Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents
Portrait de l'Infante.—Son amour pour Louis XIV.—Sentiments du Roi pour cette princesse.—Ses lettres inédites à l'Infante.—Le mariage royal par procuration.—Louis XIV incognito à Fontarabie.—Galante lettre du Roi à l'Infante.—Célébration du mariage.—Naïves confidences de Mme de Motteville.—Pèlerinage d'amour à Brouage.
En attendant l'arrivée de l'Infante et la célébration du mariage, il devait s'écouler encore plus de sept mois. Sept mois au fond de la province! Le Roi fut tenté d'aller passer le reste de l'hiver à Paris; mais, des troubles ayant éclaté à Aix et à Marseille, il crut que sa présence était nécessaire pour en imposer aux rebelles, et il se résigna à rester dans le Midi.
Au milieu des distractions de tout genre que faisait naître chaque jour sous ses pas le génie inventif de Mazarin, il gardait encore au fond du cœur (nous en avons surpris le secret) un tendre souvenir de son dernier amour, et, en même temps, singulier contraste, il prêtait complaisamment l'oreille à tout ce qu'on lui disait de la beauté et des qualités de l'Infante. Son cœur flottait entre une espérance et un regret. Mais il promenait de ville en ville ses tristesses et son impatience d'un air si calme, si plein de sérénité et de majesté, que l'œil du plus fin courtisan n'aurait rien pu deviner sur son visage des passions secrètes qui s'agitaient au fond de son âme.
Il séjourna tour à tour à Bordeaux, à Toulouse, à Montpellier, à Nîmes, à Marseille, à Aix, à Avignon, et l'on peut voir dans les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier quels furent les passe-temps et les distractions de la cour dans ces différentes villes. Nous en ferons grâce au lecteur, pour nous attacher uniquement à peindre la physionomie de l'Infante et ses sentiments pour Louis XIV, en même temps que ceux du Roi pour cette princesse.
Parmi les portraits de Marie-Thérèse peints et gravés par les grands maîtres de son temps, ou dessinés à la plume par les auteurs de Mémoires, on n'a que l'embarras du choix. Sa figure mafflée, ses yeux sans rayons d'esprit, ses cheveux d'un blond fade et son teint d'une blancheur molle ne semblaient guère de nature à pouvoir inspirer aucune passion.
Mme de Motteville a fait de cette princesse un portrait assez ressemblant dans lequel elle sème avec art les critiques au milieu des éloges. Elle nous la peint: «petite, mais bien faite..., de la plus éclatante blancheur que l'on puisse voir»; avec de beaux yeux bleus qui charmaient par leur douceur et leur éclat; une belle bouche, mais dont les lèvres étaient «un peu grosses et vermeilles»; le tour du visage long, «mais rond par le bas», «les joues un peu grosses, mais belles». «Ses cheveux d'un blond argenté, convenaient entièrement aux belles couleurs de son visage»... Avec une taille plus grande et de plus belles dents, elle eût mérité «d'être mise aux rang des plus belles personnes de l'Europe»... «Sa gorge nous parut bien faite et assez grasse, mais son habit était horrible». Jamais les défauts n'ont plus franchement percé à travers les éloges [215].
Cette princesse, depuis son enfance, et malgré l'état de guerre qui existait depuis tant d'années entre l'Espagne et la France, n'avait jamais cessé d'espérer, contre toute vraisemblance, qu'elle n'aurait pas d'autre époux que Louis XIV. Le Roi seul, par sa grandeur, par sa beauté, par son mérite, lui semblait digne d'elle. Elle l'aimait depuis longtemps, bien qu'elle ne le connût que par ses portraits, devant lesquels elle était toujours restée en extase. D'ailleurs «la Reine sa mère, fille de France, lui avait souvent dit que, pour être heureuse, il fallait être reine de France, et qu'elle voulait la voir porter cette couronne ou porter un voile [216]». Sa passion pour le Roi n'était pas de celles qui éclatent en fureurs et en imprécations contre l'objet aimé, lorsqu'elles sont en proie à la jalousie; elle fut toujours humble, patiente et résignée jusqu'à la mort, dans une souffrance profonde, incessante et muette.
