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Ma Fille Bernadette

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L’ENTOURAGE

Je veux fixer ici pour toi nos trois portraits, le mien tel que je suis à quarante ans dans l’ombre que modèle une humble lampe au mois de Mars de l’an 1909 : Sous des sourcils indociles mon masque un peu lourd se creuse autour d’yeux qui semblent comme ceux des chats avoir pris leur lueur de cul-de-bouteille aux vieilles petites vitres bosselées de la Province. Sous le lorgnon miroitant de myope, qui enfourche obliquement un nez plutôt fort et busqué dont le bout s’abaisse parfois en s’arrondissant pour aspirer quelque ironie que lance la bouche sensuelle, ces yeux sont tantôt d’une grande dureté, tantôt d’une grande douceur. De la colère au calme ils passent sans transition et leurs ondes rident ou aplanissent le front un peu fuyant plus apte à refléter des images qu’à mouler des pensées. Les oreilles moyennes s’enroulent simplement. Les cheveux qui grisonnent et s’éclaircissent et les crins emmêlés de la barbe noire et blanche n’ont pas de beauté : seuls les yeux et les mains. Depuis peu le corps s’est beaucoup élargi : un homme qui accepte enfin d’être tel qu’il a été pétri. Il a assez souffert, assez aimé, assez prié pour renoncer peu à peu à toute grâce qui n’est point divine, le père de Bernadette.

Ta mère, à vingt-six ans, est une grosse rose dont les joues supportent comme deux hannetons les yeux qui semblent bourdonner et s’envoler. Son double petit menton, vu de profil, est assez d’un Louis XIV, et sa bouche, sous le nez large mais bien fait, a la forme d’un chapeau de polichinelle. Le sourire découvre les dents brillantes et petites dont deux plus aiguës en haut ont poussé en avant et de chaque côté. Elle aime et elle rit de tout son cœur qui est d’or et agité au moindre souffle comme celui de la rose. Aucun grain de rosée n’accueille si vite le soleil qu’une de ses larmes le sourire. Sur son chignon un ruban est posé, frère de ce papillon du Brésil qui, au-dessus de la cheminée, luit comme un miroir d’azur. Elle porte ce soir un corsage clair et une robe sombre, elle est assise sur une chaise basse en face du feu et je lui dis : « Ginette, il est temps de prendre ton quinquina. » Elle sort un instant, puis revient et se penche sur ce papier avec tendresse et va se rasseoir. Maintenant fondue dans l’ombre elle babille d’une voix nerveuse qui se fait si chaude pour le chant. J’entends qu’elle dit : « l’air de petits myosotis… il y en a de très fines… » De quoi parle-t-elle ?… cependant que tu dors, ô Bernadette ! toi qu’elle placera comme un bouton de rose sur son cœur qui te nourrit.


Tout auprès de ta mère il y a une grande ombre, la plus grande du salon, et la flamme éclaire la face de cette ombre et la neige éternelle de ses cheveux et, sur le nez long, très en avant des yeux couleur de lin, s’appuient les cercles d’or qui jadis autour d’autres yeux encadrèrent des choses et des êtres des Antilles.

O Bernadette ! C’est ton aïeule paternelle, c’est de la nuit vivante à genoux devant toi et elle te serre contre son vêtement sombre comme le soir serre une étoile.

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