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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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AU ROI, A LA REINE ANNE D'AUTRICHE,
A MADAME DE VENEL, ETC.

(D'APRÈS LES MANUSCRITS DES ARCHIVES DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DE LA BIBLIOTHÈQUE MAZARINE.)

MAZARIN A LA REINE.

De Couhé, 6 juillet 1659 [413].

«Je n'ai pas voulu écrire au Roi quelque chose dont je vous informerai, car je n'ai pas pu m'imaginer qu'elle eût fondement, et que, d'ailleurs, je croirais lui faire tort et à moi aussi, si je témoignais avoir le moindre ombrage de lui et de le croire capable de tenir une conduite qui ternirait sa réputation dans le temps qu'il est le plus résolu de faire toutes choses pour la relever. Je vous dirai donc qu'outre les avis que j'en ai reçus, j'ai vu, entre les mains de quelques personnes de celles qui m'accompagnent, des lettres qui le confirment, portant que le jeune de Vivonne est en grande faveur et qu'il affecte avec beaucoup de soin d'en faire voir encore davantage, à tel point que Mme de Mesmes en a reçu des compliments, et que Mlle de Beaumont en a parlé en plusieurs lieux comme d'une chose bien certaine. Le confident sait que ce personnage ne doit rien aux plus emportés dans le vice et dans l'impiété. Il sait aussi que, dès ses premiers ans, il fit assez connaître les inclinations qu'il aurait toute sa vie; témoin ce qu'il eut la hardiesse de dire au confident même à Compiègne; et je puis dire avec vérité que c'est lui qui a entièrement perdu mon neveu [414]. Je sais des particularités sur ce sujet, que, si je les eusse représentées au confident, comme j'aurais fait sans la considération de son père, assurément il eût été envoyé plus loin que mon neveu. Enfin, je puis dire sans exagération qu'il ne vaut rien, et qu'il n'a pas affaire d'aller à l'école de celui qu'on dit avoir fait le catéchisme. Mais il est bon que vous et le confident sachiez qu'il ne m'aime pas, à cause peut-être des réprimandes que je lui ai fait faire; car, pour le surplus, je suis assez ami de son père, et j'ai assez obligé toute la famille pour qu'il en doive user autrement. J'avoue que j'ai reconnu en diverses rencontres que le confident avait de l'inclination pour lui: mais ils sont d'une humeur si différente, et l'un d'eux est autant vertueux et zélé pour Dieu que l'autre est vicieux et impie, que je n'ai jamais cru possible qu'il pût faire aucun progrès dans l'esprit du confident, et je me confirme encore plus en cette opinion par l'expérience que j'ai faite de l'amitié du confident, lequel a eu la bonté de ne considérer pas beaucoup ceux qu'il a su qui n'en avaient pas pour moi. Il faut donc attribuer à la vanité du personnage le bruit qui court, et non pas à aucun sujet que le confident lui en ait donné. Il sera bon pourtant que vous lui disiez, et même de ma part, si vous voulez, qu'il importe qu'il vive avec lui, en sorte que chacun soit détrompé de ce qu'il veut faire croire, et quoique, par les raisons que je vous ai marquées, je n'aie pas jugé à propos d'écrire au confident sur cette matière, vous pouvez pourtant lui dire ce que je vous ai mandé, puisque vous savez qu'il ne doit y avoir rien de caché entre lui, vous et moi. Je finirai en vous protestant du meilleur de mon cœur ce qui vous peut plaire davantage.

MAZARIN A LA REINE [415].

De Cadillac, le 16 juillet 1659.

J'ai reçu par l'ordinaire votre lettre du 9e, de laquelle je vous ai mandé que j'étais en peine, mais ce qu'elle contient m'en donne encore davantage et à un tel point que j'ai été sur le penchant de prendre la poste et de m'en retourner, et je crois que je l'eusse exécuté sans le bruit et les conséquences qu'une résolution de tant d'éclat aurait produits dans la présente conjoncture. Mais je ne me suis pas pu empêcher d'écrire une longue lettre au confident, avec la liberté qu'il m'a permise et que doit un bon serviteur qui n'a autre but que son bien et que sa gloire, et qu'il se conserve l'amour de ses sujets. Ce n'est pas votre lettre seule qui m'a obligé à cela, mais les avis qui viennent généralement de tous les endroits et particulièrement de la cour, de Paris et de Flandres, et par ce qui m'a été écrit de La Rochelle. Je ne sais pas s'il vous montrera la lettre, comme je le conseille de faire et que je le voudrais; mais ce que je vous puis dire est qu'il ne me reste rien dans le cœur de ce que j'ai cru pouvoir servir à sa guérison, et que, s'il ne fait ce qu'il doit et de la bonne manière, finissant un commerce qui lui est si dangereux, quelque chose qui puisse arriver, je suis résolu, sans retarder un seul moment, d'exécuter ce que je lui mande, espérant que peut-être, par ce moyen, je serais assez heureux pour le guérir. Au moins j'aurai cet avantage que toute la terre verra que j'ai pratiqué jusqu'à mon sacrifice pour servir un maître dans une rencontre où il y va de tout pour lui.

Je crains de perdre l'esprit, car je ne mange ni ne dors, et je suis accablé de peine et d'inquiétude dans un temps que j'aurais besoin d'être soulagé. Vos lettres m'assistent fort en cela et me donnent une grande consolation. J'en suis touché au dernier point et je vous supplie de croire que rien au monde ne peut empêcher que je ne sois [jusqu'au] dernier moment de ma vie le plus véritable de tous vos serviteurs. Je vous prie d'assister, autant que vous pourrez, le confident en cette occasion, qui est très délicate pour lui, et de vouloir lui témoigner la dernière tendresse, si vous voyez que cela puisse servir à le retirer du mauvais pas où il est.

MAZARIN AU ROI.

De Cadillac, le 16 juillet 1659 [416].

... Quand vous ne m'auriez si précisément ordonné, comme vous l'avez fait, de vous parler avec toute liberté, quand il y va de votre service, je ne lairrais [417] pas de le faire en cette conjoncture, quoique je susse vous devoir être désagréable et de courre [418] risque de perdre vos bonnes grâces.

J'ai vu ce que la confidente m'écrit touchant votre chagrin et la manière dont vous en usez avec elle. Mais, comme je sais que l'affection qu'elle a pour vous est à l'épreuve de tout et que votre bon naturel, autant que votre devoir, vous donne beaucoup d'inquiétude dès que vous connaissez [419] de lui avoir déplu, et que vous revenez aussitôt à lui témoigner la dernière tendresse, cela ne me donnerait pas grande peine. Mais je vous avoue que je la ressens extrême d'apprendre, par tous les avis qui se reçoivent généralement de tous côtés, de quelle manière on parle de vous dans un temps que vous m'avez fait l'honneur de me déclarer que vous étiez résolu d'avoir une extraordinaire application aux affaires, et de mettre tout en œuvre pour devenir en toutes choses le plus grand Roi du monde [420].

Les lettres de Paris, de Flandres et d'autres endroits disent que vous n'êtes plus connaissable depuis mon départ, et non pas à cause de moi, mais de quelque chose qui m'appartient, que vous êtes dans des engagements qui vous empêcheront de donner la paix à toute la chrétienté et de rendre votre État et vos sujets heureux par le mariage, et que si, pour éviter un si grand préjudice, vous passez outre à le faire, la personne que vous épouserez [421] sera très malheureuse sans être coupable.

On dit (et cela est confirmé par des lettres de la cour à des personnes qui sont à ma suite),... que vous êtes toujours enfermé à écrire à la personne que vous aimez [422], et que vous perdez plus de temps à cela que vous ne faisiez à lui parler quand elle était à la cour.

On y ajoute que j'en suis d'accord et que je m'entends en secret avec vous, vous poussant à cela [423] pour satisfaire à mon ambition et pour empêcher la paix.

On dit que vous êtes brouillé avec la Reine, et ceux qui en écrivent en termes plus doux disent que vous évitez, autant que vous pourrez, de la voir.

Je vois d'ailleurs que la complaisance que j'ai eue pour vous, lorsque vous m'avez fait instance de pouvoir mander quelquefois de vos nouvelles à cette personne et d'en recevoir des siennes, aboutit à un commerce continuel de longues lettres, c'est-à-dire à lui écrire chaque jour et en recevoir réponse. Et quand les courriers manquent, le premier qui part est toujours chargé d'autant de lettres qu'il y a eu de jours qu'on n'a pu les envoyer, ce qui ne se peut faire qu'avec scandale, et je puis dire, avec quelque atteinte à la réputation de la personne et à la mienne.

Ce qu'il y a de pis, c'est que j'ai reconnu, par les réponses que la même personne m'a faites, lorsque je l'ai voulu cordialement avertir de son bien [424], et par les avis que j'ai aussi de La Rochelle, que vous n'oubliez rien tous les jours pour l'engager de plus en plus, l'assurant que vos intentions sont de faire des choses pour elle que vous savez bien qui ne se doivent pas [425], et qu'aucun homme de votre état ne pourrait en être d'avis, et enfin qui sont, par plusieurs raisons [entièrement] impossibles [426]. Plût à Dieu que, sans commettre votre réputation, vous puissiez vous ouvrir de vos pensées à d'autres, car, par ce qui vous serait dit, depuis le premier jusqu'au dernier de votre royaume, vous seriez au désespoir de les avoir eues, et je ne me verrais pas dans le plus pitoyable état où j'aie jamais été, étant accablé de douleur, ne pouvant dormir un seul moment, et, en un mot, ne sachant ce que je fais; ce qui est à un tel point que, quand je voudrais passer sur toutes sortes de considérations pour vous servir, je n'aurais pas l'esprit en l'assiette qu'il faut pour le faire avec succès, et vous rendre un aussi bon compte de vos affaires comme je l'ai fait jusqu'à cette heure.

Dieu a établi les Rois (après ce qui regarde la religion, pour le soutien de laquelle ils doivent faire toutes choses), pour veiller au bien, à la sûreté et au repos de leurs sujets, et non pas pour sacrifier ce bien-là et ce repos à leurs passions particulières, et quand il s'en est trouvé d'assez [427] malheureux qui aient obligé par leur conduite la Providence divine à les abandonner, les histoires sont pleines des révolutions et des accablements qu'ils ont attirés sur leurs personnes et sur leurs États.