Quant à l'affection du Roi pour Marie-Thérèse, elle ne s'éleva jamais à la hauteur d'une passion. Il eut pour elle l'estime que doit inspirer une angélique vertu, le respect de son propre sang, de la reconnaissance pour un amour poussé jusqu'à l'adoration. Il put dire en toute vérité, à la mort de cette princesse, que c'était «le seul chagrin qu'elle lui eût causé»; mais il n'eut jamais d'amour pour elle. On ne saurait en effet donner ce nom au sentiment qu'il éprouva pendant les deux premières années de son mariage. Quand le charme de la nouveauté eut cessé, il se laissa prendre bien vite aux beaux yeux de Mlle de La Vallière.
Grâce à une précieuse indication [217], nous avons trouvé dans les archives du Ministère des affaires étrangères la correspondance échangée entre Louis XIV, le roi et la reine d'Espagne, et l'Infante.
Les lettres de Philippe IV, de sa femme et de sa fille n'offrent rien de saillant et de caractéristique. Ce sont de sèches formules de chancellerie et d'étiquette dans lesquelles s'emprisonne la majesté royale. Il n'en est pas de même des lettres de Louis XIV; elles sont personnelles, simples, timides d'allure, charmantes d'expressions.
Voici en quels termes ce prince, qui, par sa mère, était cousin germain de l'infante Marie-Thérèse, annonçait à Philippe IV, son futur beau-père, l'envoi de la dispense qu'il venait de recevoir du Pape pour son mariage:
Monsieur mon frère et oncle, je ne veux pas laisser partir le sieur Bartet, secrétaire de mon cabinet, qui porte la dispense, sans confirmer à Votre Majesté les assurances de mon amitié [218]. Je la prie aussi de trouver bon que, par le moyen dudit sieur Bartet, je puisse savoir au plus tôt l'état de sa santé et celle de la personne que je considère désormais comme un autre moi-même, estimant qu'après la bénédiction qu'il a plu à Sa Sainteté de donner à notre mariage, je puis plus librement que par le passé demander de ses nouvelles et lui en donner des miennes.
Je suis, Monsieur mon frère et oncle, bon frère et neveu de Votre Majesté [219].
Signé: Louis.
On remarquera avec quelle attention délicate et respectueuse le jeune Roi évite de nommer sa cousine, Marie-Thérèse, et demande de correspondre avec elle.
Le roi d'Espagne s'empressa de donner cette autorisation à son futur gendre, et nous verrons bientôt de quelle manière en usa le jeune Roi.
A quelques jours de là, Louis XIV écrivait de nouveau à son royal beau-père pour lui annoncer qu'il lui envoyait Ondedei, évêque de Fréjus, parent et ancien confident de Mazarin, afin qu'il assistât, au nom du roi de France, dans la cathédrale de Burgos, à la lecture de la dispense de Rome:
AU ROI D'ESPAGNE.
A Avignon, le 24 mars 1660.
Monsieur mon frère et oncle,
Envoyant le sieur évêque de Fréjus pour assister à la cérémonie que Votre Majesté a résolu qui se fasse à Burgos, et revenir incontinent satisfaire au désir que j'ai d'en entendre le récit, je l'ai chargé très expressément d'assurer Votre Majesté de la continuation de mon amitié, et je la prie de lui donner créance sur ce sujet et sur tout ce qu'il lui pourra dire de ma part. Il est aussi porteur d'une lettre que j'espère que Votre Majesté n'aura pas désagréable qu'il rende à son adresse, ne voyant plus de raison qui puisse empêcher que je ne commence à m'expliquer par cette voie, en attendant le bonheur de pouvoir dire plus particulièrement mes sentiments en personne, comme je souhaite de faire avec grande impatience et de confirmer à Votre Majesté que je suis, etc. [220]
La première lettre de Louis XIV à Marie-Thérèse exprime, avec le plus gracieux et le plus naïf empressement, l'impatient désir qu'il a de la voir reine de France. Il commence par lui en donner le titre:
A LA REINE.
En Avignon, le 24 mars 1660.
Ce n'a pas été sans contrainte que j'ai cédé aux raisons qui m'ont empêché d'exprimer jusques ici à Votre Majesté les sentiments de mon cœur. Maintenant que les choses sont en un état qui me donne lieu de vivre avec Elle comme avec un autre moi-même, je suis ravi de commencer à l'assurer par ces lignes que ce bonheur ne pouvait jamais arriver à personne qui le souhaitât plus passionnément, ni qui s'estimât plus heureux de le posséder que moi. Le sieur évêque de Fréjus aura l'honneur de l'entretenir sur ce sujet plus particulièrement, si Elle l'a agréable, mais tout ce qu'il lui dira et tout ce que d'autres lui en ont déjà dit de ma part sera toujours fort au-dessous de ce qui est en effet, ainsi que j'espère dans peu lui confirmer de vive voix, mais non pas sitôt qu'il faudrait pour satisfaire mon impatience.
