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Louis XIV et Marie Mancini d'après de nouveaux documents

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Mission secrète d'Ondedei, évêque de Fréjus, auprès de Marie Mancini.—Instructions données à Mme de Venel par Mazarin au sujet de ses nièces.—Ses conseils et ses promesses à sa nièce Marie.—Départ pour Paris des exilées de Brouage.—La Muze historique de Loret et les Mancini.—Règle de conduite que trace à ses nièces le cardinal Mazarin.

Le Cardinal, qui tremblait toujours que sa nièce Marie ne fît quelque nouvelle escapade, envoya auprès d'elle un de ses plus habiles agents, le fameux Ondedei, alors évêque de Fréjus. Ondedei, pendant la Fronde, avait été, de même que l'abbé Fouquet, l'âme damnée du Cardinal. On l'avait vu se mêler à toutes les intrigues pour en surprendre les secrets et pour en tirer tout le profit possible. «Habillé en vrai capitan de comédie et chargé de plumes comme un mulet [202]», il se donnait hautement pour Mazarin, faisait des offres, au nom de son maître, à qui voulait l'entendre et recevait de toutes mains. Un beau jour on fut tout surpris de voir ce matamore, qui vivait, pour ainsi dire, publiquement avec la marquise Dampus, revêtu du costume ecclésiastique et bombardé évêque de Fréjus, par la grâce de Mazarin. Longtemps le Pape, qui connaissait la vie du personnage, lui refusa les bulles, mais enfin il se laissa vaincre par l'obstination du tout-puissant ministre. Le cardinal de Retz, qui, pour des motifs personnels, a trouvé moyen de renchérir sur la laideur morale d'Ondedei, a dit que ses discours «semblaient encore plus fous que sa mine». Mais le cardinal Mazarin, en faisant de cet homme son confident le plus intime et en lui confiant les missions les plus délicates et les plus épineuses, nous a donné par son choix la mesure des hautes parties intellectuelles d'Ondedei et de son extrême habileté.

L'évêque de Fréjus fut donc chargé par le Cardinal, pour faire diversion à la douleur de Marie Mancini, de lui offrir une alliance considérable, celle du connétable Colonna [203].

Encore sous l'empire de son rêve ambitieux, Marie, outrée des pressantes instances du prélat, lui répondit qu'il aurait bien pu s'épargner la peine de ce voyage, s'il n'avait autre chose à lui proposer que de sortir de France contrairement à la parole que lui avait donnée son oncle, avant de quitter Paris, de ne jamais la forcer à se marier contre son gré. Telle est la version qu'elle donne dans ses Mémoires. Mais il résulte d'une lettre de Mazarin, que la jeune fille, en repoussant très résolument cette alliance avec le connétable, indiqua à Ondedei un autre parti qui semblait lui plaire, et dont elle ne dit mot. Il s'agissait fort probablement du prince Charles, le neveu et l'héritier du duc de Lorraine Charles IV, dont nous aurons bientôt à parler au lecteur.

Ondedei avait de plus pour mission de faire comprendre à l'exilée qu'elle ne pouvait en ce moment revenir à la cour. Elle parut se soumettre à cette nécessité [204], et son oncle, pour mettre fin à son exil, lui envoya sur-le-champ un gentilhomme pour lui offrir de quitter Brouage, si le séjour lui en paraissait trop triste, et de choisir soit Paris, soit un des grands châteaux sur la route de Paris, tel, par exemple, que celui de Chenonceaux, appartenant au duc de Mercœur, qui avait épousé Laura Mancini, sœur de Marie [205].

Ce gentilhomme était porteur de deux lettres du Cardinal, l'une pour Mme de Venel, l'autre pour Marie Mancini. A la duègne il donnait toutes ses instructions; à sa nièce, le choix d'une nouvelle résidence et celui de l'époux qu'elle désirait. Il insistait, toutefois, sur la grande alliance du connétable Colonna, tout en paraissant laisser sa nièce libre de se prononcer en dernier ressort. On sait comment il lui tint parole.