C'est pourquoi, je vous le dis hardiment, qu'il n'est plus temps d'hésiter, et, quoique vous soyez le maître, en certain sens, de faire ce que bon vous semble, néanmoins vous devez compte à Dieu de vos actions pour faire votre salut, et au monde pour le soutien de votre gloire et de votre réputation, car, quelque chose que vous fassiez [428], il en jugera selon l'occasion que vous lui en donnerez [429]. Et, bien que vous ayez la bonté de me mander que vous vous résoudrez, pour cette gloire et cet honneur, de faire tout ce qui serait nécessaire, vous me permettrez que je vous dise qu'écrivant en d'autres termes à La Rochelle, je ne sais pas quelles sont vos véritables intentions, et, dans ce doute, je m'avance à vous [430] représenter qu'il n'est pas seulement ici question de la gloire et de l'honneur, car bien souvent, en conservant les États, on a moyen de relever l'un et l'autre, quand il est arrivé par quelque malheur qu'ils aient reçu atteinte; mais à présent, si vos sujets et votre État étaient si malheureux que vous ne prissiez pas la résolution que vous devez et de la bonne manière, rien au monde ne pourrait les empêcher de tomber en de plus grands malheurs qu'ils n'ont encore soufferts et toute la chrétienté avec eux. Et je vous puis assurer, de certaine science, que le prince de Condé et bien d'autres [431] sont alertes pour voir tout ce qui arrivera de ceci [432], espérant, si les choses se passent selon leur souhait, de bien profiter du prétexte plausible que vous leur pourrez donner, pour lequel ledit prince ne douterait pas d'avoir favorables tous les parlements, les grands et la noblesse du royaume, voire tous vos sujets généralement, et l'on ne manquerait pas encore de faire sonner bien haut que j'aurais été le conseiller et le solliciteur de toute la conduite que vous auriez tenue [433].

Je suis encore obligé de vous dire avec la même franchise que, si vous ne changez sans aucun délai de conduite et que vous ne surmontiez la passion qui présentement vous domine, en sorte que chacun voie que non seulement le mariage projeté s'exécutera et que vous le faites de bon cœur et dans l'espérance qu'il devra être heureux, aussi bien que la personne que vous épouserez, il est impossible qu'en Espagne on n'ait connaissance de l'aversion que vous y avez et du mauvais traitement que l'Infante pourrait courre [434] risque de recevoir, ne vous cachant pas de faire paraître, à la vue de tout le monde, à la veille de votre mariage, par mille moyens, que toutes vos pensées et vos attachements vont ailleurs. Et, en ce cas, je tiens pour constant qu'on pourrait prendre à Madrid les résolutions que nous prendrions nous-mêmes en un cas pareil à celui-là. C'est pourquoi je vous supplie de considérer quelle bénédiction vous pourriez attendre de Dieu et des hommes, si, pour cela, nous devions recommencer la plus sanglante guerre qu'on ait jamais vue et avec autant de préjudice que nous avons remporté d'avantages par le passé, que Dieu a favorisé votre cause et les saintes intentions que vous et la Reine avez toujours eues.

Je vous marque d'autant plus tout ceci que Pimentel, dans le voyage, m'a dit, deux ou trois fois, que tout le monde disait que vous étiez trop amoureux pour vous vouloir sitôt marier [435] et que de Flandres on lui avait écrit la même chose en termes qui lui avaient fait de la peine.

Je conclus tout ce discours en vous disant que, si je vois, par la réponse que je vous conjure de me faire en toute diligence, qu'il n'y ait [436] pas lieu d'espérer que vous vous mettiez de bonne façon et sans réserve dans le chemin qu'il faut pour votre bien, pour votre honneur et pour la conservation de votre royaume [437], je n'ai autre parti à prendre pour vous donner cette dernière marque de ma fidélité et de mon zèle pour votre service qu'à me sacrifier, et, après vous avoir remis tous les bienfaits dont il a plu au feu Roi, à vous et à la Reine de me combler, me mettre [438] dans un vaisseau avec ma famille pour m'en aller en un coin d'Italie passer le reste de mes jours et prier Dieu que ce remède, que j'aurai appliqué à votre mal, produise la guérison que je souhaite plus que toutes choses du monde [439], pouvant dire, sans exagération, que, sans user des termes de soumission et de respect que je vous dois, il n'y a pas de tendresse comparable à celle que j'ai pour vous et qu'il me serait impossible de ne pas mourir de regret, si je vous voyais rien faire qui pût noircir votre honneur et exposer votre personne et votre État.

Je sais que vous me connaissez assez pour croire que tout ce que je vous écris vient du fond de mon cœur et qu'il n'y a rien qui me puisse empêcher de rebrousser chemin et d'exécuter la résolution que je viens de dire, si je ne vois, par la réponse que vous me ferez et par la conduite que vous tiendrez ensuite, que vous vous êtes rendu maître de la passion à laquelle vous êtes présentement soumis. Voyez si [ne le faisant pas] [440] vous voulez que les deux personnes, à qui vous faites l'honneur de témoigner tant d'affection, soient séparées de vous pour jamais et deviennent les plus malheureuses de la terre [441].

La réponse que vous me ferez me servira aussi d'instruction pour la manière que je devrai tenir en m'abouchant avec don Louis de Haro sur le sujet du mariage, car, après tout, votre honneur et votre conscience ne peuvent pas vous permettre de choisir le plus fidèle de [tous] vos serviteurs [442] pour assurer le roi d'Espagne des choses que vous ne voudriez pas tenir.

Je ne mande rien de tout ceci en détail à la confidente. Il dépendra de vous de lui communiquer ce que je vous écris, pouvant bien vous protester, comme si j'étais devant Dieu, que vous ne sauriez avoir un conseil plus fidèle que celui de la confidente, et qui vous puisse plus soulager et vous aider, en l'état où vous êtes, à prendre les résolutions que Dieu et toute la chrétienté vous demandent, car il est certain que, si elle pouvait donner sa vie pour votre contentement, elle le ferait avec grande joie, et vous auriez grand tort, si vous croyiez qu'elle ne vous aime pas, quand elle ne vous flatte pas en certaines choses qui, étant à présent de votre sens, sont pourtant éloignées de la raison, et, à dire vrai, il faudrait, par la même conséquence, que vous crussiez que personne au monde ne vous aime, puisque personne ne saurait approuver vos pensées.

MAZARIN AU ROI.

De Saint-Jean-de-Luz, le 29 juillet 1659.

Vous me faites bien l'honneur de me dire [443] que vous êtes persuadé que je ne désire que votre gloire et le bien de votre État, et qu'ainsi vous êtes résolu plus que jamais de suivre mes avis; mais, dans le même temps, vous ne le faites pas. Je vous avais supplié de n'écrire pas à La Rochelle et vous m'avez répondu que cela vous serait trop dur et que la confidente avait approuvé vos raisons, de manière qu'il faut conclure que j'aurai grand crédit dans votre esprit et que vous aurez la bonté de suivre mes avis pourvu qu'ils soient conformes à vos sentiments.

Vous ne parlez à présent que de suivre ceux de la confidente, parce qu'ils s'accordent en quelque façon avec les vôtres, et, sans vous expliquer davantage, dans la réponse qu'il vous a plu me faire à la lettre que je vous écrivis de Cadillac, vous m'assurez bien avec excès de votre bienveillance et de vouloir déférer à mes conseils, mais sans me mander rien de précis de vos volontés à l'égard de ce que je dois traiter avec don Louis d'Haro. Vous concluez que vous ne sauriez pas faillir à suivre les sentiments de la confidente et que vous ne doutez pas que je l'approuve. Cela s'appelle en bon français éviter la question et donner le change [444]. Vous êtes le maître de votre conduite, mais non pas de m'obliger à l'approuver lorsque je sais, de certaine science [445], qu'elle est préjudiciable à votre honneur, à la gloire et au bien de votre État, et au repos de vos sujets. Enfin, croyant que je ne saurais commettre un plus grand crime à votre égard que de vous déguiser les choses importantes à votre service, je vous déclare que je ne puis être en repos ni satisfait, si je ne vois, par les effets, que vous vous rendiez maître de vous-même et que vous m'accordiez la grâce que je vous ai demandée, après avoir connu visiblement que, sans cela, tout est perdu, et que le seul remède qui [me] reste à pratiquer est celui de me retirer et emmener avec moi la cause des malheurs qu'on est à la veille de voir arriver [446].

J'ai l'ambition que doit avoir un honnête homme, et peut-être j'en passe les bornes en certaines choses. J'aime fort ma nièce, mais, sans exagération, je vous aime encore davantage et je m'intéresse plus en votre gloire et en la conservation de votre État qu'en toutes les choses du monde. C'est pourquoi je ne vous puis que répliquer les mêmes choses que je me suis donné l'honneur de vous écrire de Cadillac, et, quoiqu'elles ne vous soient pas à présent agréables, je suis assuré que vous m'en aimerez bien un jour et que vous aurez la bonté d'avouer que je ne vous ai jamais rendu un plus important service que celui-ci. La confidente vous aime avec la dernière tendresse, et il ne lui peut être possible de n'avoir de la complaisance pour vous, bien qu'elle connaisse que vos désirs ne s'accordent pas souvent avec la raison, et elle se laisse aller, n'étant pas à l'épreuve de vous voir souffrir. Pour moi, je crois d'avoir la même tendresse qu'a la confidente; mais cette même tendresse me rend plus dur et plus ferme à m'opposer à ce qui est absolument contre votre réputation et service, car, si je faisais autrement, je vous aiderais à vous perdre.

Vous prenez la peine de me dire que vous vouliez bien croire ce que je vous mandais qu'on disait sur votre personne et sur le commerce que vous aviez à La Rochelle; mais que ni vous ni la confidente n'en aviez pas entendu parler. Cela n'est pas étrange que personne [ne] vous entretienne sur cette matière, et, pour la confidente, elle ne peut pas savoir ce que je sais; mais, assurément, elle ne vous dit pas beaucoup de choses qu'elle sait, crainte de vous déplaire. Je voudrais bien que M. de Turenne eût osé vous dire les discours qui se tiennent sur votre sujet et vous auriez vu que je n'avance rien. Enfin je vous réplique que toute l'Europe s'entretient sur la passion que vous avez et chacun en parle avec une liberté qui vous est préjudiciable. A Madrid même l'affaire a éclaté, car on n'a pas manqué de l'écrire de Flandres et de Paris avec intention de brouiller et, rompant le projet d'alliance qui est sur le tapis, empêcher aussi l'exécution de la paix. Lorsque j'aurai l'honneur de vous voir, je vous montrerai des papiers qui vous feront connaître beaucoup plus que je ne vous ai écrit sur cette matière, et, si vous n'y remédiez sans aucun délai, l'affaire empirera tous les jours de plus en plus et elle deviendra incurable.