Signé: L. [221].
Cependant la cour, afin de se rendre à Saint-Jean-de-Luz, où devait se célébrer le mariage du Roi avec l'Infante, avait quitté Toulouse vers les derniers jours d'avril. Chemin faisant, le jeune prince, devenu un peu plus hardi, adressait une nouvelle lettre à Marie-Thérèse, qui, de son côté, se dirigeait à petites journées avec le Roi son père vers la frontière d'Espagne. Au ton passionné qui respire dans cette lettre, à l'impatience que montre le Roi de voir et de posséder l'Infante, on voit à quel point son imagination était excitée par les fabuleux récits que faisaient les courtisans de la beauté et de la grâce de la jeune princesse.
A LA REINE.
A Auch, le 25e d'avril 1660.
Je profite avec le plus grand plaisir du monde de la permission qui m'a été donnée d'écrire à Votre Majesté et de l'assurer moi-même de la passion que j'ai pour Elle. J'envie le bonheur que ce gentilhomme [222] aura de la voir plus tôt que moi, et quoique je lui aie ordonné de bien représenter à Votre Majesté à quel point je m'estimerai heureux lorsque je lui pourrai expliquer mes sentiments de vive voix, je doute fort qu'il lui soit possible de s'en acquitter selon mon désir. Enfin mon impatience est plus grande qu'elle ne se peut dire, et, sans le soulagement que j'ai de voir que nous nous approchons, rien ne me pourrait empêcher de me rendre en personne auprès d'Elle. Cependant mon plus doux entretien est de parler des perfections de Votre Majesté et d'entendre le récit qu'on m'en fait de toutes parts. C'est celui qui est entièrement à Votre Majesté.
Signé: L. [223].
A peine arrivé à Saint-Jean-de-Luz [224], le jeune Roi, de plus en plus épris, adressa cette nouvelle lettre à l'Infante, lettre qui ne le cède en rien à celle du 25 avril pour la vivacité des sentiments qu'elle exprime:
A LA REINE.
A Saint-Jean-de-Luz;—(par M. de Noailles).
Voyant approcher Votre Majesté et mon bonheur avec Elle, je ne puis contenir ma joie, et, bien qu'il soit aussi peu possible de l'exprimer au point que je la ressens, je ne laisse pas d'envoyer à Votre Majesté le sieur comte de Noailles, capitaine de mes gardes, en qui j'ai toute confiance, pour lui dire au moins qu'elle est au-dessus de toute expression. Je suis ravi de songer que je me trouve enfin à la veille de pouvoir l'en assurer moi-même. Je la souhaite avec une passion sans égale, et qui, pour dire tout, répond au mérite de Votre Majesté.
Signé: L. [225].
A cette lettre d'un ton galant et chevaleresque, dans le goût espagnol, la jeune Infante s'empressa de répondre, mais sous une forme voilée et plus mesurée. Voici cette lettre que nous traduisons de l'espagnol [226]:
Seigneur,
J'ai reçu la lettre de Votre Majesté, que m'a apportée M. le comte de Noailles, accompagnée des démonstrations d'attachement et de joie que cause à Votre Majesté le plus grand rapprochement qui vient d'avoir lieu entre nous, et que ce seigneur m'a témoigné aussi avoir remarquées en vous. J'en ai reçu le témoignage avec toute la déférence que l'on doit à la galanterie (fineza) de Votre Majesté et que réclame la bonne fortune d'avoir obtenu une telle faveur. Je tâcherai de la mériter toujours en répondant à l'obligation que m'impose Votre Majesté et en désirant pour Elle que Dieu la garde avec toute félicité, ainsi que je le désire.
Signé: Maria-Teresa [227].
Fontarabie, le 3 de juin 1660.
Lorsque Philippe IV et l'Infante arrivèrent à Fontarabie, Louis XIV s'empressa d'envoyer à sa royale fiancée un coffre garni d'or, plein de bijoux d'or et de diamants [228].
Le jour même de leur arrivée, le 2 juin, eut lieu à Fontarabie une première cérémonie du mariage, par procuration. Don Louis de Haro, ministre d'Espagne, épousa l'Infante au nom du roi de France, et l'évêque de Fréjus, Ondedei, fut nommé pour en être témoin de sa part [229].