Une circonstance digne d'être notée dans cette lettre de Mazarin, c'est l'assurance qu'il donne à Marie que le Roi aura toujours de l'amitié pour elle, et qu'il est expressément chargé de le lui dire de sa part. «J'ai différé à vous écrire, lui disait-il [206], jusqu'à mon arrivée en ce lieu, et que j'eusse entretenu M. de Fréjus pour être informé en détail de tous vos sentiments sur les choses que je lui avais donné la charge de vous communiquer de ma part. A présent que je suis éclairci de tout, je dépêche ce gentilhomme pour vous dire, ainsi que vous verrez plus particulièrement dans la lettre que j'écris à Mme de Venel, qu'il est à votre choix d'aller à Paris, ou à tel autre endroit sur ce chemin-là, pour y demeurer jusqu'au retour de la cour, n'ayant pas été praticable, comme vous pouvez avoir jugé vous-même, de vous faire venir ici.

«Je me remets donc à Mme de Venel, pour ce qui est de votre voyage, vous assurant qu'en quelque lieu que vous soyez, vous devez être assurée de recevoir tous les jours de plus en plus des marques de l'amitié que j'ai pour vous, et de la satisfaction que j'ai de votre conduite, de laquelle je vous réponds que vous n'aurez jamais sujet de vous repentir, étant persuadé qu'elle continuera d'être telle que je la puis souhaiter.

«J'ai été bien aise de voir la lettre que vous m'avez écrite par M. le Grand Maître, et vous ne sauriez m'obliger en rien plus sensiblement que de m'ouvrir votre cœur en toutes choses avec une telle franchise que je ne puisse jamais vous reprocher que vous ayez eu quelque chose de caché pour moi. Sur quoi il est bon que je vous dise que vous ne devez pas seulement vous fier plus en moi qu'en qui que ce soit, parce que vous me devez regarder comme votre père, mais parce que j'ai beaucoup de tendresse et d'inclination pour vous, et désire fort de vous en faire sentir les effets. Et vous commencerez à le connaître, quand je vous dirai, qu'après ce que M. de Fréjus m'a dit de votre part, je me conforme volontiers à votre désir de ne vous marier pas à Rome [207], quoique vous voyez bien que le connétable Colonne, chef d'une maison si illustre et prince si accompli et si bien fait, avec plus de deux cent mille écus tout en terres, est assurément un des plus grands partis qu'on peut voir, et le cardinal Colonne, son oncle, m'en a écrit plusieurs fois, et sollicitant la chose avec grande presse, vous préférant à tout autre.

«Cependant vous devez être assurée que je mettrais toutes pièces en œuvre pour faire réussir l'autre [208], pour lequel M. de Fréjus m'a témoigné que vous aviez plus d'inclination, et je gagnerai des moments à cela; mais il est impossible de faire, en certaines choses, tout ce que l'on voudrait, et vous ne devez pas vous inquiéter; mais attendre avec repos ce qui me réussira de conclure, avec assurance que je n'oublierai rien, afin que cela soit au plus tôt et à votre contentement.

«Si vous pesez bien l'amitié que j'ai pour vous et l'utilité que vous en devez attendre, vous aurez sujet de vous croire une des plus heureuses personnes du monde et particulièrement lorsque vous apprendrez que je vous tiendrai la parole que je vous ai donnée de vous pouvoir promettre en tout temps une cordiale amitié de la personne [209] pour laquelle vous avez la dernière estime. Elle m'a donné charge expresse de vous en assurer de sa part, et de vous dire que rien n'est capable de la faire changer, quelque chose qu'on vous puisse dire ou écrire au contraire, sur des apparences qui n'ont aucun fondement. Je vous réponds, en mon propre et privé nom, que cela est vrai, et que vous devez être tout à fait satisfaite de la fermeté des intentions de ladite personne à votre égard, c'est-à-dire qu'elle aura toujours une parfaite amitié pour vous.»

Les charmantes exilées partirent pour Paris à la fin de janvier 1660. Après un séjour de plusieurs mois dans la forteresse de Brouage, tout château, pour Marie Mancini, quelque beau qu'il pût être, ne devait lui sembler qu'une prison. Elle avait préféré revenir à Paris pour y retrouver la liberté et la société de la cour.