Je me dois encore plaindre de ce que vous prenez grand soin de mander ponctuellement à La Rochelle ce que je vous écris. Jugez, je vous supplie, si cela est bon, s'il est obligeant pour moi, s'il est avantageux à votre bien et s'il peut faire un bon effet et contribuer à la guérison de la personne à qui vous écrivez.

Pour les nouvelles que j'ai à vous donner, je me remets à M. Le Tellier, et, au surplus, vous me ferez justice si vous croyez que je n'oublierai rien ici pour vous bien servir, nonobstant les inquiétudes dans lesquelles je suis et les grandes difficultés que je prévois bien qu'il faudra surmonter.

MAZARIN AU ROI.

A Bidache, le 23 juillet 1659 [447].

La goutte qui m'a attaqué depuis six jours avec des douleurs assez grandes m'a empêché de vous écrire, et quoique je sois encore fort mal, n'ayant pas voulu laisser de marcher, je ne puis plus retarder à vous dire que j'ai reçu au même temps deux de vos lettres du 13e, l'une que M. Le Tellier m'a envoyée par l'ordinaire et l'autre que Meré m'a rendue. Je vous suis très obligé des bontés que vous me témoignez, mais je voudrais en recevoir des effets dans la chose du monde qui me touche le plus pour votre bien, pour le salut de votre État, pour votre honneur et pour le mien. Je vous ai écrit assez précisément mes sentiments là-dessus par un courrier que je dépêchai exprès de Cadillac, et j'attends avec impatience la réponse qui réglera la conduite que j'aurai à tenir pour vous bien servir d'une manière ou d'autre. Je n'ai donc rien à ajouter, mais à vous confirmer ce que je me suis donné l'honneur de vous écrire, et vous [supplie] de me faire la justice d'être bien persuadé que, si j'avais moins d'amour et de tendresse pour vous, je ne me conduirais comme je fais, étant résolu, quoi qu'il puisse arriver, de me perdre mille fois plutôt que de manquer à vous représenter les choses qui regardent votre réputation et le bien de vos sujets.

Je me sens aussi obligé de vous confirmer que les avis qui viennent de toutes parts et que je conserve pour vous les faire voir, parlent fort à votre préjudice, et je suis au désespoir que cela arrive lorsque vous témoignez être le plus résolu à vous appliquer aux affaires pour devenir le plus grand [Roi] de ce siècle en toutes choses. Au reste, je crois que Dieu m'a envoyé le mal que j'ai pour me donner lieu d'attendre la réponse que je vous ai demandée, car, de conférer avec don Louis et d'être assuré que je le tromperais en ce que je lui déclarerais de vos intentions sur le désir que vous avez de voir achever le mariage projeté, je ne m'y puis résoudre; et d'ailleurs je sais que, dans l'état où vous êtes, et duquel il ne me paraît pas jusqu'à présent que vous ayez envie de sortir, quand la personne que vous devez épouser serait un ange, [elle] ne vous agréerait pas: voilà tout ce que j'ai à vous dire, priant Dieu de vous inspirer et vous assister afin que vous preniez généreusement les résolutions que vous devez par toutes les raisons divines et humaines. J'écris à M. Le Tellier les nouvelles que j'ai d'Espagne et de don Louis.

MAZARIN A LA REINE.

A Bidache, le 23 juillet 1659 [448].

Je vous demande très humblement pardon si j'ai demeuré six jours sans vous écrire, les douleurs que j'ai souffertes depuis ce temps ne me l'ayant pu permettre. J'avais même défendu que personne ne mandât des nouvelles de mon mal, parce que je croyais que ce ne serait rien, mais, continuant toujours, je suis forcé à vous l'écrire et vous représenter que celui qui m'afflige le plus n'est pas la goutte, vous protestant devant Dieu que si le confident n'est pas capable de changer de conduite dans une affaire où il y va du tout pour lui et pour ses bons serviteurs, j'aime mille fois mieux mourir, et, de la manière que je le souhaite, j'en viendrai aisément à bout, et il me sera bien plus avantageux que de voir mon maître, pour qui j'ai la tendresse que vous savez, échouer dans un temps que tout le monde attend de lui quelque chose de grand, et mon honneur taché, après avoir donné toute ma vie mes plus grands soins pour en acquérir. Mais vous verrez confidemment que rien n'est capable d'empêcher l'exécution de ce que j'ai résolu, s'il ne change réellement, quoique j'espère que la mort me secourra plus tôt. L'on me mande que le confident y ferait un voyage [449]; si cela arrive, j'en serai au désespoir, et tout le monde en fera le jugement qui en sera juste. Je vous conjure d'empêcher cela, ne sachant pas seulement comme on y peut songer, puisqu'il faudrait se détourner [450] de quarante-cinq grandes lieues à aller et revenir. Enfin, je vous déclare que je ne puis être à l'épreuve de cela. Vos deux lettres du 12 et du 13, que j'ai reçues par l'ordinaire et par Meré, me consolent fort, voyant la continuation de vos bontés, et je suis marri de n'être plus en état d'y répondre comme je devrais. Soyez seulement persuadée que j'ai les sentiments que je dois et que je ne vous saurais jamais manquer. Le Maréchal de Grammont m'a reçu ici le mieux du monde, mais, dans l'état où je suis, rien ne me touche. Vous souffrirez de furieuses incommodités si vous ne prenez la résolution de marcher à la fraîcheur. Je vous conjure donc d'y songer, car il n'y a rien de si précieux que votre santé et celle du confident. Je vous demande la permission de renouveler à Monsieur dans cette lettre les assurances de mes très humbles respects.

MAZARIN A LA COMTESSE DE SOISSONS.

De Bidache, le 23 juillet 1659 [451].

Je ne ferai pas une longue réponse à votre lettre du 14e, les douleurs que je souffre ne me le permettant pas, mais je vous dirai seulement que Monsieur votre mari et vous devez tout souffrir du Roi, attendant qu'il vous permette de lui faire connaître que vous avez pour Sa Majesté les sentiments que vous devez et que rien n'est capable de vous en faire jamais éloigner, car, à la fin, Sa Majesté étant assurée de vos intentions, vous départira les effets de sa bonté comme par le passé. Je vous conjure d'en user ainsi et de le dire de ma part à Monsieur votre mari et de croire surtout l'un et l'autre que j'ai pour vous toute l'amitié que vous sauriez souhaiter.

MAZARIN A LA REINE.

De Saint-Jean-de-Luz, le 29 juillet 1659 [452].

J'ai eu une extrême mortification d'avoir été quelques jours hors d'état de vous écrire, qui est pour moi une des plus grandes consolations que je puisse avoir et principalement dans l'agitation où est mon esprit présentement. J'ai lu vos quatre lettres plusieurs fois et je ne saurais assez vous remercier de la continuation de vos bontés, sans lesquelles je passerais encore une plus malheureuse vie, me voyant éloigné de vous et du confident, et que celui-ci ne fait pas les choses que je voudrais pour obliger un chacun à le regarder pour un Roi le plus sage de tous et qui préfère la gloire et la grandeur de son État à toute autre considération et plaisir. Je vois bien par vos lettres et par celles du confident que la tendresse que vous avez pour lui ne vous a pas permis de tenir bon et que vous vous êtes laissé gagner. Mais assurément il lui en arrivera du préjudice, et pour moi je ne change pas d'avis, et je confirme au confident, par une lettre que je lui écris, les mêmes choses que je lui ai mandées de Cadillac. Vous verrez la lettre et il est impossible que vous n'approuviez les raisons, si la compassion que vous avez pour lui, quand vous le voyez souffrir, ne vous en empêche. Vous apprendrez toutes les nouvelles par M. Le Tellier et je vous dirai confidemment que j'ai grand soupçon que l'intention de don Louis ne soit pas celle qu'il affecte par toutes sortes de voies de me persuader. J'en serai bientôt éclairci, mais il est certain que Lenet [453] a du pouvoir sur son esprit, et qu'il souhaite au dernier point les satisfactions de M. le Prince. Vous savez beaucoup de choses là-dessus et vous devez croire que l'affaire va de même. Je me plains au confident de ce qu'il a mandé à La Rochelle tout ce que je lui écris; j'en suis assuré, et il a grand tort d'en user ainsi. Marianne m'écrit contre Hortense et avec raison, car elle est toujours enfermée avec Marie de qui elle est confidente, et toutes les deux chassent Marianne, en sorte qu'elle ne peut jamais demeurer avec elles. Je vois qu'Hortense prend le chemin de l'autre et qu'elle a moins de déférence pour Mme de Venel que son aînée. Jugez si cela me donne bien du chagrin. Mais je vous promets que, d'une façon ou d'autre, j'y mettrai ordre quelque chose qui puisse arriver. C'est un grand malheur quand on n'a pas sujet d'être satisfait de sa famille.

Mme de Venel fait ce qu'elle peut, mais la déférence qu'on a pour elle est fort médiocre.

J'espère que le confident aura la bonté de m'accorder la grâce de ne les aller pas voir, car, assurément, cela serait mal reçu, et le scandale serait public. Mais, si j'étais assez malheureux de ne pouvoir pas obtenir une si juste demande, et que vos offices ne pussent profiter de rien contre la force de sa passion, je vous conjure de faire plutôt venir mes nièces avec Mme de Venel à Angoulême, lui faisant écrire une lettre par laquelle vous lui ordonnerez de les amener audit lieu, car vous les voulez voir en passant, et, en effet, après qu'elles y auront demeuré une nuit, vous ferez en sorte qu'elles s'en retournent. Je vous supplie même en ce cas d'y envoyer un gentilhomme qui porte votre lettre à Mme de Venel et de les accompagner. Mais, au nom de Dieu, faites tout votre possible pour éviter ce coup, qui, de quelque manière qu'il arrive, ne peut faire qu'un très méchant effet.

Par la première lettre que l'abbé de Montégu m'écrit, il semble d'avoir compris que ce soit à mon instance que la Palatine [454] doit quitter sa charge [455], et il eût été à propos de ne lui pas nommer seulement mon nom. Il m'a écrit après, de Paris, tout ce qui lui avait été répondu, et je n'y comprends pas grand'chose, car ladite Palatine prétendait venir au voyage et raccommoder son affaire. Je n'en dis rien, mais assurément il n'y a raison qui ne conseille d'exécuter ce qui avait été résolu. Je vous réplique que j'ai toutes les impatiences du monde de vous voir et je suis au désespoir que don Louis tienne une conduite si flegmatique; le climat de son pays le doit obliger à cela, et peut-être sa croyance qu'il prendra ainsi avantage sur l'impatience des Français. Je tâcherai pourtant de la corriger en sorte qu'il se trompe dans son calcul; mais cependant je souffre fort de l'éloignement auquel je suis contraint.