«L'infante Reine, dit Mme de Motteville, témoin oculaire, était coiffée en large le jour de son mariage. Son habit était blanc et d'une assez laide étoffe en broderie de tale: car l'argent était défendu en Espagne. Elle avait des pierreries enchâssées dans beaucoup d'or. Ses beaux cheveux étaient cachés sous une manière de bonnet blanc autour de sa tête, qui était plus propre à la défigurer qu'à lui donner de l'ornement; mais, malgré son habit, nous aperçûmes sa beauté...» Pour tout dire, elle ressemblait à ces madones espagnoles dont les formes disparaissent complètement sous la profusion et la raideur de leurs longues robes tramées or et argent, et dont la tête est engoncée dans une énorme fraise.
Après la cérémonie, Mazarin s'approcha de Philippe IV et de la jeune Reine et leur annonça qu'un inconnu, qui était à la porte, demandait qu'on lui ouvrît. C'était Louis XIV, qui n'ayant pu résister à sa curiosité et à son désir de voir l'Infante, s'était rendu à Fontarabie incognito.
Anne d'Autriche, au comble de la joie, et avec le consentement de son frère le roi d'Espagne, entr'ouvrit la porte afin que son fils pût voir l'Infante-Reine, mais elle eut bien soin de faire en sorte que Marie-Thérèse pût aussi le voir. Comme Louis surpassait Mazarin et Lionne de toute la tête, et qu'il était d'ailleurs facile à la jeune Reine de le reconnaître par ses portraits, elle rougit tout en le contemplant avec la plus grande attention. Le roi d'Espagne le regarda aussi et dit à la Reine sa sœur en souriant: «Tengo lindo hierno!» J'ai un beau gendre!
Ce premier coup d'œil du Roi fut défavorable à Marie-Thérèse. Elle était tellement noyée de la tête aux pieds dans son ample costume, qu'il eut peine à démêler d'abord que la figure de cette princesse, rehaussée d'un grand air, était à peu près satisfaisante pour un amoureux de vingt ans. Il dit au prince de Conti et à Turenne «que la laideur de la coiffure et de l'habit de l'Infante l'avait surpris; mais que, l'ayant regardée avec attention, il avait connu qu'elle avait beaucoup de beauté, et qu'il comprenait bien qu'il lui serait facile de l'aimer». Sur ce chapitre de la beauté, le Roi, jusque-là, s'était fort souvent contenté de peu. L'expérience seule lui donna du goût et fixa mieux ses choix.
Au moment où l'Infante allait s'embarquer sur la Bidassoa, le Roi eut peine à se dérober à l'admiration et à l'enthousiasme des grands d'Espagne, qui le pressaient et le portaient pour ainsi dire, tandis que les gardes du roi d'Espagne, mêlés à ceux du Roi de France, laissaient éclater leurs cris et leurs transports de joie.
D'un mouvement rapide, Louis s'élança à cheval et partit au galop le long de la rivière pour suivre le bateau qui portait Philippe IV et l'Infante, «le chapeau à la main et d'un air fort galant. Il aurait peut-être couru jusqu'à Fontarabie, sans des marais qui l'empêchèrent de passer.»
«Le Roi d'Espagne, en sortant, soit qu'en effet il ne le vît pas ou ne fît pas semblant de le voir, n'ôta point son chapeau, qu'il n'avait point mis sur sa tête tout le temps qu'il avait été avec la Reine; mais quand il vit le Roi galoper sur le bord de la rivière en posture d'amant, et suivi en roi de France, le roi d'Espagne se mit alors à la fenêtre de la chambre de son bateau et le salua fort bas tant qu'il le pût voir.»
La scène est charmante, et c'est Mme de Motteville qui nous donne le plaisir d'y assister.
Comme l'assaffata (première femme de l'Infante) demandait à cette princesse si elle trouvait le Roi bien fait et à son goût, elle répondit vivement sans la moindre hésitation: «Comment, s'il m'agrée! c'est un fort beau garçon et qui a fait une cavalcade d'un homme fort galant.»
«En cet instant, ajoute Mme de Motteville, la grandeur du Roi se cacha sous sa galanterie et l'éclat de la pourpre pour cette fois le céda aux premières étincelles de son amour.»
La reine d'Espagne, retenue à Madrid par la nécessité de diriger les affaires en personne, s'excusa auprès du roi de France de ne pouvoir assister à son mariage et elle lui souhaita une longue postérité [230].