L'arrivée des trois nièces fut célébrée en prose et en vers dans tous les Recueils du temps. Loret, à l'affût de toutes les nouvelles, ne manquait pas de signaler celle-ci, qui faisait le plus grand bruit, après l'éclat des royales amours.

... Les illustres Mancines,
Du Louvre à présent citadines,
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Jeudi, dans la maison du Roi,
Arrivèrent en bel arroi.
Les trois pucelles triomphantes,
Qui valent vraiment les Infantes,
Mademoiselle Mancini
Dont le mérite est infini:
A savoir l'illustre Marie,
Qui, sans aucune flatterie,
Fait voir un cœur placé des mieux,
Et digne du destin des dieux [210].

Ce n'était pas la première fois que le gazetier-rimeur avait parlé à ses lecteurs des nièces du Cardinal. Si l'on parcourait la Muze historique on y trouverait fréquemment des couplets dans lesquels il s'est attaché à rendre compte de leurs moindres actions, d'une maladie, d'une absence, etc:

Mancini, cette illustre fille,
A rendu la cour si chagrine,
Que, depuis dimanche passé,
On n'a presque ri ni dansé.

Scarron, après avoir écrit sa Mazarinade, avait fait amende honorable «et avait, lui aussi, brûlé son encens aux pieds de ces petites harengères jadis en butte à tant de brocards [211]».

Si Marie avait espéré trouver à Paris quelque liberté, elle avait compté sans son oncle. Mazarin, qui savait à quoi s'en tenir sur les instincts de sa race, entravait de son mieux toutes les tentatives d'émancipation de ses nièces. Dès qu'elles furent réinstallées au Palais-Royal dans son appartement, il adressa à Mme de Venel des instructions détaillées sur la conduite qu'elles auraient à tenir. Il entendait par-dessus tout qu'elles ne donnassent aucune prise aux malins propos du monde. Tout est réglé minutieusement par le Cardinal, jusqu'aux visites qu'elles auront à faire de temps à autre à quelques grandes dames. Il défend qu'elles fréquentent les spectacles sans y être conduites par des femmes du plus haut rang, qu'il prend soin de désigner. Il recommande expressément à Mme de Venel d'empêcher au jeune duc d'Enghien de jouer avec ses nièces, et de ne pas le laisser «aller si vite». Le mot y est. Mazarin, qui connaît mieux que personne les jeux de princes, n'entend pas que l'on s'amuse avec ses nièces avant que l'on ne soit devenu son neveu.

«Il faut vivre régulièrement à Paris, écrit-il à Mme de Venel [212], car beaucoup de monde prendra garde à la conduite de mes nièces; je trouve bon qu'elles se divertissent, mais en sorte que personne n'y puisse trouver à redire. Pour des visites, il faut voir en arrivant la reine d'Angleterre et y aller tous les mois une fois; il faut aussi visiter de temps en temps Mme de Carignan et Mme de Vendôme, et caresser soigneusement mes petits-neveux. On peut voir aussi Mme d'Angoulême la jeune, qui est amie de notre maison et fort vertueuse. Il faudra visiter aussi Mme de Villeroi et Mme de Créqui; et je n'entends pas que mes nièces aillent à la comédie que lorsqu'elles le pourront avec une de ces dernières dames.

«Quand elles se voudront promener à Vincennes et même y coucher, elles le pourront.

«Je crois qu'il a été fort bien de vous être doucement excusée de la proposition que Mme de Bonnelle vous aurait faite d'amener familièrement M. le duc d'Enghien pour jouer avec mes nièces, n'étant pas à mon avis de la bienséance d'aller si vite en semblable matière [213].

«Je ne doute pas que mes nièces ne soient toujours très satisfaites de la manière dont Mme Colbert en usera avec elles, car, outre l'affection qu'elle a pour ma famille, on peut beaucoup profiter de sa conversation. Je serai donc très aise lorsque j'apprendrai que ladite dame sera souvent avec mes nièces, lesquelles feront ce qu'elles doivent si elles la caressent fort, de quoi je serai fort satisfait [214]


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