J'ai grande curiosité de savoir les choses que vous remettez à me dire de vive voix. Le confident m'écrit mille amitiés pour vous, et la manière dont vous vivez avec lui mérite bien qu'il vous aime plus que toutes les choses du monde. Il serait curieux de savoir le dessein de Mme de Chevreuse dans les flatteries qu'elle vous a faites; elle est la même chose avec Le Jar1 et je ne sais pas si, de concert, on aurait obligé celui-(ci) à se déclarer amoureux de la petite Beauvais.

Vous ne pouviez mieux répondre à Mme de Schomberg que vous avez fait, et, à mon avis, il ne faut répliquer autre chose à la lettre de d'Andilly. J'espère de vous écrire si souvent à l'avenir que j'aurai lieu de réparer le silence que j'ai été contraint de garder quelques jours.

LE CARDINAL A LA REINE.

De Saint-Jean-de-Luz, le 5 août 1659 [456].

... Vous ne pouviez me donner une nouvelle plus agréable que celle de m'assurer que le confident est résolu de suivre mes avis, car il s'en trouvera bien et sera comblé d'honneur et de gloire et adoré de ses sujets; mais je crains que la visite qu'il désire de faire ne trouble plus que jamais ses bonnes intentions. C'était la première raison qui m'avait obligé d'écrire, comme j'ai fait sur ce sujet, et d'autant plus que je suis persuadé que la personne que vous savez n'oubliera rien pour l'attendrir, et engager son affection le plus qu'elle pourra. Je vous conjure de vous souvenir, [quelque chemin que vous preniez], de faire venir [mes nièces] au lieu où vous passerez le plus [proche] de La Rochelle, car la chose, exécutée ainsi, [aura plus de] bienséance... Je remets à vous dire mille choses, lorsque j'aurai l'honneur de vous voir, et j'ose [me promettre] qu'elles ne vous désagréeront pas, venant de la Mer (de Mazarin)...

LE CARDINAL MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 11 août 1659 [457].

... Je suis assez satisfait de la lettre que le confident m'a écrite me disant positivement que je le serai au point que je puis souhaiter quand il m'aura parlé à Bordeaux, croyant qu'il ne le pourrait pas si bien faire par une lettre. Si cela est, je serai fort heureux, car si le confident a la bonté de me croire, et de suivre mes conseils, il acquerra beaucoup de gloire; il sera adoré de ses sujets, il sera estimé et redouté de tous, et vous, qui vous intéressez plus que personne à son bonheur, n'aurez plus rien à [désirer]. Il est homme de parole, et je dois espérer qu'il me tiendra celle qu'il me donne, d'autant plus qu'il ne s'agit que de son avantage et de relever sa réputation.

Cependant je ne sais ce que vous aurez fait à l'égard de la visite sur laquelle je ne me suis pas expliqué au confident, par le retour du valet de pied; mais, après lui avoir marqué les inconvénients, je me remettrais à ce que je me donnais l'honneur de vous [écrire] là-dessus: ainsi vous en aurez pu user en la manière que vous aurez jugé plus à propos, et en tout cas vous aurez pratiqué ce que je vous ai mandé; c'est-à-dire de faire venir mes nièces en quelque lieu le plus proche de La Rochelle, par lequel la cour passerait, disant que vous les voulez voir. [J'eusse] écrit avec fermeté au confident pour le supplier de ne les voir pas; mais vous m'écrivîtes d'une façon qui semblait que vous étiez d'avis que je ne m'y aheurtasse pas, me marquant que le confident était persuadé que je le trouverais bon, en étant convenu conjointement avec vous à Paris; mais enfin quelque chose que vous ayez résolu là-dessus, si le confident fait ce qu'il m'écrit, il n'y aura pas grand mal.

Je suis au désespoir de ne voir pas jour à être le 2e à Bordeaux, comme vous me mandez que vous y serez avec le confident, et je voudrais bien pouvoir espérer d'y être à la fin du mois. Vous croirez aisément que je gagnerai des moments, ne souhaitant rien avec plus forte passion que de revoir les personnes du monde que j'honore le plus... Si vous étiez plus près de la Mer (de Mazarin), je crois que vous y auriez plus de plaisir; j'espère que cela sera bientôt.

MAZARIN A MADAME DE VENEL.

18 août 1659 [458].

Vous me mandez que mes nièces avaient écrit des lettres fort civiles à M. le prince de Conti et à Mme la comtesse de Soissons. Vous ne me dites pas qu'elles ont fait ce grand effort seulement le jour auparavant leur départ de La Rochelle, quoique vous savez que je leur avais fait assez connaître qu'elles ne devaient pas différer un moment à faire cette civilité; mais ma nièce (Marie) sait mieux comme il faut se conduire que moi, et, Dieu merci, a trop d'esprit pour se pouvoir résoudre à déférer au conseil de personne. Je vois même avec grand déplaisir qu'elle entraîne Hortense dans toutes ses résolutions; mais je n'en suis pas surpris, parce que ma nièce lui aura persuadé que, se conformant à sa volonté, elle lui fera avoir une grande fortune, et Hortense, qui est encore une enfant, doit croire cela comme parole d'Évangile. On me mande de la cour qu'elle et sa sœur [non seulement] n'avaient pas visité la princesse de Conti et Mme la comtesse [de Soissons] qui les avaient conviées à souper, mais qu'elles ne leur avaient pas parlé. Voyez si cela est bon, et si ceux qui en font des risées n'ont pas raison. Je vous promets que la cour en est scandalisée, et qu'il est honteux que mes nièces par leur mauvaise conduite donnent sujet à tout le monde de faire des comédies à leurs dépens.

MAZARIN A LA COMTESSE DE SOISSONS.

Saint-Jean-de-Luz, le 22 août 1659 [459].

J'ai reçu votre lettre du 16e, mais je ne puis pas croire que Madame la princesse de Carignan (c'est-à-dire la comtesse de Soissons) ne vienne au voyage après avoir tiré entièrement les trente mille livres. En tout cas, elle fera ce qu'elle voudra, et il n'y aura rien de changé pour cela. Je vois ce que vous me mandez à l'égard de vos sœurs; mais Mme de Venel m'a écrit une longue lettre à l'instance de Marie, par laquelle elle tâche de me faire connaître qu'elle a sincèrement recherché votre amitié, vous en ayant écrit avec beaucoup d'empressement, et que lui ayant été impossible d'aller souper chez vous sans désobliger le Roi qui était chez elle, elle vous en aurait fait des excuses que vous n'avez pas bien reçues, et que même vous aviez répondu quelque chose assez désobligeante. Je ne sais pas ce qui en est, mais, en tout cas, je vous prie de vous conduire en cela avec prudence et modération, étant ainsi à propos pour plusieurs raisons qui vous regardent aussi bien que moi...

MAZARIN A LA REINE.

De Saint-Jean-d'Angely, le 22 août 1659.

... Je suis ravi de la satisfaction que vous en témoignez (du confident) et de vous voir persuadée qu'il fera bien et qu'il a les intentions et l'esprit dans l'assiette que je puis souhaiter. Mais, par les nouvelles de La Rochelle, il me semble que, de côté et d'autre, la passion s'est extrêmement échauffée par l'entrevue qui s'est faite à Saint-Jean-d'Angely, que les dépêches sont plus fréquentes et plus longues, et que l'esprit de la personne qui est à La Rochelle est plus chagrin et plus emporté qu'auparavant. Néanmoins je défère avec plaisir à ce que vous m'en mandez, car je ne souhaite rien tant au monde comme de voir le confident délivré de cette passion et heureux dans le mariage qu'il va faire... ... Je ne souhaite autre chose que son bien, sa gloire et son repos, avec contentement et réputation; et vous savez si j'ai bien travaillé pour cela, sans que toutes les diligences que le confident a faites avec tant d'adresse pour m'engager à favoriser son dessein [460] m'aient seulement pu ébranler un moment. Et, à la vérité, j'eusse été un mauvais serviteur et un méchant homme, si j'eusse été capable d'écouter seulement les propositions que le confident me faisait, puisqu'elles allaient à relever ma réputation aux dépens de la sienne, et à tirer des avantages à son préjudice...

AU ROI.

De Saint-Jean de Luz, le 28 août 1659 [461].

Je vous supplie d'être persuadé, une fois pour toutes, que je ne vous saurais rendre un plus grand et plus important service, que de vous parler avec la liberté que vous avez eu la bonté de me permettre lorsqu'il s'agit de votre service et particulièrement en des choses de considération et d'éclat [462], dans lesquelles assurément vous n'avez aucun serviteur qui puisse discourir si à fond et avec le zèle que je ferai. Je commencerai par vous dire, sur le point de votre lettre du 23e, qui regarde les bons sentiments que la personne a pour moi et toutes les autres choses qu'il vous a plu de me mander à son avantage:

Que je ne suis pas surpris de la manière dont vous m'en parlez, puisque c'est la passion que vous avez pour elle qui vous empêche (comme il arrive ordinairement à ceux qui en ont comme vous) de connaître ce qui en est; et je vous réponds que, sans cette passion, vous tomberiez d'accord avec moi, que cette personne n'a nulle amitié pour moi, qu'elle a au contraire beaucoup d'aversion [463] parce que je ne flatte pas ses folies; qu'elle a une ambition démesurée, un esprit de travers et emporté, un mépris pour tout le monde, nulle retenue en sa conduite et prête à faire toute sorte d'extravagances; qu'elle est plus folle qu'elle n'a jamais été depuis qu'elle a eu l'honneur de vous voir à Saint-Jean d'Angely, et que, au lieu de recevoir de vos lettres deux fois la semaine, elle [464] les reçoit à présent tous les jours; vous verrez enfin comme moi qu'elle a mille défauts et pas une qualité qui la rende digne de l'honneur de votre bienveillance.

Vous témoignez en cette lettre de croire que l'opinion que j'ai d'elle procède des mauvais offices qu'on lui rend.

Est-il possible que vous soyez persuadé que je sois si pénétrant et si habile dans les grandes affaires, et que je ne voie goutte dans celles de ma famille, et que je puisse douter des intentions de cette personne à mon égard, voyant qu'elle n'oublie rien pour faire en toutes choses le contraire de ce que je veux, qu'elle met en ridicule les conseils que je lui donne pour sa conduite, qu'elle fait vanité de ce qui, à la vue de tout le monde, préjudicie à son honneur et au mien, qu'elle veut faire la maîtresse et changer tous les ordres que je donne dans la maison, et qu'enfin [465], méprisant toutes les diligences que j'ai faites avec tant d'amour, d'application et d'adresse pour la mettre dans le bon chemin et la rendre sage, elle persiste opiniâtrément dans ses folies et veuille ainsi être exposée à la risée de tout le monde, qui en fait des continuelles comédies; ce qu'il vous sera aisé de voir dans les papiers que je garde, et dans lesquels vous verrez le sentiment universel de tous ceux qui discourent sur cette matière, qui est à présent l'entretien des meilleurs esprits de toutes les nations.