Quant à Philippe IV, le jour même de la cérémonie du mariage par procuration, il adressa à Louis XIV une lettre de compliments officiels, en style de chancellerie, et qui ne nous a pas paru digne d'être reproduite [231]. La réponse de Louis à cette même lettre nous a semblé au contraire assez intéressante pour être mise sous les yeux des lecteurs.
AU ROI D'ESPAGNE
Sans date.
Monsieur mon frère et oncle, la tendresse avec laquelle Votre Majesté s'explique sur la célébration de mon mariage me fait déjà trouver des douceurs dans ce nouveau lien, qui me sont plus chères que je ne puis dire. Je répondrai toute ma vie aux sentiments paternels de Votre Majesté, comme m'y oblige un nœud si saint, lequel j'espère que Dieu bénira à la plus grande gloire et avantage de nos peuples. Cependant j'envoie vers Elle le sieur marquis de Vardes, capitaine de Cent Suisses de ma garde, pour lui témoigner la joie et l'impatience que j'ai de lui confirmer de vive voix que je suis du meilleur de mon cœur,
Monsieur mon frère et oncle, bon frère et
neveu de Votre Majesté.
Signé: L.
[232].
Louis XIV venait de recevoir la première lettre en espagnol de Marie-Thérèse, la seule qu'elle paraît lui avoir adressée avant son mariage. Il y répondit sur-le-champ par ces charmantes lignes où il disait tant de choses en si peu de mots:
RÉPONSE DU ROI A LA REINE
A Saint-Jean-de-Luz, le 4 juin 1660.
Recevoir en même temps une lettre de Votre Majesté et la nouvelle de la célébration de notre mariage, et être à la veille de jouir du bonheur de la voir, ce sont assurément des sujets de joie indicible pour moi. Mon cousin le duc de Créqui, premier gentilhomme de ma chambre, que j'envoie exprès vers Votre Majesté, lui communiquera là-dessus les sentiments de mon cœur, dans lesquels elle remarquera toujours de plus en plus une extrême impatience de les lui pouvoir dire moi-même. Il lui présentera aussi quelques bagatelles de ma part.
Signé: L.»
Le dimanche 6 juin, les deux Rois se rendirent à la salle de la conférence, suivis des grands de leurs royaumes; ils s'agenouillèrent devant une table, l'un devant l'autre, et, posant la main sur l'évangile, ils jurèrent la paix. Puis s'étant relevés, ils s'embrassèrent cordialement et se promirent une amitié éternelle [233].
Cet acte solennel fut aussitôt suivi de la célébration du mariage, dont on peut lire la description dans les Mémoires du temps. Mais ce qu'il n'est pas permis de passer sous silence, c'est le naïf et délicieux récit par Mme de Motteville de ce qui se passa avant la première nuit de noces:
«Leurs Majestés et Monsieur soupèrent en public, sans plus de cérémonie qu'à l'ordinaire, et le Roi aussitôt demanda à se coucher. La Reine dit à la Reine sa tante, avec des larmes aux yeux: es muy temprano (il est trop tôt), qui fut, depuis qu'elle fut arrivée, le seul moment de chagrin qu'on lui vit, et que sa modestie la força de sentir. Mais, enfin, comme on lui dit que le Roi était déshabillé, elle s'assit à la ruelle de son lit sur deux carreaux pour en faire autant, sans se mettre à sa toilette. Elle voulut complaire au Roi en ce qui même pouvait choquer en quelque façon cette pudeur qui l'avait d'abord obligée de chasser de sa chambre les hommes, jusqu'aux moindres officiers. Elle se déshabilla sans faire nulle façon; et, comme on lui eût dit que le Roi l'attendait, elle prononça ces mêmes paroles: Presto, presto que el Rey m'espera (vite, vite, le Roi m'attend.) Après une obéissance si ponctuelle, qu'on pouvait déjà soupçonner être mêlée de passion, tous deux se couchèrent avec la bénédiction de la Reine leur mère commune.
«La Reine mère, qui connaissait le Roi son fils un peu froid et grave, nous avoua qu'elle avait eu une grande peur que cette indifférence, qu'elle avait imaginée en l'âme du Roi, ne fût nuisible à cette nièce qu'elle avait si ardemment désiré de lui faire épouser. Mais après qu'elle l'eût vu agir avec elle, comme il fit dans les premiers jours qu'elle fut en France, elle perdit heureusement cette crainte, car elle le vit alors aussi sensible à l'amitié, à l'égard de la Reine, qu'elle l'aurait pu désirer. Elle n'avait à demander à Dieu que la durée de ce bonheur: il fallait l'espérer; mais, par les fâcheuses expériences qu'un chacun doit avoir de l'instabilité du bonheur des hommes, elle avait toujours sujet d'appréhender ce qui arrive souvent dans la vie.»
