point de résister jusqu'à la dernière extrémité, lorsque la marquise de Mortara, à force d'instances et d'exhortations, finit par la calmer et par la décider à rentrer dans le monastère.

Elle y avait à peine mis le pied, accompagnée de plusieurs grands d'Espagne, que les nonnes, l'ayant reconnue en soulevant sa mantille, «commencèrent à remplir l'air de leurs cris», et à se plaindre de la violation de leurs priviléges. Il fallut, pour qu'elles cédassent, que le nonce leur lût un décret du Roi.

Mme Colonna prépare aussitôt une nouvelle fuite.

«Enfin, dit-elle, cette guerre civile s'apaisa. Parmi tous ces esprits courroucés, il n'y eut que le mien qui resta dans l'agitation, ayant de mortels déplaisirs des réflexions que je faisais de temps en temps sur la violence avec laquelle on s'efforçait de me tenir enfermée sous des conditions plus rigoureuses que celles qu'on m'avait promises. Je ne me rebutai pas néanmoins pour avoir vu mal réussir mes deux premières entreprises pour ma liberté, et, considérant que c'était le plus doux bien de la vie, et que pour le recouvrer il n'y avait rien qu'un esprit noble et généreux ne dût tenter, je me mis tout de nouveau à chercher le moyen de l'obtenir [370]

Il y avait huit jours qu'elle méditait le plan d'une troisième évasion, lorsqu'elle apprit l'arrivée de don Juan à Madrid. A cette nouvelle, elle adressa un mémoire à ce prince, ainsi qu'au Roi, qu'elle leur fit remettre par le duc de Medina Sidonia. Mais, au moment où don Juan montrait des dispositions favorables envers la captive, arriva une lettre du connétable adressée au Roi, dans laquelle, se plaignant de la récente fuite de sa femme, il demandait qu'elle fût enfermée dans un château. Don Juan, fort embarrassé, remit le mémoire de la femme et la lettre du mari au conseil d'État, ainsi que le règlement de l'affaire. Mme Colonna avait gagné à sa cause les ducs d'Albe, d'Ossuna et le marquis d'Astorga; il fut décidé, à la majorité des voix du conseil, que la princesse serait rendue à une pleine et entière liberté et qu'on lui donnerait même une maison tenue sur un pied conforme à la grandeur de son rang.

Le Roi jugea à propos de suspendre l'exécution de l'arrêt du conseil, jusqu'au moment où il aurait reçu réponse d'une lettre qu'il adressait au Mais, en attendant une résolution décisive, il autorisa Mme Colonna à se retirer dans quelque lieu autour de Madrid.

Pendant ce temps-là, don Fernand Colonna, agissant au nom du connétable, ne négligeait rien pour que la princesse fût maintenue en captivité dans un couvent ou dans un château. Il présenta même à la cour un Mémoire dans lequel il s'étendait sur les graves inconvénients qu'il y aurait à lui rendre la liberté et combien il importait, «pour le repos du connétable», qu'elle fût toujours gardée à vue.

Mme Colonna, redoutant les suites des intrigues de l'abbé, crut devoir, par une prompte sortie du couvent, prévenir le mal dont elle se croyait menacée. Elle fit part de son dessein au nonce, au duc d'Ossuna et à l'abbesse, qui ne la désapprouva pas, croyant que le décret royal était dans les formes requises. De peur qu'une religieuse de ses amies, qui dormait dans son appartement, ne donnât l'éveil, elle sortit à six heures du matin; elle se jeta, avec ses demoiselles, dans un carrosse de louage et elle se rendit à l'Atocha et de là à Ballacas, terre appartenant au Roi à une lieue de Madrid. L'après-dînée, le nonce vint la voir, accompagné de don Fernand, et, après l'avoir absoute de l'excommunication qu'elle avait encourue pour être sortie sans permission de son couvent, il fit si bien qu'il parvint à obtenir qu'elle pardonnerait tout à don Fernand et, qui plus est, qu'elle retournerait à Madrid pour y vivre dans la propre maison de l'abbé. Au grand étonnement du nonce, Mme Colonna ne se fit pas trop prier. La crainte de vivre dans un lieu assez désert et la perspective de jouir de quelque liberté à Madrid avaient opéré ce brusque changement.

Au moment où elle était sur le point de quitter Ballacas, elle reçut une lettre de don Juan dans laquelle il lui disait qu'elle n'avait pas bien interprété les ordres du Roi, qu'il eût été nécessaire que sa sortie du couvent eût été précédée de quelques formalités indispensables, et que le choix du lieu eût été préalablement fixé, afin qu'elle y fût reçue avec la bienséance et l'éclat que le Roi estimait être dus à une personne de son rang. Mais ce n'était là qu'une simple admonestation pleine de bienveillance, et non un ordre sévère, et elle se remit bien vite de la peur que lui avait causée d'abord l'arrivée de cette lettre. Elle monta, sans plus tarder, dans le carrosse du nonce et, à son arrivée à Madrid, elle vit arriver à sa rencontre les ducs d'Ossuna, de Veraguas et d'Uzeda, suivis de quatre carrosses et d'une grande suite de gens à cheval. Après avoir pris congé de ces seigneurs, elle se rendit dans la maison de l'abbé Colonna, pour y attendre avec impatience ce que décideraient de son sort don Juan d'Autriche et le roi d'Espagne.

Ici finissent les Mémoires authentiques de la connétable Colonna. Désormais, nous aurons recours, pour raconter la fin de sa vie si orageuse et si éprouvée, à différentes sources qui n'offrent pas moins d'intérêt.


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