Si la mauvaise conduite de cette personne ne préjudiciait qu'à elle et même à moi [466], je pourrais dissimuler; mais allant plus avant et continuant à faire un tort irréparable à la gloire et au repos de mon bon maître, il m'est impossible de le souffrir; et je serai à la fin [467] contraint de prendre des résolutions par lesquelles chacun se confirme dans la croyance que, lorsqu'il s'agit de votre service, je sacrifie tout. Et si je suis si malheureux que la passion que vous avez vous empêche de connaître et estimer la chose comme elle le mérite, il ne me restera qu'à exécuter le dessein que je vous écrivis de Cadillac [468], car enfin il n'y a puissance qui me puisse ôter la libre disposition que Dieu et les lois me donnent sur ma famille, et vous serez un jour le premier à me donner des éloges du service que je vous aurai rendu, qui sera assurément le plus grand, puisque, par ma résolution, je vous aurais rendu le repos et mis en état d'être heureux et le plus glorieux et accompli roi de la terre. Outre que mon honneur (que Jésus-Christ qui était l'exemple de l'humilité, disait qu'il ne donnerait à personne, honorem meum nemini dabo) m'oblige à ne différer davantage à faire ce qu'il faut pour sa conservation.

Je retourne à la personne, laquelle se tient plus assurée qu'elle n'a jamais été [469] de pouvoir disposer entièrement de votre affection, après les nouvelles promesses que vous lui avez faites à Saint-Jean d'Angely, et je sais que, si vous êtes obligé à vous marier, elle prétend de rendre, pour toute sa vie, malheureuse la princesse qui vous épousera, ce qui ne pourra arriver sans que vous ne le soyez aussi, et sans vous exposer à mille inconvénients qui en arriveront, car vous ne pourrez avec raison prétendre la bénédiction du ciel, puisque vous n'aurez rien fait de votre côté pour la mériter.

Vous avez recommencé, depuis la dernière visite (que j'avais toujours cru qui serait fatale, et, par cette raison, j'avais tâché de l'empêcher), à lui écrire tous les jours non pas des lettres, mais des volumes entiers, lui donnant part des moindres choses qui se passent, et ayant en elle [surtout [470]] la dernière confiance à l'exclusion de tout le monde. Ainsi tout votre temps est employé à lire ses lettres et à faire les vôtres. Et ce qui est incompréhensible, vous en usez de la sorte et vous pratiquez tous les expédients imaginables pour échauffer votre passion, lorsque vous êtes à la veille de vous marier. Ainsi, vous travaillez vous-même à vous rendre [471] le plus malheureux de tous les hommes; car il n'y a rien d'égal pour cela que de se marier à contre-cœur. Je vous demande comme aussi, au sujet de votre passion, quel personnage prétend-elle de faire après que vous serez marié? A-t-elle oublié son devoir à ce point de croire que, quand je serais assez malhonnête homme, ou pour mieux dire infâme, pour le trouver bon, elle pourra faire un métier qui la déshonore? Peut-être qu'elle imagine [472] d'en pouvoir user ainsi, sans appréhender que personne en murmure, ayant gagné le cœur [473] à tout le monde, quoiqu'il n'y ait rien de si vrai que sa manière d'agir a tellement donné de l'aversion contre elle à tous ceux qui la connaissent, que je serais [474] fort empêché de nommer une seule personne qui ait de l'estime et de la bonne volonté pour elle, hors et excepté Hortense, qui est un enfant et qu'elle a gagnée, la flattant mal à propos en certaines choses, et lui donnant de l'argent et d'autres présents, ayant trouvé, à ce que je crois, des trésors, puisqu'elle a refusé de prendre de l'argent que j'avais ordonné à madame [475] de Venel de lui faire donner par du Teron en la quantité qu'elle voudrait, lorsqu'elle alla à La Rochelle.

Le plus grand bonheur que cette personne puisse avoir est que je ne diffère davantage à mettre ordre si je ne la puis rendre sage, comme je le crois impossible, au moins ses folies ne paraissent pas devant le monde, car autrement elle courrait grand risque d'être déchirée.

Vous entendrez tout ceci avec étonnement, parce que l'affection que vous avez pour elle ne vous donne pas lieu de voir clair en ce qui la regarde. Mais, pour moi, qui ne suis pas préoccupé [476], et qui, à quelque prix que ce soit, vous veux servir [477] en ce rencontre, qui est le plus important de votre vie, quand il m'en devrait coûter la mienne, je vois la vérité comme elle est, et je ne souffrirai pas que vous en receviez du préjudice, car autrement je commettrais une espèce de trahison. Et, au surplus, il en arrivera ce que pourra, ne me souciant pas de mourir en faisant mon devoir et vous servant, comme je suis obligé particulièrement en cette occasion, dans laquelle personne ne le saurait faire que moi.

J'avais oublié de vous dire, pour vous faire connaître de plus en plus l'amitié que cette personne a pour moi, qu'elle ne m'a jamais fait l'honneur de m'écrire, qu'une fois, deux seuls mots, forcée à le faire par madame [478] de Venel; et, après vous avoir vu à Saint-Jean d'Angely, une autre lettre que j'ai reconnue pour un effet de ce que vous lui avez dit, étant fort assuré [479] que, dans la bonté que vous avez pour moi, vous n'oubliez rien pour l'obliger à me rendre toute sorte de respect et de marques d'amitié. Mais, quelque pouvoir que vous ayez sur son esprit, il ne vous réussira pas de la gagner sur ce point, et à présent je vous déclare qu'il ne servirait plus de rien; et d'ailleurs comment voudriez-vous prétendre qu'elle eût de la déférence et de l'amitié pour moi, que j'ai [480] des pensées toutes contraires aux siennes, c'est-à-dire qu'elle, voulant être une libertine et extravagante, je veux au contraire qu'elle soit modérée et sage?

Je ne doute pas qu'elle ne sache tout ce que je me donne l'honneur de vous mander; mais tant s'en faut que je l'appréhende, je le souhaite avec passion. Et plût à Dieu que je la crusse capable de vous répondre pertinemment sur les affaires dont vous prenez le soin de lui donner part, car volontiers je la prierais de me délivrer de cette peine; mais, à la vérité, que, à l'âge où je suis, accablé de tant et si importantes occupations que j'ai pour votre service, et dans lesquelles il me semble d'être assez heureux pour vous bien servir, et avec réputation et avantage pour votre État, il est insupportable de me voir inquiété par une personne qui, par toutes sortes de raisons, se devrait mettre en pièces pour me soulager [481]. Et ce qui m'afflige au dernier point c'est de voir qu'au lieu de m'assister pour me délivrer [482] de ce chagrin et d'une si juste inquiétude [483], vous y contribuiez, donnant à cette personne, par l'extrême [484] passion que vous lui témoignez, le courage et la résolution de vivre comme elle fait.

J'étais tout à fait remis par ce que vous aviez pris la peine de m'écrire, et par la conduite que vous aviez commencé de tenir depuis ma dépêche de Cadillac, et j'avais cru que vous ne songiez qu'à préparer les voies pour être heureux dans votre mariage, ce qui ne pouvait [485] être qu'en venant à bout de la passion qui s'était rendue la maîtresse de votre esprit. Mais j'ai vu avec un sensible déplaisir que, après cette malheureuse visite, que j'eusse voulu empêcher en répandant la moitié de mon sang, tout est retombé en pire état qu'il n'était [486] auparavant; et il ne faut pas, s'il vous plaît, que vous m'expliquiez la chose autrement, car je la sais à n'en pas douter [487], et, je puis dire, aussi bien que vous et cette personne. Songez, je vous supplie, après cela, en quel état je puis être, et s'il y a un plus malheureux au monde que moi, qui ai toujours songé avec la dernière application à employer [488] tous les moments à relever votre réputation et prouver, par toutes sortes de voies, même les plus pénibles, la gloire de vos armes, le repos de vos sujets et le bien de votre État [489] et que je vois à présent qu'une personne qui m'appartient est sur le point de renverser tout et causer votre malheur, si vous continuez à lâcher [490] la bride à la passion que vous avez pour elle.

Lorsque je repassais dans ma mémoire ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire que, en vous pouvant expliquer de vive voix, j'aurais une entière satisfaction de l'assiette de votre esprit, étant résolu de faire sans réserve tout ce que je vous dirais être nécessaire pour votre gloire, pour être heureux et pour le bien de votre service, j'étais au désespoir de voir trop durer cette négociation, puisque cela m'empêchait de me rendre auprès de vous, et travailler sous vos ordres à calmer votre esprit et vous mettre en état [491] d'être le plus heureux et le plus grand roi du monde; mais à présent j'appréhende qu'elle finisse, ne sachant pas comme vous approcher, ayant sujet de croire que ni vous ni moi n'aurons rien [492] à dire qui vous contente.

Car comme quoi me pourrais-je empêcher de vous représenter, sans blesser la fidélité que je vous dois et trahir mes obligations, que vous prenez un chemin tout contraire à la bienséance et au bonheur auquel vous devez aspirer, vous donnant en proie à la passion pour cette personne plus que vous n'avez fait [493], lorsque vous êtes à la veille de vous marier, étant impossible, quelque pouvoir que vous ayez sur vous, et quelque progrès que vous ayez fait par le conseil de cette personne dans l'art de dissimuler, que votre aversion ne paraisse à ce mariage [494], quoiqu'il soit le plus utile, le plus grand et le plus glorieux que vous puissiez faire?

Comme pourrai-je vous taire que vous préjudiciez au bien de vos affaires, que vous vous attirez les reproches de tout le monde, et que vous vous exposez à recevoir des marques de la colère de Dieu, si vous allez vous marier haïssant la princesse que vous épouserez, et ayant intention de mal vivre avec elle, ainsi que l'autre personne vous a promis de faire avec celui qui l'épousera? Croyez-vous que Dieu puisse bénir un tel concert? et que, en usant ainsi, vous ne courriez un risque évident de recevoir autant, voire de plus grands effets de son indignation, que vous en avez jusques à cette heure ressenti de sa bonté?