Moins expérimentée que la Reine sa tante, Marie-Thérèse s'endormit pleine de confiance dans la sécurité de son bonheur. Elle ne savait pas, la charmante et trop naïve princesse, qu'un an s'écoulerait à peine et qu'elle verrait Mlle de La Vallière, la favorite du Roi, s'asseoir à côté d'elle dans le même carrosse. Mais en attendant le jour où devaient se dissiper toutes ses illusions, elle laissait éclater à tous les yeux sa passion pour le Roi et prenait même plaisir à la publier hautement [234].
Avant de quitter Saint-Jean-de-Luz, Louis XIV voulut exprimer à la reine d'Espagne et à Philippe IV tous ses sentiments de gratitude et d'affection, et il leur adressa ces deux lettres, écrites de sa main, dans lesquelles on sent respirer les nobles et généreux sentiments qui l'animaient alors:
RÉPONSE DU ROI A LA REINE D'ESPAGNE
A Saint-Jean-de-Luz, le 7 juin 1660.
Madame ma sœur et cousine, la lettre dont Votre Majesté m'a favorisé sur le sujet de mon mariage m'est un nouveau bonheur qui supplée, autant qu'il se peut, à celui de sa présence, laquelle seule manque ici pour rendre notre félicité accomplie. Votre Majesté n'aura pas de peine à croire l'impatience que j'ai eue de voir enfin cet heureux jour où la paix et l'amitié qui nous unissent à présent seraient étreintes par ce nœud indissoluble; mais je puis bien dire que je l'ai souhaité avec ardeur, aussi par cette considération que, hâtant le retour vers Votre Majesté de ce qu'elle aime le mieux au monde, je ne pouvais rien désirer qui lui fût plus agréable. Je lui rends grâce des vœux qu'Elle fait, qui ne sauraient être plus affectueux ni plus obligeants pour moi, et je prie Dieu qu'il la comble de ses saintes bénédictions d'aussi bon cœur que je suis, Madame ma sœur et cousine,
Votre bon frère et cousin,
Signé: L.
[235].
LETTRE DU ROI AU ROI D'ESPAGNE
A Saint-Jean-de-Luz, le 13 juin 1660.
Monsieur mon frère, oncle et beau-père,
Je ne puis demeurer davantage sans renouveler à Votre Majesté les assurances de mon amitié, qui augmente tous les jours, dans la possession du précieux gage qu'elle m'a laissé de la sienne. Votre Majesté agréera aussi que j'entre un peu dans le domestique avec Elle pour lui communiquer ma joie et mes satisfactions, ne se pouvant rien ajouter, ni pour l'honneur ni pour l'esprit, ni généralement pour toutes les qualités personnelles aux douceurs de la compagne [236] qu'elle a bien voulu me donner. Puisse Votre Majesté arriver en santé parfaite auprès de ce qu'Elle aime le mieux, comme j'attendrai de le savoir avec grande impatience, et jouir au reste d'une vie aussi longue et aussi heureuse que je la lui souhaite de tout mon cœur, étant,
Monsieur mon frère, oncle et beau-père,
bon frère, neveu et gendre de Votre Majesté.
Signé: L.
[237].
Deux jours après, le Roi, suivi des deux Reines et de toute sa cour, quitta Saint-Jean-de-Luz pour retourner à Paris. Il se rendit à Bordeaux, où il fut accueilli au milieu des fêtes et des transports de joie. Puis de Bordeaux il conduisit la cour à Saintes, où elle dut séjourner par ses ordres jusqu'au moment où il devait la rejoindre.
Sous prétexte d'aller visiter La Rochelle, il partit seul en poste avec quelques confidents. Mais le but secret de cette excursion, c'était d'aller à Brouage [238], pour voir les lieux qui furent témoins de la passion et des souffrances de son amie.
Nous n'avons aucun détail sur ce voyage, que Mlle de Montpensier se contente d'enregistrer sans la moindre réflexion dans ses Mémoires.
Cette chevaleresque équipée, ce pèlerinage d'amour, empreint de je ne sais quelle poétique mélancolie, nous est une preuve que Louis, même au milieu des premières joies du mariage, n'était pas encore complètement guéri de ce mal si plein de charme et de tourments que lui avait fait sentir pour la première fois l'orageuse passion d'une Italienne.