Comme pourrais-je passer sous silence, sans vous tromper, la conduite que vous tenez et le soin que vous prenez de pratiquer tous les moyens imaginables [495] pour vous rendre malheureux; puisque, au lieu de rompre tout doucement, comme vous aviez commencé de faire, un commerce, qui est le plus grand obstacle à la satisfaction que d'ailleurs vous recevriez du mariage qui vous attend, vous l'avez rétabli plus que jamais, et avec plus de chaleur, sans considérer que vous allez épouser la plus grande et la plus vertueuse princesse qui soit au monde, qu'elle a eu de l'inclination pour vous du berceau [496], qu'il n'y a rien de si avantageux dans la conjoncture présente pour le bien de vos affaires, qu'elle est fort bien faite et que la beauté de l'esprit ne doit rien à celle du corps?

C'est en cet endroit qu'étant auprès de vous, je vous conjurerais de me dire s'il n'y aurait pas de quoi vous satisfaire dans la possession de cette princesse, laquelle sans doute vous adorera, ayant, comme vous avez, des qualités qui ne pourront pas lui donner lieu de s'en dispenser, si ce n'était qu'une autre passion, que vous cultivez soigneusement, vous tient [497], quoiqu'il soit vrai de dire que la personne qui en est cause est bien éloignée [498] d'avoir la beauté, l'esprit et les agréments de la princesse qui doit être votre épouse [499], si ce n'est que peut-être elle lui puisse être comparée dans la qualité et dans la naissance [500].

Pourrais-je vous cacher, étant auprès de vous, ce que vous avez pris la peine de dire en plusieurs rencontres, à l'occasion du mariage du marquis de Richelieu [501], qu'il n'y avait rien de si étrange, et qui méritât plus de reproches que de se mésallier, et laisser de vous représenter, avec le respect que je vous dois, que les pensées que vous avez eues, et que la personne prétend qui ne sont [502] pas effacées dans votre esprit, sont bien contraires à celles que vous témoigniez à l'égard de Richelieu, et que vous-même, par la décision que vous avez donnée sur son sujet, vous vous seriez jugé vous même? Et il ne faut pas alléguer, comme vous avez eu la bonté de faire plusieurs fois sur cette matière, même en présence de la reine, que la pensée d'épouser ladite personne avait pour principal motif de faire une action à la vue de tout le monde, qui témoignât que, ne pouvant récompenser assez mes services, vous l'aviez voulu faire par ce moyen; car il n'y eût eu qui que ce soit qui n'eût donné une semblable résolution à un excès d'amour et non pas à mes services. Mais quand il serait vrai que ce seul motif vous y eût plus porté que la passion, était-il juste que je m'oubliasse au point d'y consentir, et que, charmé d'une proposition si éclatante et si avantageuse pour moi, je pusse, pour mon intérêt particulier et pour relever ma réputation, y donner les mains aux dépens de la vôtre? En vérité, mon ambition ne va pas à exécuter seulement rien en ma vie [503] qui ne soit glorieux pour vous, et je le dois d'autant plus que, outre mon devoir, vos grandes bontés m'y obligent.

Enfin j'appréhende mon retour à Bordeaux; car, assurément, je ne vous pourrais entretenir à votre gré, et ne vous dire pas avec beaucoup de force ce que dessus et d'autres choses encore plus fortes sur la même matière.

Je me trouve donc fort embarrassé de ce que je deviendrai, et bien plus de donner la dernière main à ce qui regarde votre mariage; car il me semble que je promets ce qui n'est pas, et que je contribue à l'établissement d'une chose qui rendra malheureuse une innocente qui mérite votre affection, et vous, parce que le voulez ainsi, et travaillez pour l'être [504] avec la dernière fermeté.

Il est temps de vous résoudre et déclarer votre volonté sans aucun déguisement; car il vaut mille fois mieux de tout rompre et continuer la guerre sans se mettre en peine des misères de la chrétienté et des préjudices que cet état et vos sujets en recevront, que d'effectuer ce mariage, s'il n'a à produire que votre malheur, et ensuite nécessairement celui de ce royaume. Et quoique je continue à faire ce qu'il faut pour avancer la chose, cela n'empêchera pas que je n'exécute ce qu'il vous plaira me commander là-dessus. J'avoue pourtant que je le ferai à regret et avec un sensible déplaisir, si je ne vois au même temps que vous fassiez [505] ce qui est nécessaire pour trouver de la joie dans l'exécution du mariage; et ce sera alors que je ferai ce que Dieu m'inspirera pour votre bien, afin de ne manquer à rien de ce qui peut dépendre de moi, pour contribuer à la satisfaction que je vous dois souhaiter dans ce mariage: ce qui ne peut être autre chose, que ce que je me donnai l'honneur de vous écrire de Cadillac fort précisément et après avoir bien examiné et résolu ce que je vous mandais. Je veux encore ajouter, pour vous faire mieux connaître que la passion que vous avez, vous empêche de prendre le plaisir, que d'ailleurs vous auriez très grand, d'épouser une si belle princesse, si grande, si spirituelle et si accomplie, que vous étiez fort résolu, ou pour mieux dire vous souhaitiez à Lyon, d'épouser la princesse Marguerite, dont la qualité et la beauté ne sont pas comparables à celle [506] de l'Infante, et vous vous souviendrez, s'il vous plaît, que vous étiez fâché de ce que la reine et d'autres vous disaient pour vous en dégoûter.

Voilà tout ce que la passion, la fidélité et le zèle que j'ai pour votre service et pour votre bonheur, me contraignent de vous représenter avec la liberté que doit un vieux serviteur [507], qui ne respire que votre gloire, et qui a plus d'intérêt et d'obligations qu'aucun autre à ne vous dire pas seulement, mais à sacrifier sa vie pour le service d'un si bon maître comme vous.

Au surplus, je vous proteste [508] que rien n'est capable de m'empêcher de mourir de déplaisir, si je vois qu'une personne qui m'appartient de si près, vous cause plus de malheurs et de préjudice en un moment que je ne vous ai rendu de services, et procuré d'avantages et de gloire [509] à votre personne et à votre État, du premier jour que j'ai commencé à servir.

Je vous dirai aussi que j'ai entre les mains des grandes affaires [510]; mais que, assurément, il n'y en a aucune si importante comme celle-ci et qui demande avec plus d'empressement d'être finie. C'est pourquoi, s'il en était besoin, j'oublierais toutes les autres, et je ne travaillerais qu'à celle-ci.

Je vous conjure de me faire l'honneur de vouloir lire et bien considérer cette lettre, et de vouloir prendre la peine de me déclarer vos intentions sans aucune réserve [511], afin que je puisse prendre les résolutions que j'estimerai à propos [512] pour votre service.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 3 septembre 1659 [513].

Je ferais grand tort à MM. de Noailles et de Vardes, qui s'en retournent, et surtout à Bartet, qui part informé des moindres choses qui se passent ici, si je voulais entrer à vous entretenir. Je m'en remets donc à leur vive voix et à M. Le Tellier, pour ce que j'avais à écrire pour informer le Confident et vous de ce qui s'est passé dans la conférence précédente et celle d'hier. Il n'a rien manqué que tout n'ait été rompu de (dans) cette dernière, comme vous verrez par la relation que j'espère vous pouvoir envoyer demain au soir. Mais je vous puis dire qu'elle finit assez bien, et que je soutins comme je devais tout ce qui est dû à la dignité et au service du Confident, et j'espère que bientôt Don Louis fondra la cloche. Au moins je ne le laisserai en repos que cela ne soit et le plus avantageusement pour vous qu'il me sera possible. Il croit que le meilleur qu'il ait en main pour nous obliger à faire les choses qu'il désire, et particulièrement en faveur de M. le Prince, c'est le mariage. Il m'a fait pitié, et le fera à vous aussi, puisque vous savez s'il prend bien ses mesures là-dessus.

Je vous envoie une boëte avec dix-huit éventails qu'on m'a envoyés de Rome; quoique je les croie aussi beaux que tous les autres qu'on a envoyés cette année, qui n'ont servi qu'à faire des présents à des gens de ce pays, qui n'ont pas le goût trop exquis. Vous recevrez aussi quatre paires de gants que ma sœur m'a envoyées dans un paquet. Il y en avait six paires, mais l'ayant ouvert en présence de Pimentel, je lui en ai donné deux, dont j'en vis une hier à don Louis, qui m'en fit compliment. Je suis à vous plus que jamais.

A LA REINE.

De Saint-Jean-de-Luz, le 14 septembre 1659 [514].

Je me remets (à M. de Machaut) [515] à vous expliquer la confusion dans laquelle je suis pour l'excès de vos bontés. Je suis au désespoir de ne pouvoir être à vos pieds sitôt que je voudrais pour vous en témoigner mon ressentiment, et je vous avoue que, bien souvent, je perds patience quand je me vois contraint de demeurer ici sans [votre amour], éloigné de vous et du Confident; et, si je pouvais avec des charmes obliger don Louis à finir (puisque toutes mes diligences, mes adresses et mon empressement n'ont de rien servi jusqu'à présent), je vous assure que je les emploierais.


Vous verrez ce que j'écris à M. Le Tellier de la conversation que j'ai eue avec don Louis sur le voyage du roi d'Espagne et de l'Infante. J'ai cru à propos de mander tout en détail afin que le Confident et vous en eussiez une particulière information.

Il n'y a rien si certain qu'étant nécessaire que la demande de l'Infante se fasse auparavant qu'on dépêche pour avoir la dispense du pape, et qu'elle ne soit épousée que lorsqu'elle sera arrivée à Madrid, il est impossible qu'elle puisse être à Fontarabie plus tôt que le vingtième de décembre, et j'ose bien répondre qu'il n'y a nul artifice en cela.

Peut-être que Dieu permet tout ceci pour donner temps au Confident de mettre son esprit en état de recevoir l'Infante avec beaucoup de joie et de satisfaction, et pour moi je l'espère ainsi et le souhaite de tout mon cœur.

Elle est pourtant si juste, la passion que vous avez de voir terminer cette grande affaire, que je vous excuse lorsque vous voulez comparer votre santé avec celle du Roi votre frère et que vous dites qu'il pouvait bien venir puisque le Roi votre père n'y hésita point, car il était, comme vous savez, beaucoup plus jeune, et il fit le voyage dans les mois de septembre et octobre.

Le maréchal de Villeroi, qui partira mercredi, vous parlera au long là-dessus et au Confident, et M. Le Tellier prendra soin après de me faire savoir vos intentions.

Vous avez raison de croire que je serais satisfait de la lettre que le Confident m'a écrit, car je l'ai été au dernier point, non-seulement par les assurances qu'il me donne de son amitié par des termes fort obligeants, mais par la manière dont il me parle de sa passion, voyant qu'il est entièrement résolu à faire ses efforts pour la surmonter, et, après ce que vous me mandez là-dessus, je ne doute plus qu'il n'en vienne à bout, m'assurant que vous ne lui refuserez pour cela toutes les assistances qui pourront dépendre de vous [et de votre amour pour moi].

Je voudrais vous dire encore mille choses, mais elles ne vous expliqueraient pas assez le déplaisir que j'ai d'être contraint à vous écrire, lorsque je voudrais donner tout ce que j'ai au monde pour vous parler; mais il faut se modérer et avoir patience par pure force.

Je pourrais bien vous donner des nouvelles assurées de la Mer (de Mazarin), car je la vois tous les jours, elle est calme depuis peu, et il y a apparence qu'elle le sera longtemps, car il n'y a pas de vents qui soufflent à présent et les Anges (la Reine) la protégent et contribuent entièrement à sa tranquillité.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 18e septembre 1659 [516].

Je ne veux pas laisser partir Gourville [517] qui s'en retourne à Paris sans me donner l'honneur de vous dire que je travaille incessamment pour changer cette demeure en une autre qui me réjouira davantage, quoique le Confident ni vous ne deviez regretter le temps que j'ai employé à vous servir ici. Je ne lui écris pas n'ayant rien à lui mander, et je me contenterai de lui confirmer mes très humbles respects dans celle-ci. Demain il y aura conférence pour hâter d'autant plus la fin de cette négociation; en quoi je puis dire à présent que don Louis fait son devoir, avançant toutes choses autant qu'il est possible, et je ne vous répliquerai même ce que vous savez fort bien de la passion que j'aurai toute ma vie pour vous plaire et pour votre service en toutes choses.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 20e septembre 1659 [518].

... Je m'assure que le Confident et vous me ferez la justice de croire que je n'ai rien oublié pour presser l'exécution de cette affaire, laquelle je suis contraint, pour la vérité, dire que don Louis souhaite avec passion et sincèrement; enfin on fera tout ce qui sera dans la possibilité; mais il ne faut pas prétendre au-delà.

J'ai eu une grande joie de voir ce qu'il vous a plu de me mander de la Mer [519] et des Anges [520], et je vous puis dire, sans aucun déguisement, que je crois ce que vous m'écrivez là-dessus, étant même assuré que vous aurez sujet de me confirmer la chose en termes encore plus précis, lorsque j'aurai l'honneur de vous rendre mes devoirs, car vous aurez reçu réponse de Paris de la personne.

A MADAME DE VENEL.

21 septembre 1659 [521].

... Il ne se peut rien ajouter à la satisfaction que j'ai de la conduite de ma nièce et de voir sa fermeté dans la généreuse résolution qu'elle a prise, en faisant connaître par là qu'elle a du cœur et les parties qui sont nécessaires pour obliger un chacun à avoir beaucoup d'estime pour elle. Vous savez que je ne la flatte pas, et que j'ai dit avec liberté tout ce qui m'est tombé dans l'esprit quand je n'étais pas satisfait de sa manière d'agir: mais, à présent, je le suis au dernier point d'avoir une nièce qui ait des qualités si relevées, et je veux qu'elle sache qu'il n'y a rien au monde que je ne fasse pour lui donner des marques de mon amitié, et qu'elle serait ravie de joie, si elle pouvait s'imaginer la réputation qu'elle acquerra, et les éloges qu'elle s'attirera, quand chacun saura le détail de ce qui s'est passé, et avec quelle fermeté et générosité elle s'est conduite.

Je suis ravi de ce que vous me mandez qu'elle se divertit, et je vous prie de contribuer à cela de tout ce qui pourra dépendre de vous sans rien épargner, et, pour cet effet, je mande au sieur du Teron de donner tout l'argent que vous direz, mon intention étant qu'elle ne manque d'aucune chose qui pourra regarder son divertissement.

Je vous prie d'ordonner que l'on fasse une bonne table, et qu'on la renforce, étant à propos que les demoiselles de Marennes, avec lesquelles mes nièces se divertissent, étant toujours avec elles, puissent faire bonne chère.

J'écris la lettre ci-jointe à ma nièce, et j'écris encore aux autres, et, vous priant de continuer à me donner de leurs nouvelles, je demeure le meilleur de vos amis et le plus assuré de vos serviteurs [522].

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 23 septembre 1659 [523].

Je ne veux pas laisser de profiter de cette occasion pour vous faire ressouvenir et le Confident que vous avez ici un bon serviteur et qui meurt d'envie d'avoir l'honneur de vous confirmer à tous deux les assurances de ses très humbles respects de vive voix. Je travaille incessamment pour cela; mais toujours arrivent des choses, lesquelles, bien que de petite importance, ne laissent pas de retarder d'un jour ou deux l'entière conclusion. Je vous supplie de dire à (chiffre) [524] qu'il prenne garde, car j'ai reçu avis de Brouage que la Mer [525] remontera assurément à Bordeaux, et qu'il n'y a rien au monde qui l'en puisse empêcher...

MAZARIN AU ROI.

A Saint-Jean-de-Luz, le 8 octobre 1659 [526].

J'avais espéré que je me porterais assez bien pour aller donner la dernière main, avec la signature, à tout ce que don Louis et moi avions négocié et conclu depuis que nous sommes en ces quartiers, et que les traités seraient dans la forme qu'ils devaient être pour les signer. Mais je ne suis ni en état de marcher, ni les articles, à ce que M. de Lionne m'a dit ce matin, ne peuvent être tous rédigés par écrit, de la manière qu'il faut, que jeudi prochain. Ainsi je vois que mon mal me donnera lieu d'agir dans ce temps-là, et j'espère que je n'aurai pas sujet de retarder un seul instant mon départ après la signature; cependant, quoique je n'aie rien de particulier à mander, j'ai prié le sieur de Vaubrun de s'en aller vous porter de mes nouvelles, afin que vous et la Confidente ne soyez pas en inquiétude de ce qui se passe ici. J'avais écrit que le Roi d'Angleterre était en Espagne, sur ce qu'on m'avait assuré que, lui sixième, était passé par ce lieu la nuit et que, de tous les endroits, on me mandait qu'il avait pris cette route. Mais il n'a pas paru, et don Louis paraît être aussi embarrassé que moi à deviner où il peut être; on saura bientôt ce secret.

Le maréchal de Grammont doit être après-demain à Madrid et nous avons avis qu'on l'a fort régalé à Burgos où il s'est arrêté un jour. C'est là où il pourra dire avoir vu pour la première fois les fêtes des taureaux. C'est tout ce que je me puis donner l'honneur de vous dire à présent, souhaitant fort de changer cet entretien par écrit en celui de vive voix.

LE CARDINAL MAZARIN AU ROI.

A Saint-Jean-de-Luz, le 8 octobre 1659 [527].

Je suis touché au dernier point des bontés qu'il vous plaît d'avoir pour moi, prenant part, comme vous faites avec tant de soin, à l'état de ma santé, laquelle assurément sera employée jusqu'au dernier moment pour votre service. Ainsi, je suis ravi de voir que vous ne perdrez rien si je suis assez heureux pour la pouvoir conserver encore quelque temps. Je me remets à ce que j'écris à M. Le Tellier, et j'ai été très-aise d'apprendre par votre lettre que vous faisiez le voyage avec gaîté et je prie Dieu qu'elle augmente de plus en plus comme vous en avez sujet, étant dans le chemin d'être le plus glorieux et puissant Roi qui ait jamais été et d'avoir une estime générale de tous les peuples. Les douleurs m'ont quitté, mais il m'est impossible de marcher; cela pourtant ne retardera pas mon départ le jour après que j'aurai signé. Je vous rends de nouveau très-humbles grâces pour celles qu'il vous plaît me départir avec excès, et je vous supplie de croire que, pour me réjouir, je ne songe qu'au jour que j'aurai le bonheur d'être auprès de vous et de la Confidente.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 8 octobre 1659 [528].

Je suis fort persuadé que vous ne prenez nul plaisir à voir souffrir vos serviteurs, mais je le suis encore davantage que vous feriez bien des choses pour empêcher que certaines personnes, qui sont bien avec les Anges, n'eussent aucun mal. J'espère que je serai bientôt délivré du mien, et que cela ne m'empêchera pas de partir le jour après que j'aurai signé, ce qui peut aller, à ce que M. de Lionne m'écrit ce matin, à lundi ou mardi. Je cache tant que je puis à ma goutte la pensée que vous auriez de venir ici, si elle durait encore longtemps, car, si elle en avait connaissance, elle serait assez glorieuse pour s'opiniâtrer à ne me quitter pas, afin de se pouvoir vanter d'un bonheur qu'aucune autre goutte n'aurait eu jamais. Je n'ai renvoyé le valet de pied à l'instant, car, à son arrivée, je venais de dépêcher le gentilhomme de Mademoiselle.

Je vois ce que vous me mandez à l'égard des comédiens espagnols, et, si vous le trouvez bon, on peut remettre à prendre résolution là-dessus lorsque j'aurai l'honneur d'être auprès de vous et du Confident. Cependant je parlerai en sorte à don Louis, que, si on prend la résolution de les faire venir présentement, il les puisse envoyer.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 12 octobre 1659 [529].

... J'ai prié le sieur de Vaubrun d'assurer le Confident et vous qu'il n'y a rien d'égal à l'impatience que j'ai d'avoir l'honneur d'être auprès de vous et que je souffre la dernière douleur dans les difficultés qui diffèrent mon départ. Mais à la fin [530] (tout) s'ajustera avec les commis qui copient les articles et j'en serai assurément quitte à l'instant qu'ils seront prêts à signer; après quoi je ne vous dirai pas ce que je ferai, voyant que j'aurai demeuré absent du Confident et de vous plus de quatre mois, ce que je ne me suis pu jamais imaginer, et je vous promets à l'un et à l'autre, qu'à moins que vous me chassiez, cela ne m'arrivera plus en toute ma vie, car aussi bien il ne se rencontrera occasion de servir comme celle-ci...

MAZARIN AU ROI.

A Saint-Jean-de-Luz, le 15 octobre 1659 [531].

J'eus l'honneur de vous écrire l'autre jour, par le sieur de Vaubrun, plus pour vous donner de mes nouvelles que pour avoir rien de nouveau à vous mander. J'en fais de même à présent par M. de Mérinville, que j'ai prié de s'en aller à Toulouse afin de servir dans les États avec ses amis, comme il fera fort utilement. Il vous dira que je me porte beaucoup mieux quoique assez faible; cela ne m'empêchera pourtant pas de me faire porter demain au lieu de la conférence afin de hâter la fin de ce traité, étant nécessaire d'ajuster avec don Louis certaines choses lesquelles, bien que de petite conséquence, n'ont pas laissé d'arrêter le travail de M. de Lionne et de Pedro Coloma. Je reconnais que mon plus grand mal procède de l'impatience que j'ai de me rendre auprès de vous et de la Confidente, et qu'il durera jusqu'à tant que j'aie ce bonheur que je souhaite plus que ma vie.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 20 octobre 1659 [532].

Je reconnais bien qu'à moins que les Anges [533] vous eussent inspiré de m'écrire une lettre si obligeante que celle que je viens de recevoir du 7 du courant, il vous (eût) été impossible de la fermer avec des termes si tendres et si avantageux pour moi qui ne désire autre chose, avec plus de passion, que d'être toujours assuré de l'honneur de votre amitié. Je vous déclare encore une fois que rien n'est capable de m'en faire douter, quelque chose qui puisse arriver; mais je vous avoue, à même temps, que vous me combleriez d'obligations si vous aviez la bonté un jour de vouloir apporter quelque remède à ce que vous savez, qui me fait de la peine et qui me la fera toute ma vie. Je vous conjure de vous souvenir de ce qu'il a plu de me faire espérer sur ce sujet, et qu'assurément la passion et la fidélité que j'ai pour vous et pour la moindre de vos satisfactions mérite bien que vous songiez un petit à guérir la maladie qui, sans votre assistance, sera incurable. Vous en avez eu, depuis peu de jours, une belle occasion, ayant vu plusieurs lettres de la cour qui portaient que la personne dont il est question [534] vous avait bien fâchée par des emportements qui étaient fort contre le respect que tout le monde vous doit, et pour une affaire dont il n'y a qui que ce soit qui ne la condamne, outre que l'ouverture de la cassette [535] sera de grand préjudice puisqu'il sera public ce que du Bosc y avait laissé pour servir le Confident en ce que vous savez. Je vous réplique que tout le monde témoigne d'être scandalisé du procédé de ladite personne, et, chacun sachant qu'elle ne m'aime pas et que vous avez la bonté de souffrir la hauteur avec laquelle elle se conduit avec sa propre maîtresse, tous tirent une conséquence qu'elle a tout pouvoir avec vous. Je vous demande pardon de ce que je prends la liberté de vous écrire sur cette matière puisque cela ne procède que de l'amitié et de la confiance que j'ai aux Anges qui seront toujours (les maîtres) [536] d'en user en cela et en tout ce qui me regardera comme ils voudront, sans que je change jusqu'à la mort d'être ce que je dois. En quoi vous ne m'avez pas beaucoup d'obligation puisque, quand même je le voudrais, il me serait impossible de l'exécuter; mais j'ai grande joie de savoir que je ne le pourrai et je ne le voudrai jamais.

MAZARIN AU ROI.

A Saint-Jean-de-Luz, le 24 octobre 1659 [537].

... Don Louis m'a demandé une conférence après la signature pour m'entretenir sur tout ce qu'il y aura à faire à la venue de l'Infante en cette frontière et sur d'autres intérêts qui regardent le vôtre et celui du Roi catholique. Après, si je ne prends, avec toute diligence, le chemin de Toulouse, je consens qu'on dise que j'ai l'esprit égaré. Je vous conjure de ne vouloir pas, sous quelque prétexte que ce puisse être, troubler le repos des personnes qui habitent proche de la mer [538], et de croire que je vous en aurai la dernière obligation plus pour votre bien que pour aucune autre considération.

MAZARIN AU ROI.

A Saint-Jean-de-Luz, le 1er novembre 1659 [539].

Monsieur de Saucourt m'a rendu votre lettre, et il m'a entretenu sur les chevaux que vous avez reçus. Je souhaiterais que vous pussiez, contre l'opinion de M. le premier [540], vous en servir au carrosse, au lieu de ceux qui y étaient destinés; mais je crois qu'il sera très-difficile, pour ne pas dire impossible, car don Louis m'a dit la même chose et que le roi d'Espagne avait reconnu qu'il avait été très-périlleux si on se fût voulu opiniâtrer de les atteler au carrosse, quoique le cocher en Espagne n'est pas assis, mais il monte le cheval du timon. Mais, en tout cas, de quoi je vous supplie très-humblement, c'est de ne vouloir pas, en aucune façon ni en aucun temps, les mener vous-même, étant impossible qu'il n'arrive quelque grand inconvénient, à qui que ce soit qui le fasse. Je vous rends mille grâces de ce qu'il vous a plu m'écrire touchant La Rochelle [541]. J'en suis très-satisfait, et au dernier point des nouvelles assurances que vous me donnez de votre bienveillance dont je tâcherai de mériter la continuation par tous les services imaginables que je vous pourrai rendre.

MAZARIN A LA REINE.

A Saint-Jean-de-Luz, le 1er novembre 1659 [542].

Je viens de recevoir votre lettre du 28 du passé et je suis au désespoir de vous avoir donné sujet de me faire un si grand éclaircissement, lequel, au lieu de me consoler, me donne encore plus de peine, voyant que l'affection que vous avez pour la personne [543] ne vous permet pas de croire qu'elle soit capable de faire jamais aucune faute. Je vous supplie d'avoir la bonté de me pardonner si j'ai pris la hardiesse de vous en parler, vous promettant de ne le faire de ma vie et de souffrir avec patience l'enfer que cette personne me fait éprouver. Je vous dois encore davantage que cela, et, quand je devrais mourir mille fois, je ne manquerai pas aux obligations infinies que je vous ai, et, quand je serais assez méchant et ingrat pour le vouloir, l'amitié que j'ai pour vous, qui ne finira pas même dans le tombeau, m'en empêcherait.

Je souhaiterais vous pouvoir encore dire davantage, et, s'il m'était permis de vous envoyer mon cœur, assurément vous y verriez des choses qui ne vous déplairaient pas et plus dans cet instant que je vous écris qu'il n'a jamais été, quoique je voie, par la lettre que vous m'avez écrite, que vous avez oublié ce qu'il vous plût me dire avec tant de bonté à Paris, lorsque nous parlâmes si à fond sur le sujet de la même personne, laquelle a toujours été la seule cause de mes plaintes et du déplaisir que vous en avez témoigné en divers rencontres. Mais il ne faut pas vous importuner davantage, et je dois me contenter des assurances que vous me donnez de votre amitié sans prétendre de vous gehenner (gêner) à n'en avoir pas pour cette personne [544], puisqu'il vous plaît de nous conserver tous deux à votre service. Je vous conjure de nouveau à genoux de me pardonner si je vous donne du chagrin en vous ouvrant mon cœur qui ne vous cachera jamais rien, et je vous confirme que, si je devais vivre cent ans, je ne vous en dirais jamais un seul mot et que je serai toujours le même à votre égard, avec certitude que vous n'aurez pas en aucun temps le moindre sujet de douter de ma passion extrême pour votre service ni de mon amitié qui n'aura jamais de semblable, si les Anges [545] me veulent rendre justice, le croyant ainsi, et je vous supplie de me rendre de bons offices auprès d'eux, vous protestant, comme si j'étais devant Dieu, que je les mérite.

A MADAME DE VENEL.

De Toulouse, 9 décembre 1659 [546].

Je voulais attendre le retour de M. de Fréjus pour savoir de lui les sentiments de ma nièce et les vôtres sur ce qu'il y avait à faire à présent pour sa plus grande satisfaction, dans l'impossibilité de la faire revenir avec ses sœurs à la cour par les raisons qui tombent aisément dans l'esprit d'un chacun, et qui auront eu sans doute grande force sur le sien, ayant beaucoup de jugement et la connaissance qu'il faut pour être persuadée qu'on n'en peut pas user dans la conjoncture présente d'une autre manière qu'on fait.

Et comme je vois que le séjour de Brouage n'est pas trop agréable dans la saison où nous sommes, et que mes nièces, ses sœurs, se plairaient plus en quelques autres endroits, en attendant le retour de la cour à Paris, je dépêche ce gentilhomme exprès pour vous dire que, si ma nièce veut aller avec ses sœurs à Poitiers, ou à quelqu'un des châteaux de l'évêque de ce lieu-là, qui est le frère du maréchal de Clérembault [547] et qui s'y en ira, s'il sait qu'on prenne cette résolution, pour les recevoir, et faire tout ce qui dépendra de lui pour leur divertissement, vous les y pourrez amener; comme, si elles veulent aller à Amboise ou à Chenonceaux, qui est aussi un beau lieu appartenant à M. de Mercœur, ou enfin à Fontainebleau, ou à Paris, chez moi, pour y demeurer et aller de temps en temps à Vincennes, comme il plaira davantage à ma nièce. Je trouve bon que vous vous conformiez en cela à ce qu'elle désirera le plus.

Je n'ai jamais songé à séparer Hortense de ma nièce [548]; j'avais seulement dit à M. de Fréjus qu'en cas qu'il reconnût qu'elle ne recevrait pas de déplaisir, si Marianne revenait auprès de moi, j'en eusse été bien aise, parce qu'elle m'aurait diverti quelquefois: mais je préfère en cela leur contentement au mien, et, si ma nièce et Hortense sont bien aises que Marianne les accompagne, j'en suis content aussi.

Au reste, j'ai reçu toutes vos lettres, et j'ai été bien aise de tout ce que vous m'avez mandé à l'avantage de ma nièce et de la forte passion que vous reconnaissez de plus en plus en elle de faire les choses qui me peuvent plaire davantage. Aussi, continuant à faire de la sorte, elle doit être assurée qu'elle recevra des marques effectives de mon amitié, et d'une telle manière qu'elle sera heureuse, et ne se repentira pas d'avoir suivi mes conseils. Vous verrez ce que je lui écris, ne doutant point qu'elle ne vous le communique; c'est pourquoi je ne vous répliquerai pas autre chose là-dessus; j'ajouterai seulement que j'ai été ravi de la lettre que M. le Grand Maître [549] m'a rendue de sa part en arrivant ici, ayant reconnu qu'elle ne veut avoir rien de caché pour moi, puisqu'elle m'a ouvert son cœur avec toute sincérité dans l'occasion que vous savez.

Je vous prie de faire mes recommandations à Hortense et de lui dire de ma part de se tenir bien droite, d'apprendre bien à danser et de faire bien la révérence. Vous lui direz aussi et à Marianne que je les salue avec plaisir, et je vous prie de croire, en votre particulier, qu'il n'y a personne qui ait plus d'estime et d'amitié pour vous que, etc.


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